Premier Amour (Tourgueniev)/22

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Marpon & Flammarion (p. 207-214).


XXII


Quatre ans s’écoulèrent ; je venais de sortir de l’Université, je ne savais pas encore ce que je ferais ni à quelle porte je frapperais.

Un soir, au théâtre, je rencontrai Maïdanov. Il était marié et fonctionnaire de l’État ; je ne trouvai aucun changement en lui ; il s’enthousiasmait aussi promptement qu’avant, et aussi promptement retombait dans le découragement.

— Vous savez, me dit-il entre autres choses, Mme Dolska est ici ?

— Quelle Mme Dolska ?

— Est-ce que vous avez oublié l’ex-princesse Zassékine dont nous étions tous amoureux, vous aussi, à la campagne près de Neskoutchnoïé ?

— Elle a épousé Dolski ?

— Oui.

— Et elle est ici, au théâtre ?

— Non, mais elle est à Pétersbourg. Il n’y a pas longtemps qu’elle y est arrivée et elle veut partir pour l’étranger.

— Quel homme est-ce, son mari ?

— Un bon garçon, ayant de la fortune, mon collègue à Moscou. Vous comprenez qu’après l’histoire qu’il y a eu… Vous devez bien savoir… (Maïdanov eut un sourire significatif), il n’était pas facile pour elle de trouver à se marier… Mais avec son esprit tout est possible. Allez lui faire une visite, elle sera très contente de vous voir. Elle est devenue encore plus belle.

Maïdanov me donna l’adresse de Zinaïda. Elle était descendue à l’hôtel Demout. De vieux souvenirs se réveillaient en moi. Je me promis d’aller revoir dès le lendemain mon ancienne passion. Mais des affaires quelconques m’en empêchèrent.

Une semaine se passa, puis une autre, et quand enfin je me dirigeai vers l’hôtel Demout et demandai Mme Dolska, j’appris que quatre jours auparavant elle était morte presque subitement, de suites de couches.

Quelque chose m’atteignit au cœur. La pensée que je pouvais la voir et que je ne l’avais pas vue, que je ne la verrais plus jamais, cette pensée amère me pénétrait, s’attachait à moi avec toute la force d’un reproche qui me hantait, sans qu’il me fût possible de le repousser.

« Morte ! » répétais-je en regardant stupidement le concierge, puis je ressortis lentement et m’en allai sans savoir où.

Tout le passé surnagea soudain et se retraça devant moi. « Voilà comment s’était terminée, voilà vers quoi courait agitée et rapide cette jeune vie chaude et brillante ! »

Je pensais cela, et je revoyais ces traits si chers, ces yeux, ces boucles dans une étroite caisse, dans l’obscurité humide du souterrain, tout près de moi, encore vivant maintenant, et peut-être aussi tout près de mon père.

Je pensais tout cela, j’y tendais tout mon esprit et cependant :


De lèvres indifférentes j’ai entendu
La nouvelle de la mort.
Et indifférent j’ai écouté…


résonnait dans mon âme.

Ô jeunesse ! jeunesse ! tu ne t’inquiètes de rien ; tu sembles posséder tous les trésors du monde, la tristesse même te berce, même la mélancolie te sied, tu as l’assurance et l’insolence. Tu dis : « Regardez : Seule je vis !… » Et cependant tes jours à toi aussi passent et disparaissent sans trace, et tout en toi disparaît comme la cire au soleil, comme la neige… Et peut-être tout le mystère de ton charme consiste non pas dans la possibilité de tout accomplir mais dans la possibilité de penser que tu peux tout accomplir. Il consiste précisément en ce que tu dépenses au vent des forces que tu ne pourrais d’ailleurs employer à autre chose, et dans ce fait que chacun de nous se considère comme un prodigue et pense qu’il a le droit de dire plus tard : « Oh ! ce que j’aurais fait si je n’avais pas vainement perdu ma jeunesse ! »

Ainsi, moi… que n’espérais-je pas ? quel splendide avenir je prévoyais ! quand, par un seul soupir, par une seule sensation de tristesse, j’évoquais le souvenir de mon premier amour !

Et qu’est-il advenu de toutes mes espérances ? Maintenant, quand déjà sur ma vie commencent à tomber les ombres du soir, que m’est-il resté de plus frais, de plus cher que le souvenir de cet orage de printemps qui a éclaté et passé si rapidement ?

Mais c’est en vain que je me calomnie. Même alors, dans ce temps de légèreté et de jeunesse, je ne suis pas resté sourd à la voix triste qui m’appelait, et au bruit solennel qui sortait du fond de la tombe…

Il me souvient que quelques jours après avoir appris la mort de Zinaïda, attiré par je ne sais quel secret désir, j’ai assisté à la mort d’une pauvre vieille femme qui habitait la même maison que nous.

Couverte de loques, sur de dures planches, avec un sac pour oreiller sous la tête, elle râlait péniblement. Toute sa vie s’était passée dans une lutte amère contre la misère de chaque jour. Elle n’avait connu aucune joie ; elle n’avait jamais goûté au miel du bonheur, il semblait qu’elle dût se réjouir de la mort qui était pour elle la délivrance et la paix ; et, cependant, tout le temps que son vieux corps s’entêta à vivre, que sa poitrine se soulevait douloureusement sous sa main refroidie, avant que ses dernières forces l’eussent abandonnée, la vieille ne cessait pas de faire des signes de croix et de murmurer :

— Seigneur, pardonne-moi mes péchés !

Ce ne fut qu’avec la dernière lueur de son intelligence que ses yeux n’exprimèrent plus l’appréhension et la peur de la fin.

Je me rappelle qu’alors, au chevet de cette pauvre vieille, mon cœur se serra d’angoisse au souvenir de Zinaïda, et je voulus prier pour elle, pour mon père et pour moi.


FIN