Problèmes internationaux et la guerre/1

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I

LA GUERRE




11. Causes de la guerre. 12. Responsabilités de la guerre.
13. Méthodes et procédés de la guerre.
14. Effets de la guerre. 15. La guerre en général.
16. La reconstruction après la guerre ; les solutions de la paix.
17. La guerre doublée d’une révolution.



Au début du XXe siècle, l’homme apparaît sur la Terre dans un monde tel que n’en connut aucun de ses ancêtres.

Des transformations économiques profondes dues au progrès constant de la technique, engendrés eux-mêmes par de merveilleuses découvertes scientifiques, décuplent la production, élargissent proportionnellement la consommation et répartissent plus justement la richesse dans toutes les couches sociales.

Les moyens de transport et de communication perfectionnés font circuler, à travers tous les pays, les hommes, les choses et aussi les idées. Ils leur ouvrent à tous un marché mondial, provoquant ainsi des transformations corrélatives dans l’ordre intellectuel et social.

Les sciences internationalisées se créent un large domaine à côté des religions. Les arts, universellement appréciés, assument la tâche d’embellir les existences. Les esprits s’instruisent et s’affranchissent. La conception de la vie se fait à la fois plus réaliste et plus idéaliste. Tandis que les sentiments s’affinent, les obligations de la morale s’étendent à des sphères d’êtres toujours plus larges. Partant, les liens sociaux deviennent très étroits et, à tous les degrés, les structures sociales se fondent sur la solidarité. Le droit incessamment travaille à protéger par de solides armatures toutes ces acquisitions d’une vie plus générale, plus intense, et à matérialiser en réalités concrètes les aspirations devenues communes à tous les hommes vers plus de lumière, plus de liberté, plus d’égalité, plus de fraternité[1].

Brusquement voici que la monstrueuse guerre de 1914 vient opposer le flot de ses brutalités à cette ascension vers une civilisation mondiale.

Treize nations luttent les unes contre les autres, chacune affirmant qu’il y va de son existence. Vingt millions de soldats sous les armes. Guerre sur terre ; guerre par dreadnoughts, sous-marins et mines flottantes ; guerre dans les airs. Les armées additionnées de Gengis-Khan, de Timur, de Xerxès, d’Annibal, de César, de Saladin et de Napoléon, des armées naines comparées à celles qui sont en présence ; 200 millions de francs de richesses détruites chaque jour ; 3 millions de milles carrés prêts à être vandalisés par les plus perfectionnées des machines de guerre. Les trésors accumulés par des siècles de travail à la merci des bombes et des incendies. Le commerce de l’Univers en chaos, les industries arrêtées, l’agriculture en péril, les arts, les lettres et les sciences paralysés. Plus de victimes déjà que dans toutes les guerres additionnées de l’Histoire.

Le plus grand événement depuis le Déluge !

Quelles sont les causes et les conséquences, de cette guerre, sur quelles assises reposait l’état antérieur, par quels moyens éviter le retour de semblables cataclysmes et assurer encore la marche ascensionnelle de l’Humanité ? Tels sont, pour tous ceux que n’absorbent pas la conduite des armées, les angoissants problèmes de l’heure présente.

11. CAUSES DE LA GUERRE



En premier lieu s’impose l’examen des causes de la guerre, qu’il faut distinguer des responsabilités encourues et des objectifs poursuivis. Les causes sont multiples, elles s’enchaînent et s’entre-croisent. Elles sont mieux éclairées quand on envisage séparément les ultimatum ou déclarations de guerre, les antécédents historiques, les causes particulières propres à chaque pays, les causes générales et profondes[2].

111. Les ultimatum.


L’Autriche ayant demandé à la Serbie des mesures sévères de répression contre le mouvement anti-autrichien qui avait provoqué l’assassinat du prince héritier, et la Serbie n’y ayant satisfait qu’incomplètement, l’Autriche lui déclara la guerre (28 juillet). Le Monténégro fit cause commune avec la Serbie, De son côté, l’Allemagne déclara la guerre à la Russie (1er  août) parce qu’elle avait refusé de démobiliser ses troupes qui auraient pu servir à appuyer les prétentions serbes. Le 3 août elle déclara la guerre à la France, Le même jour elle envahissait le Luxembourg. L’Angleterre intervint dans le conflit en déclarant elle-même la guerre à l’Allemagne parce que celle-ci avait violé la neutralité de la Belgique (4 août). Le Japon, allié de l’Angleterre, déclara la guerre à l’Allemagne. Ainsi fut déclanché le jeu des alliances militaires à l’exception de l’Italie, qui déclara vouloir rester neutre. Huit États entrèrent en guerre et le théâtre des opérations s’étendit à toutes les parties du monde. La lutte fut portée sur les océans et dans les colonies d’Asie et d’Afrique. Les quatre dominions de l’Angleterre, Inde, Australie, Afrique du Sud et Canada offrirent spontanément leur aide à la mère-patrie. Ultérieurement la Turquie entra en guerre. L’Italie déclara la guerre à l’Autriche (23 mai 1915) et la Bulgarie à la Serbie (ce fut la 25e déclaration de guerre depuis juillet 1914).

Le casus belli laisse apparaître une disproportion flagrante entre la cause et l’effet, si l’on s’en tient au simple libellé de l’ultimatum. Mais derrière celui-ci se dressent les causes du conflit latent qui existait depuis des années entre les grandes puissances.

112. Les antécédents historiques.


L’Histoire est un enchaînement continu d’événements et la situation actuelle est la résultante de toutes celles qui l’ont précédée. C’est pourquoi il est difficile d’apprécier exactement une période en l’isolant des autres. Sans remonter trop en arrière on voit très clairement cependant que la guerre actuelle a son origine, d’une part dans le conflit des Balkans, d’autre part dans la politique des Puissances groupées en alliances hostiles depuis les affaires du Maroc.

Lors de la guerre turco-russe de 1877, le traité de San-Stephano avait reconnu une Bulgarie intégrale. Le Congrès de Berlin bouleversa cette conception et divisa la Bulgarie ethnographique en trois parties, laissant la Macédoine aux mains des Turcs. Ce fut le point de départ de toutes les luttes postérieures, car elle laissait ouverte la question des Balkans.

L’Autriche-Hongrie ayant déclaré qu’elle s’appropriait définitivement la Bosnie et l’Herzégovine, l’Italie, encouragée par l’exemple, déclara la guerre à la Turquie quoique temps après, dans le but de se faire concéder la Tripolitaine. Elle porta le théâtre des hostilités dans l’Archipel. Les quatre États balkaniques : Serbie, Bulgarie, Grèce et Monténégro estimèrent alors le moment venu d’entrer en scène et de résoudre à leur profit la question des Balkans. La Turquie vaincue dut céder. Cependant, les Puissances veillaient. Comme elles n’avaient que des ambitions et nul principe, leur action dut se borner à éviter la guerre entr’elles. Leur action sur les États balkaniques ne fut qu’une suite lamentable d’échecs. Une place restait seulement aux intrigues isolées et elles se firent jour sous la forme d’appui indirect donné par certains aux États victorieux à l’heure du règlement final. La deuxième guerre balkanique en sortit, celle-ci entre les alliés de la veille. Il n’y eut d’autre vainqueur que la Turquie qui reprit Andrinople. La Russie voyait naître avec appréhension à sa frontière même une très grande Bulgarie et ne favorisa plus ses anciens libérés ; l’Autriche trouvait la possibilité d’entraver la constitution d’une très grande Serbie en imaginant une Albanie artificielle. Elle était aidée en cela par l’Italie, désireuse de ne pas clore l’ère des difficultés sur l’Adriatique et de réserver des possibilités dans l’Archipel en retardant la restitution des îles du Dodécanèse. La Roumanie se faisait octroyer des territoires à la onzième heure.

Ainsi la crise balkanique, momentanément clôturée par le traité de Bucarest, contenait tous les germes de la crise européenne de 1914. Elle vérifiait l’opinion de tous les historiens et des diplomates qui craignaient, comme on l’enseignait à l’école, que la question d’Orient mettrait forcément aux prises les grandes puissances et les entraînerait dans un conflit armé. L’Autriche, déçue dans son programme d’extension vers l’est et menacée, à l’intérieur même, par le nouveau centre d’attraction que Belgrade constituait pour les Slaves de la Monarchie, retardée d’autre part dans ses projets de monarchie trialiste, devait chercher une revanche en même temps qu’une diversion du côté de la Serbie. Celle-ci, de son côté, n’était pas en état de réprimer le mécontentement de ses populations désillusionnées de n’avoir pu retirer tout le fruit de leurs victoires. L’Allemagne, d’autre part, était impatiente de jouer un rôle en rapport avec sa puissance. Voyant que la crise n’avait été qu’un renforcement en Europe de l’influence slave et craignant que désormais elle n’eut elle-même à en venir aux prises avec la Russie, représentante du panslavisme, elle se mit à donner à ses armements un caractère aigu. Elle entraîna dans la même voie, en des proportions diverses, toutes les Puissances. Les charges militaires, argent et hommes, apparurent alors aux peuples dans tout leur réalisme ; apparut aussi une crise économique générale provoquée par l’appréhension de la guerre. « Cela ne peut pas durer ! » tel fut le cri qui retentit de toutes parts, dans les Chancelleries, les Parlements, la Presse et, ce qui était plus grave, dans toutes les sphères de la société.

L’affaire de Serajevo n’a donc été que l’étincelle. Les poudres qu’elle a fait sauter avaient été concentrées antérieurement. Les armements de l’Allemagne, l’entrevue du Konopich, l’attitude de l’Autriche visa-vis des Slaves, les attaques des journaux austro-hongrois contre la Serbie, les intrigues en Albanie, le langage insolent de la presse pangermanique, les ripostes de la presse de la Triple-Entente, tout annonçait publiquement la guerre en 1913 et en 1914. Des efforts étaient faits pour étouffer des divergences considérables et retarder des conflits fatals. Mais le proverbe anglais n’avait pas pénétré suffisamment les esprits : « Quand on vit dans une maison de verre il ne faut pas jeter des pierres. »

113. Les causes particulières à chaque État.


Les causes particulières sont celles qui ont agi sur chaque État en particulier, ce pourquoi il a voulu ou consenti la guerre. Un examen, même superficiel, conduit à reconnaître qu’il y a plusieurs guerres particulières confondues dans une même guerre universelle. On peut citer entre autres les causes particulières suivantes, groupées par pays.

1. L’Allemagne. Elle voulait se créer un empire mondial, faire du XXe siècle son siècle, comme le XIXe a été celui de l’Angleterre et le XVIIe celui de la France. Ce n’était possible que par la force. Elle accrut son armée et créa une marine de guerre. En même temps se développait dans le peuple la propagande du pangermanisme et les théoriciens de la chaire formulaient les doctrines de la race élue, de l’expansion de la puissance souveraine de l’État, transformée bientôt en celle de la « guerre absolue » et de la « nécessité militaire » dans les milieux de l’État-major. L’opinion allemande réclamait des manifestations de la force allemande. Pourquoi, disait-on, la plus grande puissance de l’Europe tenait-elle dans le monde un rang si inférieur à sa dignité ? C’est que des voisins envieux avaient formé un complot pour « l’encercler » et barrer toutes les voies à son expansion (Maroc, Asie Mineure, Balkans) ; il fallait bien la « désencerler ». La folie des grandeurs aboutissait ainsi à une sorte de manie de la persécution (Seignobos). L’entente cordiale vers laquelle avait évolué la France avec l’Angleterre par suite de l’affaiblissement de la Russie en Extrême Orient avait déçu l’Allemagne. Les Allemands attribuaient à la Triple Entente non un caractère de défense d’intérêts communs, mais le but d’étouffer diplomatiquement et le cas échéant militairement l’Allemagne et l’Autriche. Ils voyaient là la fin de la politique d’Edouard VII, voulue en France par Poincaré, Delcasaé et Millerand.

La première phase des guerres balkaniques avait été une déconvenue pour la Triple Alliance. Celle-ci avait pris sa revanche dans la manière dont fut engagée la seconde guerre balkanique et dont elle se termina diplomatiquement. Les Austro-Allemands avaient tout un plan politique à faire aboutir.

À ces causes politiques il faut ajouter les causes économiques qui ont contribué en Allemagne à provoquer la guerre. Ces causes sont : a) La rivalité économique avec l’Angleterre. Crainte de l’Allemagne que cette rivalité ne conduisît l’Angleterre à une guerre à l’heure qu’elle choisirait, ou désir de sauter les étapes dans la lutte qu’elle avait engagée contre elle, en prenant l’initiative de l’anéantissement de son commerce (ceci intéressait les commerçants). b) Le danger russe : Dénonciation du traité de commerce germano-russe en 1907 : interdiction, de la part de la Russie à la main-d’œuvre polonaise, d’aller travailler à l’agriculture en Allemagne orientale (ceci intéressait les agriculteurs). c) La situation française : Danger de voir entraver l’échange du charbon allemand contre le fer français. L’Allemagne a trop de charbon, elle manque de fer (ceci intéressait les industriels et les ouvriers). d) Situation financière difficile à soutenir pour l’Allemagne (ceci intéressait les banquiers et les financiers).

Les causes personnelles aussi ont agi. Le changement survenu dans les idées de l’empereur Guillaume[3]. L’impopularité, qui était résultée pour lui de l’échec de la politique impériale au Maroc ; le crédit croissant du Kronprinz portant atteinte au prestige de l’empereur[4]. L’Archiduc François-Ferdinand assassiné à Serajevo était un ami personnel de Guillaume et un futur souverain, double raison pour que l’empereur se sentît tenu de le venger[5].

Les causes militaires venaient s’ajouter ici à toutes les autres. L’Allemagne voulait une guerre préventive parce que la Russie, qu’on aurait pu croire orientée définitivenant vers l’Asie et l’Extrême Orient, s’intéressait de nouveau à l’Orient européen, depuis la défaite de Moukden. Il fallait l’abattre avant qu’elle ait eu le temps de grandir. Or, les circonstances de 1914 s’offraient défavorables pour la Triple Entente et favorables pour les Allemands qui ont choisi leur heure.

a) Circonstances favorables pour eux : les renforcements militaires prévus par la loi de 1912 étaient terminés : ils sentaient qu’ils ne pourraient pas poursuivre indéfiniment avec la Russie et la France une course aux armements qui finirait par les ruiner. Le « Wehrbeitrag » avait été une déception pour le gouvernement impérial auquel il avait montré la limite de la richesse nationale. Il fallait aussi se hâter que la mort de l’empereur d’Autriche n’eut pas créé des difficultés intérieures qui eussent affaibli l’allié.

b) Circonstances défavorables pour les alliés : La Russie avant d’avoir achevé son organisation militaire avait eu le tort de faire étalage de sa force quelques mois auparavant Il lui manquait les lignes stratégiques nécessaires (en Pologne, elles devaient être achevées en 1917). De grandes grèves venaient d’y éclater. La France manquait des canons de gros calibre qui devaient décider du sort des batailles (révélations faites par Charles Humbert). L’Angleterre était travaillée depuis deux ans, non sans quelques succès en vue de la détacher de la France et de la Russie ; elle paraissait paralysée par ses dissentions intestines et la querelle irlandaise[6].

L’Allemagne avait élevé sa nouvelle génération dans le mépris des autres nations. La décadence de l’Angleterre, la dégénérescence de la France étaient devenues un évangile. Elle sous-évaluait l’armée française et croyait que les passions politiques avaient déchiré et affaibli la France au point de la laisser à sa merci le jour d’un conflit.

2. L’Autriche. Elle considérait les Balkans comme le territoire réservé à ses extensions et à l’expansion de son commerce. Son plan était d’aller à Salonique. Le développement des États balkaniques lui avait causé une vive déception et elle voulait rétablir les choses dans l’état antérieur. Il y avait eu tentative d’émancipation de la Roumanie qui, malgré son traité avec elle, s’était mise du côté de la Serbie dans la deuxième guerre balkanique. D’autre part, dans sa situation précaire, elle craignait que l’exemple des propagandes panserbes dans son propre territoire n’eût été imité et n’eût mis en péril sa politique des nationalités.

3. La Russie. Sans doute ce pays n’était pas préparé : s’il a relevé le gant qui lui était jeté, c’était pour plusieurs motifs particuliers. D’abord la menace austro-allemande en Galicie. Avec le temps les Ukrainiens de Galicie, jouissant de libertés que ne connaissaient pas les Ukrainiens de Russie, seraient devenus un centre d’attraction pour ceux-ci. C’était l’existence même de la Russie qui finalement était mise en péril à ses portes. C’est pourquoi le désir de posséder la Galicie ukrainienne (Ruthènes) fut une des causes les plus importantes de la guerre pour la Russie. Ceci est attesté par l’acharnement avec lequel Russes et Austro-allemands se sont disputé la Galicie de longs mois durant et la rapidité avec laquelle les Russes ont procédé à la russification du pays dès qu’ils y eurent mis le pied. D’autre part, l’ultimatum autrichien à la Serbie signifiait la fin de la Serbie et de l’influence russe dans les Balkans. En outre, la mainmise allemande sur l’Asie Mineure causait un très vil mécontentement à Pétrograd. Il y avait aussi le désir de posséder des ports en eau chaude et une hostilité profonde contre les Allemands, hostilité attribuée par ceux-ci à la jalousie que faisait naître le contraste entre la civilisation allemande et l’arriérisme russe[7].

4. L’Italie. Raisons idéales et raisons morales, son passé de civilisation, ses affinités ethniques lui ont dicté la guerre. Raison nationale : achever l’unité italienne par l’incorporation au royaume de Trieste et du Trentin. Désir de rompre avec les empires centraux une alliance qui avait déformé sa vie politique et économique. « L’Autriche abusait de la bonne foi avec laquelle les Italiens imposaient silence à leurs souvenirs et à leurs espérances[8].

5. Les Alliés en général. La France, la Russie et l’Angleterre jugeaient qu’elles avaient, dans leur désir de paix, subi de véritables humiliations et que les Allemands se sentaient par là incités à se montrer toujours plus exigeants. Elles jugeaient que l’ultimatum à la Serbie était un coup préparé entre Vienne et Berlin et exécuté à Vienne ; que la vengeance à tirer de l’assassinat de l’Archiduc héritier et de la propagande panserbe ne servait que de prétexte ; que le but poursuivi, outre l’anéantissement de la Serbie et des aspirations jougo-slaves, était de porter un coup mortel à la Russie et à la France avec l’espoir que l’Angleterre resterait à l’écart de la lutte. C’est ce coup que les alliés voulaient parer.

113. Les causes générales et profondes.


Portant les regards encore plus haut et plus loin, la série des événements marocains et balkaniques n’apparaît elle-même que comme une cause occasionnelle des terribles événements de 1914. La vérité historique totale sur les causes de la guerre doit être cherchée dans les forces profondes, complexes, qui remuent les sociétés, forces à la fois politiques et économiques, matérielles et morales, ethniques et religieuses. Elles préparent de grands bouleversements par de longues étapes, où toutes elles agissent et réagissent dans un constant combat d’intérêts et d’ambitions. Or, les peuples étaient arrivés à un stade de développement où leur vie était déjà largement interdépendante et internationalisée. Leurs institutions cependant étaient demeurées nationales, impuissantes donc à maîtriser les antagonismes inévitables de cette vie nouvelle, contribuant au contraire à les engendrer et à les accroître. L’anarchie la plus complète caractérisait une telle situation.

Il en était résulté un état de malaise et d’inquiétude qui préparait les esprits à la guerre. Les crises répétées de ces dernières années (Algésiras, alors que l’Empereur avait demandé « la conférence ou la guerre », l’affaire de Casablanca, celle d’Agadir, l’annexion de la Bosnie et de Herzégovine, les guerres balkaniques) avaient accoutumé les esprits à la gravité de la situation. Pour beaucoup la guerre était jugée nécessaire : on en était arrivé au point où les formules, les palliatifs, les remèdes, étaient devenus sans effet. C’était une impasse. Ainsi autrefois les dernières années de l’ancien régime en France avaient épuisé la possibilité des petites réformes et la grande Révolution dut éclater. De même la guerre latente existait depuis trop longtemps, et opposition était faite à toute réforme internationale sérieuse. Désormais il était trop tard. Il n’y avait plus place que pour un grand souffle, renversant tout et contraignant la société à descendre un à un tous les degrés de l’abîme pour essayer de les remonter ensuite, rajeunie et consolidée.

12. RESPONSABILITÉS DE LA GUERRE



Il faut distinguer deux sortes de responsabilités. Les responsabilités indirectes et lointaines : elles sont imputables aux gouvernements de toutes les grandes puissances, à raison de ce qu’ils faisaient et aussi de ce qu’ils se refusaient à faire. — Les responsabilités immédiates, celles de la décision suprême : elles sont imputables au groupe austro-allemand qui a « monté le coup » de la Serbie et lancé les ultimatum.

121. Responsabilités indirectes et lointaines.


Aux gouvernements incombent de graves responsabilités. Ils ont toujours réclamé, exigé même de rester seuls, et sans partage avec le peuple, chargés des questions internationales. Celles-ci, dans presque tous les pays, étaient des sujets réservés. Dès lors c’est aux gouvernements qu’il faut imputer à faute la guerre et ses maux affreux. Et en vérité qu’ont-ils jamais fait pour la paix ? À l’égard des bonnes volontés groupées eu associations, ils n’ont montré que de l’hostilité ou de la stricte politesse. Loin de prendre part aux discussions et aux réunions, ils ont toujours conseillé l’extrême prudence, la réserve, presque l’étouffement. Ils ont fait à peu près le silence autour des délibérations des plénipotentiaires réunis dans les conférences de La Haye. Ils n’ont en rien agi, par leurs écoles et par les institutions de la jeunesse, pour élever des générations nouvelles dans un esprit autre que l’esprit belliqueux dont ils étaient saturés eux-mêmes[9]. Les gouvernements ont agi comme les chefs de famille qui ne s’occupent que d’avoir des médecins, des chirurgiens, des pharmaciens, mais n’auraient aucun souci de l’hygiène, ne prendraient aucune des mesures nécessaires à la prévention des maladies. Quelles institutions internationales ont créé les gouvernements pour agir dans le sens de la paix et de la solidarité des intérêts ? Alors que leurs budgets militaires s’élevaient à plus de dix milliards, le budget de l’administration internationale n’atteignait pas deux millions ! Chaque jour, dans les journaux officieux se discutaient les armements des nations voisines, se jugeaient en termes violents les projets militaires des pays voisins. Des incidents par eux-mêmes insignifiants étaient transformés par les autorités officielles eu affaires d’État (Fachoda, Hull, affaire Schnoebelé, Maroc) ; les passions populaires étaient excitées, de l’assentiment même des autorités ; les injures de pays à pays couraient la presse, quelquefois les rues, souvent même les parlements. À l’insu de certains gouvernements, mais avec la complicité de certains autres, le consortium international des armements a pu mettre en coupe réglée l’Europe d’abord, et ensuite le Monde. Ce consortium a pu créer de toutes pièces une fausse opinion publique par des moyens vingt fois dénoncés (procès Krupp, affaire de l’Ouenza, scandale des dépenses navales du Japon, affaire Poutiloff, etc.). Ainsi les gouvernements sont responsables de leur inaction, de leur complicité, voire de certaines de leurs initiatives. Cédant tantôt à des intérêts particuliers, tantôt à l’ambition d’accroître leur puissance pour elle-même, ils ont sacrifié la paix, véritable intérêt supérieur et général de leurs peuples. Par leur fait, l’État en est arrivé peu à peu à représenter une chose distincte de celle du peuple qui le compose, une chose qui peut même avoir des intérêts tout différents[10].

122. Responsabilités immédiates et directes.


Quelle que puisse être l’importance des causes générales, impersonnelles, elles ne sont pas suffisantes par elles-mêmes. Pour qu’elles produisent leur effet, encore faut-il que des volontés humaines se prêtent à leur action. Pour qu’une guerre éclate, il faut qu’un État la veuille et c’est lui qui en porte la responsabilité. Si certains ont pu menacer, il en est un qui est passé des menaces à l’acte.

Il n’entre pas dans le cadre de cet ouvrage de discuter longuement et documentairement la question de la responsabilité immédiate de la guerre. Elle a été examinée avec passion dans tous les pays, par les gouvernements belligérants d’abord, par les nationaux de ces gouvernements ensuite, et aussi par les neutres. Le jugement de ceux-ci paraît fait aujourd’hui. C’est aux empires austro-allemands que la responsabilité de la guerre est imputée.

« Cette guerre a été projetée et préparée depuis longtemps par l’Allemagne et l’Autriche, non seulement militairement, mais aussi politiquement. L’on était résolu depuis longtemps à faire croire au peuple allemand que cette guerre offensive était une guerre défensive, parce que l’on savait que c’était le seul moyen d’éveiller l’attention populaire. Cette guerre avait, pour but d’obtenir d’abord l’hégémonie sur le continent et de déposséder ensuite l’Angleterre de son rôle de première puissance mondiale, d’après le principe « Ôte-toi de là que je m’y mette[11]. »

Les éléments de la discussion sont fournis en premier lieu par les documents diplomatiques qui ont fait dans tous les pays l’objet de publications officielles. Ils se complètent et se soutiennent mutuellement. Ils ont donné lieu à des travaux d’ensemble et à des discussions de détail, dans la presse et dans les publications générales. Les discours des chefs d’État et des ministres les mettent au point. Nous y renvoyons, nous bornant ici à les résumer[12].

L’argumentation, basée sur les faits, se développe ainsi contre l’Allemagne : Caractère belliqueux de l’ultimatum autrichien, — Ultimatum connu de l’Allemagne. — Attitude des Puissances qui font des premières tentatives de conciliation ; celles-ci repoussées par l’Allemagne et l’Autriche. — Réponse serbe, qui fait des concessions inspirées de recommandations russes. — Démarche de l’Allemagne auprès de la France, pour qu’elle insiste auprès de la Russie. — Deux tentatives ultérieures de conciliation, présentées, l’une par l’Angleterre (proposition de conférences des ambassadeurs à Londres), l’autre par la Russie (conversation directe entre Pétrograde et Vienne), sont repoussées par l’Allemagne et l’Autriche. — La Triple Entente et l’Italie poursuivent cependant les négociations, mais l’Allemagne a une attitude fuyante ; elle lance un ultimatum à la Russie concernant sa mobilisation. — Démarche de l’Allemagne auprès de l’Angleterre pour obtenir sa neutralité. — La Russie offre de cesser toute mesure militaire si I*Autriche élimine de son ultimatum les clauses qui portent atteinte à la souveraineté de la Serbie ; l’offre est repoussée. — Un ultimatum est lancé par l’Allemagne à la Russie. Alors une nouvelle formule de transaction élaborée par l’Angleterre et la Russie, acceptée par l’Autriche, mais repoussée par l’Allemagne ; l’Autriche avancerait son armée en Serbie, puis reconnaissant que c’est une question européenne, s’arrêterait et soumettrait la question aux puissances. — Échanges, sans suite, de télégrammes personnels entre les empereurs de Russie et d’Allemagne. — Finalement, déclaration de guerre par l’Allemagne à la Russie et à la France.

Pour leur défense, les Allemands allèguent : Ce sont les Alliés qui sont responsables de la guerre européenne, elle aurait pu être localisée à l’Autriche-Serbie. L’Allemagne a ignoré l’ultimatum de l’Autriche, et celle-ci avait déclaré qu’elle respecterait l’indépendance et l’intégrité de la Serbie. Il y a eu convention navale entre l’Angleterre et la Russie, au commencement de juillet 1914. C’est l’appui militaire promis à la Russie par l’Angleterre qui aurait provoqué les intransigeances de celle-ci et rendu ainsi inévitable la guerre mondiale. Dans la préface du Livre blanc, le gouvernement allemand expose cette manière de voir, mais on a fait observer les omissions méthodiques opérées dans ce livre[13].

Les Empires du centre n’ont vraiment rien à répondre aux conclusions suivantes de l’acte d’accusation que l’on peut dresser contre eux : 1. Ils se sont préparés à la guerre (militarisme). 2. Ils ont voulu la guerre (ultimatum et déclaration de guerre). 3. Ils n’ont consenti depuis des années à aucun des sacrifices qui auraient pu amener des arrangements amiables (dureté dans le traitement de l’Alsace-Lorraine, insatiabilité après la cession du Congo, après l’annexion de la Bosnie-Herzégovine ; échec imputable à l’Allemagne des tentatives d’arrangements directs anglo-allemands). 4. Ils se sont opposés systématiquement à tout essai de méthodes juridiques pour aplanir les conflits (attitude aux deux conférences de la Haye, refus en 1914 de discuter en conférence ou de soumettre le conflit serbe à l’arbitrage). 5. Ils ont érigé en théorie systématique, publiquement professée, la doctrine de la suprématie de la force sur le droit, ou plus exactement de l’identification de la force et du droit (littérature pangermaniste, manifeste des intellectuels allemands). 6. Ils ont fait de cette théorie une doctrine de gouvernements (violation de la neutralité de la Belgique et du Luxembourg, méthode suivie dans l’occupation de ces pays. Déclaration cynique faite à leur sujet[14]). 7. Ils ont depuis itérativement affirmé des volontés de conquête signifiant non seulement une maîtrise de souveraineté sur le territoire, mais une appropriation de la fortune publique et privée, un asservissement des populations à vaincre (discours de l’Empereur et du Roi de Bavière, mémoires des grandes associations économiques, déclaration des socialistes et des groupements intellectuels).

De tout quoi le monde retient ceci : que les impériaux ne poursuivent que des fins égoïstes, qu’ils agissent pour satisfaire leurs appétits, qu’ils souhaitent l’hégémonie et la domination, simple extension au monde de leur système autocratique national, qu’ils sont prêts à tout pour imposer un plan d’organisation mondiale méconnaissant le droit égal des autres États.

Devant la réprobation que suscite aujourd’hui la guerre dans la conscience universelle, la question de la responsabilité a acquis une très grande importance morale[15].

L’Europe et l’Amérique se sont passionnées pour cette question. On ne se contente plus de s’en remettre au jugement futur et vague de « l’impartiale histoire ». On veut une réponse précise et immédiate de la question. Son importance s’accroîtrait encore si le débat, comme il est demandé, devait être porté un jour devant le Tribunal de la Haye ou toute autre cour de justice internationale. Il en serait de même si cette responsabilité devait justifier de la part des belligérants attaqués des mesures de « punitions spéciales »[16]. L’idée qu’un peuple ayant forfait mérite un châtiment se dégage et se précise. On demande une punition sévère, rigoureuse, mais équitable et non vindicative.

13. MÉTHODES ET PROCÉDÉS DE GUERRE



La guerre entreprise dans les conditions qui viennent d’être dites a produit des effets épouvantables. Pour s’en rendre bien compte, un coup d’œil est nécessaire sur les moyens de la guerre moderne.

Avec le temps les méthodes de combat ont été en se perfectionnant. À toute époque l’homme s’est battu avec tous les moyens moraux qu’il avait à sa disposition. Les forces de toute nature qu’il détenait en temps de paix, il les utilisait en temps de guerre[17]. La guerre actuelle a mis en œuvre d’extraordinaires méthodes dérivées de toute notre civilisation. Sans nous étendre sur ce point, fixons cependant quelques traits[18].

Une remarque préliminaire s’impose. Dans la guerre moderne, les nations ne combattent pas seulement avec les forces de leur préparation militaire, mais avec la patience et la fermeté d’une race, leur travail, l’appui financier d’un crédit économique et l’appui historique d’un crédit mondial. Le ministre Asquith a pu dire aux communes (août 1915) : « Cette guerre est une guerre de mécanique, d’organisation et d’endurance ; la victoire penchera du côté de celui qui tiendra le plus longtemps, et c’est ce que les alliés ont l’intention de faire. » Il ne s’agit plus d’une guerre de victoires, mais d’une guerre d’usure, d’épuisement, d’extermination.

131. Plans stratégiques.


Le plan allemand devait consister en un écrasement rapide de la France et une attaque subséquente de la Russie avec toutes les forces réunies de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie, sans parler des armées du sultan. En dernier lieu devait venir l’attaque de l’Angleterre, dont l’entrée en scène aurait pu, espérait-on, être évitée. La résistance de Liège qui devait dans la pensée des Allemands, n’être qu’une bousculade, fut cependant assez forte pour permettre à l’armée française d’achever sa mobilisation et sa concentration. Après une retraite de la Sambre à la Marne, l’armée française s’arrête au commandement le soir du 4 septembre, opère le rétablissement stratégique le lendemain et reprend l’offensive générale le 6 septembre au matin, avec plus d’un million d’hommes sur un front de 300 kilomètres : Victoire de la Marne.

L’Allemagne, à partir de ce moment fait des efforts désespérés pour rompre la ligne et atteindre Calais bataille autour d’Ypres, à l’Yser, dans la Somme et l’Artois). En Russie, après une longue campagne, elle rejette les troupes du Tzar jusque sur la Dvina, mais elle est arrêtée dans sa marche sur Pétrograde, Moscou et Kharkoff. L’Italie entre en scène et avance progressivement vers le Trentin et vers Trieste. L’attitude de la Turquie provoque de la part des alliés l’attaque longue et infructueuse des Dardanelles. Une armée russe descend dans le Caucase ; une armée turque menace l’Égypte, mais doit se retirer ; une armée anglaise s’avance des Indes vers la Mésopotamie. L’Allemagne alors, ayant l’aide de la Bulgarie, tend un effort pour écraser la Serbie et délivrer Constantinople, avec l’objectif immédiat de se procurer des approvisionnements dont le manque la fait souffrir, avec l’objectif lointain d’une attaque de l’Égypte et de Suez, clés de l’Afrique et des Indes. « La question, disent les Allemands, à propos de cette dernière attaque, est de savoir si l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Turquie et la Bulgarie, puissances éminemment territoriales, sont dans la dépendance de la marine anglaise ou si elles sont assez fortes pour se conquérir l’espace et la liberté contre l’Angleterre ? »

La guerre, fait observer Wells, aura eu quatre phases : 1. guerre d’attaques en masses les premières semaines ; 2. guerre d’immobilisation (tranchées) ; 3. prolongation de celle-ci ; mais à mesure que les grands combattants se seront affaiblis par rapport aux petits États, l’intérêt se sera graduellement reporté vers la guerre de trahisons et d’intrigues diplomatiques dans la Méditerranée orientale ; 4. le souci des conquêtes et des victoires remplacé par celui de s’assurer les meilleures conditions possibles de récupération économique et de reconstruction sociale.

132. Théories de guerre.


L’État absorbant toutes les énergies, concentrant toutes les espérances. Le terrorisme érigé par les Allemands en principe nécessaire à la guerre ; le chancelier demandant à son peuple de désapprendre toute sentimentalité. La « guerre d’usure » érigée en système par les alliés, une guerre où tout est là : « durer ! » C’est-à-dire ne compromettre en rien les armées, sans l’écrasement desquelles il n’est pas de victoire définitive, quelles que soient les étendues de territoire et les places fortes abandonnées à l’ennemi.

Au cours de la guerre on a assisté à l’échec de maintes théories. Celle des Allemands qu’une attaquée brusque rend maître d’un pays sans coup férir, ensuite que des raids aériens et des attaques de sous-marins feraient demander grâce à l’Angleterre. Celle des alliés qu’il serait possible d’affamer rapidement l’Allemagne. La guerre économique sans avoir produit de catastrophes a cependant augmenté énormément le poids que l’ennemi doit porter sur ses épaules.

Échec aussi de la théorie que l’épuisement des ressources financières des États devait mettre promptement fin à la guerre. Échec de l’idée que chez l’une ou l’autre des nations le peuple s’opposerait à son gouvernement ; au contraire, on n’a jamais vu peuples plus étroitement unis à leurs gouvernements.

133. Effectifs.


Les nations ont mis sur pied le maximum d’hommes disponibles qu’ils étaient en état d’armer. Plus de vingt millions de soldats ont été engagés dans la lutte. Les anciennes distinctions entre active, réserve, territoriale (landsturm) ont dû céder devant les nécessités, comme aussi les règlements sur les inaptes au service militaire. D’une manière générale, on estime qu’on ne peut mettre sur pied d’une façon pratique que le 10 % de la population totale. Ce qui donne :

Angleterre 04 millions
France 04 »
Russie (illimité)xx 12 »
Impériaux 12x »

Au début de la guerre les Allemands possédaient 13,100,000 hommes aptes au service militaire, âgés de 19 à 45 ans.

En Angleterre trois millions d’hommes se sont offerts à la nation (déclaration d’Asquith). En déduisant de ce chiffre les refusés et ceux qui se trouvaient sous les armes au début de la guerre, il resterait deux millions d’hommes engagés depuis 1914, deux millions de volontaires qu’aucune loi, qu’aucune force humaine ne pouvait contraindre à servir et qui ne servent que parce qu’ils le veulent. Il reste en dehors des cheminots et du personnel des usines de guerre, 1,200,000 hommes d’âge militaire qui ne se sont pas enrôlés. Ce fait a déterminé la loi sur la conscription. La participation des troupes indigènes, noirs, marocains, indiens, est une caractéristique de la guerre actuelle. Autre caractéristique : on a formé des soldats en vingt semaines.

134. Guerre sur terre.


Les fronts se sont étendus à l’extrême : le seul front russe a 1100 kilomètres. Les opérations actuelles se faisant sur un front très large et à grande distance, les belligérants ont la possibilité de connaître les moyens mis en œuvre par l’ennemi au front d’attaque, même de supputer approximativement les forces qui restent ailleurs devant eux. La guerre de surprises, de marches forcées, de mouvement soudain de flanc, a été rendue impossible. L’information est complète, presque absolue sur les deux fronts. On joue la partie, non pas comme aux cartes, tenues secrètes à l’égard de l’adversaire, mais comme aux échecs, tout à découvert.

La guerre de manœuvre, de mouvement, a été remplacée par une guerre de siège, une guerre de positions qui se prolonge. La tranchée est la caractéristique de cette guerre. Elle s’est perfectionnée, munie de périscopes, dotée de grillages pare-grenades, avec son flanquement de mitrailleuses, ses logements sous terre, ses boyaux d’accès en labyrinthe, ses fils de fer barbelés, formant protection à l’avant. On l’a éclairée à l’électricité, on l’a chauffée, on en a vidé les eaux par pompage électrique nuit et jour.

L’usage des armes présente des caractéristiques nouvelles. Meilleure utilisation de mitrailleuse en partant de l’idée qu’il vaut mieux placer dans une tranchée un homme seul, souvent un officier, avec une mitrailleuse, que d’y entasser des soldats d’infanterie avec leurs fusils. Les mitrailleuses crachent 700 balles à la minute ; la balle peut tuer sept personnes les unes derrières les autres. Des carabines à lunettes et des carabines à télescopes ont été distribuées à raison de deux par compagnie pour abattre les officiers. À 1000 mètres un homme y paraît en grandeur naturelle. Trois murs d’acier constitués dans certain cas (Dvinsk) par des mitrailleuses et des fusils en nombre tel que 10 kilomètres de front puissent diriger sur ennemi 5 millions de balles en une heure.

Les gaz asphyxiants (une nouvelle année envoyée par Dieu !) Emploi systématique des vapeurs asphyxiantes, fabriquées ad hoc, canalisées et dirigées (gaz lacrymogènes). La projection de liquides enflammés dans des projectiles spéciaux, composés d’acides et de corrosifs formant vagues de feu de vingt mètres de largeur. Emploi annoncé d’acide prussique. L’armement comprendra désormais des pompes et des pompiers et des liquides de choix, retour aux pratiques des Grecs et des Troyens.

C’est une guerre de munitions. Toutes les usines ont été mobilisées pour en fabriquer. À l’offensive franco-allemande de septembre 1915, les obus sont tombés sur les lignes allemandes pendant 70 heures consécutives ; on a cité le chiffre de 3 millions d’obus. En Allemagne, en plus de nombreuses fonderies de fer, 130 usines se consacrent presque exclusivement à la fabrication du matériel de guerre et 170 usines se sont installées pour fabriquer de l’acier ; l’usine Krupp est passée de 40,000 à 110,000 ouvriers. En France le travail des usines de guerre se poursuit nuit et jour. Le gouvernement anglais contrôle 2834 établissements industriels (février 1916) où travaillent 1,500,000 ouvriers et 250,000 femmes.

Grosse artillerie et artillerie de campagne ont eu chacune un rôle capital, les 420 allemands fonçant les coupoles bétonnées les plus solides de leurs énormes masses projetées, les 75 français exécutent les fauchées de la mort. Des mortiers français perfectionnés de 370 envoient à 9 kilomètres des projectiles de 1 m. 55 de hauteur qui pèsent 500 kilos, qui ont une charge de 150 kilos de mélinite et dont chacun coûte 2500 francs. — Les pièces de 240, à tir rapide, montées sur affût envoient à plus de 20 kilomètres des projectiles de 170 kilos à raison de quatre par minute. Les trous d’obus ont parfois 35 mètres de diamètre.

Après une intense préparation par l’artillerie, l’infanterie est lancée aux attaques en masses serrées, les hommes ayant préalablement absorbé des pilules énervantes.

La cavalerie, elle, a joué un rôle singulièrement effacé. Les avions la remplacent pour les reconnaissances ; et la guerre des tranchées, en immobilisant les armées, rend inutiles et même encombrants les chevaux. Il est vrai que la guerre n’est pas finie.

Rôle immense des chemins de fer. Les années allemandes n’ont cessé de voyager du front occidental au front oriental. Le transport d’un corps d’année de 40.000 hommes avec ses équipages exige 120 trains. Un chemin de fer avec déclivité peut acheminer environ 40 trains successifs par jour, à la vitesse de 25 km. à l’heure, soit, halte-repos déduites, un parcours de 500 km. par jour. Le transport d’un corps d’armée à l’autre par une ligne unique à double voie nécessite au minimum 5 jours, durée d’embarquement et de débarquement comprise. Aujourd’hui un transport s’effectue à 800 km, dans le même temps qu’à 60 kilomètres sous Napoléon. Les chemins de fer ont été construits immédiatement derrière les troupes qui avancent et ont assuré le service des armées. Le chemin de fer est devenu aussi un instrument d’attaque. On a constitué des trains blindés portant des canons de 155 longs à tir rapide, des canons et des obusiers de 240 et de 280 à tir rapide.

Rôle considérable des automobiles. Elles ont apporté un concours décisif dans la bataille de la Marne en transportant rapidement des troupes (utilisation des omnibus et des taxis-autos de Paris). Des automobiles blindées circulent sur les fronts. Dans la campagne de Russie, l’état-major allemand a disposé de 70.000 automobiles. Les Russes ont fait en Amérique une commande de 30.000 automobiles. Les secteurs français en ont 40.000. Attaques brusquées de motocyclettes et de voiturettes sur lesquelles des mitrailleuses ont été montées.

Les places fortes ont démontré leur infériorité à l’égard de la grosse artillerie. La plupart ont dû se rendre (Anvers, Maubeuge, Przemysl, Varsovie, etc.) Nulle part elles n’ont rempli le rôle auquel on les destinait, rôle de couverture sûre pour des armées, en état d’infériorité momentanée, qui se concentreraient et se reformeraient à l’abri de la barrière de leur défense fixe. Cependant, elles ont souvent retardé utilement l’avance des envahisseurs et quand elles constituaient des points d’appui encastrés dans le front de combat, elles ont rendu des services. Les travaux de leur défense ont pris cependant parfois des proportions inattendues. Ainsi, à Tchataldja, quatre lignes de chemins de fer parallèles auraient été construites pour réunir les forte et comprendraient des plates-formes permettant aux trains blindés de passer sous terre. Un système de canaux et de ruisseaux serait construit dans le but d’inonder, si besoin est, les plaines environnantes.

Rôle des inondations : celles de l’Yser ont arrêté les Allemands en marche sur Calais. Usage de l’électricité pour défendre des zones entières : toute la frontière hollando-belge fermée à l’aide de fils traversés par le courant.

135. Guerre dans les airs.


L’aviation a fait des progrès étonnants. Raids des zeppelins bien loin à l’intérieur de l’Angleterre (le 14 septembre 1915 s’y effectuait le 22me raid). Zeppelins faisant des patrouilles en mer et y abordant des cargo-boats pour les visiter. Escadrilles françaises d’avions comprenant jusqu’à 65 unités, armées de canons, allant bombarder Karlsruhe et s’entraînant au bombardement d’Essen. En septembre 1915, Resterer s’est élevé avec trois passagers à 5500 mètres en 68 minutes, et seul à 3000 mètres en 13 minutes. Pour régler leur tir d’artillerie, les armées se servent d’aéroplanes-observateurs, munis d’appareils de télégraphie sans fil. On a inauguré la torpille aérienne, d’origine suédoise, véhicule explosif qui avance dans l’air au moyen d’un moteur comme la torpille marine automobile avance dans l’eau ; elle marche par les moyens du bord, n’étant pas lancée par un canon.

136. Guerre sur mer.


Rôle effacé de la marine ; néanmoins les flottes réunies de l’Angleterre et de la France conservent aux alliés la maîtrise des mers et tenues sur pied d’activité pendant des périodes dépassant toutes les prévisions. Transport et débarquement de millions d’hommes[19].

Adoption par la guerre navale des méthodes nouvelles ; l’Angleterre essayant l’opération sans précédent de bloquer l’Allemagne à travers les pays neutres et l’Allemagne répondant par une guerre sous-marine. D’après le Statist, le gouvernement anglais a réquisitionné pour le service de l’armée 35 % de l’ensemble de la marine marchande britannique ; en outre des navires pour le transport des vivres, ce qui porte la proportion totale des réquisitions à 50 %. D’après les Allemands, en moins d’un an, 1,300,000 tonnes de navires ont été détruites. Le blocus effectif a reçu des définitions inconnues jusqu’à ce jour ; la contrebande aussi, englobant désormais non seulement le pavillon, mais les marchandises, ou de provenance ennemie, ou de destination ennemie[20].

Guerre de sous-marins, déconcertante au début (Lusitania, Arabic, Ancona, etc.), puis la défense devenant supérieure à l’attaque : Stratagème des filets de capture, sous-marins reconnus à la vague caractéristique que leur marche produit à la surface.

La guerre des sous-marins aussi s’est organisée et le fantastique imaginé par les romanciers a été dépassé par la réalité. On a vu une lutte entre sous-marin italien et autrichien, et l’italien torpiller l’autrichien. Un sous-marin français (le Cugnot) est entré dans une rade barrée et défendue. Un submersible, le Papin, a déblayé tout un champ de mines automatiques dans l’Adriatique. Un sous-marin allemand a bombardé trois ports de pêche du Solway. Des sous-marins dans la mer de Marmara ont été alimentés par des hydro-avions.

Les mines marines automatiques ont fait leur office sur toutes les mers et à l’entrée de tous les ports.

137. Discipline.


La discipline a tous les caractères des peuples en présence : volontaire et raisonnée chez les franco-anglais, d’une rigueur extrême dans le camp allemand. Les Allemands dans bien des cas, rapporte-t-on, n’auraient pu continuer leur offensive qu’en mitraillant par derrière ceux de leurs soldats qui exténués et découragés par la résistance opiniâtre de l’adversaire se résignaient à tourner le dos. Placés entre deux feux, celui de l’ennemi et celui plus meurtrier encore de leurs propres canons, les malheureux se voyaient ainsi contraints à avancer coûte que coûte. Ce procédé aurait été mis en œuvre à Port-Arthur par les Japonais, qui avertissaient leurs troupes au départ. Le fait, annoncé par les communiqués russes et français, n’a pas été démenti par les Allemands[21]. Dans la campagne de Galicie, des marches forcées des Allemands de plusieurs jours consécutifs presque sans arrêt, ont suivi la bataille de Dunajer. Pour obtenir l’effort nécessaire, le plus fort que leurs troupes aient eu à fournir au cours de la guerre actuelle, les officiers traitaient les hommes avec la dernière dureté. Ils frappaient les traînards à coups de martinet[22].

138. Usages de la guerre.


Les atrocités commises au cours de la guerre ont frappé le monde civilisé autant de stupeur que d’indignation. Emploi de toutes armes, évacuation des populations civiles, pillages, destructions diverses[23].

Ce n’a été que la mise en œuvre des théories et des idées professées par des écrivains militaires et des hommes d’État (Clausewitz, Julius von Hartmann, Moltke, Bismark, le Manuel allemand de 1902 sur les usages de la guerre). Devant les nécessités de la guerre, — l’officier seul est juge, — toutes les lois de l’humanité sont mises en suspens. « Dès que la guerre a éclaté, écrit von Hartmann, le terrorisme devient un principe militaire nécessaire… Peut être employé tout moyen de guerre sans lequel le but de la guerre ne pourrait être atteint[24] ».

139. Approvisionnements et soins aux blessés.


Œuvre formidable de l’approvisionnement de l'armée. Contrats gigantesques de fournitures. Par exemple avec les Américains, ils dépassaient déjà en 1915 neuf cents millions de dollars. Les commandes comportaient quatre millions de fusils à la Westinghouse electric company ; six cents millions de cartouches à l’United Cartridge Company. Ailleurs une première commande de cinq millions de shrapnels. deux cent mille chevaux, assez de couvertures et de draps pour couvrir entièrement l'île de Monhattain[25].

Immenses installations des ambulances et des hôpitaux militaires chez tous les belligérants. Admirable dévouement des femmes. Blessés et malades répartis à travers tous les pays. Concours des villes, notamment œuvres de l’Union des villes (Zemtsvos) en Russie. Progrès de la chirurgie, extractions magnéto-radiographiques des corps étrangers ; prothèses étonnantes.

Conclusions.

1° La mise en mardis ordonnée de ces millions d’hommes avec tout ce que suppose leurs approvisionnements, leurs armements, leurs transports, nécessite une organisation qui est une véritable merveille au point de vue sociologique. La concentration d’une part, la division du travail ont été en s’accentuant : répartition entre les ministères de la guerre et les grands États ; création de ministères spéciaux pour les munitions et le service de santé ; chez les alliés, création d’un office central international des munitions veillant à une meilleure utilisation des existences, etc. La conduite de la guerre démontre ainsi la possibilité d’obtenir de l’organisation de meilleurs rendements. Cette démonstration saura servir, il faut l’espérer, pour la conduite de la paix.

2° Ces méthodes de guerre ont une importance capitale pour le présent, mais aussi pour l’avenir. Une fois inventées, elles sont acquises pour toujours. Et, de même que dans l’industrie telle invention, tel procédé révolutionnent à jamais la production et entraînent derrière elles des modifications corrélatives dans la consommation dans la distribution, dans les modes d’échange, de même les inventions militaires retentissent sur tout le devenir politique. Nous ne pouvons plus concevoir de guerres futures qui n’obligent à la mise sur pied de tous les hommes valides à la défense de fronts immenses, à l’englobement direct des civils dans la guerre, à l’extension de théâtres d’actions à tout un continent, à toutes les mers, par contre-coup peut-être aux terres qui sont au delà.

3° La guerre n’est plus la marche en avant d’un corps expéditionnaire ou le combat décisif livré sur un seul champ de bataille. Il faut la considérer désormais comme un cataclysme national et, par ses conséquences, comme un cataclysme mondial.

14. EFFETS DE LA GUERRE



Le conflit gigantesque, décisif, met en cause le patrimoine moral et intellectuel des siècles écoulés, le trésor idéal des âmes libres, les acquisitions matérielles du progrès humain et l’avenir même du monde moderne. Certes, si l’on réussissait à faire le bilan des souffrances et des jouissances que la guerre procure à la masse des hommes, celles-ci seraient exprimées par une fraction insignifiante, celles-là par une quantité incommensurable.

141. Le dommage humain.


La vie humaine reçoit des atteintes profondes : mort, blessures, maladies, épidémies consécutives à la guerre. Les pertes en hommes qu’ont entraînées les guerres les plus importantes du dix-neuvième siècle ont atteint approximativement quinze millions ! Cela représente une fusillade ininterrompue de 300 hommes tous les jours pendant un siècle[26] !

Pour la guerre actuelle, on peut citer quelques chiffres. En Angleterre (d’après Asquith en juillet 1915), les pertes étaient de 330.000 hommes, dont 61.000 morts et 196.000 blessés ; le reste perdu, c’est-à-dire prisonniers ou morts, sans qu’on ait retrouvé les corps. Les pertes en novembre étaient de 510.000 hommes. En Allemagne, au 22 novembre 1915, les pertes étaient de 3.700.000 hommes (les 800 premières listes couvrent 10.306 pages).

D’après les statistiques établies, les blessés seraient trois fois plus nombreux que les morts. On a d’autre part tablé sur un déchet de 2 % par semaine, soit 8 % par mois. Ramené à un coefficient plus simple, on a dit trois hommes par kilomètres de front et par jour[27].

À défaut de chiffres officiels publiés, voici une statistique qu’on dit établie par une ambassade de pays neutre. Elle donne le chiffre des pertes jusqu’à fin février 1915, non compris les pertes turques[28].

  alliés xx Impériaux
Blessés 1.895.000 2.500.000
Tués 1.314.000 2.375.000
Prisonniersxxxx 388.000 710.000
  ────────── ──────────
Totaux 3.597.000 5.585.000

On ne peut donc plus parler de la loi de diminution des pertes en hommes dans les guerres.

Pour apprécier l’importance relative des pertes en hommes il faut les rapporter à deux chiffres : la population totale du pays et son coefficient de natalité, c’est-à-dire la possibilité pour lui de combler en quelques années par des naissances nouvelles les vides faits dans ses rangs. Quant au premier chiffre, la population totale, on est étonné de constater combien fondent à l’examen les plus gros chiffres après que l’on en a défalqué les femmes (moitié de la population), les enfants en dessous de l’age de production et les vieillards ayant dépassé cet âge, les incapables de toutes catégories : incurables, invalides, aliénés, criminels. La population mâle valide, en âge de production, représente seulement le tiers ou le quart de la population totale.

En évaluant le gain moyen d’un homme à 2000 francs par an, à 4 % d’intérêt, en y comprenant l’amortissement à raison de la modestie de cet intérêt, cela porte à 32.000 francs la valeur en capital d’un adulte.

En évaluant d’autre part à 8 millions le nombre des jeunes hommes que cette sombre guerre aura fauchés ou irrémédiablement mutilés, cela faut 256 milliards[29].

Parmi les dommages humains il faut insister sur les maladies engendrées par la guerre chez les civils. La mortalité augmente parmi les civils, surtout parmi les enfants. « Les grands se font la guerre, et ce sont les tout-petits qui en sont les principales victimes. » La seconde année de guerre est estimée plus meurtrière que la première[30].

142. Le dommage matériel.


La vie économique est suspendue ou profondément troublée ; le commerce international est arrêté, mettant fin aux importations et aux exportations dans les pays en guerre ; la mer, voie commune, chose à tous, res nullius, appartient en fait aux belligérants les plus forts qui poursuivent leur course et sèment partout les mines flottantes ; les circulations monétaires sont entravées, les changes s’élèvent désastreusement ; les payements sont interrompus, l’interdiction de commerce avec l’étranger est prononcée ; les richesses sont anéanties par la destruction des cités, des usines, des routes, des chemins de fer et voies de communication ; c’est le règne du pillage et du gaspillage économique.

Un relevé, quant aux pertes financières de guerre pour la période comprise entre 1853 et 1866, s’établit approximativement comme suit :

Crimée 08 milliards 500 millions de francs.
Italie 01 mil»ards 500 mil»ards mil»ards
Schleswig-Holsteinxxx 00 mil»ards 180 mil»ards mil»ards
Amérique du Nord 23 mil»ards 500 mil»ards mil»ards
Amérique du Sud 11 mil»ards 500 mil»ards mil»ards
Guerre de 1866 01 mil»ards 650 mil»ards mil»ards
Guerres lointaines 01 mil»ards   —  mil»ards mil»ards
  ──────────────────────────────
Total 47 milliards 830 millions de francs.

La guerre d’Orient a coûté 10 milliards. La guerre franco-allemande 14 milliards. La guerre du Maroc, le renfort de l’armée allemande, la mobilisation russe et autrichienne coûtèrent chacune d’elles environ 100 millions. La guerre du sud-Afrique revint à 3 milliards, la guerre russo-japonaise à près de 5 milliards et la guerre italo-turque à environ 500 millions. Les guerres balkaniques récentes ont coûté environ 5 milliards. Selon Novicow, depuis le traité de Westphalie jusqu’en 1900 le coût des guerres européennes peut être évalué à 450 milliards. Que coûtera la guerre actuelle ? Un nombre fantastique de milliards. Le gouvernement français a demandé, du 1er  août 1914 au 31 décembre 1915, des crédits s’élevant à 28 milliards, soit 6 années de budget ordinaire. Le 20 août 1915, les crédits sollicités par l’Allemagne s’élevaient à 37 milliards, soit une dépense de 2 ½ milliards par mois. Pour la Russie la dépense mensuelle a été évaluée 1.800 millions. En Angleterre elle dépasse 2 ½ milliards.

Les dépenses occasionnées par la guerre courent et augmentent de mois en mois. Concernant l’ensemble des nations engagées dans la lutte, le ministre Helferich a estimé que les frais s’élèvent à environ 412 millions de francs par jour, soit plus de douze milliards par mois et 148 milliards par an. Cette dernière somme représente à peu près neuf fois le montant auquel s’élevait la dette publique anglaise avant la guerre. Or, l’intérêt annuel de 148 milliards à 5 % monte à environ 7 ½ milliards de francs, c’est-à-dire 2 ½ milliards de plus que l’indemnité payée par la France en 1871. Pour peu que la guerre se prolonge, il est permis de se demander comment les belligérants arriveront à faire face au service des intérêts et de l’amortissement des énormes dettes contractées pendant la guerre actuelle.

Et il y a tous les autres dommages qui n’incombent pas aux gouvernements. En août 1915 un statisticien anglais calculait déjà que la première année de la guerre avait coûté globalement à l’humanité 200 milliards. C’est-à-dire que toute heure de guerre coûterait 26 millions[31].

Aussi, comme industrie, la guerre paraît bien avoir fait faillite. Plus le développement économique progresse, plus le coût de la guerre augmente, plus diminue par suite le bénéfice net qu’elle peut procurer aux États les plus forts et à cause de cela victorieux. Déjà on a calculé que l’acquisition des territoires nouveaux par les États balkaniques avait coûté, par lieue carrée, environ 53.000 francs et 3000 morts et blessés. Pendant cette guerre la conquête des territoires belges, français, polonais et russes après un an de guerre avait coûté, sur le front occidental, 33 millions de livres par 1000 milles carrés à L’est et 100 millions de livres par 1000 milles carrés à l’ouest.

143. Le dommage moral.


Souffrances accumulées par la terreur des maux à venir, la réalité des peines présentes, l’absence de nouvelles des êtres chers ; suspension de toutes les libertés et de toutes les garanties, chacun étant livré à l’arbitraire incontrôlé ; démoralisation profonde et désespoir par suite de l’impossibilité d’obtenir justice, de l’impuissance à lutter contre la ruse, la tromperie, le mensonge élevés au rang d’institutions de guerre ; endurcissement de la sensibilité humaine et étalage de tous les raffinements dans la cruauté ; valeur de la vie humaine rabaissée aux yeux de beaucoup ; haine implacable semée au cœur des vaincus ; arrêt de toutes les œuvres intellectuelles, éducatives, moralisatrices ; impossibilité pour de longues années de tout travail en commun entre hommes qui ayant mis leur cœur à nu, ont démontré que toute considération humaine devait s’incliner devant leur égoïsme collectif[32].

144. Le dommage étendu aux civils et aux neutres.


Tout le progrès réalisé jusqu’ici dans le droit des gens qui régit la guerre a porté sur la distinction entre belligérants et neutres d’une part, entre combattants et non-combattants, d’autre part. Ces deux distinctions ont permis une certaine localisation des hostilités et par là la limitation de leurs effets. Or la guerre de 1914 les a précisément rendues vaines. Quant aux non-combattants, leur nombre a été réduit par le fait de la quasi-universalité du service militaire ; leur activité économique a été paralysée par la charge des réquisitions militaires ou des contributions de guerre, par l’interruption des moyens de communication, par les embarras financiers et monétaires qui ont éclaté dès le début des hostilités, par l’interdiction du commerce avec l’ennemi ; enfin par le fait que la guerre moderne met en œuvre des moyens si puissants qu’elle exige le concours indirect des populations civiles, non seulement pour se soutenir, mais pour la conduite des opérations. (Il y a eu 65,000 rapatriements de civils venant d’Allemagne opérés par la Suisse[33].) Dès lors, le nombre des civils dont la collaboration ou l’attitude tout au moins est étroitement associée a l’armée est en singulier accroissement. La guerre moderne a pris le caractère d’une lutte de nation à nation et non d’État à État.

Mais la guerre n’atteint pas seulement les belligérants. Elle étend ses dommages à tous les États neutres. Les dommages qu’elle occasionne sont ainsi universels. Elle met fin aux importations et aux exportations des matières premières et des produits et par suite aux transports qui en sont l’accompagnement ; elle rend impossible l’encaissement des sommes échues, entraînant ainsi des faillites et liquidations ; elle atteint les portefeuilles des capitalistes possédant des valeurs de pays en guerre, fonds d’État ou compagnies ; elle jette le trouble dans le marché des valeurs nationales à raison des réalisations intempestives et à tout prix qu’en font les détenteurs belligérants ; elle tue les industries de luxe, en particulier celles basées sur les plaisirs et le tourisme ; elle oblige à des mobilisations d’armées coûteuses. En enlevant des territoires étendus à la civilisation, elle restreint l’ère de la liberté ; en paralysant l’activité intellectuelle, artistique» scientifique, littéraire, éducative dans les pays en guerre, elle paralyse simultanément toute la partie de l’activité des pays neutres qui est basée sur l’échange et la coopération internationale des idées, des travaux et des œuvres. Le cortège des épidémies qui est la suite inévitable des guerres ne peut être localisé dans sa marche propagatrice et du théâtre des opérations militaires, il menace de proche en proche, les voisins pacifiques et, par eux, les pays plus éloignés. La guerre aussi détruit des villes, des monuments, des collections, des institutions qui sont devenus comme le patrimoine collectif de l’humanité. Enfin par le caractère d’acharnement désespéré que la guerre prend et prendra de plus en plus, elle fait courir aux neutres le risque croissant d’être entraînés dans le conflit.

La guerre donc, si elle peut encore être un bénéfice, bien problématique, pour quelques-uns, cause désormais un dommage à la communauté humaine tout entière. C’est pourquoi elle ne peut plus être considérée comme un droit pour personne, mais un acte portant atteinte aux droits antérieurs et supérieurs des tiers qui n’y sont pas volontairement impliqués, au « droit à la paix » dans le chef de ces neutres.

15. LA GUERRE EN GÉNÉRAL



Pour apprécier à sa véritable valeur l’événement, il faut remonter de la guerre actuelle à la guerre en général et se représenter ce qu’elle est, quel rôle elle joue dans les affaires humaines.

151. Notion.


On a défini la guerre un ensemble d’actes de violences au moyen desquels chaque belligérant essaie de soumettre l’autre à sa volonté. La force matérielle n’est pas seulement en jeu dans la lutte, l’énergie morale et intellectuelle, l’esprit de dévouement des non-combattants entrent aussi en ligne de compte sous des formes diverses. La nation tout entière doit participer à la lutte et influencer sur le résultat[34].

L’histoire de l’Europe n’est qu’une série longue et ininterrompue de mutuelles invasions. Aucun peuple n’a jamais perdu l’occasion qui s’offrait à lui d’agrandir son territoire. Peu lui importait de s’agréger des nations d’autres langues, d’autres races, d’autres religions, d’autres lois, d’autres frontières, d’autres continents. Il y a toujours eu en Europe un ou deux peuples qui prétendent exercer sur les autres une certaine domination, une sorte d’hégémonie, et ces peuples, d’ordinaire capricieux et superbes, donnent lieu a de fréquentes guerres et à des usurpations. Quand ce n’est pas eux qui les occasionnent, c’est la crainte des menaces qui les suscite, tantôt par la fureur des opprimés, tantôt par le désir universel de réprimer la tyrannie croissante.

152. Causes générales des guerres.


Une étude comparée des guerres montre qu’elles ont des causes les plus variées : Haine nationale et envie. — Protestation d’un peuple ou d’une race contre la domination d’un autre. — Mécontentement contre un gouvernement, corrompu ou oppresseur. Excès ou migration de population donnant lieu au désir d’une extension consécutive de territoire. Inadéquation ou inconvenance des frontières territoriales. — Soif de pouvoir, de domination. D’où les guerres dynastiques, les guerres d’ambition et d’hégémonie, de sécurité, de contestation ; guerres de race, guerres de culture, guerres économiques (guerres capitalistes), guerres coloniales.

La « Société de la Paix Massachusetts » ayant recherché les causes des guerres qui ont affligé le monde civilisé depuis le règne de Constantin a compté 286 guerres qui peuvent être réparties dans les catégories suivantes :

Guerres tendant à un accroissement de territoire 044
Guerres ayant pour fin la levée de tributs 022
Guerres de représailles 024
Guerres motivées par des questions d’honneur ou de prérogatives 008
Guerres provoquées par des contestations territoriales 006
Guerres motivées par des prétentions dynastiques 041
Guerres d’intervention 030
  ────
À reporterxxxx 175
Reportxxxx 175
Guerres causées par des rivalités d’influence politique 023
Guerres commerciales 005
Guerres civiles 055
Guerres de religion, en y comprenant les croisades
00contre les turcs et hérétiques
028
  ──
Totalxx 286

Dans cette énumération ne sont comprises ni les insurrections, ni les luttes partielles, ni les guerres engagées entre les peuplades « sauvages ». D’après G. de Molinari, ce relevé manque de précision et les guerres auxquelles il est fait allusion peuvent se ramener à quatre catégories : les guerres religieuses, politiques, commerciales et civiles.

À un autre point de vue on peut considérer la période qui va de Charlemagne à Napoléon comme le millénaire des guerres « constitutionnelles ». Huit siècles furent consacrés aux guerres destinées à consolider la monarchie et l’accession au trône, et deux siècles, depuis l’exécution de Charles Ier d’Angleterre (1649) jusqu’à la constitution de l’empire d’Allemagne (1849) furent consacrés aux guerres pour le triomphe de la démocratie[35].

Quelques autres constatations sont à enregistrer.

« Les causes des guerres, ce n’est pas dans le passé qu’il faut les chercher » c’est dans l’avenir (Cavour). — « On a dit qu’une fois par siècle il y avait une grande explication, une grande liquidation, pour répartir à nouveau l’influence, la puissance et la possession du globe (v. Bülow). » — La guerre est en général l’œuvre des minorités, sinon l’œuvre d’un seul.

Il faut compter parmi les causes de guerres l’existence dans toute la société d’éléments aventureux : les hommes qui ne se soucient pas de l’ordre établi et rêvent conquête et plans grandioses. L’histoire est faite en partie de la réalisation de ces plans aventureux. — Il faut tenir compte du rôle du sentimentalisme, de la passion dans les peuples. Ce rôle est énorme. Les traditions de la Rome impériale ont agi efficacement pour rendre populaire à la nation italienne l’offensive qui a conduit à la Tripolitaine et aujourd’hui à la guerre contre l’Autriche. Pour s’enrichir uniquement il eut suffi à l’Allemagne de continuer son système pendant la paix. Nous sommes aussi en face d’une Amérique où le sentiment dit son mot dans les affaires publiques.

On peut distinguer les guerres en offensives, préventives et défensives. On peut aussi faire une distinction, souvent bien difficile à établir, entre « guerres légitimes » et celles qui ne le sont pas. La défense de l’individu ou des individus est légitime contre toute attaque non justifiée par l’intérêt général du progrès de l’humanité tout entière, notamment contre toute attaque motivée par l’ambition personnelle d’un homme ou d’un peuple qui n’a d’autre but que d’établir son hégémonie sur d’autres nations de civilisation et de cultures égales ou supérieures. De ce principe découle la distinction entre les guerres bonnes ou justes (pour la défense ou la diffusion d’idées civilisatrices générales) et les guerres mauvaises et injustes (pour l’affirmation et la propagation d’idées de barbarie et de tyrannie). Le plus souvent l’un des belligérants représente la justice, le droit et le progrès, tandis que l’autre représente l’injustice, la tyrannie et le recul.

153. Valeur de la guerre.


La guerre a ses apologistes ; elle a aussi ses ennemis, groupés au cri de « guerre à la guerre ! »

On peut certainement former l’hypothèse pessimiste d’une volonté qui préférerait, à la sécurité du droit universel, l’insécurité persistante des rapports internationaux avec tous ses risques, avec toutes les souffrances qui en résultent pour la majorité des hommes, mais avec la satisfaction qu’elle apporte aux haines, aux antipathies, aux passions malveillantes, persécutives, que comprime en temps ordinaire l’ordre juridique, avec la carrière qu’elle ouvre aux jeux de l’imagination engourdie par la paix et la sécurité, sans parler des avantages matériels que retire une partie de la population. Mais il faut se demander si une telle volonté de guerre est normale, si naturellement die peut exister dans de grandes masses d’hommes.

« La guerre, disent les « bellicistes », est un phénomène naturel, elle a toujours existé. Voyez l’histoire sainte ; voyez l’histoire de l’antiquité[36]. » On peut répondre : Bien des fléaux avaient toujours existé jusqu’à ce que l’homme se soit refusé à assister à leurs ravages en spectateur résigné. À la vérité il n’est pas de phénomène social nuisible dont l’homme ne se soit efforcé de neutraliser les effets : l’esclavage, torture, la soumission de la femme, l’absolutisme. Pourquoi l’homme devrait-il se déclarer impuissant à l’égard de la guerre ?

« Après une guerre, dit-on encore, le corps social se sent en meilleure santé. » Cela est vrai, comme après la maladie, l’homme souvent a une santé meilleure. En conclut-on qu’il faut rechercher la maladie, ses souffrances et ses risques ?

« La guerre, forme de la lutte pour la vie, fait triompher le mieux adapté. » Réponse : Il n’y a pas de sélection dans la guerre : car aujourd’hui il n’y a plus de contact homme à homme, Les bombes et les obus sont lancés par d’invisibles ennemis ; contre les moyens-attaques, on ne peut guère se défendre. C’est le hasard qui décide lequel tombera et lequel sera sauvé. La guerre est une sélection à rebours. Ce sont les réformés pour maladies et vices de constitution et les moins courageux, les « embusqués », qui survivent.

Les événements actuels prouvent que l’humanisation de la guerre est une impossibilité. Il a pu être un temps où la guerre était considérée comme un noble combat, l’acte par excellence de la chevalerie, un spectacle mêlé de courage et de générosité. La guerre alors avait son code de l’honneur individuel, que plus tard on s’est efforcé de traduire en lois collectives de la guerre. Ce temps, dont quelques actes de magnanimité amplifiés par la légende ont masqué les réelles horreurs, n’est décidément plus, et, avec les guerres de machines et d’affamements économiques, la lutte est devenue une forme du vol, de la rapine, de l’asservissement. C’est l’antithèse du travail productif, « Tu m’appelles brigand, disait déjà un pirate à Alexandre, parce que je n’ai qu’un navire, tu m’appellerais roi si, comme toi, j’en avais deux cents. »

Il est difficile de penser qu’après ce qu’il aura enduré, le monde soit encore de l’avis des glorificateurs de la guerre et dont la thèse a été exprimée en ces termes par le général von Bernhardi :

« La guerre est un instrument de progrès, un régulateur de la vie de l’Humanité, un facteur indispensable de civilisation, une puissance créatrice. C’est une erreur de penser qu’il ne faille jamais provoquer ou rechercher une guerre. Il ne faut pas voir dans la guerre les calamités physiques qu’elle entraîne, pas plus qu’il ne faut déplorer le mal que fait un chirurgien sans penser aux conséquences d’une haute portée qu’aura l’opération. C’est à la diplomatie à arranger les questions épineuses ou la morale semble menacée. »

Non, l’essence de la civilisation consiste dans l’aptitude à obtenir le résultat maximum avec la moindre dépense d’énergie. La lutte des peuples n’est, pas créatrice, mais destructrice de toutes choses. Elle se manifeste toujours comme un gaspillage d’énergie dépourvu de toute mesure. La guerre actuelle prépare pour demain une humanité diminuée physiquement et moralement.

Une guerre comme celle-ci est une stupidité, une horreur, une peste, une immoralité, une dégradation, une folie, un crime. Il n’est pas d’expressions assez fortes pour la stigmatiser. C’est le suicide de l’humanité, un procédé d’auto-destruction, l’acheminement vers la fin du monde, le vrai fléau de Dieu. La guerre s’est compromise pour toujours aux yeux de tout le monde. Comme épopée, elle ne s’adresse qu’aux moyennes, sinon aux basses mentalités. Elle ne saurait plus nous en imposer ; elle n’est plus glorieuse. Après l’avoir vue à l’œuvre de près, il faut reconnaître que « dans les siècles modernes la seule gloire qui soit enviable est celle de la paix et de la liberté (Renan). »

La guerre est stupide parce qu’elle ne résoud aucun problème. La victoire engendre l’orgueil qui mène à la défaite, et la défaite engendre la haine qui mène à la vengeance. Ni l’orgueil ni la haine ne sont des matériaux de construction, ce sont des engins de mort à longue, très longue portée[37].

Aussi assistons-nous à cette évolution précieuse de la mentalité des peuples : la guerre reconnue désormais comme le plus grand fléau de l’humanité et ceux qui l’ont provoquée, déclarés criminels et ennemis du genre humain.

16. LA RECONSTRUCTION APRÈS LA GUERRE
LES SOLUTIONS DE LA PAIX



1. Certes, pour tout homme de bon sens qui réfléchit, la guerre soulève une série de problèmes fondamentaux : Comment donner plus de garantie aux traités et éviter que puisse se reproduire des forfaitures comme celle dont la Belgique a été victime ? Que doivent devenir les grandes alliances qui ont entraîné par leur jeu automatique la mise à feu et à sang presque du monde entier ? Comment mettre fin à des armements qui ont épuisé les nations en temps de paix et n’ont pas servi à éviter la guerre ? Comment éviter que la guerre puisse jamais être déclarée sans l’intervention des parlements, tandis que tous les parlements ont été placés, en août dernier, devant des faits accomplis ? Comment faire que la vie et les biens des civils ne soient plus exposés aux terribles effets des dispositions militaires ? Comment supprimer les horreurs et les souffrances de nouveaux moyens d’attaque et de défense ? Comment assurer aux neutres, aux innocents, la sécurité à laquelle ils ont droit, au moins, si la folie de la guerre ne peut être évitée a leurs voisins ? Comment faire que tout État soit forcé d’accepter l’offre de conférence où l’offre d’arbitrage qui lui est faite par un autre État ? Comment répondre a respiration des peuples que cette guerre soit la dernière, sinon de toutes au moins de cette génération, et que la paix à venir soit équitable et durable ? Comment faire de cette paix la base solide qui permettra de reconstruire demain notre société profondément troublée ?

2. Toutes ces questions sont légitimes, et elles n’ont, hélas, rien d’académique, Mais avant de chercher à y répondre il faut les classer, les sérier. Notre société vit selon un système ; tous ses éléments sont solidaires et se déterminent les uns les autres. D’autres systèmes de société sont possibles, ont existé dans le passé ou sont concevables pour L’avenir. Les réponses aux questions posées ont leur fondement dans le système en vigueur ou dans celui qui doit le remplacer en tenant compte du stade d’évolution auquel nous étions arrivés.

3. Ce qui caractérisait essentiellement le système social d’avant la guerre, c’est que la vie était devenue de plus en plus internationale. Un commerce mondial passé de 4 milliards, il y a un siècle, à près de 180 milliards actuellement ; 200 milliards de titres au porteur, sur 850 milliards, possédés par des étrangers ; 22 millions de travailleurs franchissant l’Atlantique en moins de trente ans ; 30,000 navires de toutes nationalités sillonnant les mers en tous sens ; un réseau mondial de chemins de fer de plus de un million de kilomètres ; la poste universelle ayant délivré 45 milliards d’envois l’année qui précéda la guerre ; les livres publiés à raison de 150,000 par an et les journaux et périodiques à raison de 72,000. Idées, hommes, produits naturels ou manufacturés, tout est entraîné dans la circulation générale, destiné à une Pensée universelle, à un Marché mondial, à une Terre accessible dans toutes ses parties, à une Humanité amenée a l’unité de fins, sinon d’origine.

Or, en regard de ces faits, trois constatations s’imposent :

a) Toute cette vie, toute cette civilisation étant laissées sans aucune protection réelle, si bien que le jour de la guerre a été pour elle celui de l’arrêt et de la paralysie.

b) Ces faits du temps de paix sont dus aux mêmes causes générales que celles qui ont donné à la guerre actuelle son extension, son intensité, sa durée : à savoir la solidarité et l’interdépendance croissante entre les grandes affaires, les grandes questions du monde.

c) Il y a aujourd’hui désaccord profond entre la vie devenue aussi mondiale et les institutions demeurées presque toutes nationales, La crise actuelle est une crise de croissance. Les États, organisations anciennes bien appropriées aux nécessités de la vie intérieure n’ont pas évolué comme il le fallait pour assurer la sécurité extérieure. Les relations entre eux sont restées celles que le hasard a formées ; nul plan, nul système, nul ordre : partout chaos, anarchie, appétits, haines, ambitions sans entrave, absence d’un Droit organisé qui soit effectivement opposable à la Force.

4. La paix à venir a donc un vaste problème à résoudre. Rechercher les causes profondes du conflit et à chacune d’elles opposer des moyens susceptibles de les supprimer à l’avenir. La lutte sur le champ de bataille en effet ne peut rien par elle-même pour faire disparaître les conflits ; elle donne seulement à l’un des belligérants la possibilité d’imposer à l’autre ses propres solutions. Que celles-ci ne soient pas adéquates aux difficultés elles-mêmes, ou qu’elles s’inspirent d’une volonté inéquitable, et la paix en devient injuste et instable, point de départ elle-même de nouvelles guerres. En ce sens la conduite de la paix doit préoccuper tout autant que celle de la guerre.

Mais toutes les solutions particulières du problème de la paix devront se grouper autour de la solution à donner à ce problème central : quel principe d’ordre mettre à la base des relations internationales entre États ? Ce principe ne peut être l’attribution à chaque État d’une souveraineté absolue ne connaissant d’autres limites que ses intérêts et ses ambitions : c’est là le principe actuel, et nous en constatons les conséquences. Il ne peut être non plus celui d’une organisation où prévaudraient les intérêts d’un État ou d’un groupe d’États, lesquels domineraient par la contrainte, et dont l’hégémonie prendrait la forme d’un empire quasi universel. En réalité, le vrai principe à instaurer, c’est l’établissement d’une Société des nations à base d’égalité et de solidarité. Les droits et garanties des membres, les institutions internationales collectives d’une telle Société doivent être consacrés par une Charte Mondiale qui soit l’expression de l’organisation juste et stable de ses différentes parties, de la même manière qu’à l’intérieur de chaque État une constitution écrite est venue consacrer Les relations fondamentales de la vie publique, dire les libertés de chacun et régler les pouvoirs qui en assurent la garantie effective.

Si les peuples le veulent, la paix prochaine pourrait leur donner cette Charte. Après la gigantesque ruée des nations, les calamités subies, les sacrifices consentis, après le monde d’idées et de sentiments apparus dans les cerveaux et dans les cœurs, il ne pourra plus s’agir seulement de territoires et d’indemnités de guerre. Ceci sera réglé par les belligérants, peut-être sur le champ de bataille même. Une tâche toute autre s’imposera ensuite. Arrêter les conditions qui doivent assurer à l’avenir, la vie et la sécurité du monde. Ce ne peut être que l’œuvre d’un Congrès général siégeant en Constituante, et élaborant un traité qui contiendra les principes mêmes de la Charte mondiale.

17. LA GUERRE DOUBLÉE D’UNE RÉVOLUTION



La guerre de 1914 est un fait historique immense, tout plein de conséquences et ouvrant à l’Univers une ère nouvelle. Jamais au cours de l’histoire de l’humanité, puissances plus formidables et mieux organisées pour la destruction ne furent aux prises en aussi grand nombre ; jamais masses de peuples plus denses ne furent soumises directement ou indirectement à plus d’influences diverses résultant des événements militaires ; jamais plus de principes de toute catégorie, politiques, économiques, intellectuels, moraux, sociaux, ne furent en présence derrière les lignes ennemies. C’est pourquoi vraiment la guerre de 1914 est doublée d’une Révolution.

La guerre a-t-elle détruit la vieille Europe ? Sommes-nous à un de ces moments décisifs de l’histoire dont la détermination entraîne après elle une longue série d’événements généraux, comme l’a été, par exemple, dans le passé, la lutte des Grecs centre les Perses ; la lutte des Romains contre les Barbares ; la lutte des Chrétiens contre les Mahométans. À cette question posée par certains, d’autres répondent : « Oui, nous vivons un moment dont l’importance dépasse celle de tous les siècles réunis. L’histoire de l’humanité sera peut-être divisée un jour eu deux périodes, dont l’une marquera l’époque d’avant, l’autre celle qui suivra la grande croisade des civilisés (Finot). »

Et la question se présente : Cette guerre produira-t-elle un recul pour la civilisation, changeant la direction des forces, conscientes et inconscientes, qui tendaient à l’internationalisation et à la pacification du monde ? Ou bien la lutte pourra-t-elle être canalisée jusqu’à n’être qu’une simple crise de croissance de l’Humanité, celle-ci, sur des bases plus stables et plus élargies, continuant sa marche vers ses destinées supérieures ? La guerre en ce cas, par la commotion qu’elle aurait donnée au monde, apporterait en un jour, mais au prix de maux et d’horreurs sans nombre, le progrès qu’il eut fallu attendre encore des années.

En ce moment tous les problèmes sont posés ; ils agitent la conscience, ils la troublent, la dépriment ou l’exaltent. Problèmes de l’individu, problèmes de la famille, de la société, de l’humanité. Qu’est-ce que la vie ; la vie si malheureuse vaut-elle la peine d’être vécue ; l’effort qui aboutit à une telle débâcle a-t-il un fondement suffisant pour vaincre le pessimisme ; existe-t-il une vie morale, qu’est cette morale ; qu’est le Dieu dont l’action aurait pu se manifester clairement, qui, invoqué des deux côtés des lignes, monopolisé par chaque combattant, n’a pas cru bon de faire tourner cet immense événement en miracle éclatant de sa Providence ; qu’est la famille dont les uns doivent se faire tuer tandis que les autres ont la vie sauve et la succession des biens des premiers ; qu’est cet état moderne, monstrueux Moloch qui demande des victimes et encore plus de victimes, qui travaille non comme une association et pour ses membres, mais pour lui-même, devenu une entité mystique et redoutable ; qu’est-ce qu’une économie qui aboutit à la destruction, des richesses, un droit au déchirement des traités, une politique à l’anarchie mondiale ; que sont nos sciences qui n’ont pu nous révéler encore les moyens de faire franchir aux hommes la distance qui les sépare des bêtes ? Problèmes, problèmes ! comme aussi ceux inspirés de la réaction contre tant d’horreurs, et qui consistent à trouver une machinerie pédagogique capable de former des hommes dont le cœur veuille la paix, une machinerie sociologique assez efficace pour contraindre les récalcitrants et empêcher leurs minorités mauvaises de faire la loi aux majorités ? Or tous ces problèmes se présentent à des sociétés pour qui les questions sociales étaient devenues depuis un demi siècle les préoccupations principales ; des sociétés que les progrès de l’instruction ont rendues de plus en plus conscientes ; que les discussions des parlements, les travaux des universités, les vœux des associations internationales, les propagandes des partis socialistes et des églises chrétiennes, les créations des capitaines d’industrie, ont préparé aux transformations importantes — comme les milieux du XVIIIe siècle y avaient été préparés par la Réforme, la Philosophie, les Encyclopédistes, les premières transformations industrielles. Ces problèmes aussi ne se posent pas à quelques esprits, à une élite dirigeante, ou pouvant le devenir ; ils sont placés devant tous les hommes. Chaque être humain sait maintenant d’expérience que son travail, son bien-être sont à la merci de l’instabilité internationale. Depuis vingt mois la presse de l’univers, avidement lue, donne de ces faits des commentaires précis, émouvants, documentés ; les loisirs des bras croisés, dans les tranchées et devant les usines qui chôment, en font le thème des réflexions, des conversations, des correspondances.

Dans tous les pays, dans toutes les sphères se poursuit le travail qui transforme les impressions en notions et résoud en formules générales les sensations tumultueuses et cahotiques du premier choc. En même temps, les mesures de guerre improvisées pour les combattants et les civils démontrent partout à quel point les forces sociales sont vraiment malléables, comment, quand on le veut, sous la pression des nécessités éminentes, on peut, du haut en bas, triturer et façonner la pâte sociale. Cette malléabilité des volontés, cette réceptivité des intelligences va pouvoir être mise à profit pour imposer les réformes profondes, car plus de la moitié de l’ouvrage est fait : la secousse qui devait disloquer l’état ancien.

L’époque moderne a connu trois grandes révolutions : celle d’Angleterre, celle d’Amérique, celle de France. Elles ont été déterminées, toutes trois, dans le sens de l’émancipation. Celle de 1789, « grande Cordillière qui sépare non pas deux pays, mais deux mondes », s’est différenciée des deux autres par son expression universaliste. La Révolution que les peuples attendent maintenant est celle qui n’enchaînera plus le sort des uns à l’état politique rétrograde des autres et qui consacrera les principes d’un minimum de civilisation universelle. Elle marquera la transition entre une civilisation militaire, autocratique, encore imbue de féodalité, et une civilisation basée sur l’industrialisme, la démocratie, la science, la paix. À la contrainte, l’hégémonie, l’isolement, l’antagonisme, elle substituera la libéré, la fédération, la solidarité, la coopération. Les révolutions dans le passé ont été les changements, tentés ou réalisés par la force dans la constitution des sociétés. La Révolution qui vient ne sera pas nécessairement accompagnée de violence à l’intérieur. Elle s’opérera dans la plupart des pays sans barricade et sans intervention de la rue, mais simplement dans les cerveaux et dans l’ordonnancement fatal des choses. Celui-ci commandé par la loi qui à l’avenir réglera, de tout en haut, les relations internationales d’un monde dont toutes les vies seront reconnues interdépendantes.

Toutes les sociétés arrivées à un certain stade sont condamnées à se renouveler ou à périr. Le monde aujourd’hui est une chrysalide. Les réformes internationales, précipitant les réformes nationales, sortiront de la crise, imposant avec une mentalité nouvelle, un ordre nouveau, nous désolidarisant d’un passé fini, amortissant les vieilles conceptions et les vieilles organisations.

Que si au contraire cette guerre ne devait faire triompher une telle révolution, toutes ces ruines, toutes ces souffrances, toutes ces morts n’auraient servi de rien ! La vie ancienne reprendrait son cours sur une paix mal faite et mal consentie. Au lieu d’être « la dernière » que nous verrions, cette guerre serait la première d’une série[38].





  1. Picard, Alfred, Le bilan d’un siècle. Rapport du Commissaire général de L’Exposition Universelle de Paris, 1900, 6 vol. (1906).
  2. Sur les causes de la guerre consulter : Pourquoi nous sommes en guerre. Par 6 professeurs d’histoire de l’Université d’Oxford : E. Barke, H.-W.-C. Davis, C.-R.-L. Fletche, Arthur Hassal, L.-G.-W. Wickmann-Legg et F. Morgan. (La Neutralité de la Belgique et du Luxembourg, courue aux armes depuis 1871, développement de la politique russe, esquisse chronologique de la crise de 1914, négociateurs et négociations, la nouvelle théorie allemande de l’État.) — W. Sanday, The deeper causes of the War. Oxford pamphlets, Oxford University Press, London, H. Humphrey Milford. — G. Ferrero, Le origini della guerra presente. Milan, Rava. — Aug. Gauvain, Les origines de la guerre. Paris, Collin, 1915. — Comte Jules Andrassy. Les origines de la guerre. Revue politique internationale. — Take Jonesco, Les origines de la guerre. Paris, Didier. — Pierre Albin, d’Agadir à Serajevo. — E. Hovelaque, Les causes profondes de la guerre (Allemagne, Angleterre). Paris, 1915. — Martin William, Les causes morales de la guerre en Allemagne. La Semaine Littéraire. 1915 (Genève). — H. Bergson, La signification de la guerre. Pages actuelles, Paris, Bloud et Gay, 1915, 46 p. — C.-VV. Barron, The audacious war. Its commercial causes, its financial aspects and its cost in men and money for the first six months. Boston et New-York, Hougston, Mifflin Co, 1915. — W. Mackenzie, Significato bio-filosofico della guerra. Genova, Formezzini, 1915. — E. Rignano, Les facteurs de la guerre et le problème de la Paix. Paris, Alcan, 1915. (Conclusions de l’enquête internationale de la revue Scientia.). — Die Wahrheit über den Krieg (1914).
  3. Le 18 juin 1895, pour l’inauguration du canal de Kiel, Guillaume II écrivait : « Tous les peuples demandent et désirent la paix. Ce n’est qu’en temps de paix que le commerce du monde peut se développer, ce n’est que par la paix qu’il peut prospérer, nous voulons maintenir la paix et nous la maintiendrons. »
  4. Le Kronprinz est depuis longtemps le chef incontesté des chauvins et des nationalistes allemands. Il donne le ton à « l’orchestre national ». « Nous ne pouvons obtenir la place au soleil qui nous revient qu’à l’aide d’une bonne épée, parce qu’on ne nous la cédera pas volontairement. Kronprinz Guillaume. » Ornée de cette inscription et de la devise « Pro patria et gloria », l’image du Kronprinz se vend dans les librairies allemandes. (Der kronprinz, Gedanken über Deutschland’s Zukunft, Paul Liman, Minden, W. Köhler.)
  5. Dans la « Nineteenth Century », du 1er  février 1915, William Steed a émis de curieuses hypothèses sur le pacte de Koponicht entre Guillaume II et l’Archiduc.
  6. Voir dans le deuxième Livre gris belge la lettre du 26 juillet du baron Beyens.
  7. Alexinski, La Russie et la guerre.
  8. La nostra guerra, par une réunion de professeurs de l’Université de Florence. — Jacques Blainville, La guerre et l’Italie. — Charles de Saint-Cyr, Pourquoi l’Italie est notre alliée.
  9. E. Arnaud, la Troisième Conférence de la Paix.
  10. Opinion d’un neutre : « Dans la présente guerre, comme dans toutes les guerres passées, toutes les nations qui s’entretuent prétendent être en état de légitime défense. Si l’on tient compte non seulement du moment, ou plutôt du prétexte choisi pour commencer la guerre mais en outre de toutes les préparations antérieures en vue de l’avenir, je crois être près de la vérité que seuls les Luxembourgeois et les Belges n’ont jamais pensé à attaquer personne et que chez tous les autres il y a une doublure plus ou moins accentuée d’hypocrisie dans l’emploi du mot « défensive » (Dr  A. Forel).
  11. J’accuse, p. 23.
  12. Livres russes (Livre orange), Livres français (Livre jaune), Livres belges (Livre gris), Livres allemands (Livre blanc), Livres anglais (Livre bleu, correspondance britannique relative à la crise européenne), Livres serbes. — « J’accuse », par un Allemand (traduction de l’allemand, Lausanne, Payot). Cet ouvrage a donné lieu aux suivants : Hermann Fernau, Justement parce que je suis Allemand (une mise au point de la question de culpabilité posée dans le livre « J’accuse ») ; Brochure allemande de réfutation, Prof. Schiemann, Un calomniateur ; Article d’Engelbert Pernerstorfer, Pensée d’un neutre Suisse. — Une édition des divers livres officiels dans l’ordre chronologique des pièces a été publiée par un auteur privé en Allemagne, le Dr  Max Beer (Das Regenbogen-Buch), — P. Saintyves, Les responsabilités de l’Allemagne dans la guerre 1915, Paris, E. Nourry, 1915. — Appel des Allemands aux nations civilisées (lettre des intellectuels allemands). — Réponse au Manifeste des professeurs allemands, par S. Harden Church, président de l’Institut Carnegie de Pittsbourg (en anglais, originalement, London, « The Times, 1915 » — Le Manifeste des Quatre-vingt-treize, par Wilfred Monod. — Lévy Brühl, La conflagration européenne, causes économiques et politiques. — Documents diplomatiques 1905-1914. Lettres adressées par les ministres et chargés d’affaires de Belgique à Berlin. Londres et Paris, au ministre des affaires étrangères à Bruxelles. Berlin, E.-S. Rittler et fils, éditeurs, 1915. — Karl Helfferich, Les origines de la guerre mondiale d’après les publications des Puissances de la Triple Entente. Berlin, Stilke, 1915. — James M. Beek, La Preuve. Le cas de la Belgique. Enquête sur la responsabilité morale de la guerre de 1914. (Ce haut magistrat américain a traité la question selon méthode judiciaire en forme de jugement précédé de motifs.) — Price, Histoire de la guerre (en anglais). — Baron Beyens, L’Allemagne avant la guerre, les causes et les responsabilités (1915). — Cloudesley Brereton, Qui est responsable ? (Avant-propos et traduction de L’anglais par E. Legoins.)
  13. Discours du chancelier du 2 décembre 1914 — Grey, à la Chambre des Communes, le 28 octobre 1915, en réponse à une question, a nié le fait d’une entente Anglo-russe avant le 14 septembre 1914. Récemment (novembre 1915), à la tribune française, Briand a déchiré : « La France n’a pas troublé la paix. Résistant à toutes les provocations, elle a tout fait pour la maintenir. Elle est victime d’une agression préméditée qu’aucun sophisme ne parviendra jamais à justifier. On lui imposa la guerre, elle l’accepta sans peur, et elle ne s’arrêtera que quand l’ennemi aura été réduit à l’impuissance. »
  14. Les Allemands ont prétendu que la Belgique avait elle-même cessé d’être neutre par une entente qu’elle aurait conclue avec l’Angleterre en 1906. Ils ont publié à ce sujet des documents trouvés dans les archives de Bruxelles. Ces documents « truqués » ne prouvent rien. L’accusation d’après coup ne prévaut pas contre la déclaration claire du Chancelier, le 4 août 1914. (Waxweiler, La Belgique neutre et loyale.)
  15. Il faut souvent un examen très attentif avant de pouvoir déclarer qui est le véritable agresseur. En 1870, bien que la France eût déclaré la guerre, c’est Bismarck qui a préparé L’agression, D’autre part, dès 1858 Napoléon III était d’accord avec Cavour pour aider les Italiens à chasser Les Autrichiens d’Italie, mais il eut soin d’attendre jusqu’à 1859 que L’Autriche, par ses maladresses diplomatiques, se fût isolée de l’Europe et se donnât l’apparence d’être l’agresseur(Seignobos).
  16. On a suggéré divers châtiments outre ceux qui toucheraient au corps même de la nation : châtiment à exercer contre les individus coupables de l’attentat commis contre l’humanité, exil de quelques milliers de dirigeants, condamnation d’autres, déchéance des souverains, voire des dynasties, etc.
  17. L’histoire technique de la guerre possède une riche littérature. Les musées lui ont fait une large place ; les musées d’armes (notamment Invalides à Paris, Zeughaus à Berlin, Alméria à Madrid) ; la collection historique du musée de peintures (Galeries des batailles à Versailles). Le musée de la guerre à Lucerne comprend des collections générales systématiquement classées. Le musée international de Bruxelles a une salle consacrée à la guerre au point de vue économique, politique et technique. Pendant la guerre on a fait des expositions de guerre, notamment à Berlin et à Vienne. On a tenté des reconstitutions cinématographiques des guerres d’autrefois : Le film du scénario de Gabriel d’Annunzio, « Gabiria » contient de remarquables tableaux sur la manière de faire la guerre des Romains et des Carthaginois.
  18. Les faits militaires sont relatés au jour le jour dans les communiqués officiels et les commentaires des grands journaux. Les chroniques militaires du colonel Feyler parues dans le Journal de Genève, celles du colonel Repington parues dans le Times, doivent retenir particulièrement l’attention. On trouvera une histoire des faits dans Chronologie de la guerre, publiée dans la série « Pages d’histoire » (Paris, Berger-Levrault). — Sur la méthode de La guerre en général consulter : Foch (général), Des principes de la guerre, — Mordacq, Henri (lieuteuant-colonel), La guerre au vingtième siècle. — F. Feyler (Colonel), La guerre européenne, avant-propos stratégique, Lausanne, Payot, 1915. — Les grands principes de la guerre moderne, dans la série « Cahiers de la guerre ». — Daniel Bellet, La guerre moderne et ses nouveaux procédés.
  19. A.-J. Balfour, The navy and the war {August 1914 to August 1915). London, Darling & Son, 1915.
  20. Voir les notes échangées entre les États-Unis et l’Allemagne, les États-Unis et l’Angleterre, la Hollande et l’Angleterre, la Suède et l’Angleterre.
  21. Tribune de Lausanne, 2 octobre, p. 3.
  22. Journal de Genève, 9 novembre 1915, p. 2.
  23. Publications officielles des gouvernements belges et français sur les atrocité allemandes.
  24. Charles Andler, Les usages de la guerre et la doctrine de l’état-major allemand. — Joseph Bédier, Les crimes allemands. Joseph Bédier, Comment l'Allemagne essaye de justifier ses crimes, — E. Lavisse et Ch. Andler, Pratique et doctrine allemande de la guerre. — R.-A. Reiss, Comment les Austro-Hongrois ont fait la guerre en Serbie, — Léon Maccas, Les crimes allemands. Réquisition d'un neutre, — J.-H. Morgan, A dishonoured Army. German attrocities in France with unpublished Records. London, Spottiswoode & Co, 1915, 20 p. — La guerre fait revivre en l'homme les pires instincts de cruauté. Elle est longue hélas ! l'Histoire de la cruauté humaine (Moloch et les sacrifices humains) ; les sièges et les sacs des villes dans l’antiquité et au moyen âge. Les Espagnols au Mexique et au Pérou ; la torture et l’inquisition ; la guillotine et les noyades sous la Révolution ; les raffinements dans la souffrance imaginés par les jaunes (Mirbeau, Le jardin des supplices) ; les horreurs commises par des Européens dans les guerres coloniales, en Afrique et en Orient ; la répression de la révolte des Cipayes aux Indes, celle de la révolte des Boers ; les monstruosités des guerres balkaniques, les massacres des Arméniens par les Turcs.
  25. Ch.-F. Speare, « American review of reviews ».
  26. Charles Richet, La Guerre et la Paix.
  27. Colonel Feyler, « Journal de Genève », 26 septembre 1915.
  28. « L’Œuvre », 12 septembre 1915, reproduite dans la « Paix par le Droit », 1915, p 59.
  29. Il est fort difficile d’évaluer la perte d’un homme. Proudhon dans son ouvrage La Guerre et la Paix, indiquait déjà le chiffre de 20.000 francs. Les cours des tribunaux font des évaluations individuelles. Voir communication d’Eugène d’Eichtal à la Société de statistique de Paris, 17 novembre 1915 : « La valeur sociale des individus au point de vue économique. » Barriol a proposé la formule suivante : « La valeur sociale économique d’un individu est la valeur probable de l’accroissement de richesse dont l’individu pourra augmenter la richesse collective qui existe à la date où a débuté sa propre existence, en tenant compte de sa survie productive et des variations de son activité. »
  30. L. Hirsch, La mortalité chez les neutres en temps de guerre. Paris, Giard et Brière.
  31. Les chiffres produits paraissent formidables et il faudrait les soumettre à critique. On a fait valoir que tout n’est pas perdu dans les sommes absorbées par la guerre et qu’une grande partie d’entre elles étaient dépensées dans le pays, les gouvernements remplissant le rôle d’une pompe aspirante et refoulante. Il n’en demeure pas moins certain que toute l’activité du pays est dirigée vers la production de valeurs qui se consomment intégralement à mesure quelles se créent et que l’épargne accumulée a le même sort. — Voir A.-J. Cook « Le coût de la guerre. » Journal de la Société de statistique, mai 1915.
  32. En attendant la publication d’une relation complète et impartiale des faits, on pourra se faire une idée de L’horreur et de la barbarie de la guerre moderne en parcourant l’enquête dans les Balkans, entreprise par la dotation Carnegie pour la Paix internationale. Ce rapport, qui n’envisage que les atteintes à la personne humaine, pour employer le langage même de ses rédacteurs, n’est « qu’une longue suite d’exécutions, d’assassinats, de noyades, d’incendies, de massacres et d’atrocités ».
  33. « Bulletin international de la Croix Rouge », juillet 1915.
  34. Steinmetz, Philosophie des Krieges. Iéna, 1907. — Jean de Bloch, La guerre. Paris, 1909. — Castelani, Réalité de la guerre et utopie de la Paix. Turin. 1899. — Richet, Le passé de la guerre et l’avenir de la paix. Paris, 1909. — Constantin, Le rôle sociologique de la guerre, 1907. — Dr  Fiessinger, Erreurs sociales et maladies sociales. Paris, 1909.
  35. Robert Piloty, La vie internationale, tome V, 1914, page 202.
  36. Tous les Grecs, a-t-il été écrit, font et feront une guerre éternelle aux peuples étrangers, aux barbares. Tite Live XXXI 29. « Cum alienigenis, cum barbaris aeternum omnibus Graecis bellum est eritque. » — Un passage de l’Évangile dit bien qu’ « il y aura des guerres jusqu’à la consommation des siècles », mais on peut l’interpréter très largement en définissant le mot « guerres ».
  37. Dr  Gustave Krafft. On trouve dans certains écrits populaires allemands des expressions comme celles-ci : « Der Krieg ist die hehrste und heiligste Aeusserung menschlichen Handeins. Auch wird uns einmal die frohe, grosse Stunde eines Kampfes schlagen ! Jung Deutschland Post, Wochenschrift für Deutschland, herausgereben von Bunde. » Jung Deutschland und der deutschen Turnerschaft », N° 4, vom 25. I, 1013* — Voir aussi : Opinions allemandes sur la guerre moderne, Paris, Berger-Levrault.
  38. Arthur Bauer, Essais sur les révolutions. — Taine, L’Ancien Régime et la Révolution.