Princesses de science/1/3

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 49-82).

III

Thérèse Herlinge résolut de se rendre à l’enterrement de madame Guéméné pour donner à Fernand une preuve de sa persistante amitié. Il lui paraissait qu’une personne de sa sorte devait mettre ses amitiés au-dessus de banales histoires de passion, et qu’elle ne pouvait point rompre avec un camarade pour le seul fait de lui avoir refusé sa main. — À son insu, ce camarade lui devenait, il est vrai, singulièrement sympathique, et il lui arrivait aujourd’hui de songer à lui plus souvent qu’autrefois.

Pourtant cette idylle ébauchée lui avait apporté si peu de bonheur qu’elle eût préféré ne l’avoir pas connue. Pour la première fois, elle éprouvait un trouble en ses pensées. C’était une inquiétude qui la prenait parfois d’avoir imprudemment joué son destin sur un mot, et comme la terreur d’une spéculation décisive et fausse. Bien loin de s’irriter contre l’exigence de Guéméné, elle en était flattée, car elle y sentait l’exclusivisme qu’aiment les femmes. Mais elle regrettait de ne point éprouver la passion souveraine qui eût d’elle-même requis le sacrifice demandé.

Il lui arriva plusieurs fois d’imaginer qu’elle parvenait à le faire : et toujours elle se revoyait diminuée, humiliée, mais libre, l’âme légère, prête à toutes les soumissions. Qu’elle pût donner ainsi plus de joies à l’époux-maître, elle ne le concevait que trop. Madame Herlinge, sa mère, femme sensée, d’un esprit agréable, n’avait jamais, de toute sa vie, tenu un autre rôle auprès du docteur. Mondaine, instruite, elle combinait, pendant sept ou huit jours, de grands dîners où trônait le célèbre médecin, tandis qu’elle y gardait le silence. Née dans le faubourg Saint-Germain, elle avait, pour complaire au docteur, insensiblement négligé les relations qu’y possédait sa famille, et, par leur salle à manger ou leur salon de l’avenue Victor-Hugo, Thérèse n’avait guère vu défiler que les « plus distingués confrères » d’Herlinge. Sa mère aimait aussi le théâtre, où on ne la voyait jamais, le docteur s’y ennuyant. Elle était au surplus souriante et affable, son mari souvent maussade et acariâtre. Il parlait beaucoup ; elle peu. Elle s’était éteinte lentement auprès de lui, comme la flamme d’une faible lampe s’abolit auprès d’un puissant foyer. Mais Thérèse qui, dans ce long effacement d’une vie de femme, n’avait vu qu’un amoindrissement, et qui, par ailleurs, s’estimait fort au-dessus de madame Herlinge, se souciait peu d’imiter son abnégation.

Elle avait senti de bonne heure son intelligence. Vers quinze ans, elle s’intéressait si fort aux discussions de science ou de philosophie qui, chez ses parents, se livraient à table, qu’elle en oubliait parfois de goûter aux mets servis. L’ascendant et le prestige qu’exerçaient sur elle les convives, par leur âge ou leur valeur, l’empêchaient seuls d’y prendre la parole ou d’y glisser son mot. Elle se tenait à sa place, sage, jolie et silencieuse, et ces messieurs s’apercevaient à peine de sa présence, ce dont elle souffrait secrètement. Peu s’en fallut que la fille alors, comme la mère, ne fût noyée dans la personnalité débordante du grand homme. Mais un moi vigoureux s’affirmait dans Thérèse, et lutta pour ne se point laisser submerger. Son jeune esprit méconnu souffrit longtemps, et ce fut de son amour-propre blessé que naquit sa vocation : elle rêva de devenir une autre femme que madame Herlinge. Elle l’était déjà, elle le savait, mais elle envia le titre ou le diplôme qui devait en convaincre les autres. Quand elle avoua son désir de préparer le baccalauréat, son père, trouvant charmant que sa fille fût bachelière, l’encouragea. Dès lors elle commença d’exciter, dans le cénacle paternel, un peu de cette attention et de cette curiosité que provoquent encore de nos jours les femmes savantes.

Le premier diplôme conquis, elle confessa son goût pour la médecine. Cette fois, les parents se récrièrent, et le père plus que la mère encore. On aurait cru que son auréole de savant se trouvait diminuée, de ce que cette petite fille de dix-huit ans osât y prétendre. Il vit la chose sous un aspect ridicule. Ainsi que beaucoup d’hommes dont le ménage fut heureux, il concevait la femme, en général, à l’image de la sienne. Cette discrète épouse était le type le plus éloigné qui soit de la doctoresse. Le docteur n’admettait guère celle-ci, « à moins qu’elle ne fût russe », disait-il. Thérèse le désobligea fort par de telles idées.

Dix-huit mois durant, elle combattit pour sa cause, s’acharnant, entre temps, sur les gros livres de pathologie qu’elle pouvait dérober dans la bibliothèque paternelle. Elle acquérait ainsi des notions générales, mais vagues et incomplètes, qui loin de satisfaire sa curiosité ne faisaient que l’aviver. L’hôpital l’appelait, irrésistiblement. Lorsque son père revenait de l’Hôtel-Dieu, les mains et les vêtements fleurant l’iodoforme, elle humait l’air, les yeux clos, les narines palpitantes. Elle se faisait expliquer les cas du service ; elle alla même jusqu’à connaître à distance, sans l’avoir jamais vue, la salle d’Herlinge, son agencement, sa religieuse, son interne, ses externes, les lits, le numéro des malades, les entrées, les sorties, les décès. Elle ne passait plus dans la rue, devant un hôpital, sans que toute sa personne frémît de désir. La vue même d’une croix de Genève, emblème des infirmières, aperçue d’aventure, l’impressionnait.

Ses parents objectaient :

— Si encore tu avais besoin de cela pour vivre !…

Et, comme ils ne cédaient pas, cette médecine défendue se faisait plus désirable.

Sa vie de riche héritière parisienne s’écoulait monotone. La futilité l’en désespérait. Les courses aux côtés de sa mère chez la modiste, la couturière, dans les grands magasins, lui étaient intolérables. Madame Herlinge recevait le mardi : Thérèse, ce jour-là, devait offrir, avec mille sourires, le thé et les gâteaux à ces femmes du monde dont elle prisait si peu les propos. Ah ! comme elle aurait choisi d’être quelque pauvre étudiante dont le mérite personnel éclate, plutôt que l’élégante jeune fille prisonnière de ce salon ! D’ailleurs, la société des femmes lui déplaisait. Elle aimait les dîners d’hommes que donnait le docteur, l’odeur des cigares, des liqueurs, et, par-dessus tout, les causeries abstraites où elle brûlait qu’on l’admît. Mais on ne l’y mêlait pas, et la courtoisie de ces savants, qui dédaignaient son intelligence, l’exaspérait.

Cette vie lui devint à ce point insupportable qu’elle en dépérit. Son père l’ausculta, la mit aux vins fortifiants. On fit venir Artout. Elle s’ouvrit à lui de son désir d’être médecin. Les parents épiaient la mine du grand confrère. Ils attendaient une opinion défavorable à cette extravagance de leur fille. Artout réfléchit, un moment, puis déclara :

— Qu’elle fasse toujours son P. C. N. On verra bien après !

Elle le fit. Les âpretés de semblables études ne la rebutèrent point. On la vit opiniâtre à souhait, acharnée sur ses cahiers, souffrant parfois de migraines qu’elle domptait pour se rendre au laboratoire. Elle fut dès lors absente des mardis de madame Herlinge, dont la dispensèrent ses travaux. En revanche, aux dîners de médecins, bien que, gardant son tact et sa mesure de jeune fille, elle ne prît pas encore la parole, elle se sentait, avec ces messieurs, une solidarité, un commun esprit de corps. Ils étaient les aînés ; elle, le confrère ingénu et ignoré dont l’étoile se lève. Peut-être cette étoile serait-elle glorieuse. Alors on dirait, à Paris : « Madame Herlinge », comme on disait : « Artout », ou bien : « Boussard ». Elle se spécialiserait. Et ces médecins réputés, qui la considéraient aujourd’hui comme une simple jeune fille au visage agréable, discuteraient alors avec elle, lui reconnaissant le droit d’exister cérébralement.

Bientôt, ce fut le stage à l’Hôtel-Dieu, dans cette même salle où elle était maintenant la docte et fameuse interne ; puis l’externat à la Charité, où Guéméné l’avait connue. Après le concours d’internat, où ses notes avaient été bonnes, elle entrait aux Enfants-Malades, et Guéméné l’y suivait encore, dans un service voisin. Puis, après deux ans, ils quittaient ensemble l’hôpital de la rue de Sèvres, lui pour la clientèle de l’île Saint-Louis, elle pour le service de son père à l’Hôtel-Dieu.

Parmi tant de succès d’études, malgré la grisante notoriété qu’elle commençait de prendre dans le savant cénacle de l’avenue Victor-Hugo, elle était demeurée simple et bonne. Elle avait été la joie du foyer, elle en devenait l’orgueil. Herlinge, amolli par l’exemple de Thérèse, reconnaissait maintenant aux femmes le droit à la science ; il admettait que l’on comptât avec madame Lancelevée, la doctoresse de la Présidence, et même avec Jeanne Adeline, si touchante entre sa clientèle et sa nichée. Thérèse adorait son père, en l’admirant, mais elle chérissait plus tendrement sa mère. Ces deux femmes étaient certes fort distantes l’une de l’autre malgré leur ressemblance physique. Thérèse entourait sa mère d’une sorte de culte protecteur et indulgent. Madame Herlinge s’effaçait de plus en plus, à la maison, devant cette double illustration de l’époux et de la fille. Elle faisait désormais ses courses seule, ses achats, ses visites. Il lui fallait encore s’occuper des toilettes de Thérèse, diriger la femme de chambre de la jeune fille, s’assurer que rien ne manquait à sa vie élégante. Les réceptions suivaient leur train. Les dîners du professeur étaient réputés dans le monde médical. Madame Herlinge n’avait que trois domestiques, et elle surveillait jusqu’à la cuisine. Le bonheur, chez elle, était paisible, uniforme, fait de bien-être. Thérèse, avec le sens inconscient de sa propre valeur, l’appelait toujours : « la pauvre maman ». Pourtant, lorsque Guéméné en lui avouant son amour vint troubler la paix de la jeune fille, à sa mère seule elle confia ce roman, le taisant à son père dont elle craignait le blâme.

Madame Herlinge avait approuvé le refus de sa fille en cette circonstance, mais pour des raisons qui n’eussent point inspiré Thérèse : il existait à ses yeux trop de différence entre un Herlinge et cet obscur Guéméné, simple médecin de quartier, pour que la fille de l’un épousât l’autre. D’ailleurs, la célèbre madame Lancelevée, jeune encore, avait repoussé tous les partis pour se consacrer à son art ; il ne paraissait pas illogique à madame Herlinge que Thérèse imitât la grande doctoresse.

Tout concourait ainsi à l’apaisement moral de la jeune fille, car, outre l’assentiment maternel, les circonstances lui offraient un réconfort jusque dans son métier. Quatre nouveaux cas venaient d’être introduits dans sa salle, qui intéressaient plus particulièrement ses études sur les maladies cardiaques : une double lésion aortique et mitrale, qu’elle avait diagnostiquée du premier coup, au seul aspect de la malade, — une jeune femme au faciès terreux et angoissé, — deux endocardites infectieuses, et enfin, en quatrième lieu, des troubles cardiaques si complexes, chez une vieille femme, qu’Herlinge lui-même demeurait perplexe, tant est délicate et infirme l’investigation du médecin dans les altérations organiques du cœur !

Le premier cas et le dernier surtout passionnaient Thérèse. Le matin, après la visite, elle revenait au lit de la malade, son stéthoscope à la main. Silencieuse, elle la découvrait d’un geste, échancrait la chemise, mettait à nu la poitrine où les seins déformés ne faisaient plus que deux plis de chair molle ; elle repoussait le gauche du doigt, et appliquait sur le thorax blanc le disque noir de son appareil. Des minutes entières, l’oreille appliquée à l’orifice du stéthoscope, elle auscultait minutieusement. Sur la table centrale, les externes, qui analysaient des urines, plaisantaient entre eux. La religieuse gourmandait l’infirmière. L’élève pharmacien parcourait la salle, de lit en lit, pour la vérification de ses fiches. La novice arrivait à son tour, poussant devant elle la table roulante qui portait les assiettes et la soupière de bouillon, avec un monceau de viande de cheval écrasée… Et Thérèse s’obstinait à percevoir les souffles contradictoires de ce cœur mystérieux, ravagé, déformé, affolant la circulation par ses incohérences d’organe à demi détruit qui vit encore. L’après-midi, à la contre-visite, elle revenait au lit de la vieille, s’acharnant à palper, à ausculter, à percuter. La pauvre femme laissait parfois échapper un soupir d’humeur et de lassitude. Thérèse posait le stéthoscope sur la cinquième côte gauche, y collait son oreille, puis, se redressant, elle recouvrait la malade et s’éloignait ; ni l’une ni l’autre n’avait échangé une parole.

Mais, dès que l’interne pénétrait dans son laboratoire, le souvenir de Fernand Guéméné la hantait de nouveau. Elle le revoyait dans cette étroite pièce, haletant de passion et de tendresse, lui disant avec douceur des choses troublantes. Elle le revoyait sur le quai aux Fleurs, tentant pour la conquérir une concession dernière. Et elle méditait le programme de cette vie en partie double qu’il lui avait proposée : continuer ses études, n’abandonner qu’à demi ses projets, — poursuivre, en un mot, sa carrière aux côtés de cet homme si bon, se donner par amour, être aimée, demeurer une femme de science tout de même…

Ce matin-là, Herlinge, à la visite, diagnostiqua définitivement « une myocardite sans lésions valvulaires ». Thérèse triomphait : la veille, précisément, elle avait relevé des observations qui correspondaient à ce diagnostic, et elle le dit à son père.

Il y avait là vingt-cinq ou trente médecins venus pour assister à la leçon du maître, et parmi eux, très pâle sous ses bandeaux d’un noir bleu, avec ses longs sourcils sombres, sa robe de deuil irréprochablement coupée, la doctoresse Lancelevée qui demanda la permission d’ausculter la malade ; Thérèse lui tendit le stéthoscope. Les externes, en blouse blanche, entouraient le lit ; vers le pied se pressaient les médecins en redingotes noires, tenant tous leur haut de forme du même geste ; la sœur du service était reléguée par cette foule au lit voisin ; et le docteur Herlinge, la main gauche passée dans la ceinture de son tablier blanc, la toque noire un peu en arrière sur son épaisse chevelure grise, l’œil acéré sous le lorgnon, décrivait, en phrases brèves, la déformation anatomique du cœur lésé.

Dans le silence religieux de la salle, où vibrait seule la parole du clinicien, un bruit de bottines retentit : les têtes se retournèrent vers la porte, et l’on vit arriver, de son pas indolent et balancé, achevant de boutonner sa blouse, la petite externe russe Dina Skaroff, toujours en retard. Herlinge cessa de parler, fixa sur elle son regard aigu et sévère. Il n’aimait point que tous les externes ne l’eussent pas précédé à la visite. Elle rougit.

Le maître reprit son explication ; puis à brûle-pourpoint :

— Mademoiselle Skaroff, dites-moi quels bruits vous entendez là.

À se voir interrogée devant tout le monde, Dina rougit encore davantage. Madame Lancelevée lui passa le stéthoscope. La jeune fille écouta une seconde, plus palpitante que la malade, puis, timidement, hasarda :

— J’entends un souffle extra-cardiaque.

— Eh bien, Vous y êtes en plein ! s’écria Herlinge, éclatant de rire. Un souffle extra-cardiaque ? Je vous conseille, mademoiselle, de potasser un peu votre auscultation.

Il avait voulu la prendre en défaut pour lui faire expier son retard. Elle s’écarta du lit, décontenancée, pâlissante, les yeux plus brillants encore que de coutume ; elle était frêle et touchante dans sa honte, étrangère, isolée parmi tous ces hommes, le cœur gros d’envie de pleurer, comme une petite fille.

— Mon cher maître, interrompit un tout jeune médecin, délibérément, le souffle extra-cardiaque, je l’ai perçu hier, d’une façon très distincte.

C’était un grand blond, à la moustache fine, aux yeux vacillants derrière le lorgnon. On s’étonna de sa hardiesse, car il tenait tête au grand Herlinge, ce que personne n’eût osé faire. Nerveux et fringant dans sa petite taille, Herlinge se redressa.

— Sacrebleu, mon ami, je voudrais bien savoir si c’est le bruit de galop que vous appelez ici extra-cardiaque !

La discussion s’engagea, aride et subtile, entre le savant et le jeune médecin qui, bravement, ne se dérobait pas. Dina Skaroff le regardait avec amitié, se sentant défendue par lui. Elle le connaissait un peu depuis qu’elle le voyait au cours d’Herlinge : il venait de fonder, rue Saint-Séverin, une clinique gratuite pour les maladies de cœur ; il s’appelait Pautel ; de lui, elle ne savait pas autre chose. Penché maintenant près du maître, il promenait sa main sèche et longue sur la chair enflée de la vieille femme ; et celle-ci, la tête en arrière sur l’oreiller, la bouche béante, subissait l’examen, passive : on eût dit un simulacre d’autopsie.

La visite se prolongeait. Madame Lancelevée, belle et fatale, suivait avidement la discussion, dont se désintéressaient peu à peu les hommes. Thérèse Herlinge donnait des signes d’impatience. Ses yeux ne quittaient pas l’horloge, une sorte de coucou dont le cadre noir tranchait sur l’intense blancheur de la muraille, près de la porte. La pensée de cet enterrement auquel, la veille, elle avait résolu d’assister, ne la quittait pas.

« Mais l’heure passe ! se disait-elle, en suivant la marche de l’aiguille, l’enterrement est à dix heures, à Saint-Séverin. Mon père n’a jamais tant fait traîner sa visite… »

Et l’on voyait ses doigts nerveux et impatients se jouer dans les cordons de son tablier d’interne, pendant que ses yeux, incessamment, se levaient sur l’horloge. Quand l’aiguille eut atteint dix heures cinq, n’y tenant plus, elle posa la main sur l’épaule de mademoiselle Skaroff.

— Dina, lui dit-elle à voix basse, prenez ma place, voulez-vous ? Je ne puis rester ici davantage. On enterre, ce matin, la tante de Guéméné. Il m’est impossible d’éviter cette cérémonie. Si mon père me demande, vous lui direz la cause de mon brusque départ.

— C’est bien, fit Dina résignée. Mais, vous savez, il est dur, votre père !…

Alors, sans bruit, toute à sa hâte passionnée, avec la crainte d’être rappelée, Thérèse Herlinge, dans le blanc de sa blouse, fila comme une ombre vers la porte, le long de la rangée des lits, et disparut.

Dans une petite garde-robe étroite, contiguë à la salle, elle se dévêtit de sa blouse et de son tablier, apparut toute noire dans sa robe traînante, mit son chapeau et sortit.

Mais l’horloge de sa salle retardait. Quand la jeune fille entra dans la vieille église ténébreuse, le service touchait à sa fin. Le catafalque brasillait dans l’obscurité du lieu, et le prêtre, en chasuble noire chamarrée d’argent, tournait lentement autour pour l’absoute, pendant qu’un grand silence s’était fait dans les chants liturgiques. À droite, la masse sombre des hommes se tenait debout, compacte et solennelle. Sur des crânes luisants et lisses, de vieux médecins, les cierges mettaient des reflets. Moins nombreuses, à gauche, les femmes étaient agenouillées. Thérèse aperçut tout de suite la grosse tête aux frisons blonds de madame Adeline tournée vers elle : la doctoresse lui faisait signe qu’une place se trouvait libre à ses côtés. La pauvre femme, qui avait dû s’acquitter de ses visites de quartier avant l’enterrement, venait également d’arriver, à pied, haletante. Elle s’épongeait le front et disait à Thérèse, avec son ordinaire vulgarité :

— Ah ! ma chère, je sue !…

Thérèse, qui de la piété enseignée par sa mère n’avait gardé qu’un déisme imprécis et respectueux, s’agenouilla, mais elle ne savait pas prier. Elle pensait peu à la morte ; elle cherchait des yeux Guéméné, sans le découvrir, de l’autre côté du catafalque.

Presque aussitôt, d’ailleurs, commença la débandade de l’assistance. Et ce fut à la sortie, auprès du veuf, que Thérèse vit soudain Fernand Guéméné. Ils se regardèrent tous deux avec une sorte d’angoisse ; elle lui tendit la main, qu’il serra sans chaleur, cérémonieusement. Jusque sous le portail dentelé, jusque dans l’étroite rue des Prêtres-Saint-Sévérin, Thérèse gardait, par tous ses membres, un petit tremblement.

— Venez, venez, ma chère, voici une voiture vide.

Et madame Adeline, officieuse, la fit entrer, presque de force, dans un de ces carrosses de deuil dont la file s’avançait lentement devant le portail. Elles y étaient à peine installées, y arrangeant encore leurs jupes, qu’un visage hâve, presque funèbre dans l’encadrement d’une barbe souple peu cultivée, apparut à la portière.

— Y a-t-il une place pour moi ?

Et il pénétrait en même temps dans la voiture, qu’il emplissait d’une odeur d’absinthe, tandis que Jeanne Adeline s’écriait sans façon :

— Tiens ! ce grand fou de Morner ! y a-t-il longtemps qu’on ne l’avait vu !… Vous connaissiez les Guéméné ?

Les yeux vagues et ternes dans sa face ravagée, le nouveau venu murmura d’un air indifférent :

— Moi ? non ; mais, en passant je trouve ce convoi… Alors plutôt que de prendre un fiacre pour aller à Ménilmontant, où j’exerce à présent, je me paye une berline, et voilà !… Ça me fait quarante sous de plus dans ma poche… D’ailleurs, je suis flapi.

Thérèse Herlinge connaissait Morner, que ses parents invitaient quelquefois au nom d’une ancienne et lointaine amitié familiale ; ce qui n’empêcha pas madame Adeline de faire les présentations :

— Le docteur Morner… Mademoiselle Herlinge, la fille du maître, interne à l’Hôtel-Dieu.

À ce moment, un quatrième personnage, apercevant Morner, dont il était l’ami, escalada le marchepied et prit la dernière place de la voiture, en saluant ces dames avec une cérémonie marquée. Celui-ci était assez connu dans le monde médical, sous le nom de docteur Gilbertus, pseudonyme dont il signait des articles vaguement scientifiques dans les journaux parisiens. C’était un beau brun au teint mat, à la longue barbe noire, et qui affectait un air de gravité triste. Il s’était soustrait aux difficultés de la clientèle en se consacrant, dans la presse, aux puissantes réclames pharmaceutiques, sous couleur de vulgarisation scientifique.

— Eh bien ! s’écria l’amusante Jeanne Adeline, qui retrouvait partout des amis, et que son heureux sans-gêne mettait partout à l’aise, ça marche, docteur, les Granules hépatiques ?

Et elle éclatait de rire, malicieusement, toute secouée par les cahots de la voiture qui s’était mise en marche, lentement.

Ces Granules hépatiques, dont elle parlait, avaient fait récemment le sujet de trois chroniques successives, signées Gilbertus. Il y passait en revue les divers traitements des maladies du foie, et terminait par un discret conseil favorable aux granules du professeur Philindor.

Gilbertus parut très contrarié de cette allusion. Il avait fini par se prendre au sérieux, encouragé d’ailleurs par ses succès. Le public le lisait en effet comme un oracle, enchanté d’apprendre à si bon compte la pathologie de ses reins, de son foie, de ses poumons ou de son cœur, selon que Gilbertus préconisait une spécialité diurétique, purgative, pectorale ou stimulante. Grâce à ses articles, les gens du monde parlaient aujourd’hui couramment de cirrhose, d’emphysème, d’adhérences, de dégénérescences, d’érythème… Lui-même soignait sa prose jalousement, la rendait, en même temps, élégante et accessible à tous.

— De nos jours, dit-il fort sérieux, caressant de ses doigts gantés sa belle barbe fine, de nos jours, qui n’a pas le foie atteint ? Il n’y aura jamais assez d’hygiène dans le public ; nous ne cessons de le répéter.

On vit Morner hausser les épaules. Les joues creuses, les pommettes saillantes hors du cadre des favoris châtains, l’air acariâtre, il regardait la Seine, qu’on passait à ce moment. Le corbillard, avec ses cinq panaches, oscillait déjà là-bas, sur le quai de la rive droite. Le cortège s’acheminait vers le Père-Lachaise, où la morte, Parisienne de naissance, devait être inhumée dans un caveau de famille.

Morner, impatient, tira sa montre :

— Ils vont comme des tortues… Enfin, j’ai le temps !…

— Alors vous exercez là-haut, à Ménilmontant ? demanda curieusement la doctoresse.

— Oui, j’ai loué deux pièces près du Père-Lachaise : un cabinet et un salon. Et j’y donne, tous les jours, de midi à trois heures, des consultations à ces idiots d’alcooliques… Oh ! ce n’est pas que ce soit malin : ils gobent tout… Et puis, nous sommes loin de la clientèle bourgeoise qui exigerait presque votre état civil, la production de votre livret de mariage, et pour le moins trois enfants, afin de constater votre respectabilité. Non, ils ne font pas tant les difficiles. Mais ce métier ! quarante sous la consultation ! Et ces sales ouvriers, ces femmes en cheveux qui défilent dans mon cabinet en réclamant de moi, avec une niaiserie béate, la guérison de leurs stupides maladies !… Comme si la médecine, ça existait !…

De nouveau, avec humeur, il haussa les épaules. Thérèse Herlinge, ardente néophyte de son art, dévorée d’un zèle passionné pour la science, s’indignait silencieusement.

Elle éprouvait aussi un malaise dans ce milieu étrange, entre la vulgaire Jeanne Adeline, cette doctoresse demeurée sage-femme, débitant par tranches son savoir, dans ses visites à deux francs, et ces deux hommes, médecins de pacotille, l’un faisant commerce de son titre dans la réclame, l’autre, effréné noceur, prolongeant jusqu’après quarante ans, dans les brasseries, sa vie d’étudiant, forcé par la faim à l’exercice de cette médecine qu’il détestait et niait, triste comme un prêtre qui continuerait de célébrer, ayant perdu la foi.

Ce dernier poursuivit :

— Oh ! j’ai un truc. Il faut vivre. Ce n’est pas avec leurs quarante sous de raccroc qu’ils me feraient manger. Ma foi, c’est de bonne guerre : quand on tient un client, il faut en sortir ce qu’on peut ! Alors, j’ai mes plaques.

— Vos plaques ? interrogea l’aristocratique Thérèse, avec un léger frémissement de dédain.

— Mais oui, les plaques électriques, vous savez bien : ça prend beaucoup dans Ménilmontant. Je traite à forfait. À tous ces dégénérés alcooliques, qui font, sans exception, de la cirrhose ou de la dilatation d’estomac, je dis : « Voulez-vous être guéri dans un an, ou dans six mois, même dans trois ? » Trois mois c’est dur, car c’est le traitement quotidien, à trois francs la séance, pour la pose des plaques ; mais il y en a toujours qui marchent.

Très digne, méprisant, la tête haute, Gilbertus déclara :

— Ça, mon cher, c’est dégoûtant !

Morner eut un rire amer ; une grimace nerveuse crispa sa face tiraillée de rides.

— Et tes granules ? et tes élixirs ? et la caféine que monsieur Herlinge, le père de Mademoiselle, administre à ses sujets, et toute la thérapeutique imbécile que la clientèle aveugle, malgré la faillite évidente de la médecine, s’acharne à réclamer de nous, est-ce que ce n’est pas la même fumisterie ? Alors, qu’est-ce que je fais de plus ou de moins que mes confrères ?

Dans un geste d’assentiment, madame Adeline leva ses deux petites mains courtes que l’embonpoint avait envahies les premières. Mais Gilbertus se récria :

— Ah ! pardon, il y a thérapeutique et thérapeutique. Je sais des remèdes logiques, fruits de longues et intelligentes recherches, et d’autres qui, connus depuis une haute antiquité, subissent des transformations, des perfectionnements de leurs propriétés curatives.

— Niez-vous aussi la physiologie, docteur ? demanda Thérèse, dont la voix s’altérait d’indignation hautaine.

— Oh ! la physiologie, elle commence d’exister ; mais à quoi nous avance-t-elle ? Savons-nous refaire du sang dans le cas d’une anémie pernicieuse ? Et devant une septicémie, que fait le médecin qui voit le sang circuler dans l’organisme, pareil à un poison, sinon d’attendre que ce sang, par ses propres énergies, se soit renouvelé ? Et quand une plaie se cicatrise, pouvez-vous y faire naître le demi-quart d’une cellule ? Si un malade a un bacille dans la peau, vous savez bien qu’il le garde : tant pis si sa machine n’en triomphe pas, car ce n’est pas le médecin qui l’en débarrassera !…

— Ah ! dit Jeanne Adeline, en proie à une pensée profonde, ça serait trop facile, si ça s’écrasait comme un pou…

Incommodée par la chaleur, elle glissait son mouchoir roulé, imbibé d’antiseptiques, sous les plis gras de son menton. Tous, dans la voiture, forçaient la voix pour dominer le fracas des vitres agitées. La doctoresse reprit, de son contralto masculin :

— Morner n’a pas tout à fait tort ; plus on va dans le métier, plus on voit qu’on ne peut pas grand’chose. Et puis, qui croire parmi les maîtres ? Boussard dit blanc, Artout dit noir. Tous deux ont l’air d’avoir raison, et, en attendant, le malade nous glisse entre les mains, comme cette pauvre femme que nous conduisons au cimetière… Et vrai ! voir mourir des créatures de cette sorte, se dire qu’on est médecin, et n’être pas capable de les prolonger seulement huit jours ! Ah ! ce n’est pas gai !… La tumeur était là, nous la sentions sous nos doigts, et nous étions autour du lit, le mari, Artout et moi, comme trois imbéciles, à regarder le mal empirer… Ah ! elle est jolie, la médecine ! Tenez, je suis comme Morner, je n’y crois plus. Il n’y a qu’une science vraie : l’anatomie… Là, pas d’erreur. Un nez n’est pas une fesse. Un point, c’est tout.

Elle s’arrêta, heureuse d’avoir, dans sa trivialité loquace, déchargé son cœur des amertumes, des dégoûts entassés par le métier excédant qu’elle faisait. Et comme Morner, de son air de viveur méditatif, l’observait, intéressé par le type de cette bonne camarade joviale, elle recommença :

— Et figurez-vous que Lucie, ma fille aînée, qui n’a pas douze ans, donne aussi dans ces idées médicales. Mais, j’y mets bon ordre ! Pauvre chou ! la lancer dans cette vie de chien que mène sa mère, non, non ! Je la caserai dans les Postes, comme dame employée, ou dans les modes… Si l’on pouvait trouver pour les femmes une profession qui les laisserait travailler chez elles, ça serait le rêve. Regardez-moi : est-ce que j’ai une maison, un intérieur, ce que toutes les femmes aiment, enfin, un petit coin gentil où rester tranquille quand l’envie vous en vient ? Toujours dehors, mangeant à la diable, volée par mes bonnes, à peine si je vois mes enfants, qui s’élèvent comme ils peuvent… Et un mari au milieu de tout cela, vous croyez peut-être que c’est facile à retenir, quand sept nuits sur dix je suis dehors, appelée pour des accouchements, des faux croups, que sais-je encore ? Adeline est de bonne composition, mais tout le jour il trime sur ses registres, là-bas, à l’économat de la Pitié, et tout de même il aimerait bien une maison qui ne soit pas un restaurant, pas un hôtel meublé… Ah ! mes amis, ça manque de poésie, voyez-vous, le foyer de la doctoresse. Des médecins, certes il en faut, puisque le malade en réclame, qu’il y en a toujours eu ; mais on aura beau dire, c’est l’affaire des hommes.

Thérèse demeurait impassible dans l’ombre de la voiture. Elle entendit Gilbertus, galant, se récrier :

— Comment, madame, vous parlez ainsi devant mademoiselle Herlinge, quand nous présageons tous pour elle un si brillant avenir ?

— Oh ! pour mademoiselle Herlinge, c’est différent, dit Jeanne Adeline.

Elle voulait distinguer par là entre leurs conditions, sachant bien que la jeune fille trouvait dans la science un luxe de plus et se le pouvait offrir, toujours libre de le rejeter si cet agrément devenait une contrainte ; tandis que, pour elle, la science était le gagne-pain. Sage-femme diplômée quand elle avait épousé Adeline, elle avait décidé, pour améliorer la situation du ménage, de passer le doctorat. Son courage et sa mémoire merveilleuse le lui avaient obtenu, et c’était au milieu de ce surmenage, entre sa course aux étages dans les sombres immeubles de la rue Dauphine, et ses consultations dans le petit entresol de la rue de Buci, qu’elle avait encore trouvé le temps de mettre au monde ses quatre enfants, réalisant, par un tour de force, ce prodige d’être à la fois, dans la société, une femme et un homme.

— Me voici arrivé, s’écria Morner, je file.

Les voitures montaient au pas l’avenue de la République ; il dit adieu, ouvrit la portière, sauta sur la chaussée et disparut. Gilbertus, alors, le jugea d’un mot :

— Un brave garçon, mais pas sérieux.

Lui l’était suprêmement. Il cherchait aussi à se rapprocher de ses grands confrères, et, dans ce dessein, manifestait près de la fille d’Herlinge un empressement admiratif ; mais, comme les voitures franchissaient la porte du Père-Lachaise, Thérèse déclara que, dans le cimetière, elle désirait suivre l’enterrement à pied.

— C’est un principe chez moi, déclara-t-elle.

Et elle s’en fut, heureuse d’échapper à une compagnie dont les propos la choquaient.

Hâtant le pas, elle vint rejoindre le petit groupe des personnes qui montaient, silencieuses et fatiguées, l’avenue principale. Il ne se composait guère que d’hommes. En avant, près du veuf, Fernand menait le deuil. C’était un de ces matins d’août où l’on sent une menace d’automne ; un peu de brume s’attardait dans l’air ; déjà quelques arbres avaient jauni. L’avenue s’élevait, de terrasse en terrasse, jusqu’à la chapelle dont le fronton grec se profilait sur le bleu léger du ciel. À droite et à gauche, mornes façades d’une rue ensommeillée, s’étageaient, blancs et divers, les monuments des morts illustres. Et, parmi cette froide bordure de marbres et de statues, un arbuste frêle balançait doucement sa ramure pleureuse aux feuilles pâles : c’était le saule de Musset, — toute la poésie d’une époque, le romantisme même, une élégie, une gloire se survivant…

Thérèse avait le cœur serré de mélancolie ; la conversation qu’elle venait d’entendre sans vouloir en faire cas agitait maintenant en elle des doutes, des incertitudes. D’irréfutables vérités y avaient été dites sur l’impuissance médicale, et Jeanne Adeline l’avait plus troublée encore par la sincérité de ses doléances… Ah ! comme celle-là soupirait douloureusement vers le foyer tranquille et paisible de la mère de famille, de l’épouse !

Et voici que, tout autour de Thérèse, conspiraient des évocations d’amour intime, puissant et absolu. D’abord, ce veuf dont l’attitude hypnotisait tous les regards par son expression de douleur, attirait ses yeux aussi, et sa pensée se fixait sur lui tandis que, d’un pas lent, comme en un cauchemar, il suivait le funèbre véhicule scintillant d’argent qui lui emportait sa compagne. Là-bas, entre deux niveaux des terrasses, apparaissait, dans son architecture terrible et simple, le Monument aux Morts, de Bartholomé. Une porte y était figurée sur les ténèbres de l’au-delà, et un couple nu, déjà sorti de la vie, la franchissait enlacé dans une noble et amoureuse union. Les deux beaux corps de pierre polie se détachaient sur l’ombre où ils entraient. De loin, du bas de l’avenue, de la grille même, on les apercevait déjà, précis et purs, glorifiant superbement, dans un geste unique, l’Amour et la Mort.

Et Thérèse voyait encore Guéméné, s’en allant près du veuf, veuf lui aussi d’un rêve qu’elle n’avait pas voulu réaliser, pleurant peut-être la compagne qu’elle n’avait pas voulu devenir. Alors, sa tristesse se fit étrangement tendre et douce.

On inhuma madame Guéméné, selon ses volontés dernières, dans un vieux caveau situé dans le plus ancien quartier du cimetière et où dormaient tous ses parents. C’était un coin plein d’ombre et de mystère. Des cyprès gigantesques y avaient poussé sans ordre, comme au hasard, et un lierre épais, somptueux, envahissant, s’y déroulait magnifique, nivelant les pierres tumulaires, grimpant aux troncs, aux colonnes grecques des tombeaux en ruine, s’accrochant en draperies funéraires aux urnes verdies de mousse. Puis les hêtres énormes, plantés au grand siècle dans ce parc des Jésuites, formaient un dais de feuillage, sous lequel régnait une lumière verte. Et l’on n’entendait rien, que le piétinement de la foule, et le pas alourdi des hommes lugubres, apportant pesamment leur incommode fardeau.

L’assistance, avec cette curiosité avide de la douleur d’autrui, si étrange et si humaine, dardait les yeux sur le veuf. Il fut admirable de retenue et de dignité : il regardait toujours le cercueil, rien que cela ; et quand le cercueil eut disparu, il regarda l’affreux abîme où s’engloutissait sa compagne, — mais il déçut la foule en lui dérobant ses larmes.

Thérèse s’était approchée de la tombe ; elle se tenait maintenant auprès de Guéméné. Il ne l’avait pas vue. Subitement il la devina, et de nouveau leurs regards se croisèrent. Le jeune homme était livide, le visage défait. Elle attendait un mot de lui ; un subtil instinct l’avertissait qu’il allait lui parler, mais il demeura impénétrable.

À peine risquait-il un coup d’œil furtif vers Thérèse, dont le profil princier se détachait sur le fond de sombre verdure. Elle avait la grâce et la noblesse d’une fine statue, mais une émotion soulevait d’un souffle fort sa poitrine, et, sous son chapeau noir aux ailes légères, elle était indiciblement triste et troublante.

Fernand Guéméné la retrouva encore, un moment après : quand elle lui serra la main, dans le monotone défilé des condoléances, il sentit la première pression de vraie pitié.

Comme il s’apprêtait à prendre place près du veuf, dans la voiture de deuil, celui-ci le repoussa doucement :

— Merci, mon petit, laisse-moi seul maintenant.

Et la voiture fila devant lui, le laissant là si désemparé qu’il demeura, quelques secondes, immobile. Puis, dans la crise morale qu’il traversait, l’idée d’une marche au grand air le séduisit tout à coup. Le trajet, pour revenir chez lui à travers le quartier du Temple, n’était pas considérable : il résolut de rentrer à pied.

Déjà il s’était engagé dans l’avenue de la République, où la pente douce et longue, la descente sans fatigue, donnaient à son pas un mouvement berceur qui endormait son mal. Les tramways de la banlieue parisienne glissaient avec fracas sous le fil électrique, et les étincelles bleues crépitant sur les rails amusaient la douleur du jeune homme. Soudain il vit une femme cheminant près de lui : c’était Thérèse. Elle aussi descendait à pied, seule. Leur trajet était le même. Il hésita. Il y eut, dans l’allure de la jeune fille, un ralentissement ; ce fut, chez tous les deux, la même indécision.

Brusquement, Fernand salua, quitta le trottoir, et sauta dans un tramway en marche.

Quand il arriva chez lui, une heure sonnait à Notre-Dame. Son domestique l’avertit que le déjeuner était servi, et que trois clientes l’attendaient.

— Merci, dit-il, j’ai pris mon repas en route.

Et il passa tout de suite dans son cabinet.

Sur la table de travail, parmi d’autres photographies, se trouvait un groupe d’internes dans le fond duquel on reconnaissait, revêtue de sa blouse, Thérèse Herlinge.

— Pourquoi conserver ce souvenir excitant ? prononça-t-il à mi-voix, dans une apparence de grand calme.

Et, tranquillement, saisissant le carton, il le mit en morceaux. Un à un, les fragments tombèrent. Il les poussa du pied jusque dans la cheminée. Puis, tirant méthodiquement une allumette de sa boîte, il la coula tout enflammée sous les débris de l’image. Alors, se raidissant, il ouvrit la porte de la salle d’attente pour introduire la première malade. C’était une bouchère rhumatisante, qui lui montra sa main sèche, déformée par les douleurs. Il voulut prendre et palper ces phalanges enflées et tordues, mais un tel tremblement agitait ses doigts qu’il ne put étudier la déformation articulaire. Il fit un violent effort pour réprimer sa nervosité : ce fut en vain. Et, au moment de rédiger en ordonnance le régime alimentaire qu’il prescrivait à l’arthritique, voici que sa plume impuissante se refusait à former les mots. Il lui fallut une réaction de toute sa volonté pour achever d’écrire.

La cliente partie, il se précipita vers le foyer, fouilla les cendres. Qu’avait-il fait ! Pourquoi donc avoir détruit ce cher visage qui, depuis des mois, dans un tête-à-tête mystique, rompait sa solitude, qui lui souriait finement, comme une autre Thérèse plus pitoyable, consentant à demeurer sa silencieuse compagne de travail ? Quelle stupidité que sa prétendue force, et quel orgueil y dominait ! Brûler cet unique souvenir !…

Parmi les fragments de la photographie noircis et racornis par le feu, apparaissaient des coins blancs de tabliers d’internes, un morceau d’arbre intact, et aussi la figure de Pautel, le médecin blond aux yeux vacillants sous le lorgnon. Parfois le papier calciné s’effritait quand Fernand le déroulait. Tout à coup, minuscule et un peu jauni par la flamme, le visage de Thérèse, tranché au col, se trouva sous ses doigts. Il la possédait enfin, la précieuse relique ! Avec des soins délicats, il la coucha dans le creux de sa main, et, pendant de longues minutes, immobile et frémissant, il la contempla…

Il ne reprit ses consultations que beaucoup plus tard. Les clients s’étaient accumulés dans la salle d’attente ; six heures allaient sonner quand il expédia le dernier. Il parcourut alors le registre où son domestique écrivait les visites à faire, et, n’y voyant aucun cas urgent, il se dit souffrant et se mit au lit. On ferma les volets, sur son ordre, dans la grande chambre carrée qu’il occupait au troisième étage.

La nuit vint ; il ne dormait pas encore, bien qu’il se fût tourné vers la muraille. Quand, d’un mouvement fiévreux, il changea de côté, distinctement, sur le fauteuil voisin de la fenêtre, il vit Thérèse assise, vêtue de la robe noire qu’elle portait le matin, coiffée du chapeau de paille aux ailes légères. L’hallucination était si nette qu’il reconnaissait parfaitement, dépassant le col de broderie noire, le mince liséré blanc d’un petit faux col masculin qu’elle portait d’habitude. Seul, le visage restait empli d’ombre, et les yeux, agrandis, obscurs, cernés d’un halo, s’attachaient à lui, fixement.

— Thérèse ! ne put-il s’empêcher de prononcer à mi-voix, est-ce vous ?

Sa voix lui fit peur, à résonner ainsi, sans écho, dans la chambre. Il se tut. Mais, devant ce fantôme, sa passion lui gonflait le cœur : il craignait que l’hallucination ne disparût ; il la retenait comme on retient un rêve très doux, par un grand effort de l’imagination, et il se mit à lui dire des choses caressantes, follement, se figurant que Thérèse était sa femme, et qu’elle se trouvait ici, chez eux.

Tout à coup il sonna fébrilement, demanda de la lumière, sa glace à main, de l’eau à boire ; il se mirait avec inquiétude, examinant ses prunelles, cherchant du strabisme.

— Léon ; demanda-t-il au domestique, ne me trouvez-vous rien d’extraordinaire dans le visage ?

— Non, monsieur.

— J’ai bien, dans les yeux, l’expression ordinaire ?

— Oui, monsieur.

— Lorsque je vous regarde, est-ce que je ne louche pas ?

— Non, monsieur.

— Merci, Léon… Ah ! encore un mot ; dites-moi, n’ai-je pas laissé un vêtement sur le fauteuil, là, près de la fenêtre ?

— Il n’y a rien sur le fauteuil, monsieur.

— C’est bien ; vous pouvez me laisser maintenant.

— Monsieur est-il souffrant ? monsieur n’a-t-il pas besoin que je veille un peu ?…

Guéméné eut une douceur à sentir la nuance d’affection servile qui était dans cette phrase. Mais il congédia le valet de chambre, gardant seulement deux fortes lampes allumées dans la pièce.

Le lendemain, en se levant, très pâle, les membres endoloris, il nota, comme chaque matin, sur son carnet, les indications du registre. Il but un peu de thé, et, avant de sortir, se pencha un moment à la fenêtre.

Deux pigeons gris, soyeux, plumeux et gras, avaient posé leur nid entre deux branches, dans l’arbre le plus voisin. La femelle couvait pour la seconde fois. Le mâle, qui chassait sur l’eau, revint au gîte, d’un vol lourd et tournant. À son approche, elle se souleva, légère, tout en plumes : il lui donna sa pâture, d’un seul jet dans le gosier ; puis, de son joli bec rose, pareil à un bijou de corail, il lui fourragea le cou, tendrement, et elle dodelinait la tête, avec une grâce exquise. Un amour ingénu était entre ces deux petites bêtes ailées, posées comme par miracle au-dessus du fleuve mouvant. Les grands peupliers d’Italie, aux feuilles tremblantes, frissonnaient. Guéméné descendit, l’air étrange.

Sur le seuil de la porte en cintre située un peu de travers dans la bâtisse du xviiie siècle, il hésita un instant. Puis un geste violent lui échappa :

— À quoi bon, dit-il, puisque je ne puis plus !…

Dix minutes plus tard, dans l’Hôtel-Dieu, il montait au service d’Herlinge. Au laboratoire de Thérèse, il frappa. Une infirmière passait :

— Mademoiselle Herlinge est en bas, monsieur.

— C’est bon. Voulez-vous lui dire que quelqu’un l’attend ici ?

Lorsque Thérèse ouvrit la porte, elle vit Fernand abattu, la tête entre ses mains, à sa propre place, les coudes sur sa table de travail.

— Vous voulez me parler, Guéméné ? fît-elle d’une voix très altérée.

Elle fut émue bien davantage quand il laissa voir ses traits défaits. Et, tout de suite, par loyauté, pour couper court à toute équivoque :

— Vous savez, tout ce que nous avions dit ensemble l’autre jour, je l’ai ressassé dans mon esprit… et dans mon cœur… et j’ai bien compris, définitivement, mon pauvre Guéméné, l’impossibilité de vous sacrifier mon art.

— Je ne vous demande plus rien ! prononça-t-il, brisé. Le bonheur même, je ne m’en soucie plus, pourvu que vous veniez dans ma vie… mais venez-y Thérèse !

Il tendit les bras. Une tristesse l’accablait, qui endeuillait ces fiançailles. Mademoiselle Herlinge, elle, triomphait. C’était son rêve complet se réalisant : des larmes de tendresse lui montèrent aux yeux.

Il ajouta :

— Je ne peux plus vivre sans vous avoir… au moins un peu !

Le dard du chalumeau ronflait toujours sous l’étuve où fermentaient des bouillons de culture. Sur la table, près du microscope, des fragments d’une matière blanchâtre étaient préparés, pièces anatomiques extraites d’un endocarde à la dernière autopsie. Une violente odeur d’iodoforme emplissait l’étroit laboratoire. Thérèse Herlinge tremblait et pâlissait ; l’amour passa dans ses yeux troubles ; Fernand s’avança vers elle. Ils s’étreignirent.