Principes d’économie politique/II-1-II-II

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II

LE TERRAIN[1]

Il faut à l’homme une certaine place sur la terre ferme, ne fût-ce que pour y poser son pied. Il lui en faut un peu plus pour s’y coucher, un peu plus pour y bâtir sa maison, et beaucoup plus encore pour y semer son blé ou y faire paître ses troupeaux.

Or, cette question de place devient très grave sitôt que la population d’un pays a dépassé un certain degré de densité. Quand les êtres humains, obéissant à leurs instincts de sociabilité, s’agglomèrent dans quelqu’une de ces grandes fourmilières qui s’appellent Londres ou Paris, New-York ou Canton, l’emplacement nécessaire pour les loger finit par faire défaut on voit les terrains acquérir une valeur supérieure à celle des constructions qui les recouvrent, fussent-elles des palais de marbre, et les conséquences sociales, comme nous le verrons à propos de la question des loyers, en sont déplorables pour les classes ouvrières.

Il serait absurde, certes, de craindre qu’un jour vienne où il n’y aura plus sur la terre assez de place pour que les hommes puissent s’y loger, mais il n’est pas absurde de se demander s’il y aura toujours assez de place pour qu’ils puissent s’y nourrir. En effet l’étendue de terrain nécessaire pour suffire à l’alimentation d’un homme est considérable. Les progrès de la civilisation et de l’industrie agricole tendent, il est vrai, à réduire sans cesse cet espace. Chez les peuples chasseurs, il faut à chaque individu plusieurs lieues carrées : chez les peuples pasteurs, plusieurs kilomètres carrés : chez les peuples agricoles, quelques hectares suffisent, et au fur à mesure qu’ils s’élèvent de la culture extensive à la culture intensive, la limite s’abaisse encore[2]. La Chine, grâce à une culture intensive, qui est presque devenue une culture maraîchère, arrive à faire vivre plusieurs hommes par hectare. Cependant la borne fatale, quoique sans cesse reculée, demeure et suffit pour inquiéter l’espèce humaine sur ses destinées futures.

La découverte du Nouveau Monde, de l’Afrique Australe, de l’Australie, a assuré une place suffisante pour bien des générations encore. Mais avec un accroissement de l’espèce humaine qui n’est guère inférieur à 15 millions d’hommes par an, ces réserves de l’avenir s’épuiseront vite. Et nous n’avons plus l’espoir d’en découvrir de nouvelles. Avant qu’un demi-siècle se soit écoulé, la dernière terre vacante aura été occupée, le dernier jalon aura été planté, et désormais l’espèce humaine sera bien obligée de se contenter de son domaine de 13 milliards d’hectares, sans pouvoir espérer l’agrandir par de nouvelles conquêtes. La seule consolation alors pour elle sera de se répéter le vers que Regnard avait inscrit, avec une prétention assez peu justifiée d’ailleurs, sur un rocher de Laponie :

Hic stetimus tandem nobis ubi defuit orbis.

  1. Nous disons « le terrain » au lieu du mot terre que l’on emploie d’ordinaire, parce que ce dernier exprime un ensemble d’idées trop complexe : d’abord une certaine étendue superficielle, c’est ce que nous désignons sous le nom de terrain ; ensuite des matières premières représentées par les éléments qui constituent le sol et le sous-sol ; enfin une foule d’agents physiques et chimiques qui sont incessamment à l’œuvre dans le sol cultivé, sous forme de lumière, chaleur, humidité, électricité, etc., etc.
  2. La densité de la population s’élève :
    1° Chez les Esquimaux du Groenland ou les indigènes de la forêt de l’Amazone (peuples chasseurs), à 2 ou 3 habitants par mille kilomètres carrés.
    2° Chez les Kirghises et Turcomans de l’Asie centrale (peuples pasteurs), à 1 ou 2 habitants par kilomètre carré.
    3° En Russie d’Europe (pays agricole), à 20 habitants par kilomètre carré.
    4° En Angleterre et en Belgique (pays industriels) 165 et 200 habitants au kilomètre carré.
    En France, la densité n’est que de 70 habitants au kilomètre carré.