Précoce/3

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PrécoceÉditions modernes (p. 43-50).
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III


Une chose longtemps espérée finit toujours par se produire et, généralement, à cet instant, on éprouve plus d’étonnement que de bonheur véritable. Le mariage de Line eut donc lieu, et le soir, dans une voiture fermée, René emmena sa femme à l’appartement qu’on lui avait préparé.

Seule, auprès de lui, elle se sentit d’abord gênée, effrayée, et bientôt elle eut peur… une peur stupide, un peu animale. Il lui manquait la tutelle de sa mère, à laquelle depuis toujours elle était habituée. En outre, elle s’étonnait de ne pas éprouver de ces débordements de passion, comme elle en avait lu quelques fois. Ce qui l’attirait dans René, c’était une sorte de curiosité morbide, elle ne souhaitait point de connaître son mari, mais l’homme, le mâle, celui du sexe opposé, celui qui lui ouvrirait tout grand le livre de la science. Curieuse, elle cherchait, regardait d’un œil sournois l’anatomie de son partenaire, le regard dirigé au bon endroit. Il lui tenait les mains dans un geste conventionnel, balbutiant des phrases qu’elle n’entendait point, mais elle remarqua qu’il transpirait et cela lui fut désagréable.

Ce fut l’unique sensation dont elle conserva le souvenir.

Dans la chambre, aucune crainte ne la trouble, plutôt une sorte de timidité, à la pensée de se montrer gauche et maladroite dans les jeux de l’amour. La lumière éteinte, elle ne reprit point confiance.

Contre elle l’homme se frottait, s’excitait, elle entendait sa respiration précipitée contre son sein, elle entendait son cœur battre à grands coups qui résonnaient, lui semblait-il d’une façon lugubre. Il ose des gestes précis, ses mains s’appliquent sur sa chair, cherchant à animer cette froide statue. Sur sa croupe veule, docile, les doigts agiles cherchent à émouvoir cette chair frigide. Elle ne se dérobait pas… ne s’offrait pas non plus. Curieuse, froide, analysant ses sensations, regrettant presque ses plaisirs solitaires plus précis, plus directs, plus immédiats aussi. L’homme s’approchait un peu plus, elle se prêtait à ses désirs… il précipitait la cadence, l’homme, éternel égoïste, oubliait la compagne, presque brutal. Elle serrait les dents, fermait les yeux. Puis ce fut son étonnement, sa tête retomba sur l’oreiller et elle se dit : « Ce n’est que cela ! ». Aucune de ces félicités extravagantes qu’elle avait attendues. Un peu de lassitude, une douleur, un déchirement, l’obscurité, le néant.

Elle ne regretta rien, parce que son ignorance la protégeait encore, et elle voulait quand même espérer que, plus tard, elle serait à son tour secouée du délire bienheureux. Il était impossible, à son avis, que le lyrisme débordant qu’elle avait admiré dans les pages de roman ne chantât que ce geste médiocre et d’un si piètre intérêt. Sa vanité l’empêchait de se taxer d’insensibilité, elle ne se croyait nullement un phénomène dépourvu des avantages habituellement dévolus à son sexe.

Le lendemain, sa sournoiserie, fruit d’une longue éducation, lui permit de feindre le bonheur, tandis qu’elle ne trouvait en elle-même qu’une sorte d’ennui fait de mécontentement.

Elle reprochait à quelqu’un d’inconnu quelque chose d’impalpable, impossible à préciser. Le mari fut dupe de son air rieur et de ses mines compassées, il se persuada d’avoir joué son rôle d’homme avec toute la science désirable. En réalité, il n’était pas expérimenté, et il avait mis dans ses gestes, à part un peu de précipitation, toute la délicatesse nécessaire, tout son savoir amoureux. Mais il lui était difficile de lutter contre un rêve qui avait grandi pendant plusieurs années.

Quelle que fut sa force, son habileté, il ne donnait que ce que la nature mettait à sa disposition, tandis que la vierge s’attendait à des sensations supra-terrestres. Et, dans sa solitude nouvelle, elle recommença à rêver, cherchant ce qui avait manqué à ce début pour répondre à ce qu’elle s’était figurée. Elle avait seulement changé de tutelle, ne parvenant à se débarrasser de la timidité et de la crainte qui avait enveloppé sa jeunesse.

Envers son mari, elle manqua de franchise. comme à l’égard de sa mère, elle ne put donc lui avouer sa désillusion première et ses désirs secrets.

Alors qu’aux approches du plaisir son cœur battait à coups précipités, elle restait frigide. Il ne s’apercevait de rien, tout occupé, absorbé par sa propre jouissance. Il pénétrait, prenait possession de ce jeune corps aux chairs fermes. Elle fermait les yeux pour cacher son indifférence. Précaution inutile, il ne la regardait même pas, ne pouvant supposer qu’elle ne l’avait pas accompagné dans cette crise d’épilepsie. Et elle devait profiter des quelques minutes où il restait anéanti, pour essayer, seule, d’un doigt habile, de faire vibrer la harpe rétive qui ne s’émouvait, des fois, que sous ces caresses légères.

Malgré sa dissimulation, il subsista entre eux un mur infranchissable qui les séparait mieux que toute barrière réelle. Malgré cela, elle conserva son attitude satisfaite et paisible, laissant au fond de son cœur un monde de pensées troubles qui, lentement, se précisaient en souhaits pervers.

Les jours ainsi fluèrent leur cours régulier, sans heurt, dans un calme factice. Les deux époux vivaient l’un auprès de l’autre sans communion morale, sans ces brusques épanchements qui resserrent l’union de deux êtres qui s’aiment. Le mari sentait vaguement que sa femme n’était pas totalement à lui, mais il avait assez d’orgueil pour manquer de psychologie. Il croyait devoir être adoré parce que le maire et le curé avaient consacré leur mariage. Et Line savait l’aveugler par sa soumission tranquille et son habileté à mentir. Pourquoi aurait-elle tenté une libération qu’elle ignorait ? Toujours, elle avait été habituée à plier sous un joug quelconque, elle continuait donc, simplement désillusionnée, abandonnant la lutte avant de l’avoir entamée.