Princesses de science/5/1

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 323-354).

CINQUIÈME PARTIE

I

Un soir que Thérèse rentrait lasse de sa journée, accablée par la précoce chaleur printanière, la femme de chambre frappa à sa porte :

— Que Madame ne défasse pas son chapeau ; il y a là une demoiselle qui voudrait…

La servante n’acheva pas ; derrière elle, dans l’escalier, un galop d’enfant retentissait, et Lucie Adeline, la fille aînée de la doctoresse, brunette de quinze ans à l’air décidé, entra tout droit, criant :

— Monsieur Guéméné est-il là ? Maman lui demande de venir tout de suite : il y a Julien, mon petit frère, qui s’est ébouillanté !

— Votre petit frère ! ah ! mon Dieu ! s’écria Thérèse. Il vit encore, au moins ?…

Sans autre réflexion tout d’abord, elle ne pensait qu’à la malheureuse mère. Mais la fillette reprit :

— Oui, oui. Si monsieur Guéméné est ici, qu’il vienne tout de suite, tout de suite ; je l’emmènerai dans mon sapin.

— Non, répondit Thérèse, un peu stupéfaite de ce que son mari fût appelé préférablement à elle par madame Adeline, cette confrère qui l’estimait ; monsieur Guéméné ne rentrera que ce soir, mais je suis là, je vais vous suivre.

— Ah ! c’est que maman m’avait dit : « Ramène monsieur Guéméné, je veux qu’il voie Julien… » Elle n’avait pas parlé de vous. Sans doute qu’elle n’y avait pas songé, car vous êtes aussi bien médecin que lui… et qu’elle… Et puis, voyez-vous, elle est drôle, maman : elle trouve qu’une doctoresse, c’est assez bon pour ses clients, puisqu’elle les soigne. Mais quand il s’agit de l’un de nous, elle a tout de même plus confiance dans un homme… C’est bête, mais on est tous comme ça… Ma foi, madame, moi, je crois que vous en savez aussi long que votre mari. D’abord, je voudrais aussi être femme médecin…

Pendant ce verbiage, Thérèse, en hâte, devant la glace, avait assujetti son chapeau, repris sa trousse, son thermomètre, ses gants. La profession médicale crée, chez ceux qui l’exercent, une admirable impersonnalité en présence du mal grave. Toute sa pensée bandée vers l’enfant qu’elle allait secourir, elle sentait à peine l’injure discrète et voilée qui lui était faite. Ce fut seulement en fiacre, emportée aux côtés de cette petite fille garçonnière et délibérée, que son amour-propre s’éveilla et s’offensa. Elle courait à ce chevet où l’on avait dédaigné de l’appeler, où sa science n’était nullement requise ; et sa dignité se révoltait. L’idée lui vint de rebrousser chemin pour laisser Jeanne Adeline libre d’appeler quelque autre médecin, puisque cette singulière doctoresse n’accordait sa confiance qu’aux hommes. Mais la fillette bavardait toujours :

— Voilà : Julien avait mal à la gorge, et maman avait dit ce matin : « Je ne veux pas qu’il aille en classe aujourd’hui… » Puis, monsieur Artout lui ayant téléphoné hier pour le chloroforme à donner dans une opération, la voilà partie dès neuf heures boulevard de Courcelles. À midi, je rentre du cours supérieur où je prépare mon brevet : pas de maman, bien entendu ; pas de papa non plus. Pauvre père ! il n’avait pas raté l’apéritif… Alors on déjeune seuls, nous quatre. À une heure et demie, je retourne à l’école avec ma petite sœur Georgette ; Alfred, qui est externe, s’en va au lycée. Julien reste avec la bonne. Elle devait aller au lavoir, mais, pour qu’elle puisse surveiller le petit, maman lui avait recommandé de faire son savonnage à la lessiveuse sur le fourneau de la cuisine, sans bouger. Ah bien, oui ! voilà le savon qui manque, ou « la carbonade », je ne sais quoi ; elle court chez l’épicier, rue de l’Ancienne-Comédie : l’affaire d’une minute, à ce qu’elle dit. N’empêche que Julien a le temps de monter sur une chaise, de soulever le couvercle de la lessiveuse pour voir comment fait l’eau qui sort en bouillonnant par les petits trous de la pompe. La vapeur l’échaude, il bondit en arrière, s’accroche à la lessiveuse qui bascule et lui déverse un grand jet d’eau chaude sur tout le corps… Quand la bonne lui a ôté ses habits, elle dit que la peau est venue avec !… Dieu merci, maman est rentrée à quatre heures. Monsieur Artout l’avait retenue à déjeuner chez lui ; elle n’avait pas osé refuser, crainte de le contrarier, car, comme dit papa, monsieur Artout c’est la « vache à lait » de maman, et elle le ménage comme le bon Dieu… Moi, je l’aime bien aussi monsieur Artout ; je lui ai dit, un jour, que je voulais faire ma médecine. Il s’est écrié : « Pourquoi pas ? »

— Mais, reprit Thérèse, qui déjà ne pensait plus à sa dignité froissée, à quelle partie du corps votre petit frère a-t-il été le plus atteint ? Que lui a-t-on fait ? L’a-t-on baigné ?

— Ah ! non, pour sûr ! Maman a, je crois bien, perdu la tête, et le pauvre gosse crie tant dès qu’on le touche !

— Quel âge a-t-il donc, le pauvre enfant ?

— Neuf ans, madame, et on lui en donnerait plutôt dix, tant il est grand !

Le fiacre, qui avait suivi les quais, s’engageait dans l’étroite rue Dauphine, où un embarras de voitures le retint quelques minutes. Thérèse revivait les heures où elle avait attendu la mort de son enfant ; il lui semblait éprouver ce qu’endurait la malheureuse doctoresse. Impatiente d’arriver, elle préparait mentalement plusieurs ordonnances appropriées aux divers genres de brûlures que pouvait présenter le petit garçon. C’est à l’hôpital, en chirurgie, plus que dans la clientèle, qu’elle avait eu occasion d’exercer la thérapeutique spéciale en pareil cas. Elle se souvint qu’Artout préconisait le sous-nitrate de bismuth, et Boussard l’acide picrique, aussi exclusivement l’un que l’autre. Enfin le fiacre s’arrêta devant la noire maison de la rue de Buci dont Jeanne Adeline occupait l’entresol.

Il y avait, au fond du corridor obscur, un escalier dont le pied tâtonnant de Thérèse trouva enfin la première marche. La fillette, reprise par une anxiété qui l’avait quelque peu quittée au cours de sa promenade, était partie en avant comme une flèche. Familière de l’escalier noir, elle l’eut gravi en quelques bonds. Thérèse, accrochée à la rampe, devait chercher chaque marche du bout de sa bottine. Et l’on sentait, répandue par toute la maison, l’odeur douceâtre, alcaline et savonneuse, de cette lessive meurtrière qui, sa colère monstrueuse et stupide passée sur le pauvre enfant, avait continué de bouillonner doucement sur le fourneau de la cuisine.

N’ayant personne pour l’introduire, car Lucie était déjà au chevet de son frère, Thérèse se dirigea au hasard des portes ouvertes, traversa l’étroite salle à manger au tapis rouge tendu sur la table ronde, puis le salon d’attente minuscule prenant jour sur une cour infecte, un tronçon de couloir où les jupes de madame Adeline pendaient au porte-manteau, et elle arriva enfin dans la chambre où l’enfant geignait, étendu sur son petit lit de fer. La mère, toute contractée, penchée sur lui, le regardait en pleurant. Quand elle aperçut Thérèse :

— Ah ! vous êtes venue !… examinez-le vite. Je n’ai pas une idée à moi.

Et elle restait là immobile, angoissée, le front dans les mains. Vivement, la jeune femme se déganta, rejeta sur le grand lit drapé de cotonnade rouge son ombrelle et sa jaquette, et vint dévêtir de sa chemise le petit garçon, qu’elle soutenait d’un bras sous les omoplates. Le petit corps nu apparut, nerveux et souple, avec des soubresauts qui enflaient le thorax mince et maigre. Le côté droit, depuis l’épaule jusqu’à la cuisse, était marqué de longues traînées rouges, et la peau, soulevée en boursouflures, formait de grosses perles opalines toutes gonflées d’eau : l’une d’elles, énorme, à la hanche, ressemblait à un œuf transparent. Le bras avait été mis à vif lors de l’arrachement des habits.

Toute émotion oubliée, le sourcil froncé, calme, sûre d’elle-même, Thérèse parcourait les brûlures de son regard droit, fort et ardent. Elle recueillait sa science, ses idées, toute sa pensée lucide, rassemblait, d’un effort viril, ses facultés, en vue de la décision prompte qui sauve. Le petit garçon se plaignait et pleurait. Chose étrange, elle n’eut pas vers lui le geste câlin du médecin qui s’attendrit devant l’enfant malade. Son cerveau seul vivait et agissait. La femme qui se hausse aux fonctions de l’homme y dépense trop d’énergie pour gaspiller encore de ses forces en sensibilité. Elle dit, après avoir vu toute la série des brûlures :

— Celles du bras sont douloureuses, mais sans gravité. Il aurait fallu percer les phlytcènes de la hanche. Le pauvre enfant doit souffrir beaucoup. Pourquoi ne pas lui donner un bain avant les pansements ?

— Ah ! je ne sais plus rien ! gémit madame Adeline. Essayez de tout. Calmez-le.

La domestique alla chercher la baignoire d’enfant, qui était devenue trop petite pour ce garçon de neuf ans. Lucie déclara que la lessiveuse était grande et qu’on pourrait y faire tenir son frère accroupi. Le temps pressait. Peu accoutumée à ces intérieurs de la médiocrité, où tout fait défaut, Thérèse, qui ne connaissait guère que les hôtels de l’île Saint-Louis ou la clientèle du faubourg Saint-Germain, ne se déconcerta pas. Elle parcourut l’entresol exigu où logeait toute la famille de la doctoresse. Elle vit le cabinet, dont les fenêtres basses, en cintre, atteignaient au plafond. La table de gynécologie y était représentée par une chaise longue, en reps vert. La table de travail — un vieux bureau d’acajou — s’étalait propre et nette, sans le désordre du journal scientifique qui traîne, du livre nouveau de pathologie que le médecin a laissé entr’ouvert la veille, des brochures repoussées pêle-mêle après une lecture rapide ; madame Adeline ne lisait pas. Exténuée par sa clientèle de quartier, ses visites à quarante sous, les accouchements, la médecine auxiliaire à laquelle Artout rappelait de temps en temps, elle s’en tenait à sa science d’il y a vingt ans, soutenue par son admirable mémoire qui n’avait jamais fléchi. Thérèse vit les deux pièces exiguës où s’entassaient, filles d’un côté, garçons de l’autre, les quatre enfants de la doctoresse, puis elle gagna la cuisine, guidée par l’odeur et le bouillonnement de la lessive. À la servante qui rechignait pour sortir son linge d’un « si beau bouillon » elle fit vider la petite chaudière, en surveilla la purification. Et, sa jupe relevée, elle dictait ses ordres, prévoyait tout, disposait tout, devinait tout, agissait comme si elle avait tout connu dans cette cuisine humide, malodorante, où voltigeait, dans un coin sombre, le papillon jaune d’un bec de gaz, alors que le soleil de mai étincelait encore au plein air. Ensuite, revenant à ce cabinet de sage-femme des quartiers pauvres, elle y chercha un bout de papier où, sûre d’elle-même, de son écriture haute, lisible et nette, elle traça l’ordonnance. Les camions, les fiacres se croisaient dans la rue avec les omnibus ; les voyageurs d’impériale montraient, à leur passage cahoté, une brochette de visages hétéroclites atteignant la hauteur des fenêtres. C’était un fracas, une trépidation ininterrompue qui faisait vibrer les vitres dans leur châssis, l’encrier, la sébile de verre, et la bouteille d’acide phénique sur la table. Soudain, dans l’escalier, une chanson se fit entendre, se rapprocha : c’était une voix d’homme un peu timide et hésitante, qui chantait. Puis la porte s’ouvrit ; la voix pénétra dans l’appartement : Thérèse perçut le dernier vers lyrique de l’Internationale.

« Ah ! pensa-t-elle, voilà monsieur Adeline qui rentre, et si gaiement !… Quand il apprendra le drame, quelle terrible secousse !… »

Elle aimait bien ce « bon monsieur Adeline », si tranquille, si résigné, si excellent mari. C’était, à vrai dire, un homme simple, mais sa vie honnête séduisait Thérèse, et le bel exemple qu’il donnait d’un époux entièrement docile aux exigences du métier de sa femme le lui rendait sympathique. Elle se leva vite pour prévenir la terrible émotion qui attendait le pauvre homme dans sa chambre. Mais, avant elle, la doctoresse était arrivée, et toutes deux, dans le salon d’attente à demi obscur, où l’on sentait l’humidité des arrière-cours parisiennes, se trouvèrent en face d’un homme titubant, le chapeau en arrière, qui s’affaissa sur une chaise sans pouvoir aller plus loin.

— Il fait chaud, dit-il d’une voix traînante, sans voir Thérèse. Que Lucie aille m’acheter une canette bien fraîche.

Madame Adeline saisit la main de Thérèse, et l’entraîna aussitôt jusque dans le cabinet de consultation.

Alors, là, dans cette pièce misérable où elle vendait sa science en tranches de vingt sous, la pauvre femme que Thérèse avait toujours connue joyeuse, vaillante, supportant avec plaisir sa prodigieuse vie de labeur, brave, de bonne humeur, ayant conservé jusque dans la maturité cette gaieté gauloise du petit monde parisien, s’abandonna, dégonfla son cœur, dévoila sa secrète misère.

— Vous l’avez vu, murmura-t-elle très bas et sans quitter la main de cette amie plus heureuse et plus forte, vous l’avez vu. J’avais toujours caché son vice qui me fait honte, j’ai tenté l’impossible pour qu’on l’ignore. Chaque jour, il me revient ainsi, quelquefois moins gris, mais souvent davantage encore. Hier le concierge l’a trouvé couché dans l’escalier, inerte, et me l’a remonté comme un paquet en le cognant partout. C’est ignoble… Un homme qui était si sobre autrefois !… Il me tue, je vous assure, il me tue. D’abord il a bu peu : l’apéritif, avec ces autres messieurs de l’économat, tout simplement. Mais le goût lui en est venu plus vif. Il a pris deux absinthes, puis trois, puis quatre. Et maintenant, c’est le matin, c’est le soir, c’est le jour, c’est la nuit. Vous venez de le voir, un homme fini ! Ainsi vous concevez quel sort est le mien : mon enfant va mourir, et mon mari m’est devenu un objet de répulsion.

Ses yeux étaient secs, mais ses cheveux blonds, que l’âge et le surmenage avaient décolorés, lui retombaient lamentablement défrisés sur les tempes : elle était vieillie, vaincue, écrasée malgré sa bravoure, sa vaillante bonne humeur, sa lutte héroïque d’humble femme contre l’existence. Thérèse s’émut. Les larmes lui vinrent.

— Ma pauvre madame Adeline ! dit-elle seulement.

Et, debout devant la doctoresse, lui serrant la main, elle la considérait avec pitié, avec désolation.

— Le pire, continua celle-ci, c’est que ce désastre de ma maison, j’en suis la seule cause. Oh ! ne vous récriez pas : je sais réfléchir et comprendre aujourd’hui. Ma vie fut une longue et grande erreur. Je ne devais pas être médecin ; mon devoir était ici, chez moi, à tenir ma maison, à faire fructifier par l’économie, par la bonne organisation et le travail ménager, les appointements de petit employé que m’apportait mon mari. On a trois pièces, on fait soi-même son marché, sa popote, on raccommode son linge, on garde ses enfants, on choie son homme… Mais non ! je ne me sentais pas plus sotte qu’une autre, j’aimais l’étude et j’avais l’orgueil du travail cérébral que je pouvais fournir : pourquoi rester dans l’obscurité pauvre d’un tran-tran tout matériel, quand je me sentais capable d’entreprendre un chic métier ? Et j’entrevoyais une existence intéressante et distinguée. Il y a vingt ans, ma chère, les femmes médecins ne couraient pas les rues. C’était une profession originale qui vous mettait en relief ; on parlait de vous dans les journaux comme d’un cas rare. C’était plus alléchant que de s’enfermer dans trois pièces à surveiller le pot-au-feu, le mari et les enfants. J’ai fait un beau rêve, quoi ! Il m’a fallu travailler dur, mais cela ne m’effrayait pas. J’ai passé l’officiat de santé que j’ai converti en doctorat en subissant cinq examens à la suite…

L’oreille tendue, elle s’interrompait à chaque minute, épiait en même temps les gémissements de son fils et les extravagances de l’homme ivre que la bonne menait durement, le forçant à se déchausser, à mettre ses pantoufles, sous peine de lui retirer sa bouteille de bière. Le petit garçon finit par s’assoupir tandis que le mari s’abreuvait tranquillement, somnolent et doux, devant la bouteille, dans la salle à manger.

La doctoresse reprit :

— Il me révolte, il me répugne ; mais je le plains et je lui pardonne. Pendant dix années, il fut un mari modèle. La vie du malheureux n’était pas gaie pourtant. À quelque heure qu’il revint, il trouvait la maison vide ou envahie par le tapage des enfants indisciplinés. Il m’aimait bien, et l’on aurait cru que je le fuyais. Il ne récriminait pas, s’efforçait à me remplacer, peignait les enfants, laçait leurs souliers, trempait la soupe quand la bonne s’était mise en retard. Et l’on espérait que les honoraires rentreraient mieux, qu’Artout me prendrait plus souvent, que la fortune viendrait. Mais Artout s’entichait de madame Lancelevée, ma consultation grouillait de pauvres femmes, de bonnes sans place. J’en ai vu qui m’allongeaient dix sous, une fois l’ordonnance rédigée !… Et quel gâchis dans le ménage ! Une domestique à cinquante francs ne suffisait pas, il fallait lui adjoindre une femme de ménage, et payer en sus les mois de nourrice des enfants… Et les mois d’épicerie, de boucherie, que je ne pouvais vérifier ! C’est aussi la viande qu’on laissait gâter dans le garde-manger, le beurre qu’on gâchait, le café, le sucre, qu’on volait, et je n’avais pas de contrôle, impossible de parer à ces fuites invisibles de l’argent : il fallait s’en tirer en préparant des rentrées toujours plus fortes… Ainsi, pour faire marcher une maison que les domestiques avaient mise sur le pied de quinze mille francs, je vivais en galérienne. Dieu merci, j’avais un rude tempérament ; mais, de plus en plus, je désertais mon intérieur. Adeline, lui, était comme veuf. Même la nuit, il ne m’avait pas… Vous connaissez ça, ma pauvre amie ; quelquefois on est à peine dans ses draps que la sonnette vous réveille… Encore vous, vous pouvez en prendre à votre aise, tandis que moi !… Avais-je le droit de refuser un accouchement, dût-il ne me rapporter que quarante francs chez des pauvres ?… Voyez-vous, mieux eût valu pour Adeline que je fusse morte. Les hommes sont les hommes : il en aurait trouvé une autre… Moi là, il se résignait, attendait, souffrait et s’ennuyait. Un jour, l’alcool l’a surpris. Il s’y est peu à peu accoutumé et dès lors a cherché dans l’ivresse l’oubli de sa solitude et de ses embêtements… Il ne demandait pourtant qu’à être un brave homme. S’il s’est égaré, la faute en est à moi. Maintenant le mal est sans remède. Revenir au foyer, m’y enfermer pour y remettre l’ordre ? c’est trop tard. Déjà, là-bas, à l’économat de la Pitié, les blâmes pleuvent sur Adeline. Indulgemment, le directeur m’a fait avertir que sa conduite était inconvenante, et portait atteinte à la dignité de l’administration. Il est en passe de perdre son emploi. Alors je suis rivée à mon métier, qui sera bientôt le seul gagne-pain de la famille. Quant à lui, le malheureux, je n’ai qu’à le laisser sombrer jusqu’au fond, à me désintéresser de lui, sans pouvoir consacrer seulement une semaine de soins et de sollicitude à un essai de sauvetage… Et si Julien meurt maintenant, n’aura-t-il pas été, lui, la seconde victime de mon métier ? Savez-vous que c’est affreux !

Elle était toute blanche. Un grand frisson la secoua ; ses yeux, si gais naguère, exprimaient un désespoir immense. Thérèse, qui avait écouté cette confession douloureuse avec un intérêt étrange, eut tellement pitié de la pauvre femme qu’elle la prit à l’épaule, l’embrassa.

— Ma bonne madame Adeline, ne perdez pas courage à ce point ! Julien n’est pas en danger de mort. La brûlure de la cuisse intéresse un peu le muscle, je le crains, mais le pouls n’est pas mauvais ; la température a peu monté. Après le bain, je lui ferai une piqûre de morphine, puis les pansements. Je vous en prie, consolez-vous. Vous avez mené la vie la plus digne, la plus méritoire. Il n’est personne qui ne vous admire…

— Il vaudrait mieux, répondit la pauvre doctoresse, qu’on m’admirât moins et que j’eusse gardé mon bonheur conjugal.

À ce moment, il se fit dans la salle à manger un bruit de voix hautes et furieuses. C’était la servante qui gourmandait son maître, et une dispute s’ensuivait entre eux. Madame Adeline rougit. Elle s’excusa près de Thérèse et disparut.

La jeune femme, inquiète et émue, resta seule ; madame Adeline venait de la bouleverser. Pour achever d’écrire l’ordonnance, sa main trembla. Elle pensait à son bébé. Il aurait deux ans maintenant. Elle essayait de l’imaginer tel qu’il eût été, dans une robe à gros plis, formant de mignonnes phrases, trottinant à pas menus par toute la maison. Et sa maternité défunte ressuscitait en désirs imprécis, en tristesses, en besoins vagues. Elle pensait aussi à son mari qui devenait si froid pour elle, si lointain, si étranger ! Et cet abandon subtil, dont elle avait la perception nette, lui causa soudain une angoisse.

Elle signa l’ordonnance :

Docteur Thérèse Guéméné.

Elle se redressait, très lasse, très rêveuse, quand Lucie Adeline entra en coup de vent :

— L’eau est chaude pour le bain de mon petit frère. Après, on lui fera des pansements. Je vous regarderai, n’est-ce pas ? C’est si joli, si doux, l’ouate hydrophile ! Je voudrais vous aider ; me le permettrez-vous ?… Oh ! la médecine, la médecine ! si vous saviez !…

Elle eut un frissonnement de jeune poulain. Puis, se faisant câline, avec ce goût qu’ont les adolescentes pour les femmes supérieures, leurs aînées, qui incarnent à leurs yeux un idéal, elle s’approcha de Thérèse, lui posa sur l’épaule sa tête brune aux cheveux abondants qu’un ruban rouge nouait à la nuque :

— Parlez à maman pour moi, dites, madame, je vous en prie ! Elle ne veut pas que je fasse ma médecine. Alors qu’est-ce que je deviendrai ?… Un jour, monsieur Artout a permis que j’aille dans son service à Beaujon. Oh ! quels bons moments j’ai passés ! Ça me plaisait tant, tous ces lits, tous ces malades, tous ces médecins, ces infirmiers ! C’était blanc, c’était propre, ça sentait les remèdes, la pharmacie. Ah ! j’aurais voulu y rester toujours, toujours…

Thérèse, devant cette petite fille frémissante, se rappelait sa propre adolescence, l’émotion que lui causait l’odeur d’iodoforme rapportée de l’Hôtel-Dieu dans les vêtements de son père, l’aspect extérieur d’un hôpital aperçu au passage, dans une rue, la seule vue d’une croix de Genève, symbole médical. Et elle sentait ces impressions lointaines se reproduire aujourd’hui dans cette fillette ardente, mordue de ce même mal terrible et voluptueux de la vocation.

— Je veux être médecin ; je veux signer, un jour, des ordonnances, comme vous : « Docteur Lucie Adeline… » Je veux guérir des gens, devenir célèbre comme madame Lancelevée. Si l’on m’en empêche, je me tuerai.

Ses yeux lançaient des flammes et se mouillaient de larmes. On devinait combien pouvait être vif et violent chez cette enfant le désir combattu dont elle souffrait déjà comme d’une passion mystérieuse. Thérèse se troubla, s’effraya devant la responsabilité à encourir. Fallait-il, par un acquiescement tacite, orienter cette jeune fille vers cette science fascinante qui prend maintenant les femmes, les absorbe, les asservit, les exige tout entières ? Voici qu’un doute s’emparait d’elle, la rendait craintive, timorée, au moment de hasarder ce conseil qui influencerait peut-être à jamais Lucie. Elle n’était plus si sûre qu’autrefois que le bonheur fût là pour une femme. Une incertitude angoissante fermait ses lèvres…

— Ma petite amie, dit-elle enfin, je vous remercie de votre confiance. Vous êtes gentille de m’avoir si franchement ouvert votre cœur. Mais que peut valoir mon avis auprès de celui que vous donne votre mère ? Elle a une longue pratique de la profession que vous voulez embrasser ; elle vous guidera plus sûrement que moi. Elle a payé sa sagesse par des expériences probantes et cruelles : croyez-la…

— Mais si vous aviez une fille, demanda Lucie, très décontenancée par un discours qu’elle attendait si peu, vous n’agiriez pas comme maman le fait à mon égard ?

— Si j’avais une fille… reprit Thérèse en hésitant.

Et toute l’histoire de son mariage repassait devant ses yeux. Ses difficultés conjugales, dont avec une mauvaise foi incessante, elle n’avait pas voulu convenir, lui apparaissaient évidentes, subitement. Elle revit la mort de son bébé, les peines multiples de Fernand, la lente flétrissure de leur amour. Elle se rappela les baisers de glace, hâtifs, distraits que lui donnait son mari, son regard sans tendresse, ses sourires forcés, leurs conversations sèches, leurs nuits sans enlacements…

Et l’assurance de n’être plus aimée lui devint si précise qu’une contraction physique de son cœur lui donna une douleur insupportable, tout à coup.

— Si vous étiez ma fille, Lucie, dit-elle, très pâle, je serais bien indécise, bien troublée devant une telle vocation. Certes la médecine est une carrière magnifique, mais elle veut des femmes d’exception. Vous êtes trop jeune encore pour savoir… Tâchez d’écouter votre mère. Si vous êtes malheureuse, venez me voir, un jour, ma petite amie…

L’enfant eut un geste de désespoir :

— Personne ne me comprend !

Puis, énergique et sachant déjà se vaincre :

— Maintenant, il faut donner le bain à Julien.

Thérèse quitta cette maison, l’âme dans la pire détresse. L’exercice apaisant de sa profession l’avait un moment calmée. Elle avait baigné le petit garçon ; puis, les ampoules percées, seule avec Lucie, car la mère n’était plus d’aucun secours, elle avait fait, autour du petit corps si affreusement endommagé, les pansements habiles qui le tenaient désormais droit et inflexible dans un blanc maillot d’ouate. Il demeurait certes en danger, mais elle espérait bien le sauver à force de soins. Pourtant le contentement de sa puissance, de son œuvre bienfaisante ne persista pas longtemps. À peine dehors, elle oublia Julien pour ne plus penser qu’aux poignantes confidences de la doctoresse. Aussitôt le retour sur elle-même se faisait tout naturellement :

« Comme il est aisé à une femme de perdre son mari ! » songeait-elle.

Bien qu’il fût tard, elle se sentait si nerveuse qu’elle décida de rentrer à pied. L’heure du dîner mettait une agitation excessive dans ces rues du vieux Paris, où, l’été, la petite vie bourgeoise déborde sur les trottoirs. Une fièvre poussait sur la chaussée les camions, les charrettes, les omnibus, parmi lesquels, frêles et légères, filaient des bicyclettes au grelot grêle. Thérèse se disait :

« Comme c’était bon autrefois d’être si aimée ! »

Quand elle laissa la sombre rue Dauphine et son fracas pour déboucher sur le quai, elle eut la soudaine impression d’un grand silence et d’une grande lumière. La Cité, qui s’effile sur les eaux comme la proue d’un navire, étalait ses façades grises du quai des Orfèvres. Bientôt apparut l’Hôtel-Dieu, et le cœur de Thérèse se serra au souvenir des fiançailles un peu tristes où elle s’était promise à Fernand si amoureux. La façade symétrique de Notre-Dame, rosée par le soleil couchant, striée par ses sculptures, ses colonnades régulières, décorée de sa grande rosace noire, fermait la perspective. Tout alentour, Thérèse remarqua le vol des premières hirondelles. Elles tournoyaient en bandes, fendant l’air de la double faucille de leurs petites ailes. On eût dit des oiseaux d’acier noir ; et le cri métallique qu’elles poussaient en se poursuivant complétait l’illusion. Thérèse songeait :

« Un jour, je traversais le Parvis avec Fernand, et, sur le seuil de l’hôpital, je l’ai embrassé. Nous sortions de chez l’oncle Guéméné ; il avait dit, en nous regardant tous deux : « Mes enfants, lorsqu’on est marié, il faut lier ses vies… »

Sous l’arche minuscule du Petit-Pont, la Seine roulait en ruban mince, encombrée de chalands où les mariniers vivent en tribus, faisant sécher leur linge qui claque au vent parmi les barriques et les madriers. Thérèse répétait rêveusement :

« Lier ses vies… »

La mince nef gothique de la cathédrale s’allongeait au bord de l’eau, soutenue par des contreforts et des arcs-boutants d’une pierre si blanchissante qu’elle ressemblait à du marbre vétuste. La verdure fraîche du square de l’Archevêché s’épanouissait sous l’abside.

Thérèse s’interrogeait :

« Était-ce donc bien sûr que Fernand ne l’aimait plus ?… Était-ce même possible, quand elle le chérissait encore si fortement ! »

Elle se hâtait pour le rejoindre plus vite. Ayant franchi le pont, elle longeait maintenant les bâtiments bas et sinistres de la Morgue, dont le voisinage inquiétait peu son âme de médecin, familière des amphithéâtres, ignorante des sensibilités féminines. Des gens de l’Île, sur le pont Saint-Louis, la reconnurent et se dirent à l’oreille : « C’est la doctoresse du quai Bourbon. » Alors Thérèse, sous l’ombrage des peupliers d’Italie, aperçut sa maison. Et l’idée d’y retrouver Fernand, de le reprendre par des caresses, de le ressaisir en l’aimant mieux, lui gonfla le cœur, délicieusement.

— Monsieur est-il à table ? demanda-t-elle à la femme de chambre, dès l’arrivée.

— Monsieur n’est pas encore rentré, madame.

L’habitude de la visite quotidienne chez madame Jourdeaux était devenue impérieuse pour Guéméné. Il en attendait l’heure, tout le jour, dans une fièvre secrète, vivant avec l’inquiétude de ne pouvoir ménager son temps et ses visites médicales en vue de cette visite amoureuse. Il arrivait, avide de joies nouvelles, anxieux, passionné, ardent. Et il trouvait la douce femme brodant à la fenêtre, immuablement sereine et tranquille en apparence, mais plus pâle toujours, plus triste, dévorée du tourment inconscient qu’elle portait en elle, et que n’apaisait plus ce tendre commerce d’amitié bénigne et décevante. Alors ils causaient sans liberté, sans abandon, les yeux fixés sur la pendulette qui réglait la durée de leurs entrevues hâtives. Ils contenaient leurs propos, leurs attitudes, se défendaient, contrairement à toute logique, d’une naturelle intimité, conséquence d’une plus profonde connaissance mutuelle. Chacun d’eux faisait le même effort pour entretenir, par mille artifices, cette architecture illusoire d’amitié qui recouvrait, en le sauvegardant, le sentiment violent qui les unissait. Que cette fragile tour d’ivoire tombât, et entre eux fût apparue, troublante et nue, la vérité de leur passion. Et l’heure marchait ; Guéméné devait quitter cette inaccessible amie qui le calmait par ses airs de madone, et le ravageait par sa secrète et orageuse mélancolie. Il la quittait en souffrant, plus éloigné d’elle qu’à l’arrivée, affamé d’elle, malheureux, inassouvi.

Ce soir-là, il était venu dans un état de surexcitation inaccoutumé, irrité par des causes vagues, mécontent de tout. Elle s’en aperçut :

— Mon ami, lui dit-elle, qu’avez-vous ?

Et sa main, si douce d’ordinaire, serra celle de Guéméné avec tant de nervosité qu’il frémit. Aussitôt, d’instinct, ils s’écartèrent.

— Eh ! dit-il, je n’ai rien de plus que chaque jour.

— On vous a fait encore quelque peine chez vous ?

La tendre femme n’avait dans le cœur qu’un mauvais sentiment : elle haïssait Thérèse. Elle s’exaspérait à sa seule pensée, voyait en elle une créature détestable, maussade, méchante, lui inventait mille défauts, la jugeait implacablement.

— Non, dit-il, ma femme ne m’a pas fait de peine nouvelle. Thérèse a, je vous le jure, de très belles qualités, que je reconnais. Elle est bonne, très attachée à sa conception personnelle du devoir. Elle a compris le mariage d’une façon égoïste et parcimonieuse, mais ne s’est jamais départie de ce qu’elle croyait être le bien. Et c’est ce qui fait le tragique de ma situation. Ma vie, près d’une telle compagne, fut une longue suite de petites misères. Elle ne m’a jamais causé le grand chagrin qui délie, qui libère ; et je me sens comme une obligation de l’affectionner encore, de ne pas la briser en lui révélant la ruine de notre bonheur.

Madame Jourdeaux se redressa lentement au-dessus de la broderie qu’elle gardait entre ses doigts sans y travailler, et, les paupières palpitantes, elle dit, avec un air détaché :

— Vous l’aimez encore, mon pauvre ami.

Guéméné éprouvait un scrupule qui l’empêchait d’articuler brutalement cette phrase : « Je n’aime plus ma femme ». C’eût été, lui semblait-il, une injure trop grossière à la dignité de Thérèse, et une trahison trop imméritée. Il chercha un détour.

— Après ce qui a été entre nous si longtemps, dit-il en choisissant, en atténuant ses expressions, il demeure entre les êtres comme une parenté indélébile, une atmosphère de souvenirs qui peut être aussi froide, aussi lugubre qu’un tombeau, mais où l’on continue de respirer ensemble. C’est la pire situation. Les simulacres de l’amour d’autrefois restent comme autant de mensonges. On s’embrasse, on se sourit, on échange des pensées, on emploie les anciens termes de tendresse, et l’on se sent brasser des choses flétries, inertes, des ombres de ce qui fut. Et, comme rien n’est cassé en apparence, il faut vivre en se contentant de cela. C’est triste comme la mort…

— On dirait, reprit la douce femme, — et sa voix s’altérait légèrement — que vous lui reprochez de ne vous avoir pas fait subir de plus cruels chagrins.

— Peut-être…

— Comme vous êtes inconséquent !

— Non, je suis logique. Si elle avait été foncièrement coupable, je me serais repris, sans remords ; j’aurais refait mon nid… ailleurs.

Il se tut. Elle reprit son aiguille fébrilement, et piqua la batiste d’un geste saccadé. Ils étaient aussi émus l’un que l’autre, et leurs yeux avaient beau se fuir, leurs âmes fusionnaient dans le même désir étouffé de l’union. Le silence dura quelques minutes, puis Guéméné prononça :

— La journée a été splendide…

Elle dit : « Oui », leva les yeux vers le pan de ciel bleu qu’encadraient les grands murs de la cour intérieure. Il lui vit des larmes.

— Ce que je fais est stupide ! s’écria-t-il. Je viens ici pour tâcher d’apporter un peu de joie dans votre vie si solitaire et triste : je ne réussis qu’à vous navrer par l’étalage de ma misère.

Elle eut de cette phrase un dépit inavoué, s’étant toujours imaginé, dans son besoin de dévouement, qu’il venait quêter du bonheur et non pas en donner.

— Oui, vous êtes bon ; vous me faites des visites de charité, mais toute mon amitié ne peut vous faire oublier celle qui a été si dure pour vous, et que vous avez tant chérie, celle que, peut-être encore, sans le savoir…

Elle n’acheva pas : un sanglot l’étranglait. Jamais la douce et sereine femme n’avait laissé voir à ce point l’agitation secrète dont elle souffrait ; Guéméné, à ce moment, lut véritablement en elle.

— Mon amie, mon amie, pouvez-vous dire cette chose ! reprit-il plus lucide qu’elle et plus conscient. Vous m’avez fait tant de bien, au contraire, vous avez mis tant de douceur dans mon existence d’abandonné !

— Est-ce vrai ?

Et, quand leurs yeux se rencontrèrent, tous deux rougirent. Ils commençaient à se craindre l’un l’autre. La porte s’ouvrit. Le petit André entra. Il venait d’achever ses devoirs et les voulait montrer au docteur. Sa présence n’irrita ni ne dérangea Guéméné. Cet enfant représentait pour lui l’autre amour dont il avait été frustré, et il satisfaisait ses désirs paternels à s’occuper du fils de son amie, à surveiller ses études, à diriger sa vie. Il avait conseillé que l’on prit pour lui une Allemande. À son insu, il aimait faire acte d’autorité dans cette maison qui était pour lui un foyer illusoire, à gouverner l’enfant, à régenter la mère.

Il examina les pages du cahier, fit quelques observations que le petit garçon écouta docilement, puis il dit :

— Quand tu auras très bien travaillé, je te conduirai une fois à mon laboratoire où tu verras toutes sortes de petites bêtes.

L’enfant demanda, de son soprano aigu :

— Y aura-t-il des lézards ?

Guéméné se mit à rire, l’enleva, l’assit sur son genou, l’enlaçant d’un bras, le serrant âprement. La mère poursuivait sa broderie et les regardait d’un œil oblique. Ils demeuraient silencieux tous les trois, dans un bien-être paisible, confiants les uns dans les autres. Et Guéméné se complaisait à ce simulacre d’une famille auquel il se leurrait par instants.

— Votre cuisine sent bon, dit-il tout à coup d’une voix très émue. Invitez-moi donc à dîner.

Madame Jourdeaux tressaillit et se redressa :

— Vous voulez dîner ici ?

C’était la première fois qu’il en manifestait l’envie. Pour elle, qui l’avait toujours reçu si tendrement, elle ne lui avait jamais fait une offre, ne lui disant même pas — tant était sévère sa retenue délicate de femme — : « Revenez… Restez un peu plus… » Mais à cette demande, elle ne dissimula pas sa joie. Elle sonna pour qu’on mît un couvert de plus. Puis le petit André s’étant esquivé :

— Vous ne craignez pas que madame Guéméné ne vous attende longtemps, ce soir ?

— Je l’ai attendue assez souvent, moi ! fit-il avec un accent de rancune.

Puis, plus tristement encore, il ajouta :

— J’inventerai quelque chose, un dîner au restaurant entre deux visites urgentes… Mentir avec des mots, est-ce pire que de mentir avec des baisers !…

— Pauvre ami ! dit-elle avec une tendresse contenue.

Elle reprit son ouvrage, et ils restèrent muets, ne sachant que se dire.

Pendant qu’ils passaient à la salle à manger, le petit André s’approcha furtivement et glissa un papier roulé dans la poche de son grand ami. C’était une surprise qu’il lui préparait depuis trois jours, un beau devoir écrit avec soin, orné d’une dédicace, et noué d’un ruban rose. L’enfant resta tout tremblant de son acte d’audace. Pendant le reste de la soirée, il eut les yeux fixés sur cette poche où sans doute le grand ami porterait la main : alors on verrait bien son étonnement et son plaisir de trouver cela… Mais ce furent de vaines espérances. Le docteur ne s’aperçut de rien.

Le dîner fut paisible et doux comme la maison où régnait cette charmante femme. La présence de la domestique qui servait lui ôta toute intimité. Guéméné parla de ses expériences de laboratoire. Boussard lui faisait rédiger une longue communication pour l’Académie, mais des scrupules l’arrêtaient et sa conscience requérait sans cesse de nouvelles observations. Il opérait maintenant sur des chiens ; il aurait voulu avoir de gros animaux à sa disposition.

— Ah ! disait-il avec lassitude, ce terrain d’expérience, qui échappe toujours à ceux qui cherchent !

Madame Jourdeaux découpait en tranches, adroitement, un gâteau fourré de fruits. Sans s’interrompre, elle riposta :

— Je vous ai proposé un terrain dont vous n’avez pas voulu. Il est toujours à votre disposition. L’expérience serait décisive, cette fois.

Il eut un petit rire qui ressemblait à un sanglot :

— Vous ! vous ! balbutia-t-il. Je commettrais un crime, et vous seriez ma victime !

Le couteau tomba des mains de la jeune femme. Il y avait eu dans le ton de Fernand tant de passion, tant de ferveur, on y sentait si bien cette idolâtrie un peu timide de l’homme dont l’amour ne s’est pas encore exprimé, qu’elle crut entendre un aveu. Et ils se sourirent cette fois avec plus de paix, comme deux nobles êtres très francs qui sont sûrs l’un de l’autre.

Dès le dessert, il la quitta. Et le bonheur qu’ils avaient eu mourut dans le tourment de voir encore diverger leurs vies.

Guéméné redoutait toujours ces retours à la maison, et la présence de Thérèse qu’il retrouvait invariablement souriante, avec son caractère uni, affable et séduisant dans sa force. C’était maintenant un soulagement pour lui s’il apprenait, à son arrivée, l’absence de sa femme. Et il demeurait gêné devant elle, malgré l’honnêteté timorée dont il faisait preuve, comme si cette loyale Thérèse avait pu lire la subtile défection de son cœur.

Ce soir, il espérait qu’elle serait au travail, dans son cabinet, et qu’il s’en tirerait avec un baiser rapide. Mais elle l’attendait dans leur chambre. Il la trouva très étrange, et vit qu’elle avait pleuré. Il allait redescendre au second étage, pour y travailler comme tous les soirs. Elle le retint :

— Fernand, reste un peu, je te prie.

— Que me veux-tu, ma chérie ?

Ce mot la consola. D’ailleurs, il montrait près d’elle, ce soir, une amabilité câline qui lui fit du bien. Ne s’était-elle pas alarmée à tort ? Elle avait rêvé de s’expliquer définitivement avec lui sur l’indifférence qu’elle lui voyait. Et puis, soudain, ce moyen lui parut théâtral et superflu. Elle se contenta de lui dire :

— Tu n’as pas pu rentrer dîner ?

— Mais non, dit-il en s’efforçant à l’assurance, cela m’a été impossible, je t’assure. J’étais sur la rive gauche, il se faisait très tard… J’ai dîné à la brasserie.

— Oh ! je ne te fais pas de reproche, mon pauvre ami, reprit-elle avec une tristesse infinie, je n’en ai pas le droit.

Cette phrase l’étonna tellement sur les lèvres de l’orgueilleuse Thérèse qu’il la regarda fixement, cherchant à deviner l’énigme cachée sous ces mots-là. Elle ajouta :

— Si souvent, moi aussi, je t’ai manqué quand tu avais besoin de ma présence !

Elle ne dit pas l’anxieuse soirée passée ici, dans leur chambre, à l’attendre, à le désirer, à regretter les joies finies. Cependant son accent d’humilité triste frappa de nouveau Guéméné. Ce fut comme un éclair illuminant pour lui, une seconde, le cœur de Thérèse. Il s’accusa d’avoir pris cette femme autrefois, dans son agréable tranquillité de vierge cérébrale, d’avoir éveillé dans son âme, avec le bonheur inconnu de l’amour, des besoins nouveaux, une avidité de tendresse, et de ne les avoir pas rassasiés. La bonté qui était en lui s’émut. Il eut pitié, superficiellement, légèrement, de cette belle épouse que, d’une manière insidieuse et délibérée, il abandonnait. Mais, ce soir, l’idée de vivre près de l’autre était entrée trop au vif de lui-même : il plaignit sa femme comme une étrangère qu’on voit souffrir. Il avait déjà de l’homme adultère les duplicités, les accommodements de conscience.

— Ma pauvre chérie, dit-il en l’embrassant encore, que veux-tu ! nos vies étaient ainsi faites ; le lien en était bien lâche…

Elle eut un geste de passion pour l’étreindre, pour le retenir, et lui un recul qu’elle sentit. Une douleur aiguë la crispa et il la vit se détourner.

« Après tout, se dit-il pour s’exonérer de tout remords, elle a son métier qui la consolera… »

Comme il allait se dévêtir, il vida ses poches de la trousse, du thermomètre, du carnet de visites ; un rouleau de papier, noué d’une faveur rose, tomba par terre.

— Tiens ! qu’est-ce que c’est ? fit-il tout haut.

Machinalement, par un geste de complaisance féminine, Thérèse le ramassa, dénoua la faveur. Le papier se déroula : le devoir du petit André apparut.

— Tu es allé chez madame Jourdeaux ? demanda-t-elle.

— Non, non… J’étais sur la rive gauche.

— Alors que veut dire ceci ?…

Au bas de la page, en caractères d’un demi-centimètre, Guéméné lut à la volée :

Clovis saisit sa francisque, et, frappant le soldat, l’étendit mort à ses pieds, en disant : « Souviens-toi du vase de Soissons. »

Et au-dessous :

À mon grand ami, monsieur Guéméné.
andré jourdeaux.

Guéméné se troubla, reprit le papier.

— Ah ! je me souviens, c’est la semaine passée, on m’avait fait demander pour le petit qui était légèrement indisposé. Il a voulu me donner son devoir ; je l’ai gardé dans ma poche depuis ce jour-là.

— Mais, dit Thérèse dont la voix se faisait étrange, le devoir est daté d’aujourd’hui.

Effectivement, sous le doigt de sa femme qui soulignait les mots, il aperçut :

Mercredi, neuf mai.

Elle le pénétra de son beau regard loyal, droit, insoutenable. Elle ne comprenait rien encore, sinon qu’un mensonge avait été proféré par ce compagnon de sa vie, en qui elle croyait aveuglément.

— Eh bien, oui ! lança-t-il tout à coup, hardiment. Je me suis laissé, ce soir, retenir à dîner par madame Jourdeaux. J’étais très las ; un parfum de cuisine appétissante m’a tenté. Et, pour ne pas te peiner, j’ai menti, je t’ai fait croire que des nécessités m’avaient seules éloigné de toi. Pardonne-moi cette faute, et surtout cette lâcheté, les premières…

Les yeux de Thérèse s’assombrirent. Son visage s’altéra. Elle ne répondit rien, ne sachant encore que penser, étourdie par le choc de cette révélation obscure.

Et ce fut avec une sourde hostilité dans l’âme que, cette nuit-là, ils dormirent l’un près de l’autre.