Princesses de science/3/2

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 187-207).

II

L’été s’annonçait très chaud. Pareille à une gigantesque corbeille de verdure posée sur les eaux, l’île Saint-Louis apparaissait de loin, dans la fournaise des quais, comme une oasis de fraîcheur. Mais les peupliers d’Italie l’entouraient d’une épaisseur de feuillage qui l’étouffait. La Seine, baignée de soleil, reflétait sur les façades son fourmillement de feu ; elle semblait rouler un métal en fusion. La maison des Guéméné, tournée de biais vers le couchant, se trouvait une des plus éprouvées par l’ardeur de la saison. Le soleil la dévorait implacablement. Dès le matin, il la caressait de rayons obliques. À midi, il l’embrasait au point de craqueler la peinture des murailles. À quatre heures, il se présentait de face au-dessus des tours Notre-Dame, entrant à pleines fenêtres, dardant jusqu’au fond des chambres. Et il continuait alors de descendre lentement dans le ciel parisien, sans faire grâce à l’étroite façade d’un rayon. À sept heures, à huit heures du soir, il était encore là-bas, très lointain, toujours en vue, filtrant au travers des peupliers touffus ; et de petites lunes dansaient sur la tapisserie des murailles. Sans trêve aussi, passaient les bateaux-mouches dont l’hélice battant l’eau faisait un bruit de moulin. Les pigeons voletaient autour des arbres ; on les entendait, au crépuscule, roucouler dans les branches.

Fernand Guéméné parcourait l’île en tous sens. Tantôt à pied, tantôt en fiacre, il passait le pont Louis-Philippe, le pont Marie, ou bien le pont de la Tournelle pour gagner la rive gauche. Et, dans les escaliers obscurs de ces maisons du vieux Paris, il grattait des allumettes pour ne point trébucher. La clientèle, en cette saison, l’exténuait. Il était surmené, à bout d’endurance. Des images de Bretagne le hantaient. Il voyait sans cesse des landes fleuries de jaune, ou bien un clocher cornouaillais, posé sur une tour carrée à galerie. C’étaient encore des bois de chênes, frais et druidiques ; ou une grotte bleue, béante sur l’Océan. Partir ! il en rêvait la nuit ; et il se réveillait, le matin, au bruit des camions roulant sur le quai aux Fleurs, en face.

Il avait confié à Thérèse ce désir maladif, cette obsession des vacances. Mais elle, acharnée à ses études, l’avait conjuré, avec les plus tendres caresses, de lui accorder encore un délai : cette thèse la passionnait trop ; elle n’aurait jamais le courage d’en interrompre la préparation. Encore six semaines, et les expériences seraient terminées. À ce moment, elle achèverait ses observations cliniques. On pourrait alors songer à se reposer un peu.

Elle était si peu impérieuse, réclamait avec tant de douceur son droit au travail, qu’un scrupule prenait Guéméné. Il craignait d’être injuste envers Thérèse. Le respect dû à l’œuvre de cette femme d’exception dominait son viril appétit de commandement. D’ailleurs, il s’était déterminé à céder, tant que de graves raisons lui manqueraient pour revendiquer son autorité.

Juillet passa. Thérèse ne quittait plus guère maintenant son laboratoire de l’Hôtel-Dieu. Sa salle contenait quatre vieilles femmes qui servaient abondamment son étude sur les cœurs. L’une d’elles mourut. L’autopsie allait être merveilleuse. Thérèse la fit seule, avec un véritable enthousiasme. L’examen du cœur lésé fut très long. Elle dut envoyer un garçon de l’hôpital prévenir chez elle qu’elle déjeunerait à la salle de garde. L’état indescriptible où elle se trouvait alors, souillée de sang, des ongles jusqu’aux coudes, ne lui permit même pas d’écrire un mot à son mari.

Son laboratoire grouillait maintenant de bêtes de toutes sortes. Les souris blanches, sur une étagère s’agitaient dans cinq bocaux remplis d’une ouate blanche comme elles-mêmes. Des rats au museau rose grattaient nerveusement les parois de verre d’un aquarium. Entre les quatre pieds d’une table, on avait logé la boîte des cobayes. La plupart, inoculés et malades, se roulaient en boules de fourrure fauve. D’autres, sains et vifs, s’asseyaient dans la paille et, de leurs minuscules pattes de devant, avec un petit air têtu et sérieux, faisaient leur toilette. Cinq beaux lapins gras grignotaient des carottes dans une cage, sous l’étuve, et la jolie chatte cardiaque dormait en rond, au fond d’une corbeille.

Thérèse cultivait des bacilles dans du bouillon, dans du lait, dans du suc de pommes de terre. Des liquides troubles, équivoques, dans des fioles de toutes formes, peuplaient ses étagères. Ses doigts déliés et souples de jeune patricienne, faits pour diriger les fils emmêlés des dentelles, les soies, les fuseaux, les aiguilles des féminines adresses, se jouaient dans ces flacons terribles, lourds de toxines et de fléaux humains. Elle maniait ainsi, jouissant de sa formidable puissance, la fièvre typhoïde, la pneumonie, la scarlatine, la diphtérie, jusqu’aux monstres invisibles de la tuberculose. Elle se sentait posséder la mort.

Son travail lui offrait de tels plaisirs qu’elle ne pouvait s’en arracher. Sous la direction de son père, elle soigna une cardiaque par la glace et obtint des résultats inespérés. Elle ne quittait plus cette femme, ne voulait céder à aucun autre le soin de poser la glace et le stéthoscope, tour à tour, sur ce thorax haletant. Elle notait aussitôt les observations en vue de sa thèse, dont l’élaboration, du coup, fit un grand pas. À cette époque, l’Hôtel-Dieu l’absorbait à un tel point qu’elle prit l’habitude de déjeuner, presque chaque jour, à la salle de garde. Chez elle, ce repas lui causait une perte de temps : Fernand ne rentrait parfois de ses visites qu’à une heure de l’après-midi ; elle l’attendait, oisive, rongeant son frein à l’idée de ses travaux suspendus. La causerie qui prolongeait le dessert, ensuite, ne lui permettait pas de rentrer à l’hôpital avant deux heures et demie. À déjeuner sur place, elle gagnait, calcula-t-elle, deux heures chaque jour. Elle redoutait pourtant que ce nouvel arrangement ne peinât son mari. Mais Guéméné ne fit aucune objection, ne montra nul mécontentement. Il acquiesçait volontiers à toutes ses exigences depuis le dîner des Herlinge. Elle s’en apercevait et crut que l’attitude des grands confrères envers elle l’avait influencé. Elle s’en glorifia, s’imaginant avoir désormais plus d’importance aux yeux de Fernand.

Lui se résignait, avait une arrière-pensée et s’adonnait, sans qu’elle le questionnât, à un travail excessif. Sans négliger sa clientèle, en effet, il avait entrepris des recherches au laboratoire de thérapeutique expérimentale de l’École. Août survint, plus torride encore que juillet. Les Herlinge exploraient l’Écosse, Artout était en Suisse, Boussard en Norvège. Des affiches illustrées, sur tous les murs, évoquaient les voyages. On voyait des bateaux fumants, des trains en partance, des sites riants, des montagnes roses parmi les nuages, des paysannes bretonnes, la mer. Des mots, en gros caractères, devenaient obsédants : « Billets… Billets d’aller et retour… Billets d’excursions… Billets de bains de mer… » L’impossibilité de s’en aller lui faisait l’atmosphère plus suffocante, la fatigue plus lourde, le désir de fuir Paris plus tenace. Et il allait de client en client, les épaules voûtées, l’air las ; puis, trois fois par semaine, passant le Petit Pont, il gagnait la rive gauche, et, par le boulevard Saint-Michel, l’École de Médecine. Là, il s’enfermait dans les grands laboratoires sonores, où le soleil s’engouffrait par les baies immenses.

Le soir, il retrouvait sa femme au dîner. L’un et l’autre, fatigués, se plaignaient de la chaleur. Au crépuscule, ils s’accoudaient à la fenêtre, cherchant un peu de fraîcheur. Mais la muraille frissonnante des peupliers d’Italie faisait un grand rideau tendu devant l’air libre : on suffoquait. Ni elle ni lui n’osaient parler de voyages : tous deux y songeaient, cependant ; ils se serraient l’un contre l’autre, sans rien dire, passionnés et muets comme des amants aux rencontres hâtives.

Les lampes allumées, ils reprenaient le labeur, chacun à son bureau, dans des pièces différentes Le sommeil les unissait encore, harassés tous les deux, vaincus. Dès le matin, leurs vies divergeaient de nouveau.

Un soir, Guéméné rentra souffrant. Il ne se plaignit pas. Il connaissait trop les soucis professionnels de Thérèse, si différents des menues et tendres inquiétudes domestiques qui préoccupent une simple épouse. Il se mit seulement au lit plus tôt que de coutume, se tâtant le pouls, les yeux sur son chronomètre.

Le lendemain, trois cas intéressants l’attendaient du côté de la Bastille et, de plus, il devait voir Jourdeaux qu’il soignait assidûment. Il sortit à l’heure ordinaire, mais une telle faiblesse le prit, en fiacre, qu’il dut donner l’ordre au cocher de rebrousser chemin. À dix heures, il rentrait chez lui, les jambes chancelantes, sentant des vertiges, des nausées, des frissons. L’idée lui vint de la fièvre typhoïde : il chercha les prodromes des jours précédents. Pour monter l’escalier il lui fallut se tenir à la rampe. Le valet de chambre venait à lui ; Guéméné ne put dire que deux mots :

— Mon lit…

Alors il pensa que Thérèse n’était pas là, qu’elle ne serait pas là de tout le jour ; et il eut une impression poignante d’abandon. Quand il fut couché, la vieille Rose entra dans sa chambre. En le voyant si mal, elle voulut aller avertir Madame à l’Hôtel-Dieu, mais il s’y opposa par une pudeur d’amant insuffisamment aimé, qui met sa fierté dans une discrétion douloureuse. Puis l’amer plaisir de mettre en faute celle qui n’avait rien voulu lui sacrifier le tentait. D’ailleurs, l’importance des travaux de sa femme rendait très difficile ce dérangement soudain : les études de laboratoire ne se prennent ni ne se quittent à l’improviste. Si elle revenait à contre-cœur, sans pouvoir cacher une pointe d’humeur, quel supplice pour lui !…

Et il déclara aux domestiques n’avoir là qu’un abattement causé par la fatigue.

C’était le premier malaise qu’éprouvait sa vigoureuse santé depuis son mariage. Il souffrit de sa solitude, avec des excès, des outrances de sa sensibilité déchaînée. Il rêvait d’une maladie légère, subie près d’une Thérèse toute à lui. Elle glisserait dans la chambre à pas assourdis, lui offrirait des tisanes et des sirops avec les gestes amoureux qui exaltent. Elle le calmerait par sa seule présence, ses sourires apaisants, sa vision aperçue dans la glace, son silence. Par instants, même, il se figurait la voir à son chevet, — et rien : elle était loin, l’oubliant à distiller des virus dans des fioles.

Il l’appela, lui suggéra de revenir, croyant à une télépathie merveilleuse. Des afflux de sang lui battaient aux oreilles ; le tic tac de la pendule en accompagnait le rythme en mesure. Un affreux ennui le saisit : il essaya de dormir. S’étant réveillé après un bref assoupissement, il se crut à la fin de l’après-midi : la pendule marquait une heure vingt. Dès lors, de cinq minutes en cinq minutes, il regardait l’heure. Dans l’intervalle, il dénombra les fleurs de la tapisserie et y découvrit des figures fantastiques. Il prit sa température, fit de mémoire des opérations arithmétiques, s’assujettit à nommer mentalement tous les muscles de l’homme : les douleurs de tête le terrassèrent.

Il fut près de faiblir, d’envoyer chercher Thérèse, puis se gourmanda. En consentant à l’épouser étudiante, n’avait-il pas pris l’engagement de respecter son métier ?… Pouvait-il attendre d’elle cette dévotion intégrale, apanage de la femme uniquement consacrée à son foyer ? Non ! C’était une associée dont il ne devait pas gêner l’œuvre. Il fallait bien s’habituer à cette conception un peu spéciale du mariage. Mais que serait-ce, le jour où elle deviendrait médecin ? Le mari compte-t-il près de la clientèle d’une doctoresse ?

Son esprit, malgré ses efforts, revenait toujours à Thérèse. Il l’imaginait à ses côtés : les beaux cheveux noirs s’étalaient sur l’oreiller, encadrant le visage aux minces narines ; sous les cils mi-clos, la nacre de la sclérotique glissait doucement. Et il rappelait ses traits avec désespoir, comme s’il l’avait perdue… Ensuite une rancune l’irrita contre elle. Quel amour parcimonieux était le sien ! Comme elle se réservait, ne donnant d’elle que le strict nécessaire, marchandant le reste, vivant ailleurs, se refusant à la fusion complète !… Et il récapitula toutes les menues peines, les chagrins minimes, cruels et innombrables, qu’elle lui avait causés depuis sept mois… Alors il tomba dans une tristesse mortelle : jamais il ne serait heureux, sa vie était manquée…

À six heures, la porte s’ouvrit brusquement ; Thérèse entra essoufflée, affolée, toute blanche :

— Mon chéri ! mon chéri ! qu’as-tu ?

Il se souleva sur l’oreiller, la serra contre lui. Dans sa joie de la retrouver, il oubliait les phrases qu’il voulait lui dire.

Quand ils furent las de baisers, elle lui demanda, se désolant :

— Pourquoi ne m’avoir pas fait prévenir ? l’hôpital est à deux pas…

Il répondit :

— Je voulais m’aguerrir, apprendre à me passer de toi. Mais je ne peux pas, Thérèse, je ne peux pas…

La jeune femme frémissait : la plainte de son mari pénétrait en elle. Il ne réclamait rien pourtant, ne formulait pas un désir, ne précisait pas une volonté. Mais elle se raidissait comme s’il avait cherché à lui prendre de force sa liberté, et qu’elle dût se défendre. Il était jaloux de sa médecine, elle le voyait chaque jour ; et cette susceptibilité d’un amour exclusif l’offensait moins qu’elle ne la flattait. Quelle force il faut à une femme pour lutter sans cesse contre le vœu inexprimé, la prière latente du mari qu’elle adore !… Elle possédait deux vies, également surabondantes, passionnées, intenses : la vie amoureuse, épanouie au foyer, et l’autre, la vie intellectuelle, qu’elle menait magnifiquement dans l’atmosphère de l’hôpital. Lui retrancher une de ces existences, c’eût été faire d’elle la plus misérable des créatures. Fernand y travaillait cependant : il voulait tuer l’autre vie, celle de là-bas, avec ses jouissances, ses exercices d’énergie, ses ambitions. C’était une guerre cruelle, mais il ne se passait pas de jour qu’il ne la poursuivit par un mot, une attitude, ou une plainte comme celle qui venait de lui échapper. Et Thérèse frissonnait de peur, car, chaque fois, à ces désirs muets correspondait en elle un élan de générosité, un autre désir de sacrifice qu’une réflexion refrénait. Ne faiblirait-elle pas un jour, cependant ? Résisterait-elle jusqu’au bout malgré les pièges, les trahisons de son propre cœur ?…

Fernand fut guéri, le lendemain, de ce qui n’était qu’un accès de fièvre. Thérèse dut encore le quitter, à l’heure de la visite ; mais, deux heures plus tard, elle était de retour. Elle le retint au lit. Elle lui dit tendrement :

— Allons en Bretagne, veux-tu ? Partons tout de suite.

Il la regarda, surpris :

— Et ta thèse ?… et ta malade en observation ?… et tes massages du cœur ?…

— Mon chéri, s’écria-t-elle, comme emportée par une indignation secrète, toutes ces choses m’importent-elles à un moment où je vois ta santé compromise ? Ma thèse m’inquiète peu, va, lorsque tu souffres. Quant à ma malade, c’était, il est vrai, un cas bien intéressant, mais je me passerai d’elle… et personne ne s’apercevra de ce trou dans mes observations.

Guéméné buvait ces paroles d’affectueux renoncement : il fut ivre de joie. Il trouvait magnifique le dévouement de Thérèse ; à peine osait-il l’accepter.

— Ô mon amie, mon amie ! disait-il en lui baisant les mains, suis-je digne de toi ?

Elle exultait. Enfin l’on verrait si elle était une mauvaise épouse ! Elle aussi savait se sacrifier. Pour elle aussi, son mari tenait la première place ; et l’on cesserait peut-être maintenant de lui jeter, à toute occasion, par des allusions discrètes, voilées ou perfides, l’exemple de Dina…

Ils passèrent à la mer le mois de septembre. Sur cette plage à la fois chaotique et paisible de Morgat, qu’ils choisirent, Guéméné connut un bonheur de rêve. Ses inquiétudes, ses tourments, cessèrent. Pourquoi s’être méchamment irrité contre Thérèse ? N’était-elle pas l’idéale compagne, prête à s’oublier pour lui, à se dévouer, à négliger à son profit les plus attrayantes études ? Ils ne se quittaient pas, se chérissaient d’un amour joyeux d’adolescents, qui allait des baisers au sourire. Devant eux, la baie de Douarnenez se creusait en un cirque énorme. Ils se promenaient enlacés sur le sable fin de la grève, s’embrassaient au fond des grottes, dans les chemins creux, sur les routes même ; et les Crozonnaises, dont la coiffe est un réseau fin serrant les cheveux, s’arrêtaient au bord des fossés pour voir cheminer ce beau couple amoureux.

Mais, vers la fin, Thérèse fut prise d’une nostalgie de l’hôpital. L’idée de sa thèse l’obsédait comme une obligation qu’on n’a pas remplie. Elle se préoccupait de ses cultures, de ses études, de ses animaux. Qu’étaient devenus la chatte grise, le lapin blanc, les cobayes ?… Le premier octobre au matin, elle était à l’Hôtel-Dieu.

Alors commença pour elle une période de travail fiévreux, incessant. Au cours de sa dernière année d’internat, elle voulait acquérir toutes les connaissances que la pratique, dans les hôpitaux, peut donner à des étudiants sérieux ; et elle se résolut à changer de service. Elle alla chez Boussard, à la Charité. La distance qui sépare l’île Saint-Louis de la rue Jacob lui causa un surcroît de fatigue : le déjeuner à la maison dut être supprimé définitivement. Elle partait le matin, ne rentrait plus jamais que le soir. De plus, comme ses études bactériologiques nécessitaient des expériences sur les chiens, et que le laboratoire exigu du service de Boussard ne permettait pas d’y garder de si gros animaux, elle dut aller travailler à l’École. Le second jour, elle y rencontra son mari, dans l’escalier. Elle eut un cri de surprise :

— Que fais-tu ici ?

Et ce fut là, sur une marche du large escalier de l’École, que, badinement, dans la joie de cette apparition imprévue de sa femme, il lui révéla en quelques mots son secret. Le cas de Jourdeaux le préoccupait fort ; il voyait, lui, dans le cancer une infection. Il cherchait…

— Quoi ? demanda Thérèse, incrédule.

— N’importe, dit-il, si je trouve !

De ce jour, le hasard renouvela quelquefois leurs rencontres. Elles étaient brèves. Ils s’embrassaient entre deux fenêtres, furtivement, échangeaient quelques propos rapides, se séparaient, puis, à quelques mètres l’un de l’autre, se retournaient encore pour se sourire ; et leurs pas résonnaient sur le plancher des immenses vestibules nus. Elle se rendait aux salles de pathologie ; lui, à celles de thérapeutique.

La clinique de Boussard passionnait Thérèse. Cet homme insondable, marmoréen, acquérait, au lit des malades, une suave éloquence. La jeune femme ne croyait pas ignorer tant de choses qu’elle apprenait de lui sur l’art des diagnostics, choses non écrites dans les livres, toute une science inédite, personnelle, résultat de ses observations, de son propre génie médical, et qui, passant dans un élève bien préparé, faisait encore de celui-là un maître. Boussard reforgeait Thérèse, la préparait magistralement à la carrière. Elle se rendait chaque jour à son service avec la légèreté de cœur d’une femme qui court au plaisir.

Un matin, au lever, une syncope la cloua au pied du lit. Fernand s’effraya, la soutint, appela les bonnes. On s’empressa ; mais elle congédia les deux femmes et, revenue à elle, demeurait livide, avec une intraduisible expression de chagrin au fond de ses yeux humides.

— Tu souffres ? demanda Fernand, affolé.

Elle dit non, d’un signe.

— Mais tu es malade, Thérèse ! Que peux-tu bien avoir ?

— Je sais ce que c’est, dit-elle ; cette syncope m’a renseignée.

Elle s’abattit dans le fauteuil, les mains pendantes sur son peignoir, avec un découragement indicible ; puis, de ses yeux, des larmes jaillirent, coulèrent lentement, plus abondantes à mesure qu’une pensée plus intense, plus nette, aiguisait son regard.

— Thérèse ! cria Fernand.

Éperdument elle se leva, lui jeta les bras au cou, pleurant, sanglotant, disant sa peine avec une douceur où se cachait un passionné reproche.

— Tu l’as voulu, mon pauvre chéri, tu l’as voulu ! Nous étions si bien sans cet enfant ! Nous nous suffisions, étant tout l’un pour l’autre. Maintenant que de troubles, quel bouleversement !

Guéméné, se raidissant, lui prit les poignets, et, impérieusement :

— Ne pleure pas, Thérèse ! Je suis heureux, moi !

Il tremblait, la contemplait avec religion, répétait :

— Un enfant ! un enfant de toi ! notre enfant !… il est créé, il vit… Tu ne comprends donc pas ? Mais nous sommes immortels, désormais, nous nous perpétuons ; il sera toi, il sera nous, il prolongera notre vie… Un enfant de toi… quel mystère ! oh ! Thérèse, il me semble que je te chéris plus fort à savoir que tu es mère… Tu es mère, Thérèse, mère !

Il s’exaltait à considérer sa femme, comme si elle était la première à porter dans ses flancs une descendance ; il disait des mots sans suite et ressemblait à un homme ivre. Mais elle s’offensa de cette joie impétueuse :

— Tu n’as pas une pensée pour moi, dans ton orgueil naïf de procréateur. Tu ne sens donc pas l’envolement de tous mes rêves, et ce que cet événement fait de moi qui portais tant d’idées, de projets, de désirs !… Est-ce que je ne suis pas plus intéressante que cet être à peine formé qui te donne des tressaillements d’instinct paternel ?… Suis-je l’individu libre qui a le droit de choisir sa vie, de l’accomplir, ou un instrument passif soumis au génie de l’espèce, simple anneau dans la chaîne humaine ?… Certes je l’aimerai, cet enfant qui va naître, je ne suis pas un monstre, je l’aimerai forcément, comme une bête aime son petit. Mais il n’était pas, il y a quelques jours, je ne le désirais pas, j’avais arrangé mon avenir. Mon année de travail devait être magnifique. Ma thèse s’élaborait ; elle aurait fait quelque bruit, m’eût lancée. J’achevais ainsi mes quatre ans d’internat ; ce stage fait, qui m’empêchait, plus tard, d’être chef de service dans un hôpital d’enfants ? L’obstacle est venu, il est créé, comme tu le dis si fièrement ! Il me faut donner ma démission d’interne : de quoi vais-je être capable pendant cette maladie de neuf mois ?… Et après, ce sera commode, l’établissement, la clientèle, avec cet enfant, la nourrice…

— La nourrice ! dit Guéméné vivement ; tu ne le nourriras même pas ?

— Ah ! non, pas ça ! reprit-elle avec force. Neuf mois, passe encore, mais pas trente-six !

Guéméné se redressa, et, la défiant :

— Quand je consens à accoucher une femme de ma clientèle, c’est à condition qu’elle s’engage à nourrir, si elle le peut.

— Eh bien ! dit Thérèse, la voix altérée, je prendrai Artout.

Elle ne pleurait plus, était retombée dans le fauteuil, frémissante, incapable de résister à cet écroulement de ses espérances. Lui marchait à grands pas dans la chambre. Un silence, le silence de leur premier désaccord grave, pesait entre eux, les séparait comme une épaisse muraille.

— Dire que tu n’as pas eu un mot de pitié ! fit enfin Thérèse, amèrement.

Il s’arrêta. La colère faisait trembler, sous sa moustache, les coins de sa bouche.

— De la pitié, parce qu’heureuse, aimée, jeune et saine, tu t’épanouis normalement dans la maternité ?… Est-ce que tu t’aviliras du fait d’enfanter ? Est-ce une déchéance ?… Tu te refuses à être un instrument au service des forces de la vie, mais discute-t-on les lois de la nature ? « Il y a des lois secrètes qui dépassent notre raison, dit Artout, on ne regimbe pas contre elles à moins d’être amoral… » En vérité, je me demande quels êtres vous devenez, vous les cérébrales, les amazones nouvelles, si vous ne voulez plus être des femmes !

Elle dit lentement :

— J’étais indépendante, tranquille et joyeuse, ma volonté seule était mon guide ; je ne relevais que de moi-même ; mais j’ai consenti au servage… Ah ! je comprends maintenant madame Lancelevée !…

Puis, levant les yeux sur son mari et sentant combien elle le faisait souffrir, elle fondit en larmes de nouveau.

— Pardonne-moi, mon ami, pardonne-moi ! supplia-t-elle en lui tendant les bras. (Et il lut en elle une telle détresse qu’il s’apaisa et la plaignit enfin.) Oublie ces mots que j’ai dits : je ne regrette rien, je t’aime. Seulement, comprends-le, je souffre beaucoup de renoncer à des projets qui m’étaient si chers.

Il pardonna, repris d’une tendresse passionnée pour cette femme d’exception en laquelle se représentaient désormais pour lui deux amours. Mais il demeurait irrémédiablement triste. Traditionaliste, ayant au plus haut degré le sentiment de la famille, il pensait au ménage anormal qu’était le sien, si différent de celui qu’il avait rêvé. Quelle erreur avait été son mariage !

— Ma pauvre Thérèse ! soupira-t-il seulement, ma pauvre Thérèse !…

Et il ne disait pas l’immense mélancolie qui l’accablait. Résigné, avec l’endurance de ceux de sa race, il se contenterait de son demi-bonheur ; il travaillerait.

D’ailleurs, les précautions que sa femme devait prendre à présent et qui la retiendraient à la maison alliaient momentanément la lui rendre. Cette idée, jointe à l’orgueil de sa paternité, le rassérénait. Il alla lui-même à la Charité pour voir Boussard et l’avertir de ce qui, du jour au lendemain, forçait la jeune interne au repos. Guéméné rencontra l’homme célèbre comme celui-ci descendait, avec ses élèves, de la salle des femmes dans celle des hommes ; et, sans attendre, en plein corridor, il lui dit à l’oreille la grande nouvelle. Boussard, qui avait été son maître ici même, sourit, lui serra la main, le félicita.

— Et surtout, dit-il, pas d’études pendant la grossesse !… D’ailleurs, mon cher, vous avez une femme délicieuse : c’est une prodigieuse intelligence, elle faisait mon admiration depuis que je l’avais dans mon service. Voilà que, grâce à cet enfant, vous en jouirez davantage. La médecine se passera plus aisément d’elle que le bébé. Parions qu’une fois ses couches faites, elle n’ouvrira plus un livre.

Guéméné, très fermement, répliqua :

— Ma femme n’abandonnera jamais sa médecine, je le sais. D’ailleurs j’estime n’avoir pas à le lui demander.

Il ne remarqua pas le léger mouvement de Boussard. Il le vit seulement plus pâle encore que de coutume, d’une gravité triste, avec sa blouse d’hôpital, le tablier, le faux col trop haut qui dressait sa tête chauve, où de rares cheveux blonds grisonnaient en couronne.

Son divorce avait été prononcé deux semaines auparavant. À quarante-six ans, il se retrouvait seul, libre, sans foyer, avec le désir d’une vie sentimentale à refaire, le besoin d’une compagne, tout ce qui trouble enfin vingt ans plus tôt les jeunes hommes ; mais, par surcroît, il endurait aujourd’hui la fatigue de l’expérience, la perte des illusions, la mort de tout enthousiasme.

Depuis cinq mois une femme s’était imposée à son esprit. Elle suivait assidûment ses cours, ses conférences, sa clinique de l’hôpital même, et, absente, l’obsédait encore de son image. C’était la doctoresse Lancelevée qui, au dîner des médecins, chez les Herlinge, avait produit sur lui une si forte impression. À cette impression persistante, il cédait ou résistait, selon les jours. L’étrange était qu’elle et lui semblaient avoir reçu de cette même rencontre la même commotion. La mystérieuse femme paraissait le rechercher. Ils n’avaient point échangé une parole. Ils continuaient à se troubler l’un l’autre, à distance, pareils à ces fiers animaux entre qui un duel va s’engager, qui de loin se provoquent, se défient, avancent, reculent, se mesurent, s’observent, se fuient, se bravent, pendant qu’une passion sourde et l’impatience de l’assaut enflent leurs flancs.

Boussard se défendait de songer au mariage. Instinctivement, il tenait à garder, si près encore du divorce, la décence et comme le deuil d’un passé défunt. Cet homme grave aurait menti à tout son tempérament en se précipitant dans une nouvelle union au lendemain d’une rupture douloureuse. Imperturbable, il continuait sa vie scientifique. Nul ne connut l’orage qui gronda en lui pendant ces mois de lutte. D’ailleurs il n’entendait point épouser une doctoresse. Il comprenait Pautel, mais non pas Guéméné ; c’est pourquoi, devant ce mari si respectueux des droits de sa femme, il n’avait pu réprimer tout à l’heure un tressaillement léger de révolte.

Ce jour-là, on attendait Guéméné chez les Jourdeaux : il ne s’attarda pas à la Charité, sauta dans un fiacre, se fit conduire boulevard Saint-Martin. Madame Jourdeaux, on peignoir de laine, brodait auprès du lit de son mari. Leur enfant, le petit André, trop sage pour ses cinq ans, alignait des dominos sur le tapis de la chambre ; et le médecin, qui regardait cet homme guetté par la mort, dévoré par la cachexie, endolori, désespéré, entre cette belle jeune femme dévouée et ce bambin maladivement tranquille, l’envia…