Premier Amour (Tourgueniev)/21

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Marpon & Flammarion (p. 195-206).


XXI


Mon père sortait chaque jour à cheval. Il avait un excellent cheval anglais alezan, infatigable et méchant, avec un long cou fin et de longues jambes ; on l’appelait « Electric ». Sauf mon père, personne ne pouvait le monter.

Un jour que mon père était dans cette bonne disposition d’humeur que depuis longtemps on ne lui avait vue, il vint à moi. Il était sur le point de monter à cheval et déjà éperonné. Je le priai de me permettre de l’accompagner.

— Jouons plutôt au cheval fondu, me répondit-il, car avec ta mauvaise monture tu ne pourrais pas me suivre.

— Si fait, je mettrai aussi des éperons.

— Allons, soit !

Nous partîmes.

J’avais un petit cheval moreau, velu, fort sur ses jambes et suffisamment rapide. Il lui fallait galoper à toute bride quand Electric allait de son plein trot ; mais quand même, il ne restait pas en arrière.

Je n’ai jamais vu un cavalier comme mon père. Il était si gracieux en selle, il avait une adresse si naturelle, que le cheval semblait le sentir sous lui et s’enorgueillissait.

Nous suivîmes tous les boulevards ; nous passâmes dans le champ Devitchi, nous franchîmes plusieurs haies ; d’abord j’avais peur de sauter, mais je savais que mon père méprisait les peureux et je n’eus plus peur.

À deux reprises, nous traversâmes la Moscova, et je pensais déjà que nous allions revenir vers la maison, d’autant plus que mon père remarqua lui-même que mon cheval était fatigué, quand tout à coup je le vis tourner bride et s’éloigner du côté du gué de Crimée et galoper le long de la rive. Je le suivis ; en passant à côté d’un haut monceau de vieux bois, mon père descendit vivement d’Electric, m’ordonna de descendre aussi et me donnant les brides de son cheval, il me demanda de l’attendre près du tas de bois, puis il tourna dans une petite ruelle et disparut.

Je me mis à aller et venir le long de la rive en conduisant les chevaux derrière moi, et en grondant Electric, qui ne faisait que secouer la tête, piaffer et hennir. Quand je m’arrêtais, il grattait la terre, tantôt de l’un tantôt de l’autre de ses fers de devant, mordait avec un petit hennissement le cou de mon cheval ; en un mot, il se conduisait comme un « pur sang » gâté.

Mon père ne revenait pas. Une fraîcheur désagréable montait de la rivière. Une fine pluie commençait à tomber doucement et bigarrait de petites taches sombres les grandes poutres bêtes et grises autour desquelles je tournais et qui commençaient à m’agacer.

L’ennui me prenait et mon père ne revenait toujours pas. Un sergent de ville d’origine finnoise, tout gris lui aussi, avec un vieux shako, en forme de pot, et une hallebarde (à quel propos un sergent de ville se trouvait-il en cet endroit ?) s’approcha de moi, et en tournant vers moi son visage ratatiné de vieille femme, me dit :

— Que faites-vous ici avec ces chevaux, jeune barine ? Donnez-les-moi donc, je vais les tenir un peu.

Je ne lui répondis pas ; il me demanda du tabac. Pour me débarrasser de lui d’autant plus que mon impatience augmentait, je fis quelques pas dans la direction où mon père s’était éloigné ; j’allai jusqu’au bout de la ruelle, je tournai le coin et je m’arrêtai. Dans la rue, à quarante pas de moi, devant la fenêtre ouverte d’une petite maison en bois, mon père se tenait debout ; il me tournait le dos. Il était penché sur l’appui de la fenêtre, tandis que dans la maisonnette, à demi cachée par les rideaux, une femme vêtue d’une robe sombre était assise et s’entretenait avec mon père. Cette femme c’était Zinaïda.

J’étais stupéfait. Je ne m’attendais aucunement à cela. Mon premier mouvement fut de me sauver. « Mon père va se retourner, pensai-je, et je suis perdu. » Mais un sentiment étrange, un sentiment plus fort que la curiosité, même plus fort que la jalousie, plus fort que la peur, m’arrêta. Je continuai à regarder et je m’efforçai d’écouter.

Il me semblait que mon père exigeait quelque chose, et Zinaïda résistait. Même, dans cet instant, je revois encore la figure de la jeune fille, triste, sérieuse, belle et avec une inexprimable expression de dévouement, d’amour et de désespoir ; je ne peux pas trouver de mots. Elle fit entendre quelques sons sans lever les yeux, et sourit en gardant à la fois un air de soumission et d’entêtement.

Dans ce sourire je retrouvai tout à fait ma Zinaïda de jadis. Mon père haussa les épaules et rajusta son chapeau, ce qui avait toujours été chez lui signe d’impatience, puis on entendit ces mots :

« Vous devez vous séparer de cette… » Zinaïda se redressa et avança le bras… Tout à coup, devant mes yeux se passa un fait incroyable. Mon père leva la cravache avec laquelle, en cet instant, il battait de petits tapotements sa redingote, et l’on entendit résonner un coup aigu sur ce bras nu jusqu’au coude.

J’eus de la peine à retenir un cri. Zinaïda sursauta, jeta un coup d’œil muet sur mon père et baisa la trace que la cravache avait faite sur son bras. Mon père rejeta sa cravache et, montant rapidement les quelques marches du petit perron, s’engouffra dans la maison. Zinaïda se retourna, et, les deux bras tendus, la tête en arrière, s’éloigna aussi de la fenêtre.

Avec un serrement d’effroi, avec une sorte de terreur et de stupéfaction dans le cœur, je rebroussai chemin vivement, je traversai de nouveau la ruelle et, en manquant de faire échapper Electric, je revins sur la rive. J’étais comme étourdi. Je savais bien que mon père, froid et retenu, était pris parfois d’accès de rage, et malgré cela je ne pouvais encore revenir de ce que j’avais vu, et je n’y comprenais rien. Mais je sentis du premier moment que de ma vie il me serait impossible d’oublier ni le mouvement, ni le regard, ni le sourire de Zinaïda ; que son image, cette image nouvelle qui s’était soudainement dressée devant moi, se gravait pour toujours dans mon esprit. Je regardais stupidement la rivière et je ne sentais pas que les larmes coulaient de mes yeux. « On la bat… pensai-je. On la bat… On la bat !… »

— Eh bien ! donne-moi mon cheval ? dit derrière moi la voix de mon père.

Je lui tendis machinalement la bride. Il sauta sur Electric ; le cheval qui avait froid se cabra, et fit en avant un saut de trois mètres. Mais mon père le maîtrisa bientôt, en lui enfonçant ses éperons dans les flancs, et en le frappant du poing sur le cou.

— Eh !… Je n’ai pas ma cravache ! murmura-t-il.

Je me souvins du frémissement et du coup de cette même cravache, et je tremblai.

— Mais où l’as-tu mise ? demandai-je à mon père quelques instants après.

Mon père ne me répondit pas et galopa en avant. Je le rejoignis, je voulais absolument voir sa figure.

— Tu t’ennuyais sans moi ? demanda-t-il les dents serrées.

— Un peu ! mais où as-tu laissé tomber ta cravache ? demandai-je de nouveau.

Mon père jeta un coup d’œil rapide sur moi.

— Je ne l’ai pas perdue, prononça-t-il, je l’ai jetée.

Il devint pensif et laissa tomber sa tête. Ce fut alors que je vis pour la première fois, et probablement pour la dernière, combien de douceur et de regrets pouvaient exprimer ses traits.

Il galopa de nouveau et je ne pouvais plus le rejoindre. J’arrivai à la maison un quart d’heure après lui :

« Voilà ce qu’est l’amour, » me disais-je de nouveau la nuit, assis devant mon bureau, sur lequel commençaient déjà à reparaître des cahiers et des livres. « Voilà la passion !… Comment, me demandais-je, ne pas se révolter ? Comment supporter un coup d’une main, n’importe laquelle ? fût-ce même d’une main adorée ? Et évidemment on le peut quand on aime !… Et moi !… Moi qui m’imaginais… »

Ces dernières semaines m’avaient beaucoup vieilli. Combien mon amour, avec ses agitations, ses troubles et ses souffrances, me semblait à moi-même quelque chose d’enfantin, de petit, de mesquin devant cette autre chose inconnue, que je pouvais à peine deviner et qui m’effrayait comme une image belle et terrible, qu’on essaie vainement de distinguer dans la demi-obscurité !…

J’eus, la même nuit, un rêve étrange et épouvantable ; il me semblait que j’entrais dans une chambre basse. Mon père était là, debout, la cravache à la main, et frappait des deux pieds. Dans un coin, se serrait Zinaïda ; elle avait une trace rouge, non sur la main mais sur le front ; derrière mon père et elle, se dressait Belovzorov tout sanglant, ouvrant ses lèvres blêmes et menaçant mon père avec colère.


Deux mois après, j’entrai à l’Université et, six mois plus tard, mon père mourut d’apoplexie à Pétersbourg où nous étions allés demeurer depuis peu de temps.

Quelques jours avant sa mort, il reçut de Moscou une lettre qui l’agita excessivement. Il demanda quelque chose à ma mère, et l’on dit même qu’il pleura, lui ! mon père !…

Le matin même du jour où l’apoplexie le frappa, il commença pour moi une lettre en français :

« Mon fils, écrivait-il, garde-toi de l’amour ; crains ses bonheurs, crains ses poisons. »

Maman, après la mort de son mari, envoya à Moscou une assez forte somme d’argent.