Problèmes internationaux et la guerre/2

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LES CONDITIONS ET LES FACTEURS
DE LA VIE INTERNATIONALE




20. Préliminaires sur les sciences sociales.
21. Facteurs historiques : l’évolution de l’humanité.
22. Facteurs géographiques : la terre.
23. Facteurs démographiques et sociaux : les hommes et la société.
24. Facteurs ethniques : les peuples et les nationalités.
25. Facteurs économiques : la vie internationale matérielle.
26. Facteurs culturels : la vie internationale intellectuelle.
27. Facteurs moraux : la morale universelle.
28. Facteurs juridiques : le droit international et supernational.
29. Facteurs politiques : la constitution des États
et la politique mondiale.



La guerre est assimilable à la maladie du corps social. La paix est sa santé, son état normal. Pour comprendre le mécanisme de celle-là il faut saisir le mécanisme de celle-ci. La pathologie suppose la physiologie.

On peut répartir en neuf catégories les facteurs et les conditions de la vie internationale : historiques, géographiques, démographiques et sociaux, ethniques, économiques, culturels, moraux, juridiques et politiques. Ce sont là les catégories fondamentales de la sociologie, basées sur les éléments de la société, ses organes et ses fonctions. Les sciences sociales particulières y correspondent.

Le point de vue international, sous lequel nous avons à envisager les facteurs de chaque ordre, est complexe. Il est fait : 1° du point de vue mondial, c’est-à-dire la considération des faits, des conventions et des structures, qui intéressent tous les territoires, tous les peuples, l’humanité entière, ainsi que la place qu’ils doivent occuper dans une organisation mondiale rationnelle. Lorsqu’une partie seulement des États ou une fraction de l’humanité est intéressée, ce point de vue devient « inter-national » au sens strict du mot (entre deux ou plusieurs nations) ; — 2° du point de vue comparatif, c’est-à-dire la considération de la manière caractéristique dont les éléments nationaux se présentent pour chaque pays ; comment a lieu entre eux la répartition de certains totaux, leur rang ou leur degré dans la série générale, leur influence respective et leur participation à des organisations internationales ; — 3° du point de rue typique c’est-à-dire la considération des types les plus parfaits qui aient été réalisés en quelque point du monde, et qui agissent comme modèles que tous les pays cherchent à imiter ; la considération aussi des étalons unitaires et de tout ce qui entretient ou accroît l’interdépendance et la solidarité entre hommes et entre choses.

Procéder à l’examen des facteurs de la vie internationale, rechercher leur action réciproque, ce sera en réalité étudier les diverses causes du grand conflit actuel et les divers moyens proposés pour y mettre fin ; ce sera aussi classer, analyser quant à leurs conséquences, et rattacher à leurs antécédents les grands faits qui se sont produits depuis l’origine de la guerre.

Opposition du nationalisme et de l’internationalisme, conflits ou tolérance des nationalités, rivalité ou coopération économique, idéologies nationales et culture universelle, droit international et droit supernational, politique de la souveraineté absolue ou politique de l’interdépendance des nations, — ce sont les points qui doivent retenir surtout l’attention.

20.
PRÉLIMINAIRES SUR LES SCIENCES SOCIALES




Pour résoudre les problèmes posés et pour justifier les solutions indiquées, quelles méthodes employer ? En même temps qu’à l’imagination, créatrice du neuf, c’est à la science, énonciatrice de la loi des choses, qu’il faut recourir afin qu’elle éclaire l’action et lui apporte des conclusions susceptibles de se transformer en moyens d’exécution. Il faut recourir à toutes les sciences sociales et apporter un esprit scientifique et objectif à l’examen des questions.

La méthode de l’observation et de l’expérimentation a non seulement fondé les sciences naturelles sur des assises indestructibles, mais elle a produit, en toutes matières, un esprit scientifique ennemi des à peu près, des généralisations hâtives, des solutions déclamatoires — qui suffisaient aux philosophies plus littéraires que scientifiques des temps passés. La politique empirique et au jour le jour, la politique fantaisiste et immorale de l’ignorance et de la force, doivent faire place à l’application raisonnée des lois de la sociologie.

Au seuil de notre examen il est donc utile de retenir un instant notre attention sur les sciences sociales.

201. Notions.


La science de la société, des hommes vivant en société, est la sociologie. Elle comprend une partie générale, sociologie proprement dite, et une partie spéciale divisée en branches ou sciences sociales particulières.

La sociologie générale tend à établir la théorie générale de la société humaine, c’est-à-dire la recherche des traits communs à toutes les phases historiques parcourues par elle. Elle étudie selon des méthodes positives son organisation et son évolution. L’étude de l’organisation ou structure nous montre ce qu’il y a d’essentiel dans les faits sociaux. Elle nous fait connaître les conditions élémentaires sans lesquelles une société quelconque ne pourrait exister, elle nous dévoile la structure fondamentale du corps social (statique, anatomie). L’étude de l’évolution sociale nous montre la vie sociale, produit de l’organisation (dynamique, physiologie) ; elle conduit à la théorie du progrès.

Autant de relations différentes entre les hommes — rapports moraux, juridiques, économiques, politiques, religieux et relations de langage qui servent de véhicule à toutes les autres — autant de sciences sociales distinctes qui s’appellent l’ethnographie, l’économie, la science des religions, la linguistique, la morale, le droit, la politique.

La sociologie, la plus complexe des sciences, fait des emprunts aux sciences philosophiques, mathématiques, physiques, biologiques, psychologiques. Les résultats généraux de ces disciplines, qui lui sont antérieures dans la hiérarchie des sciences lui fournissent les principes premiers auxquels elles rattachent ses propres explications. Il y a ainsi continuité théorique dans l’explication générale de toutes les réalités existantes. Les études de la sociologie et de toutes ses branches, sont conduites pour elles-mêmes, comme sciences pures, mais à côté de chacune d’elles se développent des études d’applications en vue de mieux diriger notre intervention modificatrice sur la société. La méthode des politiciens consiste à écouter les plaintes des intéressés, de certaines catégories d’intéressés. La méthode des hommes de science consiste à s’appuyer sur des faits permanents ou généraux, attestés par des observateurs désintéressés ou relevés dans des documents soumis à un contrôle sévère et concordant, bien qu’ils émanent de sources différentes. La possibilité d’une science positive des faits sociaux, impliquant l’énoncé de lois propres, repose sur cette double constatation : il y a des faits sociaux et ils ne sont autre chose que la somme des faits psychologiques (phénomènes de l’ordre scientifique immédiatement antécédent) ; il existe un déterminisme historique et sociologique (qui n’exclut pas nécessairement l’idée d’une liberté métaphysique à l’œuvre dans la société humaine, notamment par l’intermédiaire des hommes de génie).

Il n’y a eu de sociologie générale que le jour où les esprits ont envisagé l’ensemble de la société. Dans les études qui concernent les êtres vivants on est constamment rappelé à la notion d’ensemble par la cohésion que présentent toutes les parties d’un organisme quelconque d’un ordre un tant soit peu élevé. Le corps social, lui, est formé d’organes qui peuvent concourir ensemble, qui concourent en fait, mais qui jouissent d’une certaine indépendance. La notion de concours est donc moins nette. En outre, il nous faut voir constamment comment tout s’enchaîne et se lie, comment un état social déterminé dérive de ces antécédents et prépare l’état qui doit lui succéder. En vérité tout est germe dans le passé le plus lointain. La continuité, incontestée à l’égard des faits vitaux, ne peut plus l’être maintenant quant aux faits sociaux. Or, s’il est déjà fort difficile de fixer constamment sa pensée sur toutes les parties d’une société quand on envisage simplement un groupe local ou une nation, à combien plus forte raison la difficulté est-elle grande quand il s’agit d’envisager la communauté humaine tout entière. Il y a là dans l’effort que doit faire l’esprit un degré de plus à gravir. Cette ascension caractérise la sociologie internationale.

202. Histoire des sciences sociales.


Platon, Aristote, Hobbes, Machiavel, Spinoza, Locke, Montesquieu, Condorcet ont successivement exprimé des vues d’ensemble sur la société. Mais la constitution des sciences sociales est issue des œuvres caractéristiques du XIXe siècle. Des quantités immenses de faits ont été observés, colligés, coordonnés ; des explications ont été présentées, sous forme de théories d’abord, de lois ensuite. Ce travail s’est accompli avec une patience et une persévérance remarquables. Là où l’on ne voyait encore, à la veille de la grande Révolution française qu’entités abstraites sur lesquelles le raisonnement seul pouvait agir, une sorte de métaphysique de l’État, de l’homme, du corps social, voici que l’analyse et l’expérience ont découvert une infinité de forces agissant dans des complexes variés, désormais incompréhensibles en dehors de l’intelligence de ces forces elles-mêmes.

Comte le premier eut l’idée de concevoir les faits sociaux dans leur ensemble, comme matière d’une étude scientifique et positive, la plus compréhensive de toutes. Il lui donna le nom de sociologie. Il voulut faire de la société humaine une étude statique, sorte d’anatomie et de physiologie sociales, et une étude dynamique par la loi des trois états ou du passage de l’état théologique à l’état métaphysique et à l’état positif, pour la pensée comme pour les institutions humaines. Avec Espinas la sociologie s’est étendue à l’étude des sociétés animales. Spencer l’a rattachée a son système évolutionniste. Durkheim a posé certaines règles de la méthode sociologique concernant les statistiques, la constitution des concepts et l’étude des « réalités sociales », indépendamment de toute considération psychologique ; il a appliqué ces règles à l’étude des faits économiques, religieux, etc. Tarde, au contraire, a vu dans la psychologie sociale une étude préparatoire indispensable et vraiment féconde. Des sociologues ont ensuite spécialisé les études : phénomènes géographiques, politiques, juridiques, religieux, esthétiques, ethniques, etc. Quelques-uns ont esquissé une sociologie mécanique, réduisant à des rapports quantitatifs les lois les plus générales de l’activité collective. L’étude des classes sociales a donné naissance à une sociologie criminelle.

« La République de Platon, la Politique, d’Aristote, la Cité de Dieu de saint Augustin, la Cité du soleil de Campanella, le Léviathan de Hobbes, l’Utopie de Thomas Munis, le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau, le Grand Œuvre d’Auguste Comte, l’Hyperorganisme de Herbert Spencer, etc., etc., sont autant de conceptions logiques, mystiques, juridiques, biologiques, proposées aux peuples par les plus grands puissants génies[1] » (Izoulet).

203. Méthode des sciences sociales.


Le trait caractéristique de la science depuis le milieu du XIXe siècle est une recherche attentive de l’enchaînement des faits, de la continuité des phénomènes : il domine dans les sciences morales et sociales comme dans les sciences naturelles.

La recherche scientifique suit généralement trois phases. Elle commence par des généralisations imparfaites et superficielles qui se rapportent aux phénomènes dans le cours de leur évolution. Elle examine ensuite les formes spécifiques que prennent le phénomène dans le cours de leur évolution. Elle s’élève ensuite à la recherche positive des lois synthétiques qui régissent les phénomènes eux-mêmes dans leurs manifestations universelles. Ainsi à une synthèse statique enfantine fait place une analyse dynamique approfondie, de laquelle, et grâce à laquelle seulement, on s’élève ensuite à la synthèse scientifique et positive, statique et dynamique en même temps, qui constitue le couronnement et le sceau de l’investigation. Ainsi les mathématiques, les sciences naturelles ; ainsi la sociologie, ainsi l’économie (Achille Loria).

Parmi les méthodes applicables aux sciences sociales, il en est deux sur lesquelles il convient d’insister : la méthode rationnelle et la méthode statistique.

En partant de l’idée que le déterminisme est le conditionnement d’une chose par une autre, la raison déterminante peut être soit logique ou rationnelle, soit efficiente et causale. On distingue en effet deux sortes de déterminations : l’une logique et de conséquences, l’autre causale ou de production. À ces deux déterminismes correspondent deux sortes de sciences : les sciences rationnelles, qui visent à construire des déterminismes logiques de propositions ; les sciences expérimentales, qui s’efforcent de découvrir les déterminismes des phénomènes naturels. Dans les sciences sociales la méthode rationnelle se justifie à côté de la méthode d’observation. « Les sciences physico-mathématiques, comme les sciences mathématiques proprement dites, sortent de l’expérience à qui elles ont emprunté leurs types. Elles abstraient de ces types réels des types idéaux, qu’elles définissent, et, sur la base de ces définitions, elles bâtissent a priori tout l’échafaudage de leurs théorèmes et de leurs démonstrations. Elles rentrent après cela dans l’expérience, non pour confirmer mais pour appliquer leurs conclusions. Les vérités pures obtenues par raisonnement seront-elles d’une application fréquente ? À la rigueur ce serait le droit du savant de faire de la science pour la science, comme n’est le droit du géomètre (et il en use tous les jours) d’étudier les propriétés les plus singulières de la figure la plus bizarre, si elles sont curieuses[2] ». Mais les cerveaux doués du don d’imagination créatrice pourront combiner ces vérités et construire ainsi des plans sociaux guidant l’action sociale.

Quant à la méthode statistique, elle a fait des progrès considérables en ces dernières années. Elle est devenue une méthode générale, développée et unifiée, grâce notamment aux travaux de l’Institut International de statistique, tandis que parallèlement s’accumulait une quantité immense de données numériques dues à des recensements, des dénombrements, des comptabilités spéciales, des comptages. Omnia in mensura ! La guerre aura fait faire des progrès sinon à la théorie et à la méthode statistiques, du moins à son emploi. Tous les gouvernements ont recouru aux dénombrements pour apprécier leurs ressources de toutes natures, hommes, armements, marchandises, cultures, réserves diverses. Ils ont cherché à s’appuyer aussi sur les chiffres pour mieux connaître leurs adversaires ou même les neutres qui auraient pu les aider. (Fonctionnement des trusts d’importation en Hollande et en Suisse.) L’idée d’un bilan national, familière jusqu’ici à certains économistes seulement s’est vulgarisée en même temps qu’elle se perfectionnait et affirmait son utilité. Celui-là qui aurait plus de ressources devait vaincre, alias, celui dont le bilan s’établit le plus favorable. Après la guerre cette idée du bilan national demeurera certainement et sera développée. Elle se combinera avec les exigences de l’organisation internationale qui aura besoin de donner aux divers pays une représentation mondiale proportionnelle à leur puissance réelle. C’est une véritable « sociométrie » qui devra s’édifier. Ses données comparatives devront se condenser en des « coefficients internationaux » expression de la force réelle des États qu’il s’agit de transformer en puissance de vote[3].

204. Les principes sociaux.


1. Les principes au point de vue de la théorie et de la spéculation sont les propositions élémentaires et fondamentales qui servent de base à un ordre de connaissances ; au point de vue de la pratique ce sont les règles fondamentales de conduite, exprimées souvent sous la forme de maximes. C’est un besoin de la vie collective de condenser les idées sous la forme de principes. Elles agissent ainsi puissamment sur les esprits et ce sont eux qui, consciemment ou inconsciemment, font l’objet de discussions, ici dans les cercles familiers, là dans les assemblées publiques. Toute politique tend à devenir rationnelle, c’est-à-dire basée sur des principes.

Les faits extérieurs apparents ne sont que les conséquences de causes qui influent d’une manière indéniable sur toute la trame des destinées humaines. Partout des principes généraux sont en jeu : les événements en sont l’application à des cas particuliers. Dans la guerre présente, par exemple, les dirigeants des peuples pourraient-ils imposer de si lourds combats s’il ne s’agissait pas d’une guerre de principes. Autre exemple emprunté au moyen âge : la formidable querelle des Universaux qui retentit à travers plusieurs siècles n’offre pas seulement un intérêt philosophique ; elle touchait au drame de l’histoire dans une société fondée alors sur la foi. La conception de l’homme et de la fin humaine, celle du pouvoir et de la société, avaient leurs attaches profondes dans les principes, mis en jeu par cette querelle qui eut une durée et une vivacité extraordinaires.

2. la nature et les fondements des principes sociaux donnent lieu à quelques remarques. Ces principes ne sont que des généralisations de faits particuliers[4]. Leur fondement ne doit avoir rien de métaphysique. Tour être admis de tous, dans nos sociétés à liberté de conscience et d’opinion, ils ne doivent présupposer aucune doctrine, aucune philosophie, aucune théodicée. Ils doivent partir de ce qui est réel, positif, connaissable ; libre à chacun d’ajouter ses conceptions et ses croyances aux motifs d’adhésion unanime, démontrables et vérifiables selon l’expérience de la vie courante ; libre aussi d’y surajouter des motifs puisés dans son sentiment personnel. D’autre part, dans la chaîne des raisonnements, des inductions et des déductions il n’est pas nécessaire que les principes sociaux, d’ordre avant tout pratique, remontent jusqu’aux idées ultimes de la science et de la philosophie. Des postulats généraux, des vérités relativement évidentes pour la grande masse peuvent servir de principes premiers suffisants. Enfin il faut tenir compte qu’il est certaines idées qui existent dans l’intelligence avant de reposer sur les faits. Elles déterminent l’action, laquelle leur donne à son tour un fondement a posteriori. Ce sont les idées-forces, qui ont une Immense valeur sociale[5].

3. Les principes, même expérimentaux ou acceptés comme vérité relative, ont quelque chose d’absolu, de général. Ils ne sauraient suffire à eux seuls. Pour subsister il faut les accommoder aux faits. C’est le grand et continuel conflit de la théorie et de la pratique, des principes et des applications. L’Église catholique romaine montre un grand exemple de société à méditer. Elle distingue ce qu’elle appelle la thèse et l’hypothèse. La thèse c’est son système un pour tous, appuyé sur des dogmes avec lesquels on ne peut intellectuellement transiger. Les Syllabus, par exemple, en condamnant les libertés modernes a déterminé certains principes de gouvernement, notamment la règle qui doit présider aux rapports entre l’Église et l’État. C’est la même que celle qui avait trouvé déjà son expression au temps de la querelle des investitures pour régler les relations entre le Pape et l’Empereur. En face de la thèse surgit immédiatement l’hypothèse, c’est-à-dire les cas particuliers, la nécessité de vivre avec les vivants, d’atermoyer avec des gouvernements, qui se réclament de tout autres principes. C’est ainsi que les catholiques ont pu notamment en Belgique, accepter loyalement une constitution qui proclamait les libertés modernes. En politique cette méthode a nom l’opportunisme[6].

4. La question des principes soulève un autre point intéressant : Les principes sociaux ne sont pas immuables. Contenant des vérités relatives ils changent leur nature avec le cours du temps. Les mêmes mots ne couvrent plus les mêmes choses, ou, indifférents hier encore, ils reprennent soudainement un intérêt capital. Qu’on en juge par cette guerre et le regain de vie populaire des anciennes formules, (droit, civilisation, liberté, etc.) qui en étaient réduites presque à une existence purement académique.

5. Le besoin pour toute société d’un système de principes caractérise la crise actuelle. Il ne suffit pas de quelques postulats séparés et sans lien les uns avec les autres. C’est un système qu’il faut. Du haut de la chaire des universités, de la pure spéculation scientifique, les principes doivent descendre jusque dans les masses qui les réclament. Elles sont mieux éduquées qu’autrefois, elles lisent, elles prennent part aux discussions publiques. Elles ont besoin de voir classer leurs idées et d’obtenir réponse aux interrogations qu’elles posent. De nos jours les principes sont incorporés dans les programmes des partis. Ceux-ci forment des doctrines d’action sociale qui, en s’élargissant, s’étendent à tous les domaines de la vie sociale.

205. Les sciences sociales et les problèmes actuels
de l’organisation internationale.


La sociologie, étant la synthèse des sciences sociales, il lui appartient de trouver la subordination et la synthèse des désidérata de l’heure présente impliqués dans les problèmes de la guerre. Grâce à elle, l’évolution spontanée vers l’organisation internationale peut devenir consciente et systématisée[7].

Le désordre persistera tant qu’il ne sera pas universellement acquis qu’il existe une science sociale et une science morale, tant qu’une connaissance positive de la nature humaine, des moyens de l’améliorer, ne sera pas répandue, non seulement en Europe mais dans le monde entier. Cette science consiste à voir les hommes tels qu’ils sont, c’est-à-dire envisager et satisfaire simultanément leurs besoins intellectuels, leurs besoins moraux et leurs besoins sociaux, inséparables de la satisfaction de leurs besoins matériels (Cora).

Les sciences sociales se sont formées en se tenant tout près des réalités de tous les jours. Fortes déjà de leurs premières conclusions elles ont réussi à s’affirmer dans les applications de la politique intérieure, donnant des bases solides aux lois, suggérant la création d’institutions économiques et sociales utiles aux masses, présidant à l’organisation consciente de tous les grands systèmes sociaux érigés depuis un siècle pour l’éducation des hommes et l’entretien de leur vie matérielle, intellectuelle et morale. Il appartient maintenant à ces mêmes disciplines d’aborder les problèmes des relations internationales et de leur organisation. Ces relations après tout ne sont pas d’une nature spécifiquement différente des relations nationales. Elles n’en diffèrent que par l’importance des unités en présence, car dans tous les agrégats sociaux, Famille, Commune, État ou Société des nations, se posent les mêmes problèmes d’interdépendance des forces, des besoins, des moyens d’y satisfaire, des idéologies qui déterminent les actions collectives.

Trois observations cependant sont à faire pour fixer les limites des sciences sociales et en préciser les difficultés.

Première difficulté : la science sociale n’est pas achevée. Que savons-nous déjà du processus intime des phénomènes sociologiques, sinon de grossières approximations : peut-être ce que l’on savait de la chimie après Lavoisier. Les problèmes à résoudre politiquement ne peuvent cependant attendre, pas plus que n’aurait pu attendre l’homme à qui l’on eût défendu d’absorber une nourriture dont il ignorait encore la composition ; la faim l’eût emporté sur les certitudes exactes, remises à une date indéterminée. Le bon sens, fait de traditions conscientes et d’instincts inconscients, dicte à l’homme, à tout instant de sa vie, une série d’actes que son intelligence ne conçoit pas, ou conçoit mal et qui sont pour lui des actes conservatoires au premier chef. Ainsi en est-il des sociétés. Tous les raisonnements pacifistes et antimilitaristes ont cédé devant l’agression. Avec la certitude de l’instinct de défense, chacun s’en est allé prendre ses armes. Aussi ne faut-il pas demander uniquement à la science (série de raisonnements enchaînés) toutes les solutions politiques. Il en est qui sont à l’entre-croisement de tant de principes divers, que vouloir l’absolu de l’un d’eux, en ignorant la portée des autres, serait une erreur capitale. Du tact, du doigté, de l’expérience, du bon sens sont donc nécessaires en politique. Il ne faut rien outrer, rien pousser à l’extrême. Un principe peut être vrai comme tendance et lorsqu’on envisage les masses et les totaux, mais être parfaitement faux dans le particulier. Ainsi s’explique tout le conflit entre le droit de l’individu et le droit de l’État, entre la liberté d’être ignorant, superstitieux, célibataire, matériel, vicieux, paresseux et l’intérêt général d’une nation d’avoir un peuple instruit, actif, travailleur, composé de pères et de mères à la tête de familles nombreuses et saines, et ayant des vertus réelles, des idéals élevés.

Deuxième difficulté : la science sociale n’est pas absolue. Nous sommes en pleine transformation non seulement des notions essentielles du droit public international, mais aussi de celles du droit, de la sociologie, de la philosophie. La solidarité et la filiation des concepts de ces divers ordres imposent des rectifications corrélatives dans chacun d’eux, que les modifications de pensées interviennent dans l’ordre supérieur de nos connaissances, dans l’ordre subordonné ou l’ordre collatéral. Ainsi le droit international est la branche externe du droit public et tout nouveau concept dans celui-ci, la notion de l’État par exemple, doit réagir forcément sur les notions fondamentales mêmes de l’une et l’autre des deux branches. Mais le droit public n’est lui-même qu’une partie du droit, lequel à son tour n’est qu’une des sciences sociales, et reçoit une partie de ses principes tout élaborés de la sociologie, tributaire elle-même de la philosophie première (sciences naturelles, psychologie, cosmologie). Tout se lie, tout est uni, chaque élément est partie d’un ensemble plus vaste mais fait subir à son tour à cet ensemble les conséquences de ses propres modifications. Le difficile consiste dès lors à pouvoir trouver des points fixes au milieu d’une évolution simultanée et encore inachevée, tant de l’ensemble que des parties, à dégager les constantes de problèmes posés en fonction d’un trop grand nombre de variables.

Troisième difficulté : la science sociale ne crée pas. Ce n’est pas son but. Elle constate ce qui est et explique les conditions de l’existence. Or il n’est pas possible que l’on se borne à dire : « Les institutions internationales naîtront d’elle-mêmes. » Peut-on s’imaginer une Cour internationale de justice, un Parlement international, naissant spontanément un beau matin ? Il faut bien que quelqu’un en ait conçu un premier projet, lequel, examiné, discuté, amendé, remplacé par un autre projet, n’en aura pas moins été le point de départ de l’institution finalement établie. On crée des institutions et de l’organisation comme on crée des machines, en imaginant d’abord un plan qui combine les éléments dont on dispose en vue du but utile à atteindre. « Le vieux procédé d’adaptation après coup, d’ajustement imposé par des faits accomplis est périmé ; il faut prévoir et devancer les faits, créer le réel et non s’y ajuster[8]. » Nous avons besoin d’inventeurs et d’ingénieurs sociaux.

Réserve faite de ces trois difficultés, les sciences sociales reprennent tous leurs droits. On ne saurait trop répéter que cette guerre, par l’ampleur et la multiplicité de ses causes et de ses conséquences, est une immense révolution mondiale et universelle. Pour guider cette révolution dans sa marche et vers son but, il est besoin que toutes les données de la sociologie utilisables par elle en ce moment, soient condensées en une Sociologie internationale, qui limiterait son point de vue à la seule superstructure de l’agrégat social supérieur, la Société des nations, mais qui envisagerait celui-ci sous tous ses aspects. C’est un essai de cette sorte qui est tenté dans le présent ouvrage où l’on n’a pas hésité à remonter aux notions fondamentales, fussent-elles élémentaires, et à passer en revue le cycle entier des questions.







21.
FACTEURS HISTORIQUES : L’ÉVOLUTION DE L’HUMANITÉ




Pour le dessein que nous nous sommes proposé, nous nous bornerons ici à caractériser la conception de l’Histoire Universelle et à rappeler quelques faits et quelques moments d’une telle histoire, répartis en trois séries : énumération, pour mémoire, des grands faits de l’histoire humaine jusqu’au seuil du XIXe siècle ; indication sommaire des grandes périodes de l’histoire internationale 1815 à 1915 et de leur enchaînement : chronologie des faits principaux se rattachant à cette histoire.

211. La Conception de l’Histoire Universelle.


L’espèce humaine poursuit son évolution au cours du temps. Toutes les générations s’enchaînent ; à chaque minute des êtres humains meurent que d’autres, en naissant, viennent remplacer dans le faisceau des survivants. Ils forment ainsi une continuité de vie collective. Les états sociaux s’engendrent les uns les autres ; leur succession fait du présent le résultat du passé et la préparation de l’avenir. L’Histoire les raconte et sa trame aussi est une, pourvu qu’elle sache se placer à un point de vue assez élevé, pour voir le continu à travers la division des événements, révolution de l’espèce entière dans l’évolution particulière de chaque peuple, et au-dessus des destinées de chaque groupe humain celles de l’Humanité,

Pour expliquer les caractères de notre civilisation, comprendre les problèmes fondamentaux qui se posent à elle, saisir entre autres l’antagonisme entre l’internationalité et la nationalité avant la guerre, il faudrait remonter les temps et exposer, dans ses grands traits tout au moins, la succession des événements dont la répercussion est venue jusqu’à nous. C’est l’œuvre, non pas de l’histoire dans tous ses détails, telles que la racontent les fastes de chaque peuple, ni de l’histoire additionnée de tous les pays qui narre une succession d’épisodes, ni même de l’« histoire générale » qui raconte les phases des relations entre certains groupes de peuples, mais c’est l’œuvre de l’Histoire universelle. Celle-ci considère l’ensemble de la race humaine et relate son développement continu ; les faits y sont présentés non pour leur valeur propre ; mais en rapport et en subordination avec un ordre de faits plus élevé, à raison de ce en quoi ils ont influencé le sort commun des hommes. Une telle histoire a été tentée à diverses reprises. Tous les essais cependant restent en dessous de leur tâche, parce qu’ils noient l’idée de l’humanité dans le détail des descriptions particulières, ou qu’ils cherchent à réunir des matériaux historiques pour la sociologie, ou bien encore qu’ils interprètent les événements d’un point de vue à prioristique, métaphysique ou religieux[9].

D’ailleurs il faut tenir pour toute transformée l’histoire depuis un demi-siècle, Des faits nouveaux ont été connus, la conspiration du silence sur d’autres faits a été levée, les archives ont été publiées, les historiens du monde entier ont établi des connexions entre leurs travaux, les points de vue ont changé, enfin les méthodes de travail ont évolué de plus en plus dans le sens de la coopération internationale.

L’histoire universelle qui nous manque, dont des essais ou les morceaux seulement ont été décrits, c’est celle qui tracerait la vie de l’humanité, l’évolution des « affaires humaines » dans un vaste tableau d’ensemble, embrassant toute l’activité des peuples, la vie sociale, la vie économique, la vie intellectuelle, morale et religieuse, en marquant les étapes successives de son développement. Elle impliquerait l’idée d’un mouvement bien défini et tiendrait compte que les forces qui rendent ce mouvement possible dépendent des institutions qui ont produit une action organisée. Et comme ces institutions elles-mêmes naissent des efforts faits par l’homme pour se rendre maître des circonstances du milieu physique, au moyen de la mise en œuvre de certaines idées, l’histoire universelle aurait donc à envisager à la fois et des circonstances et des idées. Elle aurait aussi à présenter quels sont à chaque moment sur la « scène du monde » les forces et les intérêts qui jouent le rôle principal dans l’action.

En ce qui concerne l’histoire universelle de la période moderne, elle devrait commencer il y a 150 ans. C’est alors que se prépare l’évolution dans les idées qui conduit à la Révolution française et à ses contre-coups, C’est alors que s’annonce la révolution industrielle. Cependant on commence généralement cette histoire au grand fait de politique mondiale que marquent la chute de Napoléon et le traité de Vienne.

212. Les grandes Étapes de l’Histoire, et ce qu’elles ont apporté à l’Humanité.


Chaque siècle contient un certain nombre de faits généraux qui le caractérisent et en résument la vie complexe, des faits qui contiennent son âme profonde. Ils réagissent les uns sur les autres, ils réunissent à leur manière les consciences et les peuples, et leur action explique seule le mouvement qui emporte l’humanité vers sa destinée. La cité antique (conception de la société), le christianisme (la vie morale), la féodalité au moyen âge (l’Europe constituant ses nationalités), l’humanisme (la liaison de la civilisation chrétienne avec la civilisation antique), la Réforme (la liberté de pensée), la Révolution de 1789 (la liberté politique). Le XIXe siècle a été caractérisé, dans l’ordre social, par la démocratie et le socialisme, dans l’ordre intellectuel par la science expérimentale, dans l’ordre religieux par le christianisme et l’incrédulité, dans l’ordre économique par l’industrialisme. Telles les étapes successives de l’histoire et leur apport à l’Humanité.

Quant à la succession des grands empires qui ont réuni sous une même domination des masses énormes de peuples, il faut rappeler Babylone — Les Médo-Perses (Cyrus) — La Grèce (Alexandre) — Rome (les Césars) — Charlemagne — Les Arabes — Les Mongols — L’empire des Papes — Charles-Quint — Napoléon Ier.

213. Histoire de l’organisation internationale.


On chercherait vainement dans l’antiquité les traces d’une organisation internationale véritable. L’Unité sociale, politique et administrative principale était la Cité. Les cités n’avaient guère entre elles des rapports administratifs étroits, des organisations communes. Les amphyctionies ou confédérations des villes grecques étaient religieuses, de même les premières confédérations des Villes du Latium, La guerre et la religion étaient les seuls moyens par lesquels s’établissaient des rapports entre les peuples voisins. L’empire d’Alexandre fut le pur produit de la Conquête, une sorte d’association politique fondée sur la force des armes avec astreinte a certaines contributions, nullement basé sur la notion de collaboration administrative. Il en fut de même des empires des Assyriens, des Mèdes, des Arabes, des Mongols.

L’Empire romain fut un empire universel, mais il ne réalisa pas l’organisation internationale. Il se borna à une centralisation administrative par le moyen de fonctionnaires, collecteurs d’impôts et chefs militaires, ayant pour souci les intérêts de la métropole et le leur. L’empire romain fut comme empire universel, le rassemblement sous un seul sceptre de presque tous les peuples d’Europe, d’Asie et d’Afrique, la plus grande force de conquête et d’organisation politique que le monde ait jamais vue. Les peuples de l’Italie, les cités et les côtes de la Méditerranée, l’Asie mineure et l’Asie antérieure, la Syrie et la Phénicie, l’Égypte et l’Afrique septentrionale, l’Espagne et les Gaules, la Germanie du Danube au Rhin : Rome a tout vaincu et tout conquis. Partout l’autorité du peuple romain, son droit, sa langue, ses mœurs. Ses empereurs « Imperator » concentrent dans leurs mains toutes leurs forces et tous les pouvoirs, de tribun et de pro-consul, de préfet de mœurs et de grand-prêtre. (R. Didon.) Aussi dans le monde jamais la puissance politique n’avait-elle réalisé une œuvre aussi vaste. Cette unité toute matérielle et administrative, cette fusion de presque tous les peuples de l’Univers connu est un travail de géant. Quel art de vaincre et d’annexer, de coloniser et d’assimiler, de temporiser et d’user, d’organiser la victoire et d’exercer la tolérance pour mieux asservir. Quand Rome ne peut faire d’un état conquis une province, elle lui impose une sorte de vasselage ; à défaut de gouvernements elle se contente de rois indigènes habilement choisis. Elle exige le tribut forcé ou volontaire. Mais le monde antique, à la différence du monde moderne, était plus pauvre, moins instruit, moins peuplé et produisait moins (Ferrero).

Le Christianisme groupa les peuples d’Occident dans une pensée, dans un culte unique ; les Croisades les rapprochèrent dans une action commune contre l’Orient Musulman ; la Papauté exerça souvent entre les souverains une influence pacificatrice en intervenant dans leurs conflits pour leur offrir sa médiation ; les Conciles généraux furent les premiers Congrès Européens, où, à côté des questions religieuses, furent tranchés quelquefois des différends entre États chrétiens. Sous ces diverses influences, se formèrent entre les peuples quelques vagues principes communs qui sont comme les premières lueurs lointaines de notre droit, international moderne.

Au moyen âge les nations de l’occident avaient atteint une unité qu’elles ont perdue et qu’elles n’ont pas encore recouvrée. L’autorité de l’Église fut dominée par la nouvelle vie intellectuelle due à l’influence des croisades et la Renaissance agit aussi dans ce sens. D’autres problèmes politiques, intellectuels et industriels surgissent que ni la culture, ni la dévotion, ni la piété du moyen âge n’étaient capables de résoudre. Puis la Réforme vint. Elle mit fin à l’unité de l’Église. La Réforme commença en Allemagne et sépara ce pays de la vie générale de l’Europe.

La Renaissance apporta au monde civilisé l’invention de l’imprimerie, les grandes découvertes des pays lointains, l’extension du commerce, l’abolition des guerres privées, la constitution du pouvoir central de l’État par la disparition des souverainetés féodales, la protection accordée aux ambassades permanentes ; autant de présages des rapports nouveaux appelés à se multiplier entre les nations.

Dans les temps modernes, les grands États achèvent de se constituer, rejetant la suprématie politique de l’Église. Ils cherchent à placer leur indépendance sous la garantie collective des autres États. De là est sorti le principe de l’équilibre européen qui permet aux nouveaux États d’affirmer leur nationalité. Au principe de la force brutale qui avait jusque-là prévalu dans les rapports entre les peuples, fait place celui de l’indépendance politique, de la souveraineté nationale. Le traité de Westphalie (1648) marque la fin de la vieille unité du christianisme et l’avenir de nouveaux liens : la science, l’art, le commerce, l’industrie, les nouveaux idéals du devoir civique, le gouvernement des nations civilisées et éventuellement l’unité, non plus religieuse, mais économique et scientifique de toute l’humanité.

Au cours du XVIIIe siècle, les nations, qui avaient vécu jusque-là presque dans l’isolement, subirent les premiers effets d’une lente transformation. On vit naître une nouvelle manière de concevoir les choses. Les hommes commencèrent à se considérer comme citoyens du monde et cherchèrent à choisir parmi les caractères propres des nations ce qui leur paraissait le meilleur et à l’imiter. La révolution française porte les mêmes idées politiques dans toute l’Europe.

Les Congrès de Westphalie (1648), d’Utrecht (1713) et de Vienne (1815), opposent le maintien mutuel de l’équilibre aux projets ambitieux de la Maison d’Autriche, à ceux de Louis XIV, à l’Empire universel rêvé par Napoléon et qui se brise devant les aspirations nouvelles des peuples à l’indépendance et à la liberté, éveillées par la Révolution française. Ces trois congrès créent le nouveau droit public européen et affirment deux principes nécessaires : la liberté religieuse, admettant avec les mêmes droits dans le concert des peuples les diverses confessions chrétiennes, et la liberté politique assurant l’indépendance et l’égalité des États. Le Congrès de Vienne proclame aussi l’abolition de la Traite et la libre navigation des fleuves internationaux, deux indices des préoccupations internationales humanitaires et économiques qui commençaient alors à se faire jour.

214. Histoire mondiale contemporaine.


Depuis un siècle le monde a assisté à une série de transformations politiques que l’on peut, approximativement et s’en tenant aux éléments dominants, diviser de la manière suivante :

1° La Révolution de 1789 secoue toute l’Europe. Une idée a surgi qui va pouvoir influencer tous les États. Il y avait jusque-là des rivalités politiques entre les gouvernements. Les monarchies à partir de ce moment se sentent solidaires de la Royauté française : de là les guerres de la République. Napoléon transforme petit à petit le caractère de celle-ci et rêve de l’empire universel, La coalition renverse son œuvre en 1814.

2° Le congrès de Vienne en 1815, et les négociations concomitantes réorganisent l’Europe en s’inspirant de trois idées : a) une répartition de territoires formant équilibre à l’Ouest, au Centre et a l’Est, avec précautions spéciales contre la France ; b) l’engagement ou concert de respecter cette répartition territoriale ; c) une entente des souverains (Sainte Alliance) garantit les monarques contre la révolution intérieure (intervention). Ce système perdure en Europe, pendant la première moitié du siècle, mais avec des fissures. Naissent lentement deux forces nouvelles, le principe des nationalités (Grèce, Belgique, etc.) et surtout, depuis 1848, le principe libéral qui sépare les monarchies en deux groupes : les monarchies de l’Ouest, l’Angleterre et la France, devenues parlementaires, les monarchies de l’Est, Autriche, Russie, Prusse, restées absolues.

3° De 1859 à 1871, le système créé par le congrès de Vienne s’écroule : c’est l’œuvre de la politique de Napoléon III, de Cavour et de Bismarck. La conséquence est la constitution de l’Unité italienne et de l’Unité allemande.

4° Après 1871, c’est la prépondérance de l’Allemagne. Satisfaite d’abord, elle se borne à surveiller ce qu’elle a acquis. Puis avec Guillaume II naît son ambition de « Weltpolitik », et le règne de la paix armée en est la conséquence.

5o À partir de 1892, la formation de l’alliance franco-russe met fin à la prépondérance exclusive de l’Allemagne. Il commence à se rétablir en Europe un système fondé sur l’équilibre des forces. Deux grands groupes avec leurs satellites se forment : Allemagne, Autriche, Italie ; France, Russie, Angleterre ; chaque grand pays s’élève à des conceptions impérialistes et, se sentant fort de ses alliés, cherche à réaliser ses aspirations propres. C’est le conflit latent et permanent. Mais en même temps s’élargit la scène du monde sous l’empire de trois causes : a) agrandissement des puissances extra-européennes, indépendantes, et faisant sentir leur influence (États-Unis, Amérique latine, Japon). b) importance des colonies : dominions anglais, possessions européennes en Afrique, en Asie et en Océanie. c) extension des relations internationales et en particulier expansion économique mondiale.

6o La guerre mondiale se prépare. La tension s’augmente entre les deux groupes de puissances européennes, les incidents se multiplient. La question d’Orient met le feu aux poudres. Les ultimatum sont lancés et presque tous les États prennent position[10]

215. Un siècle de la Vie Internationale. 1815-1915.


1815. — Congrès de Vienne : liquidation de la faillite de l’Europe de Napoléon ; établissement du concert européen, ou traité mutuel de garantie de nouvel ordre établi. Établissement de la Sainte-Alliance, par laquelle les Puissances, essayant une sorte de règlement de politique intérieure, commune à toute l’Europe, et inspirée d’un esprit conservateur, s’engagent à maintenir par intervention le régime absolu existant. Retour de Napoléon, les Cent Jours ; Napoléon envoyé à Sainte-Hélène. Établissement, de la Confédération germanique, qui dure jusqu’en 1866. — Désastre britannique à la Nouvelle-Orléans ; Paix de Gand entre les États-Unis et l’Angleterre.

1816. — Buenos-Ayres et la République Argentine sont déclarées indépendantes. — L’Empereur Alexandre fait une proposition de désarmement. De Jouffroy fait évoluer sur la Seine le premier bateau à vapeur dont Fulton avait créé le type aux États-Unis (1807).

1818. — Le Congrès d’Aix-la-Chapelle détermine les conditions de l’évacuation de la France par les armées alliées, — Proclamation de l’indépendance du Chili.

1819. — Congrès des Puissances à Carlsbad. — Création de l’Association allemande du Commerce et de l’industrie, origine du Zollverein. Les États-Unis acquièrent la Floride.

1820. — Congrès des Puissances à Vienne et à Troppau. Les armées à Naples imposent aux princes une constitution : la Sainte-Alliance intervient en envoyant une armée autrichienne contre Naples. — Les Grecs se soulèvent contre les Turcs, restés hors de la famille européenne ; leur révolte, suscitée par le sentiment national, est soutenue par l’opinion publique ; Nicolas Ier, absolutiste, mais orthodoxe, secourt les sujets chrétiens contre le souverain « infidèle », pour accomplir la mission de la Russie en Orient ; le sultan doit reconnaître l’indépendance de la Grèce (Première fissure du système de Vienne).

1821. — Congrès des Puissances à Leybach ; il constitue une ligue de la Russie, de la Prusse et de l’Autriche contre les idées libérales ; l’Angleterre prend une attitude contraire à l’intervention ; mort de Napoléon à Sainte-Hélène. — L’Indépendance du Pérou proclamée. Aux États-Unis, commencement de la querelle entre les États du Nord et du Sud au sujet de l’esclavage ; ligne de démarcation tirée entre les États libres et les États en esclavage.

1822. — Congrès des Puissances de Vérone ; il charge la France d’intervenir en Espagne contre la Révolution des armées qui ont imposé une constitution au Prince. — La France instaure le régime douanier dit de l’« échelle mobile ». — Les États-Unis reconnaissent l’indépendance des colonies espagnoles sud-américaines.

1823. — Énonciation de la doctrine de Monroe. Projet de Bolivar de réunir tous les États américains en une seule Confédération.

1824. — Premier chemin de fer en France entre St-Étienne et Andrézieux.

1825. — Conférence de St-Pétersbourg ; elle prépare l’indépendance de la Grèce,

1826. — L’Angleterre offre à la France de s’associer à la pacification de la Grèce. — Traité d’Ackermann entre la Porte et la Russie ; cette dernière obtient la libre navigation sur la Mer Noire. — Après une lutte de vingt-deux ans la Serbie recouvre son indépendance comme principale vassale de la Turquie. — Congrès de Panama pour réunir les nations sud-américaines en une assemblée permanente. — Le Rocket de George et Robert Stephenson conduit le premier train de Manchester à Liverpool. Fondation des colonies de l’Australie occidentale. Traité de commerce entre la Prusse, la Hesse, Darmstadt, la Bavière, le Wurtemberg, point de départ politique du Zollverein. — Pour obvier à la disette en Angleterre, malgré l’opposition de l’aristocratie, Canning achète des blés étrangers. — Organisation définitive de la Bourse de Paris. — Commencement des voyages de Dumont-Durville qui découvre des terres australes.

1830. — Commencement de la conquête d’Algérie par la France. Révolution libérale en France par suite d’un conflit constitutionnel dont le peuple fait une révolution nationale en chassant la dynastie légitime ; elle a un écho dans toute l’Europe. — Révolution des Belges contre le roi de Hollande. Indépendance de la Belgique. — Révolution nationale des Polonais contre le tsar russe. Destruction du royaume de Pologne.

1831. — Conférence de Londres : Elle fait deux nations indépendantes de la Hollande et de la Belgique. — Une conférence à Paris, à l’invitation de Louis-Philippe, conclut dans un sens favorable au désarmement

1833. Fondation de la « Anti-Slavery Society » (Société américaine contre l’esclavage).

1834. — Quadruple alliance (France, Angleterre, Espagne, Portugal) pour la pacification de la péninsule hispano-portugaise et l’expulsion des prétendants. Don Carlos et Don Miguel.

1837. — Union de la Bolivie avec le Pérou sous l’autorité de Santa Cruz.

1838. — Richard Cobden fonde la ligue de Manchester dans le triple but d’établir la liberté politique, le libre échange commercial et la paix universelle (Anti-corn law league).

1840. — Quadruple alliance (Angleterre, Autriche, Prusse, Russie) pour la pacification du Levant. Règlement de la question d’Égypte contre les intérêts de la France. — Réunion du premier congrès international libre de la paix, première en date d’une série de plus de 2200 réunions internationales relatives à toutes les questions d’intérêt universel[11].

1841. — La Chine entraînée dans la vie internationale par la guerre de l’opium et par les expéditions anglaises et françaises. L’Angleterre s’installe à Hong-Kong. — Constitution définitive du Zollverein.

1842. — L’Amérique centrale, unie jusqu’alors, se divise en cinq petits États.

1845. — Première ligne télégraphique (Paris-Rouen).

1846. — Guerre entre les États-Unis et le Mexique, terminée en 1848 par la cession aux premiers du nouveau Mexique, de la Californie et du Texas. — Loi de liberté douanière en Angleterre (triomphe de l’Anti-corn law league) ; commencement des grands progrès de la colonisation anglaise.

1847. — Fondation à Londres de la première internationale socialiste ; manifeste communiste de Marx et Engels avec le cri : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »

1848. — Exploitation des mines d’or de Californie : Influence considérable sur le développement de l’Amérique et la valeur mondiale de l’or. — Mouvement populaire dans toute l’Europe inspiré par les revendications de la liberté politique et la liberté des nationalités. La Révolution commence en France ; en Italie guerre nationale contre l’Autriche, révolution républicaine contre le pape et le grand duché de Toscane ; en Allemagne guerre civile à Berlin et à Vienne ; guerre nationale dans les duchés contre le Danemark ; soulèvement républicain en Saxe, en Bade, en Hongrie ; guerres nationales des Maggyars contre les Allemands, des Serbes, des Croates et des Roumains contre les Maggyars. — Parlement de Francfort : il offre la couronne impériale à Frédéric-Guillaume IV qui la refuse, voulant la tenir non d’un Parlement, mais de princes allemands, lesquels n’étaient pas disposés à la lui offrir. — Conquête du Penjab par les Anglais,

1849. — La Russie aide l’Autriche à écraser les Maggyars révoltés. — La réaction l’emporte en Europe, et, au point de vue extérieur, restaure exactement l’édifice de 1815. — Voyage de Livingstone en Afrique centrale.

1850. — L’Angleterre abolit l’Acte de Navigation de Cromwell, ouvre ses portes à tous les navires du monde et accorde à ses colonies le droit de commercer avec n’importe quel pays.

1851. — L’Australie du Sud appelle les aventuriers de toutes les nations dans ses champs d’or : avec les convicts anglais, ils créent le nouvel État. — Première exposition universelle ouverte à Londres.

1853. — Création du congrès international de statistique.

1854. — La Russie fait la guerre à la Turquie (Guerre de Crimée). L’Angleterre et la France interviennent pour défendre le sultan : pour la première fois depuis 1814 deux des alliés se font la guerre.

1855. — Exposition universelle à Paris.

1856. — Le Congrès de Paris met fin à la guerre de la Crimée, place l’intégrité de l’empire ottoman sous la garantie des puissances et admet le sultan dans la famille européenne, (Le principe du traité de Vienne est consolidé.)

1857. — Une convention internationale arrête un Code commercial de signaux.

1858. — Après la révolte des cipayes, le gouvernement anglais dissout la Compagnie des Indes et fait passer la péninsule sous son administration directe. — La France occupe la Cochinchine.

1859. — Guerre d’Italie conduisant à l’Unité italienne. Napoléon III haïssait le traité de Vienne qui excluait sa famille du trône de France, aimait les Italiens et détestait les Autrichiens. La France étant trop faible pour briser la coalition, il se borna à chercher un regain de gloire napoléonienne et quelques acquisitions de territoires. Il chercha vainement un appui contre l’Autriche en Angleterre, hostile à toute politique de guerre et de remaniements de territoires, et en Russie, qui ne s’intéressait qu’à l’Orient et à la défense de sa dynastie. Napoléon s’entend avec Cavour pour chasser les Autrichiens d’Italie. Il désirait une confédération italienne. Après la conquête de la Lombardie, apprenant que la Prusse arme, il se retire. Les Italiens créent eux-mêmes leur Unité sous la direction de Cavour, expulsent les princes légitimes par des révoltes, expriment par des plébiscites, leur volonté et, par une série d’annexions, créent le Royaume d’Italie.

1860. — Napoléon se fait céder la Savoie et Nice contrairement à ses promesses publiques de 1859 (un plébiscite est organisé parmi les populations annexées) ; il met tous les souverains en défiance contre lui et se trouve isolé et impuissant. — La France conclut un traité libre-échangiste avec l’Angleterre, le premier traité de commerce de ce type.

1861. — Guerre civile aux États-Unis entre le Nord et le Sud (guerre de Sécession). — Abolition du servage en Russie par le tsar Alexandre II.

1862. — Guerre franco-mexicaine.

1863. — Napoléon III fait connaître aux souverains un projet de désarmement — Publication des instructions pour les armées en campagne des États-Unis d’Amérique ; elles formulent pour la première fois des droits de la guerre bien plus humanitaires et plus justes qu’ils ne l’étaient autrefois.

1864. — Guerre de la Prusse et du Danemark (guerre des Duchés). — Établissement d’un Empire du Mexique avec l’aide de la France ; Maximilien empereur. — Guerre du Paraguay qui dure jusqu’en 1870. — Pie IX adresse à tous les évêques l’encyclique Quanta Cura et son annexe le Syllabus, « résumé renfermant les principales erreurs de notre temps ». — Congrès de Genève : établissant la Société internationale de la Croix-Rouge.

1865. — Les démocrates du Pacifique s’unissent de nouveau contre les ambitions de reconquête de l’Espagne. — Formation de l’Union latine (Union monétaire). — Création de l’Union télégraphique internationale.

1866. — Fin de la guerre de Sécession par la proclamation de la paix et de l’ordre aux États-Unis, Résultat : la libération des nègres. — La Prusse ayant conclu alliance avec l’Italie, grâce à l’aide de Napoléon III, se décide à la guerre contre l’Autriche, alliée des États allemands. Un seul coup, Sadowa, par une opération rapide et une attaque en masse sur un ennemi surpris, décide de la guerre. La Prusse s’annexe une forte portion des États allemands du nord, notamment la Hesse et le Hanovre, (Guerre de Bohême.)

1867. — Pourparlers de Napoléon et de Bismark au sujet du partage de la Belgique, puis du Luxembourg ; la Prusse ne veut rien accorder à Napoléon. — Création de la Confédération de l’Allemagne du Nord, qui dura jusqu’en 1870. — Conférence de Londres : elle neutralise le Grand Duché de Luxembourg sous la garantie des Puissances. — Les États-Unis achètent l’Alaska à la Russie. — Exposition universelle à Paris. — 1er Congrès international des sciences médicales. — Sir Robert Hart fonde l’Université de Peking (Tong-Wen-Kouan). — Projet de chemin de fer international Vienne-Salonique par le baron de Hirsch.

1868. — La révolution japonaise ouvre l’ère du Meidji. Modernisation du Japon et son entrée dans la civilisation occidentale. — Congrès de St-Pétersbourg ; il statue sur les restrictions à apporter à l’usage de certains types de balles.

1869. — Des pourparlers d’alliance pour la revanche de Sadowa ont lieu à Paris et à Vienne. Ils vont jusqu’à un échange de lettres entre les trois souverains de France, d’Autriche et d’Italie. — Concile œcuménique du Vatican. — Le premier chemin de fer entre les océans Atlantique et Pacifique est achevé aux États-Unis. — Ouverture du canal de Suez.

1870. — Guerre entre la France et l’Allemagne : conflit, à propos de la candidature d’un Hohenzollern au trône d’Espagne ; la France est intransigeante croyant à l’alliance autrichienne. Achèvement de l’Unité allemande sous la forme d’un empire, sous la suprématie du roi de Prusse, devenu empereur. Traité de Frankfort, enlevant à la France l’Alsace-Lorraine et lui imposant, en faveur de l’Allemagne, la clause douanière de la nation la plus favorisée. — Gladstone conclut un accord avec la France et avec la Prusse pour coopérer avec l’une et l’autre des puissances belligérantes si l’une d’elles violait le territoire neutre de la Belgique.

Situation après 1870. Il ne reste plus rien de l’édifice du Congrès de Vienne. 1o L’Autriche est expulsée d’Italie et d’Allemagne ; l’Italie et l’Allemagne sont transformées en grandes puissances ; le royaume de Hongrie est érigé en État rattaché à l’Autriche ; les duchés sont enlevés au roi de Danemark ; l’Alsace-Lorraine est enlevée à la France, refoulée jusque par delà la frontière du XVIIe siècle. 2o Quant au Concert européen, garant des traités de 1815, la tourmente déchaînée par Napoléon III, et les procédés brutaux de Bismark y ont mis fin. 3o Le mouvement constitutionnel et libéral a gagné toute l’Europe.

1871. — Suppression des États pontificaux après l’entrée des troupes italiennes à Rome. L’Italie vote une loi, dite de « Garanties », qui règle les relations avec le pape. — La Conférence de Londres modifie le Traité de Paris en 1856. — Entente des trois empereurs d’Allemagne, d’Autriche et de Russie : visites réciproques, concert sur des mesures contre l’adversaire commun, la révolution sociale, représentée alors par l’Internationale. — Premières mesures au Brésil pour la suppression de l’esclavage. — Ier Congrès international de géographie.

1872. — Arbitrage de l’affaire de l’Alabama. — Dissolution de la première internationale. — Expédition arctique de Nordenskjöld.

1873. — Fondation de l’Institut de droit international et de l’« International Association for the Reform and Codification of the laws of nations » (aujourd’hui « International Law Association »). — Exposition internationale de Vienne.

1874. — Congrès de Bruxelles : il prépare une limitation et une amélioration des lois de guerre. — Ier Congrès postal international, tenu à Berne : il organise l’Union postale universelle.

1875. — « L’Alerte » : la France, à la suite d’une habile manœuvre de Gortchakoff, croit que l’Allemagne a voulu l’attaquer et que c’est la Russie qui l’a sauvée. — Conférence internationale télégraphique, à St-Pétersbourg, — Le Pérou propose au gouvernement sud-américain d’unifier le droit international. — La convention internationale du mètre adopte le système métrique et institue un bureau international de poids et mesures. Bismark tente un accord international pour rayer le pape de la liste des souverains. — L’Américain Stanley entreprend une expédition aux grands lacs africains.

1876. — Guerre russo-turque : la Russie reprend sa marche contre l’empire ottoman, affaibli par la banqueroute (1875) et la déposition successive des deux sultans (1876.) — L’Angleterre s’établit à Chypre, un premier pas dans la direction de l’impérialisme. — Exposition internationale de Philadelphie.

1877. — Le traité de San-Stefano met fin à la guerre russo-turque ; il reconnaît une Bulgarie intégrale, y compris la Macédoine. L’Angleterre arrête l’armée russe devant Constantinople et force la Russie à s’en remettre au Congrès. — Conférence de Constantinople pour les intérêts des droits des chrétiens sujets de la Porte.

1878. — Congrès de Berlin : il modifie le traité de San-Stefano et réorganise la carte de l’Europe occidentale. La Russie sort du congrès les mains vides, irritée contre Bismark, le « courtier honnête », qui l’avait jouée, — Conférence internationale monétaire à Paris, invitée par les États-Unis. — Exposition universelle de Paris à l’occasion de laquelle se réunissent de nombreux congrès internationaux.

1879. — Traité d’alliance entre l’Allemagne et l’Autriche. — Le Chili, qui ambitionnait la suprématie sur le Pacifique, soutient victorieusement la guerre du Pacifique contre le Pérou et la Bolivie qui s’est jointe à lui. (Fin de la guerre en 1884, le Pérou doit abandonner ses richesses en nitrate.)

1880. — À partir de cette date les Puissances ne parvenant plus à s’épandre en Europe s’établissent dans toutes les parties du monde encore disponibles. De là naissent des rivalités anglo-russes en Asie et anglo-françaises en Afrique. — Exposition universelle de Melbourne. — Conférence de Madrid : Première convention internationale relative au Maroc.

1881. — Conférence internationale monétaire, invitée par les États-Unis et la France.

1882. — La France occupe la Tunisie. — Victoire anglaise sur Arabi Pacha à Tell-El-Kébir : occupation de l’Égypte par l’Angleterre. — Formation de la Triple Alliance : Allemagne, Autriche, Italie. (Causes du détachement de la Russie : la rivalité personnelle entre Bismark et Gortchakof ; soutien donné par l’Allemagne à la politique de l’Autriche dans les Balkans contre la Russie. Causes du rapprochement de l’Italie : hostilité de l’Italie contre la France où les conservateurs parlaient de restaurer le pouvoir du pape et où les républicains décidaient l’occupation de la Tunisie.) — La Russie relève son tarif douanier ; l’Autriche et la France font bientôt de même.

1883. — Création de l’Union internationale pour la protection de la propriété industrielle.

1884. — Congrès de Berlin relatif aux questions coloniales en Afrique ; création de l’État indépendant du Congo. À partir de cette date vif mouvement pour la création de colonies en Afrique. Les colonies du Togoland et du Cameroun sont fondées par le docteur Nachtigal, commencement de la politique coloniale allemande. — Traité avec le Nicaragua, concernant le canal transocéanique. — Bismark complète la Triple Alliance par un traité secret de « contre-assurance » avec la Russie, garantissant la neutralité bienveillante de celle-ci. — Formation de l’impérial Federation League.

1885. — Guerre serbo-bulgare. La Bulgarie absorbe la Roumélie orientale. — L’Italie occupe Massouah. — Conférence du premier méridien à Washington. — Création de l’Association internationale des chemins de fer.

1886. — Conflit entre les États-Unis et l’Angleterre concernant les Pêcheries. — Convention internationale de Berne sur la propriété artistique, littéraire et création de l’Union. — Création de l’Association géodésique internationale.

1887. — Premier jubile de la reine Victoria ; conférence des ministres coloniaux à Londres.

1888. — Guerre de tarifs entre la France et l’Italie : elle dure jusqu’en 1899. — Avènement de Guillaume II, suivi bientôt du renvoi de Bismark. — Fin de l’esclavage au Brésil. — Convention internationale relative au canal de Suez. — Seconde exposition universelle à Melbourne.

1889. — L’Espagne cède les îles Carolines à l’Allemagne. — Condominium des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne sur les archipels Samoa et Tonga (1891) situés sur la route de la Nouvelle-Zélande en Amérique (indépendance garantie). — Exposition universelle à Paris ; réunion de nombreux congrès internationaux. — La première conférence panaméricaine à Washington ; elle essaye d’établir l’entente et la coopération entre toutes les républiques américaines et crée le bureau panaméricain. — La république est proclamée au Brésil. — Création de l’Association internationale des académies. — Ier Congrès international de navigation.

1890. — Conférence de Bruxelles pour la répression de la traite des esclaves. — Les États-Unis adoptent le bill-tarif Kinley rouvrant la période du régime protectionniste ; tarif douanier français renforçant la protection douanière. — La république est proclamée aux îles Hawai et reconnue par les États-Unis. — Traité d’arbitrage concernant la mer de Behring. Conférence internationale à Berlin, sur l’invitation de l’empereur Guillaume, dans le but de jeter les bases d’une législation internationale du travail. — Création de l’Union internationale pour la répression de la traite des esclaves. — Création de l’Union internationale pour la publication des tarifs douaniers.

1891. — Premiers pourparlers de l’alliance franco-russe. — Le Portugal perd sa colonie de Zanzibar ; il n’est plus le maître dans ses territoires du Mozambique. — Encyclique Rerum Novarum du pape Léon XIII sur la condition des ouvriers.

1892. — Convention franco-ittienne (d’où sortit plus tard la triple alliance méditerranéenne entre l’Italie, la France et l’Angleterre). — Conférence internationale pour l’hygiène à Venise. — Le comte de Caprivi, renonçant au système protectionniste de Bismark, négocie une série de traités à bas tarifs avec l’Autriche, l’Italie, la Suisse, la Belgique. — Rétablissement du système protectionniste en France (loi Méline), suivi de la guerre de tarifs entre la France et la Suisse (jusqu’en 1895). — Exposition universelle à Chicago.

1893. — Blocus de la Crète par les puissances. — Conférence internationale pour l’hygiène à Dresde. — L’escadre russe se rend à Toulon pour affirmer l’amitié franco-russe. — Guerre intense de tarifs entre la Russie et l’Allemagne (jusqu’en 1894). — 1er Congrès international des sciences historiques. — Création de l’Union internationale pour le transport des marchandises par le chemin de fer.

1894. — Massacres turcs en Arménie, renouvelés en 1896, — Ier Congrès international de chimie appliquée.

1895. — Guerre entre le Japon et la Chine, à laquelle met fin le traité de Shimonosaki. — Conflit entre les États-Unis et le Vénézuéla. — Commencement de l’insurrection de Cuba contre l’Espagne. — L’Italie entreprend de conquérir l’Abyssinie. — Création de l’Institut international de Bibliographie.

1896. — Convention entre Pétershourg et Pékin fortement favorisée par la diplomatie de Berlin, engageant définitivement à la Russie la Mandchourie et Port-Arthur qu’avait conquis le Japon sur la Chine : c’est le conflit latent avec le Japon. — Arbitrage entre les États-Unis et le Vénézuéla. — Désastre des Italiens à Adoua. — Traité de commerce de la Chine avec la France. — Congrès postal universel à Washington.

1897. — L’Allemagne profite de la situation nouvelle créée dans la mer de Chine et alléguant le meurtre de deux missionnaires sujets allemands, elle s’installe de vive force à Kiao-Tchéou (presqu’île de Chantoung). — Guerre entre la Grèce et la Turquie.

1898. — Guerre entre l’Espagne et l’Amérique. — Traité de commerce entre la France et l’Italie : il met fin à la lutte économique entre les deux pays. — Signature à Londres du « Yang-tse Agreement », ayant pour objet l’intégrité de la Chine et instaurant le régime des territoires donnés en bail. — Conflit entre l’Angleterre et la France, à la suite des incidents de Fachoda. — Retentissant voyage de Guillaume II à Jérusalem et Constantinople ; il obtient d’Abdul-Hamid la première concession du chemin de fer de Bagdad, et dans son discours de Damas, il déclare prendre sous sa protection tous les Musulmans. Les massacres de chrétiens continuent en Arménie. — Les États-Unis annexent les îles Hawaï. — La paix de Paris cède aux États-Unis les Philippines et Porto-Rico ; elle rend Cuba indépendante. — Le Canada établit des droits de préférence en faveur de l’Angleterre ; l’Allemagne ayant exercé des représailles, le Canada frappe d’une taxe les marchandises allemandes. — Convention entre l’Angleterre et l’Allemagne relative au démembrement éventuel des colonies portugaises.

1899. — Première conférence de la Paix à la Haye sur l’invitation du Tsar qui propose de limiter les armements ; création de la cour permanente d’arbitrage. L’Allemagne inaugure sa « politique mondiale » (Weltpolitik, Neue Kurs) ; elle substitue des visées d’expansion à la politique de saturation de Bismark. — Guerre des Anglais contre les Boers au Transvaal ; réprobation générale en Europe ; Guillaume II pense d’abord à soutenir les Boers, mais se ravise ensuite, et finit par envoyer à l’Angleterre un plan de guerre contre les républiques africaines préparé par son état-major : l’Angleterre mise en méfiance pare le coup en prenant les devants et en annexant le Trasvaal et l’Orange. — L’Espagne cède à l’Allemagne les îles Carolines et Mariannes, derniers restes de son empire colonial. — Première négociation par la création de la Commonwealth australienne.

1900. — Action concertée des puissances contre la Chine à la suite de la révolte des Boxers. — Exposition universelle à Paris ; à cette occasion réunion de nombreux Congrès internationaux. — Fondation de la deuxième Internationale socialiste.

1901. — Fin du règne de Victoria qui a duré 64 ans ; Edouard VII lui succède. — L’United States Steel Corporation (trust de l’acier) est formé aux États-Unis. — Convention internationale relative au canal de Panama. — Conférence sucrière à Bruxelles : elle établit une convention internationale des sucres qui met fin aux primes d’exportation.

1902. — Mesures navales de coercition prises par l’Allemagne, l’Angleterre et l’Italie contre le Vénézuela ; première expression de la doctrine de Drago. — À cette occasion les Américains remettent aux Cubains l’administration de leur île. — Entente entre le Chili et l’Argentine mettant fin à un long conflit et limitant leurs armements. — En Allemagne le nouveau chancelier de Bulow fait des tarifs le résultat d’une alliance formelle des agrariens et des industriels protectionnistes ; la guerre douanière est instituée en quelque sorte à demeure.

1903. — La Serbie, longtemps docile à la cour de Vienne reprend depuis cette date, sous le roi Pierre, son indépendance politique et économique, et vit en hostilité avec l’Autriche qui opprime les Serbes de Bosnie, et avec les Maggyars qui persécutent les Serbes de Hongrie. — Création de la République de Panama à la suite des menées américaines. — Création de l’Association internationale de sismologie.

1904. — Guerre entre la Russie et le Japon. (La Russie une fois à Port-Arthur est attirée par la Corée. Elle cherche le partage de la Chine et des ports en mer libre. La lutte dure dix-neuf mois. Défaite de la Russie qui sort de la guerre avec son armée désorganisée, ses magasins militaires vides et une révolution intérieure. L’équilibre des forces en Europe est détruit.) — L’incident du Doggerbank entre la Russie et l’Angleterre est tranché par la Cour d’arbitrage. — L’Allemagne impose un traité de commerce draconien à la Russie. — Accords entre la France et l’Angleterre : ils mettent fin à toutes difficultés pendantes entre les deux pays et sont le point de départ d’une action politique commune à l’égard de l’Allemagne. — Entente secrète entre la France et l’Angleterre par laquelle celle-ci demande que la partie méditerranéenne du Maroc revienne éventuellement à l’Espagne ; entente secrète à ce sujet entre la France et l’Espagne. (Ententes divulguées seulement en 1911 par « Le Matin ».) Commencement des affaires marocaines. — Traité de Lhassa mettant fin à la guerre entre l’Angleterre et le Thibet.

1905. — Défaite de Moukden. — Le Kaiser prononce à Tanger un discours menaçant ; c’est le début de l’intervention allemande dans la question du Maroc ; il promet au sultan du Maroc son indépendance. Négociations entre Paris et Berlin. M. Delcassé doit donner sa démission sous la pression de Guillaume II. L’Allemagne poursuit le plan de détacher la Russie de la France en détournant son activité vers l’extrême Orient. Ces événements ébranlent l’équilibre européen et ouvrent des horizons nouveaux. L’attitude de l’Allemagne engendre un ressentiment profond chez les Français. — La France accorde à l’Italie que les ordres religieux orientaux auront la faculté de renoncer à la protection de la France en faveur du protectorat italien. — Deuxième traité anglo-japonais. — Création de l’Institut international permanent d’agriculture.

1906. — Conférence d’Algésiras pour régler les affaires du Maroc. — Établissement d’un Condominium anglo-français sur les Nouvelles-Hébrides. — Création de l’Union radio-télégraphique internationale. — Une conférence de tous les États du Nord et du Sud de l’Amérique demande une convention générale d’arbitrage.

1907. — Deuxième conférence de la Paix à la Haye. — Arrangements identiques conclus simultanément entre la France, l’Angleterre et l’Espagne relatifs au statu quo dans la Méditerranée. — Révolution et Constitution en Perse. — Accord anglo-russe garantissant l’intégrité du territoire de la Perse ; l’Angleterre et la Russie tendent vers un rapprochement. — Incident franco-allemand de Casablanca réglé en 1908 par la Cour d’arbitrage ; bombardement de la ville par les Français, — Guerre douanière entre l’Autriche et la Serbie. — Encyclique Pascendi par laquelle Pie X condamne le modernisme.

1908. — L’Allemagne reproche à la France d’avoir violé le traité d’Algésiras. La Chambre française à trois reprises différentes déclare ses intentions d’observer le traité, — Procès d’Agram et du professeur Friedjung : faux de l’Autriche démontrés. — La révolution éclate en Turquie. Les Jeunes-Turcs placent le sultan sous leur tutelle. Essai de gouvernement avec l’aide des nationalités. — L’Autriche mobilise contre la Serbie et envoie des fusils aux Albanais.

1909. — L’Autriche rend le Sandjak à la Turquie mais transforme son administration en annexion de la Bosnie et de l’Herzégovine, peuplées de Serbes. Indignation en Serbie et émotion à Pétrograde. Le projet de conférence européenne projeté par l’Angleterre et la Russie échoue. L’Autriche et l’Allemagne usent de pression sur la Russie et isolent la Serbie qui doit laisser faire. La crise de l’annexion aboutit donc à un grand succès allemand. — Déclaration franco-allemande relative au maintien de l’intégrité du Maroc. On critique en Allemagne la trop grande condescendance du gouvernement avec la France dans l’affaire marocaine. — Après une deuxième administration de trois ans, les Américains se retirent de Cuba. — Entrevue de Potsdam entre les empereurs d’Allemagne et de Russie ; détente des relations entre les deux empires : liberté donnée à la Russie dans le nord de la Perse ; adhésion de la Russie au chemin de fer de Bagdad et à sa jonction avec les chemins de fer persans ; le grand obstacle à l’entreprise allemande est ainsi levé.

1910. — Traité de Saint-Pétersbourg ; réconciliation du Japon et de la Russie. — Traité de Séoul annexant la Corée au Japon. — Voyage du kronprinz autour du monde. — Fêtes du centenaire de l’indépendance du Mexique et de l’Argentine. — Grèves générales sur les chemins de fer français ayant des répercussions économiques à l’étranger. Exposition universelle à Bruxelles. — Premier congrès mondial des Associations internationales. Fondation d’une Union entre elles.

1911. — Année de la terreur, crise économique provoquée par l’appréhension de la guerre. — Incidents franco-allemands à propos de la Légion étrangère. Incidents des forts de Flessingue sur l’Escaut. — Le coup d’Agadir, porté par l’Allemagne à la France et à l’Angleterre. (Négociations difficiles entre la France et l’Allemagne. Cession à celle-ci de 275.000 kilomètres carrés du Congo français en échange du désintéressement de l’Allemagne sur le Maroc, convention qui semble clore une période de sept années de querelles américaines. Résultats : la France ressuscitée, « ne voulant pas la guerre mais ne la craignant pas (Poincaré) » ; l’Allemagne déçue ; l’Angleterre rapprochée de la France dans les négociations ; la mort d’Edouard VII, fait perdre aux Ententes leur caractère agressif. — En réponse à l’annexion de la Bosnie, l’Italie déclare la guerre à la Turquie pour s’emparer de la Tripolitaine ; elle occupe les îles de l’Égée (Dodécanèse) ; le traité d’Ouchy-Lausanne met fin à la guerre en 1912. Résultats : la guerre affaiblit la Triple Alliance et décide l’action des Balkaniques ; éveil de l’esprit irrédentiste en Italie qui ne rend pas immédiatement les îles. — Congrès à Caracas des représentants des États affranchis par Bolivar (Vénézuéla, Nouvelle-Grenade, Équateur, Bolivie et Pérou) : dans le but de reconstituer la Grande-Colombie. — Troisième traité entre le Japon et l’Angleterre. — Convulsions inquiétantes de la jeune république chinoise, agonie de la vieille monarchie persane, changement de règne du Japon, campagne présidentielle aux États-Unis, guerre civile au Mexique, essor économique de l’Amérique du Sud, vastes réformes entreprises dans l’Inde anglaise à la suite du Durbar de Delhi. — Premier Congrès universel de races.

1912. — Prétention de la Serbie de s’annexer une bande du littoral adriatique ; opinion autrichienne énervée. Proposition Berchtold pour venir en aide à la Turquie dans une politique de décentralisations progressives en faveur des nationalités macédoniennes. Première guerre balkanique ; alliance entre la Bulgarie, la Serbie, la Grèce et le Monténégro, conclue malgré la Cour du Vienne ; défaite des Turcs : c’est la ruine de la politique autrichienne en Orient ; l’Autriche mobilise, avertissement à l’Italie et à l’Allemagne. — Accords anglo-russo-persans. Accords entre la Russie et la Mongolie. — L’incident franco-italien du Carthage et du Manouba est tranché par la Cour d’Arbitrage. — Entrevue de l’empereur d’Allemagne et du tsar à Port Baltic ; déclarations mutuelles relatives à « la valeur des alliances pour le maintien et l’équilibre de la paix ». — Voyage de Lord Haldane à Berlin (l’Angleterre disposée à ne plus contrecarrer l’Allemagne dans les questions secondaires, mais entendant que la suprématie de la mer ne lui soit plus disputée). — Le Congrès américain vote le Panama Tolls Act, qui crée des droits de péage différents en faveur de la marine américaine ; protestation en Angleterre. — Concentration de la flotte française dans la Méditerranée par suite d’accord avec l’Angleterre. — Grève générale des mineurs anglais ayant ses répercussions à L’étranger. — Congrès Eucharistique international à Vienne, imposante manifestation politico-religieuse. — Négociation de l’emprunt chinois par toutes les Puissances.

1913. — Année des formidables armements : l’Allemagne accroît ses forces militaires et vote (y compris les socialistes) un milliard et demi d’impôts de guerre ; elle annonce vouloir disposer dans la mer du Nord d’une flotte égale à celle de l’Angleterre. La France riposte en décidant le service de trois ans et en nommant Delcassé ambassadeur à Pétersbourg. On parle à Londres d’une alliance avec la France. — Action collective des Puissances contre le Monténégro, démonstration navale à Antivari, occupation de Scutari. Fin de la première guerre balkanique : conférence des ambassadeurs à Londres pour son règlement (Traité de Londres) ; deuxième guerre balkanique : la Roumanie, sur les suggestions de la France et de la Russie rompt son pacte avec l’Autriche et intervient pour arrêter cette guerre qui allait menacer l’Europe. La paix de Bucarest entraîne de cruelles inimitiés de race, et une volonté de vengeance de la Bulgarie, placée sous la dépendance de l’alliance ; elle établit de bonnes relations entre la Roumanie, la Serbie, la Grèce et le Monténégro et donne lieu à un traité défensif entre la Serbie et la Grèce ; elle crée une Albanie artificielle et mal définie. Conséquences des guerres balkaniques : Turquie presque rejetée en Asie par la coalition des petits États slaves des Balkans ; nouvelle déception pour l’alliance, l’Autriche et l’Allemagne ayant le chemin barré vers Salonique, et devant renoncer à la domination dans les Balkans ; Russie arrêtée dans sa marche vers Constantinople et la Méditerranée. — Les incidents de Saverne : l’Allemagne frappe durement l’Alsace-Lorraine, retentissement mondial de cette affaire. La France tombe dans le gâchis radical-socialiste : Élections, affaire Rochette, affaire Cailloux. — Constitution à Bruxelles d’une Union Interparlementaire commerciale. Exposition universelle de Gand.

1914. — Tension entre la Grèce et la Turquie au sujet de l’exécution du traité de Bucarest ; la Grèce annexe Chio et Mitylène, en accord avec le traité de Londres non encore reconnu par la Porte ; l’Italie n’a pas encore rendu les îles du Dodécanèse. — Négociations aimables entre les Puissances relatives aux chemins de fer en Asie Mineure (Bagdag, Syrie et Arménie) ; accord russo-turc, relativement à l’Arménie ; accord franco-allemand réservant une sphère d’action et d’influence à la France en Syrie. Guerre civile au Mexique ; intervention de l’A. B. C. — Campagne violente de la presse allemande contre la Russie, préconisant la guerre préventive ; la Russie redouble ses préparatifs militaires ; les liens de la Triple Entente se resserrent ; révolution en Albanie ; entrevue de Konopicht entre Guillaume II et l’archiduc héritier François-Ferdinand ; attentat de Sarajevo ; la guerre mondiale déchaînée par l’Allemagne et l’Autriche. — Vote aux États-Unis du Panama Tolls Revision, acte rétablissant l’égalité internationale de péage sur le Canal.

1915. — Continuation de la guerre mondiale. — Traité d’arbitrage entre les États-Unis d’une part, l’Argentine, le Brésil et le Chili (A. B. C.) d’autre part ; négociations en vue d’une entente panaméricaine plus étroite. Ouverture du Canal de Panama. Exposition internationale de San-Francisco. — Accords imposés par le Japon à la Chine.

22. FACTEURS GÉOGRAPHIQUES : LA TERRE





Toute l’action de l’homme, tous les événements auxquels il est mêlé se passent en un lieu terrestre et sont influencés par lui. Les facteurs géographiques de la vie internationale doivent donc être dégagés avec soin : superficie et distribution de la terre ; étendue du monde connu et civilisé aux diverses époques ; caractéristiques des diverses parties du monde ; importance variable des caractères de la terre d’après les époques : contribution des différents pays à la civilisation universelle ; utilité de la connaissance mutuelle des peuples ; constitution progressive des sciences géographiques par collaboration internationale.

1. La terre est facteur à la fois de « nationalisation et d’internationalisation ». La surface entière de la terre est partagée aujourd’hui entre les états souverains et constitue soit leur territoire métropolitain, soit leurs colonies, possessions ou protectorats. Les particularités physiques propres à chaque fragment de la superficie terrestre contribuent à accentuer les différences nationales entre les peuples qui les occupent. Mais d’autre part certains caractères généraux de la terre sont communs à tous les lieux ou n’offrent que des variations sans importance pratique. Ainsi certaines circonstances planétaires ou cosmiques sont partout analogues (ex : la pesanteur, l’air) ; certaines configurations sont communes à de grandes étendues de terre (ex : le fait d’avoir des fleuves, des montagnes, d’être situé au bord de la mer). Au contraire, certaines aires de géographie physique ne coïncident pas avec celles de la géographie politique (ex. : les climats, les bassins miniers, les bassins de grands fleuves). La Terre est donc facteur tantôt d’unification, tantôt de différenciation. Pour marquer l’importance du lieu géographique on peut ajouter que les structures sociales évoluent dans une double direction : les unes ont leur base dans le lieu : elles organisent toutes les choses humaines qui se trouvent dans les limites d’une même circonscription territoriale. Les autres ont leur base dans la fonction et s’organisent entre toutes choses similaires, sans égard à leur répartition territoriale.

2. La Terre a une superficie d’environ 52,000 milles carrés ; la population du monde est d’environ un milliard et demi. Le problème fondamental de l’économie et de la politique mondiales consiste à faire vivre, heureuses et pacifiques, ces populations sur ce territoire. La Terre est l’unité ultime qui doit entrer dans tous les plans sociaux.

3. Ce qu’on a appelé le monde aux diverses époques de l’histoire a bien varié ! Combien la terre est vaste en comparaison du petit bassin méditerranéen sur les rives duquel se confina pendant si longtemps la civilisation ! Combien les hommes d’autrefois paraissent faibles et craintifs, même aux plus glorieuses époques du passé, en comparaison de la formidable puissance dont nous disposons aujourd’hui ! (Ferrero.) Sous l’Empire, après la première invasion gothique, ce qu’on appelait alors le monde, était limité aux pays qui s’étendent du golfe Persique à la mer d’Irlande et de la Scandinavie au Sahara, et ces territoires étaient partagés en deux fractions : « le monde nouveau et le monde barbare ». Successivement à leur heure d’importance apparaissent sur la scène du monde les peuples et les races de l’Asie septentrionale et méridionale, de l’extrême Orient, de l’Amérique et de l’Afrique aujourd’hui. Peu à peu cependant la terre se révèle aux hommes grâce à leurs efforts aventureux : la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb (1492) ; la découverte de Vasco de Gama qui double le cap de Bonne-Espérance et aborde au sud de l’Inde (1498) ; celle de Magellan qui fait le tour du monde en doublant le sud de l’Amérique (1520) ; celle de Marco Polo qui traverse toute l’Asie, jusqu’à Pékin (1520). Bientôt toutes les nations participent à ces découvertes. En même temps les nouvelles terres deviennent la possession de ceux qui las découvrent : Portugais (côte d’Afrique et Sumatra), Espagnols (Amérique du Sud et du Centre), Hollandais (Australie), Anglais (Australie), Français (Canada, Louisiane). Il y a quarante ans, Élisée Reclus, en tête du monument qu’il élevait à la Géographie Universelle pouvait encore dire que la Terre restait en partie une inconnue à l’homme, que la nature ou les hommes opposaient des barrières. Et il citait les deux pôles, le centre de l’Afrique, une partie du Continent australien, la Nouvelle-Guinée, les plateaux de l’intérieur de l’Asie. Aujourd’hui la terre entière est devenue le territoire où s’exerce l’activité humaine et celle-ci ne se laisse plus enserrer ni comprimer dans les limites arbitraires des frontières de chaque pays. Ce n’est plus seulement un échange de produits ou une circulation d’idées ; c’est une colonisation des uns chez les autres, des uns par les autres. Les hommes se transportent et s’installent eux-mêmes à l’étranger, avec leurs capitaux, ou sous leur direction ; ils s’y créent des établissements. Ils agissent ainsi réciproquement. Les uns suppléent par là aux manquants des autres et ainsi se prolonge, de pays en pays, le phénomène national de la colonisation intérieure, grâce auquel la population peut augmenter encore sur un même territoire, pourvu que les derniers arrivants l’utilisent économiquement à de nouveaux points de vue.

4. Chaque partie de la Terre a ses grandes caractéristiques. L’Europe occupe La première place dans le monde. Sans avoir une population aussi dense que celle de l’Inde et de la Chine centrale, elle contient près du quart des habitants du globe. Elle est depuis vingt-cinq siècles le principal foyer de rayonnement pour les sciences, les arts, les idées nouvelles. Le foyer s’est déplacé du Sud-Est au Nord-Ouest. Avec le temps, hors de doute cependant que l’égalité finira par prévaloir entre l’Amérique et l’Europe et aussi entre toutes les parties du monde. Ce sont les heureuses conditions du sol, du climat, de la forme et de la situation du continent qui ont valu aux Européens d’être arrivés à la tête de l’humanité et non la vertu propre des races qui la composent. L’Europe très dentelée, très entourée de mers a pu de bonne heure donner lieu à des émigrations et à un concours entre les hommes. En Asie, les hauts plateaux centraux ont enlevé toute unité géographique à l’accès des terres intérieures et des péninsules environnantes. L’Afrique présente une masse lourde et massive. L’Australie continentale est pleine de monotonie, privée de toute variété. L’Amérique du Nord, elle, a ressemblance avec l’Europe. L’Amérique du Sud est couverte de forêts et de nappes d’eau. Mais de plus en plus l’intervention de l’homme y crée la mobilité dans ce qui était immobile, et l’unité dans ce qui était séparé.

5. La forme générale des continents, les mers, et tous les traits particuliers de la terre ont dans l’histoire de l’humanité une valeur essentiellement changeante, suivant l’état de culture auquel en sont arrivées les nations suivant les circonstances. Ainsi la présente guerre aura momentanément attiré dans la grande circulation internationale des États que leur position géographique en avait tenus plutôt éloignés : les pays scandinaves notamment, devenus les couloirs entre la Russie et l’occident. Au sud, l’Espagne cesse d’être un bout de continent pour redevenir un couloir entre l’Europe et l’Afrique.

L’homme entreprend de soumettre le milieu qui l’entoure. Il y a une loi d’adaptation de soi au monde, mais aussi du monde à soi. « Les innombrables changements que l’industrie humaine opère sur tous les points du globe constituent une révolution des plus importantes dans les rapports de l’homme avec les continents eux-mêmes. La forme et la hauteur des montagnes, l’épaisseur des plateaux, les dentelures de la côte, la disposition des îles et des archipels, l’étendue des mers perdent, peu à peu de leur importance relative dans l’histoire des nations à mesure que celles-ci gagnent en force et en volonté[12] ».

6. La géographie conclut au rapport constant entre le sol (géologie, climat, ressources naturelles) et l’homme différemment civilisé. Ainsi, la composition et la disposition du sol déterminent la répartition des richesses sur le globe, et, les climats, les flores, les faunes conditionnent l’habitat de l’homme : un lien unit l’individu au sol qu’il habite, l’homme modifie ce lien et devient à son tour une cause originale d’activité. C’est de la combinaison de ces éléments divers et multiples, c’est aussi de leur modification les uns par les autres que résulte la caractéristique d’une contrée. Un sujet d’étude consiste pour chaque région à démêler l’importance relative de ces divers phénomènes. La valeur d’un territoire national, le rôle qu’il joue dans l’économie et dans la politique mondiales est le produit, d’un grand nombre de facteurs qu’il faudra s’efforcer d’évaluer avec plus de précision qu’on ne l’a fait jusqu’ici. Parmi les plus importants il convient de citer son étendue, l’accessibilité de ses diverses parties, la variété et la richesse de ses productions naturelles, son climat favorable à l’habitation et à la culture, sa situation stratégique. Ces facteurs ont à intervenir dans le calcul de la représentation internationale des États.

7. Il faut aussi déterminer en quoi chaque pays a besoin des autres, comment il en est solidaire, quel est son rôle dans le monde, quel a été et quel pourra être à l’avenir son apport à la communauté humaine. Dans l’évolution du passé les peuplés ont développé leur génie propre et fait à l’humanité l’apport de ce en quoi ils étaient privilégiés. L’Orient inspiré est le berceau ardent et ensoleillé des religions. La Grèce, artiste et curieuse a le génie des formes, de l’esthétique et de la philosophie. Rome, éminemment pratique, a la science du droit et du gouvernement, de la politique et de l’action. Ainsi tous les cultes viennent de l’Orient, comme la science du droit sort de Rome et la philosophie de la Grèce.

8. Parmi les causes générales des conflits actuels il faut ranger l’ignorance où se trouvent les peuples à l’égard les uns des autres. Chacun d’eux a bien peu de notions précises sur ses voisins, encore moins sur les peuples d’au delà des mers, qui influent cependant constamment sur sa propre situation. De là des malentendus, des confusions regrettables. La langue sans doute est un obstacle énorme et aussi le coût des transports. Mais ne pourrait-on attendre mieux de l’instruction générale, des prises de contact systématique, de la presse et du voyage organisé. Les peuples comme les individus doivent prendre conscience d’eux-mêmes, du rôle qu’ils sont appelés à jouer au milieu des autres. Ils doivent acquérir la science du milieu terrestre, comme celle du temps où ils vivent. Rien n’y peut contribuer davantage que l’étude comparée des autres peuples. Cette étude est aussi la première condition de toute action dans le domaine international, car l’« international » est fait, avant tout, de l’ensemble du « national ». Les différents pays sont les éléments de la communauté mondiale. Ils ont à la fois des intérêts propres et des intérêts qui leur sont communs avec tous. Il est nécessaire de se rendre compte de chaque individualité nationale, de ses caractéristiques, de ce qui la compose, de ce qui la forme, de ce qui l’influence, de ce qui la dirige à l’égard des autres populations. Quand nous disons : « France, Allemagne, Angleterre », que nous opposons surtout les termes l’un à l’autre, qu’entendons-nous par là ? Question de la première importance, car de ces termes nous faisons des entités que nous personnalisons. Nous disons : « la France veut ceci ; l’Angleterre souffre de cela ; l’Allemagne pense de telle manière ». Il s’agit donc d’avoir une vue d’ensemble, de se figurer quelles idées générales, approximatives sans doute, mais justes doit évoquer aujourd’hui le nom d’un pays. Que dans le Congrès après la guerre, dans un Parlement international, se lève le représentant d’un pays, quelles forces, quels problèmes, quelles possibilités sont représentées par lui ? L’idée à s’en former c’est l’idée que devraient s’en faire chaque jour les Offices des affaires étrangères à la lecture de la correspondance diplomatique.

Un traité de géographie politique, une véritable géographie internationale, reste à écrire, aussi bien que l’histoire universelle que nous demandions dans le chapitre précédent. Les éléments d’un tel ouvrage sont épars dans d’innombrables publications qui ont chacune envisagé une partie ou un aspect de ce que devrait comprendre l’ouvrage d’ensemble. Il faudrait le concevoir comme réunissant pour chaque pays des données générales solidement enchaînées. Sans être détaillé ni même complet dans l’énumération des grandes données, nul facteur important ne devrait en être omis, sous peine d’avoir une idée trop inexacte de leur total. Les points suivants devraient y être envisagés : Les grandes dates de l’histoire générale du pays (Chronologie). — Territoire ; ressources naturelles. — Le peuple et ses nationalités ; sa Démographie ; ce que lui ont apporté les peuples avec qui il a été successivement en contact ; situation économique à l’intérieur et à l’extérieur. — Politique intérieure, institutions, esprit du gouvernement ; partis politiques, classes dirigeantes. — Vie culturelle ; mentalité, idéal national, caractère, âme populaire ; langue, religion, morale, sciences, arts. Vie sociale : classes diverses, mœurs. — Politique extérieure : relations avec les divers pays ; rapport entre la situation à l’intérieur et la politique étrangère ; action ou influence internationale des partis intérieurs sur l’extérieur. — Rôle dans le monde ; apports à la civilisation générale.

9. La Géographie est l’étude systématique de la terre. Elle fait un effort constant pour embrasser les énergies naturelles dans leur connexité, pour observer, classer, expliquer les effets directs des forces agissantes et les effets complexes de ces forces associées. Au sens large elle étudie les conditions géographiques, telluriques et climatériques de la vie sociale. On a divisé la géographie humaine, qui étudie les rapports entre l’homme et le milieu physique en : 1° Géographie sociale ou politique, qui se réfère aux liens existant entre l’État, le sol qui le porte et la mer qui l’entoure ; elle s’attache à l’étude du peuplement, de son habitat, de ses groupements[13]. 2° Géographie économique, qui s’occupe de l’exploitation du sol et de la mer sous leurs différentes formes.

Elle considère le milieu physique, l’action de ce milieu sur l’homme et, inversement, celle de l’homme sur ce milieu.

Hippocrate, Aristote, Hipparque, Ératosthène, Agrippa, Pline, Strabon, commencèrent dans l’antiquité à constituer les Sciences géographiques. Ptolémée les résuma en son grand ouvrage, qui a dominé les études du moyen âge. Mercator renouvela l’art de tracer les cartes à l’époque contemporaine. — Trois monuments ont été élevés à la géographie au XXe siècle, l’un par Alexandre Humboldt (Cosmos), l’autre par Karl Ritter (La géographie dans ses rapports avec la Nature et l’histoire de l’homme. Berlin 1822-1859, 10 vol. en 20 parties), le troisième par Élisée Reclus (Nouvelle géographie universelle, la Terre et les hommes 1875-1891[14] ).

Les études géographiques se sont internationalisées. Des congrès internationaux de géographie se réunissent périodiquement. On a proposé une Union des Sociétés de géographie du monde entier. — Sous la direction d’une conférence internationale a été commencée, avec l’aide des États, l’élaboration d’une carte du monde au millionième, selon la double base, acceptée transactionnellement, du méridien de Greenwich et de l’échelle métrique.







23.
FACTEURS SOCIAUX : LES HOMMES ET LA SOCIÉTÉ




La société est formée d’un complexe de parties et d’éléments, les uns coordonnés, les autres incoordonnés, agissant tantôt en coopération tantôt en opposition. La vie sociale est le résultat du fonctionnement de l’organisme social. Étendue de groupes nationaux à groupes nationaux et portée au delà des frontières elle devient la vie internationale. Avant d’étudier catégorie par catégorie les manifestations et les structures de cette dernière, il est nécessaire d’envisager la société même et de considérer, en chaque partie de sa constitution et de son mécanisme, la manière dont elle influence la vie internationale et, réciproquement, dont elle est influencée par elle. Cette étude comprend des données générales sur l’homme, les populations et les groupes d’hommes ; la société et les associations ; l’évolution sociale ; les moteurs et les objectifs de la vie sociale ; ses sphères : nationalisme, internationalisme et humanité ; ses modes : coopération ou lutte, organisation ou anarchie.

231. Les hommes.


Envisageons donc successivement l’homme, les grands hommes, les populations, les chefs (souverains et dynasties), les femmes, enfin les classes, castes et dirigeants.


231.1. L’HOMME.. — L’être humain est l’unité qui entre dans toutes les combinaisons sociales. Il en est à la fois la fin et le moyen, l’unique réalité sociologique sensible. Il est la cellule sociale et toute étude doit avoir pour objet de déterminer l’action du milieu social sur l’homme et de l’homme sur le milieu social. À quelle conception correspond le vocable homme, d’un emploi courant dans tous les raisonnements en matière politique, économique et sociale ? La réponse à cette question est indispensable si nous voulons des idées claires.

1. Qu’est-ce que l’homme ? Les catéchismes répondent : « L’homme est un être composé d’un corps mortel et d’une âme immortelle, créé par Dieu à son image et à sa ressemblance. Placé dans un lieu de délices, mais dans un état ou son libre arbitre pouvait s’exercer, il commit la faute originelle, en suite de quoi il fut déchu lui et sa descendance. Tous les hommes sont frères. L’âge d’or était à l’origine dans le paradis terrestre. La destinée de l’homme c’est de racheter son salut par une vie de souffrances et de résignation. »

La science, elle, donne une autre réponse. Elle s’appuie sur toutes les disciplines en lesquelles elle a incorporé et systématisé les faits observés au cours des siècles et les théories qu’elle en a déduites (anatomie, physiologie, zoologie, paléontologie, anthropologie et psychologie). L’homme est, pour la science, le dernier terme d’une longue série d’êtres qui parurent successivement sur la terre et procédèrent les uns des autres par voie d’évolution. Le corps de l’homme est constitué par un nombre prodigieux de cellules agencées et différenciées à la façon des briques d’une maison : environ trente trillions de cellules. Chacune de celles-ci mesure quelques millièmes de millimètres et forme elle-même un microcosme, d’une complexité extrême de structure et de composition, dans lequel on distingue deux parties essentielles : le protoplasma et le noyau. L’ensemble des cellules d’un même type constitue ce qu’on appelle un tissu ; les divers tissus s’associent pour former un organe dont le rôle est bien déterminé. L’union des cellules entre elles dans un organe est assurée par des produits spéciaux qui sont le résultat de leur activité propre. Enfin plusieurs organes contribuent à l’accomplissement d’une même fonction et forment un appareil. Les principaux appareils sont ceux de la digestion, de la circulation, de la respiration, du mouvement ; l’appareil d’excrétion et l’appareil nerveux. La dépendance réciproque de ces différents appareils est complète, et l’activité de l’homme dépend à la fois du travail de chaque organe et du travail de l’ensemble. Les milliards d’individualités distinctes (cellules) forment ainsi des associations multiples et différenciées dans la machine humaine. L’harmonie qui règne entre elles est assurée par le système nerveux, chargé de relier entre eux tous les éléments cellulaires, de même que tous les organes. Il tient sous sa dépendance toutes les multiples activités dont l’ensemble contribue à assurer la productivité humaine. L’activité humaine, quelle qu’en soit la nature, est le résultat de l’activité des cellules. La vie est en réalité une oxydation, le travail de toute cellule s’accompagnant toujours de combinations plus ou moins intenses, qui sont la source de l’énergie dépensée, et se font à l’aide de deux éléments : le charbon (carbone) et l’oxygène. L’âme de l’homme est la fonction consciente (introspective) d’une partie du grand cerveau humain[15].

2. Comment l’évolution humaine se rattache-t-elle à l’évolution générale des êtres ?

Suivant les doctrines (transformisme, création) l’homme est un simple genre de l’ordre des primates, ou, au contraire, il occupe un rang à part dans la nature, de telle sorte que l’on a constitué pour lui un règne homme se surajoutant aux règnes minéral, végétal et animal. Quoi qu’il en soit de la classification, la structure anatomique de l’homme le rapproche des mammifères supérieurs et ses fonctions physiologiques s’accomplissent de la même façon que chez eux. Ses caractères spécifiques sont : la station verticale, les dimensions considérables de son crâne, et par suite le poids de son cerveau ; enfin le langage articulé. Les temps préhistoriques comprennent trois cents à quatre cents siècles, d’après quelques savants. — plus de deux mille d’après quelques autres, et il faudrait ajouter cette longue période d’enfance aux sept mille à huit mille ans de la période historique pour évaluer approximativement la durée de la vie des hommes sur la terre jusqu’à nos jours. L’homme, en effet, dernier terme de l’évolution animale, semble avoir fait son apparition au début de l’époque géologique dite quaternaire.

L’évolution montre les étapes de la mentalité animale et celles de la mentalité humaine avec le développement parallèle de l’intelligence. Elle peut être résumée en ce tableau[16].

a) Les trois étapes de la mentalité animale.
Cellule (protozoaire) 
 Irritabilité.
Association des cellules ou animales (Métazoaire) 
 Instinct.
Association d’animaux ou société (Hyperzoaire) 
 Intelligence.
b) Les trois étapes de la mentalité humaine.
Hommes primitifs (Association presque nulle) 
 Raison obscure.
Hommes sauvages (Association ébauchée) 
 Raison crépusculaire.
Hommes civilisés (Association perfectionnée) 
 Raison lumineuse.

3. L’homme est-il perfectible ? Il faut distinguer la notion de l’hérédité évolutive de celle de la civilisation. L’hérédité ne progresse que très lentement. Il faut des millions ou au moins des centaines de milliers d’années avant de changer l’homme et les animaux supérieurs d’une façon notable. Les progrès de la civilisation, au contraire, proviennent des acquisitions individuelles du cerveau durant chaque vie. Or, ces acquisitions sont dues à nos ancêtres dont les connaissances ont été accumulées depuis longtemps dans l’encyclopédie de la science et de l’art. L’école, les livres, le travail intellectuel et celui de nos sens contribuent sans relâche à remplir ainsi le cerveau de chacun. De là ces conséquences : notre culture intellectuelle et morale est absolument incapable de changer la nature humaine, mais à l’aide d’une éducation appropriée l’homme peut être individuellement adapté aux sentiments sociaux, au travail social, à la discipline, c’est-à-dire à ses travaux sociaux. Les deux termes civilisation et éducation sont donc corrélatifs. Civilisation comprend tout l’acquis et tous les progrès humains, éducation signifie le moyen de se l’approprier et de s’y adapter[17].

4. L’homme a des instincts naturels féroces ; mais il est aussi capable de dévouement, d’héroïsme et d’abnégation. L’antithèse relative de l’égoïsme et de l’altruisme humain varie suivant les individus, bien moins par suite du vernis de leur éducation qu’en vertu de leurs dispositions héréditaires. On voit de grands altruistes, encore plus de grands égoïstes et, entre les deux, toute une échelle de transition. Bien plus : selon ses propensions natives et variables à diverses passions, la même personne sera plus ou moins égoïste ou altruiste, celui-ci dans un sens, celui-là dans un autre[18].

5. L’homme au cours des siècles a dû sa supériorité sur tous les êtres vivants à sa valeur productive, au rendement de son travail. L’homme en dernière analyse constitue une machine plus ou moins perfectionnée, produisant un travail dont le rendement varie avec le perfectionnement même des rouages qui le composent. Les productions résultant du travail de l’homme sont les facteurs essentiels de l’évolution de l’espèce humaine. L’histoire de cette influence réciproque de la machine sur la valeur du produit et de celle-ci sur le perfectionnement de la machine, c’est en somme l’histoire de l’humanité elle-même[19].

6. Peut-on concevoir un type d’homme, un type d’humanité moyenne, pour lequel doit se vérifier la vérité des principes énoncés et cette conception peut-elle ensuite être utilisée dans tous les raisonnements que nous faisons sur la société et les ensembles où l’homme figure comme élément ? L’expression de ce type moyen, nécessaire quand il est traité de questions nationales, est plus nécessaire encore quand il s’agit d’organisation ou de conflits internationaux. Toute généralisation est le produit de notre esprit.

Taine disait : « Je connais des Chinois, des Espagnols, des Indous, des Nègres, je ne connais pas l’Homme ». Et Taine fut un de ceux qui contribuèrent le plus à démontrer ce qu’avait de factice et d’artificiel la conception d’un type d’homme comme l’avait compris surtout le XVIIIe siècle, le type dont Jean-Jacques Rousseau, après Aristote, après les théologiens avait fait l’« homme raisonnable ». Dans le deuxième tiers du XIXe siècle, Quételet, le fondateur de la « Physique sociale » basée notamment sur les données statistiques, imagina « l’homme moyen ». Force nous est aujourd’hui comme alors de nous figurer le type d’homme qui représente la normale, un minimum normal, et dans lequel s’efface toutes les différences individuelles et les différences de groupes. Ce n’est pas que nous devions nier l’existence de ces différences mais parce que toute totalisation sociologique serait impossible, si nous ne procédions ainsi. Cet homme moyen est une abstraction scientifique destinée à faciliter les études et la compréhension des phénomènes des masses. On peut le définir comme ayant un corps matériel et un esprit ; le corps a des sens plus ou moins développés, son esprit comprend des facultés : intelligence, volonté, sentiments. Cet homme a une double nature : individuelle et sociale. Il est en premier lieu l’homo economicus, produisant, échangeant, consommant des produits. Cet homme a des sentiments et des ressentiments, des aspirations et des idéals. Il vise surtout comme but suprême à l’indépendance, qu’il juge préférable même à la richesse, même à la paix, et sans laquelle aucune élévation vraie ne saurait être possible[20].

L’homme isolé et l’homme en masse obéissent en général aux mêmes mobiles. Les mêmes procédés provoquent les mêmes sentiments, les mêmes réactions, qu’il s’agisse de mauvais traitements, de menaces, d’accès de colère, d’actes de domination, de marques de sympathie, le résultat sera le même dans le cercle de la famille ou de l’amitié, dans le cercle de la nation ou dans le cercle des nations. Et les forces réunies tendent à favoriser la création d’un type d’« homme minimum international », produit d’influences éducatives identiques au fond dans les divers pays.

7. Tous les hommes ne rentrent pas dans la définition de l’homme-type. Il y a, au dessous, l’homme anormal (dégénérés, insuffisants, fous, criminels, incapables, etc.), au-dessus les hommes supérieurs, les génies. L’action de ceux-ci s’inspire des motifs originaux. Leur rôle est immense pour influencer les masses et les élever vers des conceptions nouvelles et plus hautes. Les anormaux au contraire ont une action nocive. Ils détruisent l’œuvre sociale, ou bien, impuissants à y coopérer, ils sont un lourd ballast formé de tous les déchets de la civilisation que la société doit entraîner avec elle. L’anthropologie et la sociologie criminelle en précisent de plus en plus les conditions d’existence. Quand sera définitivement acceptée la notion d’une Société de nations, société supernationale englobant les sociétés nationales, de nouveaux crimes, de nouveaux délits seront définis. Corrélativement de nouvelles catégories d’anti-sociaux seront reconnus, les retardataires de l’évolution qui représenteront au sein d’une civilisation pacifique et mondiale les types guerriers, dominateurs et conquérants des âges passés.

8. Nous devons nous efforcer de reconnaître notre place dans l’Univers et dans les événements. Bien que préoccupés par les nécessités urgentes de la civilisation, nous ne devons jamais nous départir, à titre de contrôle de nos propres pensées, du recul que nous permet de prendre la science contemporaine. L’effort séculaire de celle-ci aboutit à nous faire comprendre quelque chose du vaste Univers, à la vie duquel est liée notre propre vie, celle des nôtres, celle de notre nation, celle de l’humanité et celle de la Terre entière. Maintenant nous commençons à saisir notre véritable position au milieu de la continuité indéfinie des phénomènes dans le temps, dans l’espace. La relativité des événements, celle de notre propre vie nous apparaît plus lumineusement. L’astronomie, la géologie, l’histoire naturelle ont contribué à ce résultat. Les temps modernes ont vu s’accomplir une prodigieuse révolution astronomique. La Terre, loin d’être le centre du monde a été reconnue une petite planète d’une petite étoile que nous appelons le soleil. Mais ce soleil a bien d’autres planètes et il y a bien d’autres étoiles ou soleils qui ont sans doute bien des planètes aussi. Et tous les astres de notre ciel, y compris la terre, ont la même identité chimique révélée par l’analyse spectrale, sont soumis aux mêmes lois de la gravitation. L’Univers connu est un, bien que des milliers, des millions, des milliards de degrés supérieurs de vie et d’intelligence sont théoriquement concevables et matériellement possibles dans l’infini du monde[21].

« La civilisation humaine est un chapitre de l’histoire naturelle, laquelle à son tour est un chapitre de l’évolution cosmique ; c’est le dogme qui se dégage de mieux en mieux de l’œuvre immense de la science moderne[22]. »

9. L’étude scientifique de l’homme est poursuivie aujourd’hui en coopération par un grand nombre d’organisations, internationales et autres : Congrès internationaux d’anthropologie et d’archéologie préhistorique. Congrès fédératifs internationaux des anatomistes, Comité central international pour les recherches sur le cerveau, Congrès internationaux de physiologie, Congrès internationaux d’anthropologie criminelle. Ce sont autant d’institutions qui ont travaillé d’une manière systématique et suivie, depuis un quart ou un demi-siècle même, à la solution des mêmes problèmes.


231.2. LES GRANDS HOMMES.. — 1. Dans toutes sociétés on distingue les conducteurs d’hommes et la masse conduite (le troupeau, la foule). Les premiers sont les grands hommes, les héros, les génies, les chefs supérieurs. Leur action sur le développement social est grande. Ils sont considérés par les uns comme les produits du plus pur individualisme, capables de façonner à leur image originale les peuples qu’ils influencent. Les autres y voient au contraire les expressions synthétiques de leur milieu, les formulateurs (vates) de l’idée collective. À s’en tenir aux écrivains on fait cette constatation : il en est qui se bornent à traduire en formules retentissantes les idées qui règnent autour d’eux et à qui le succès vient immédiatement ; il en est d’autres qui conçoivent une idée originale et dont l’influence ne se marque qu’après des années de lente pénétration auprès d’autres écrivains d’abord et par ceux-ci jusqu’à la masse.

Il n’est pas possible de définir les génies et les êtres supérieurs, ni de les enclore dans une formule générale. « Le génie ne peut point être soumis à des lois parce qu’il est la plus haute manifestation de l’humanité ; et parce qu’il s’agit d’une individualité ; or le pouvoir de la science finit où commence l’individualité » (Brunetière). On peut cependant reconnaître trois éléments constituants du génie : 1° Une imagination vive accompagnée d’une ardente sensibilité. Elles se traduisent par une extraordinaire faculté d’inventer, de découvrir et d’innover. Inventions, découvertes, innovations, consistent essentiellement en des rapprochements d’idées susceptibles de se joindre et qui étaient isolées jusqu’alors. C’est la caractéristique de l’homme de génie de trouver ces rapprochements que les vulgaires ne sauraient jamais apercevoir. 2° Une ferme raison qui se marque par un sens critique aiguisé, faculté de révision, d’examen s’exerçant presque simultanément avec la création ou l’association des idées et discernant les idées qui ont une valeur de celles qui n’en ont aucune. 3° Un esprit de suite et la volonté de réaliser ce qui a été combiné dans la pensée. Sans énergie, sans puissance de travail, sans patience, les trouvailles de l’imagination restent vaines, l’inspiration est stérile, il n’y a pas production.

2. Tous les peuples ont honoré leurs grands hommes. Ils ont cultivé leur souvenir, étudié et commenté leurs actes et leurs œuvres ; ils leur ont élevé des statues et des monuments (Panthéons, Walhalla). Certains génies ont su exprimer l’âme humaine dans ce qu’elle a de plus essentiel, de plus commun à tous les hommes, et par là ils sont devenus universels, chacun ayant reconnu une part de lui-même dans leurs œuvres ou le moyen d’agrandir sa propre âme. Ce sont les Artistes et les Poètes. Les grands Savants, les grands Philosophes, les grands Conducteurs des peuples sont aussi des génies universels par les conséquences mondiales de leurs découvertes, de leurs idées ou de leurs combinaisons politiques. A. Comte a proposé une Religion de l’Humanité fondée sur le Culte des grands hommes.

3. Avec le régime de liberté croissante, d’autonomie et de régime représentatif, le rôle des grands hommes d’État, militaires, politiques, diplomates, s’atténue et les transformations de la société s’opèrent sous l’action des assemblées quasi anonymes. Le processus se rattache à celui des inventions et des découvertes scientifiques, qui, elles aussi, deviennent collectives. Il est frappant de constater comment les immenses événements de l’heure présente paraissent conduits en dehors de l’action personnelle de grands hommes. Les noms que l’on pourrait citer sont rares. Car il faut distinguer avec soin des grands hommes les chefs d’État, grands de par leur fonction et non de par leur personne. Les dynasties héréditaires, les noblesses transmises de père en fils, les « titulatures officielles », clinquantes et protocolaires, ne sont ordinairement que des formes vides de toute grandeur réelle. Ce serait cependant trop généraliser que de déclarer les grands faits internationaux hors de l’action de personnalités éminentes parce qu’ils les dépasseraient de haut. Des hommes de génie pourront surgir qui se rendront maîtres des faits et imposeront à l’organisation mondiale sa forme, son esprit, ses normes[23].


231.3. LES POPULATIONS.. — Le facteur démographique, ou état des populations du globe, demeure fondamental pour l’appréciation des questions internationales dont il fournit les raisons profondes. Il donne lieu à diverses recherches : Quelle quantité d’hommes y a-t-il sur la terre ? Comment se répartissent-ils ? Quel est leur nombre par rapport au territoire occupé ? Quelles populations sont prolifiques et quelles ne le sont pas ? Lesquelles vivent longtemps ? Dans quelles proportions sont-elles instruites[24] ?

1. Les recensements exacts n’existent encore que dans certains pays ; il faut donc se contenter d’approximations[25]. Au commencement du XXme siècle on évaluait à 1,553,000,000 le nombre des hommes de l’univers. Ils se répartissaient ainsi :

Asie 
 811,500,000
Europe 
 391,000,000
Afrique 
 164,000,000
Amérique 
 140,500,000
Océanie 
 46,000,000

En 1887 cette population n’était que de 1,429,000,000 marquant donc un accroissement, en treize années, de 124 millions. En 1810 elle a été évaluée n’être que de 682 millions. Les blancs d’Europe et des autres pays se sont accrus dans la proportion suivante[26] :

(années) 1750 1789 1829 1869
(millions) 169 202 248 349

D’après Marshall, en supposant constant un taux d’accroissement annuel de 8 p. 1000 on arriverait à six milliards d’habitants sur le globe en moins de 200 ans, soit une densité de 80 habitants par kilomètre carré de terres tout à fait fertiles.

2° La densité de la population (nombre d’habitants par unité de superficie) détermine l’usage qui est fait de la terre. Cette densité est fort variable. Si l’on additionne le territoire et la population des métropoles avec ceux des colonies, on constate actuellement les densités suivantes (habitants par mille carré) : Autriche, 196.0 ; Allemagne, 62.3 ; Royaume-Uni, 36.6 ; États-Unis, 26.1 ; Russie, 19.0 ; France, 17.0.

L’Amérique du Sud, pour une superficie de 20,931,000 kilomètres carrés a une population de 75,706,000 habitants. Si on la compare à l’Europe, qui pour 9,730,000 kilomètres carrés compte 400,000,000 d’habitants, on voit les possibilités d’émigration de vieux pays vers les pays neufs et les réserves immenses qui s’ouvrent à l’activité paisible des hommes. Il y a au Mexique 7 habitants par kilomètre carré ; au Brésil, 1.7 ; en Argentine, 1.6 ; alors qu’il y en a 72 en France, 105 en Allemagne, plus de 250 en Belgique.

L’immigration est le problème capital de certains pays, l’Amérique du Sud notamment. Les immigrants y augmentent la richesse nationale et peuplent le désert. Jusqu’en 1882 l’émigration était surtout alimentée par les pays anglo-saxons. Aujourd’hui ce sont les Latins et aussi les Slaves qui prédominent, non seulement dans l’Amérique du Sud mais encore dans l’Amérique du Nord. Cinq nations ont fourni an XIXme siècle un notable contingent à l’émigration : l’Angleterre (17 millions), l’Allemagne (6 à 7 millions), l’Italie (jusqu’à 800,000 en la seule année 1906), la Russie, l’Autriche-Hongrie.

Le manque de terre est une des causes de guerre. Les nations possédant une densité de population plus forte cherchent à envahir par la force les terres à population moins dense, où les lois sur l’immigration, les tarifs douaniers et le commerce sont édictés au détriment des autres nations. Ce qui tend à aggraver certaines situations c’est la prolification de degré différent des diverses nations. Un problème pratique se pose donc à la démographie internationale : déterminer la répartition normale de la population par rapport à la surface du globe. Les immenses pampas de l’Amérique méridionale au sol fertile restent désertes tandis que de l’autre côté du Pacifique les populations hindoue ou chinoise meurent de faim par milliers, grouillant sur une terre nourricière ingrate, dont, le sol épuisé ne peut plus les nourrir[27].

3. Les coefficients comparés de natalité (augmentation annuelle par mille habitants) sont pour quelques pays : Russie, 44.2 ; Autriche, 34.8 ; Allemagne, 23.7 ; États-Unis, 27.2 ; Royaume-Uni, 24.3 ; France, 18.9. Ainsi non seulement la densité de l’Allemagne et de l’Autriche est beaucoup plus grande que celle des autres pays, mais la natalité y est plus forte qu’en Angleterre et qu’en France. La conséquence sera un accroissement de densité plus rapide dans les premiers pays que dans les seconds. La natalité plus forte de la Russie est compensée par sa plus grande mortalité.

Les différences dans la natalité et dans la mortalité apportent des modifications profondes dans la situation relative des différents peuples à des époques différentes. Actuellement la natalité décroît presque partout. En France, de 1850 à 1912, elle est tombée de 27 à 19 par 1000 habitants. En Angleterre elle est tombée dans le même laps de temps de 33 à 25 ; en Allemagne de 38 à 30 ; mais dans ces pays la baisse est toute récente. Dans les États de l’Australie, le taux, qui était de 40 par 1000 en 1870, est tombé à 27. Et pour les anciens états des États-Unis les taux seraient presque au même niveau qu’en France si la forte natalité des émigrés ne relevait la moyenne.

Si la France avait accru sa population d’un pas égal à ses voisines, elle aurait eu maintenant 66 ou 67 millions d’habitants. L’Allemagne n’aurait pas attaqué un tel pays. Il n’eut pas été nécessaire d’ailleurs de rechercher l’alliance russe pleine de complications et de dangers. Les relations de la natalité et de la guerre sont directes. la France a payé cher ses fausses idées sur la natalité, ne voulant pas en général partager les fortunes entre plusieurs enfants. Il lui a fallu accepter un dur temps de service de trois ans à cause du manque de soldats. Ses villes ne se sont pas renouvelées, ses industries ont végété, offrant un libre champ à la concurrence allemande[28].

Après la guerre il faudra combler les vides de la population. Les gouvernements chercheront à stimuler la natalité par tout un ensemble de mesure dont déjà on s’entretient. On entrevoit la procréation obligatoire pour satisfaire le Moloch État[29].

La science (eugénisme), elle, tend à ces deux conclusions : 1° La fécondité des espèces varie en raison inverse du développement des individus ; 2° Il est absurde de mettre au monde de grandes troupes de pauvres, d’anormaux et de criminels qui pèsent comme un fardeau sur la société civilisée.

4. Les coefficients de longévité (nombres annuels de morts par 1000 habitants) sont les suivants : Royaume-Uni 14 ; États-Unis 15 ; Allemagne 16,7 ; France 17,5 : Autriche 22,5 ; Russie 26,8. On constate que l’Allemagne a un coefficient de longévité (mortalité faible) autrement élevé que la Russie, par exemple, qui laisse périr sa population de besoins et de maladies. Le système d’assurances ouvrières, accidents, maladie, chômage et vieillesse, créent un réseau protecteur autour de la population ouvrière allemande ; sa réglementation sur l’hygiène publique est rigoureusement appliquée. On peut conclure que l’accroissement de la population en Allemagne est due surtout, au moins depuis une vingtaine d’années, à la diminution de la mortalité. La proportion des décès pour 1000 habitants, qui était, dans la période allant de 1871 à 1880, de 28.8, tombe à 16.4 en 1912. En une seule année, de 1911 à 1912, elle a diminué de 2 %[30].

5. L’instruction comparée des populations est figurée par les coefficients suivants. Ils indiquent le % de la population de plus de 12 ans capable de lire et d’écrire.

    %     Population totale
Allemagne 99 060 millions
France 95 040 mil»
Royaume Uni 94 045 mil»
États-Unis 90 090 mil»
Autriche 69 049 mil»
Russie 22 125 mil»

Il y a un siècle encore la masse des peuples se composait de paysans indépendants et ignorants, tenus à l’écart de toute vie publique, dépourvus de toute idée politique, même d’un sentiment national. Le prolétariat ouvrier n’était pas encore né, il n’existait presque point de grandes villes. L’opposition politique et nationale ne pouvait se recruter que dans le peuple des capitales et la bourgeoisie instruite. « Mais les peuples se sont enrichis, instruits, affranchis, tous ont pris conscience de leur nationalité, la plupart ont acquis le droit à la vie politique, et se sont habitués à ce qu’on tînt compte de leur volonté. » (Seignobos).

6. La composition démographique des populations est un facteur social important. La guerre va en rompre pour tout un temps l’équilibre chez les populations belligérantes. Il y aura plus de femmes que d’hommes, plus de vieux que de jeunes. Il est vraisemblable qu’une place plus grande sera faite aux jeunes qui resteront. Quant aux célibataires, en Angleterre déjà on leur a assigné la charge de défendre le pays ; pendant la paix on leur donnera celle de payer certains impôts. Et pourtant beaucoup d’entre eux ne sont que des célibataires légaux ! Les vieux aussi gouverneront (gérontocratie).

7. Après la guerre les problèmes de l’hygiène seront vraisemblablement placés au premier plan. Tout sera fait d’abord pour développer la race, et la mère donnera lieu à une protection spéciale. On s’attaquera aussi au fléau de l’alcool qui, après avoir fait disparaître tant de peuplades sauvages est aujourd’hui un élément de décadence physique et de ruine morale pour la plupart des nations européennes. En France, en Allemagne, en Russie surtout, des mesures ont été prises au cours même de la guerre et l’on sait, à quels excès le poison a provoqué certaines troupes. On aura aussi à développer l’ensemble des conventions internationales d’hygiène qui sont surveillées par l’Office International d’Hygiène.


231.4. LES CHEFS : SOUVERAINS ET DYNASTIES.. — 1. Les sociétés n’ont pas seulement des classes dirigeantes et des grands hommes. Elles ont des chefs, des souverains et des dynasties. Ce sont là des facteurs individuels importants de l’évolution sociale, car si le pouvoir est une force faite de toutes les forces sociales réunies, l’usage du pouvoir est, dans une large mesure, dépendant des individus qui le détiennent, tantôt géniaux, tantôt moyens, médiocres ou détestables[31].

Il faut tenir compte de ce qu’ont été, dans l’histoire des peuples, des souverains vivant trop vieux, ayant besoin de repos et fuyant les décisions énergiques (François-Joseph) ; des longues régences exercées par des femmes (couronne d’Espagne) ; des héritiers présomptifs impatients de régner et désireux de la popularité de leur père (Kronprinz).

2. Le pouvoir est le plus terrible des fardeaux. Les tyrans sont vils ; mais ceux qui les flattent ne le sont-ils pas davantage ? « Enfant, le courtisan le corrompt en lui répétant : Tout ce peuple est à vous ! Aucun roi ne peut être bon ; le vertige du trône est fatal. Les rois ne sont pas pires que les autres hommes, mais ils sont les seuls auxquels la vérité soit absolument cachée[32]. » D’autre part un prince est trop souvent le chef de la noblesse. C’est aussi un officier de cavalerie, élevé dans l’idée que l’armée est l’essence supérieure de la société.

3. Le rôle politique et symbolique des chefs d’État reste considérable. Le Mikado est quasi divinisé par les Japonais, le Tzar est le Père des Russes, le souverain d’Angleterre est le lien le plus réel entre les Dominions anglais, le Kaiser symbolise la plus grande Allemagne, le roi Albert et le roi Pierre symbolisent aujourd’hui la Belgique et la Serbie. En Autriche l’empereur et la famille impériale sont sacrés : l’idée de patrie n’existant pas dans un pays à douze nationalités ennemies les unes des autres, l’amour de la monarchie y a remplacé l’amour de la patrie.

4. Au point de vue international le rôle des chefs est considérable. Les dynasties se sont toujours efforcées de poser différentes couronnes sur la tête de leurs membres. De nos jours le souverain a conservé dans la plupart des pays la direction des affaires diplomatiques et il a le droit de déclarer la guerre ou de faire la paix sans intervention préalable de son peuple. Or, les souverains et les grandes familles ont des intérêts propres et des attaches, des ramifications qui s’en vont, souvent occultement, en lointains pays. On peut s’en rendre compte et constater le caractère international des dynasties régnantes et de la grande noblesse en parcourant l’« Almanach Gotha », généalogie des Maisons modernes d’Europe, des seigneurs médiatisés d’Allemagne, des maisons princières non souveraines de tous les pays. Il existe un véritable internationalisme des rois.

La guerre a montré de quelle importance pouvaient encore être les alliances dynastiques. Les États balkaniques ont presque tous à leur tête des souverains d’origine ou d’alliance allemande (Ferdinand de Bulgarie, Carol de Roumanie, Constantin de Grèce). Ils surent partout se mettre en travers même du courant populaire. L’histoire est trop proche pour que nous puissions déjà en démêler tous les fils[33]. Le conflit de 1870, qui a eu pour occasion la candidature d’un Hohenzollern au trône d’Espagne, nous en donne une idée, sans devoir remonter aux autres exemples historiques comme le Pacte de famille, Louis XIV assurant à son petit-fils la couronne espagnole en déclarant : « Il n’y a plus de Pyrénées ! »

5. L’existence du droit dynastique maintenu encore au milieu de l’Europe du XXme siècle doit retenir notre attention.

La forme fédérale de l’empire allemand est le résultat d’une entente raisonnée entre les fractions d’un même peuple, décidé à réaliser son unité ; mais aussi celui d’un compromis entre les dernières dynasties qui empêchèrent pendant plusieurs siècles la création de cette unité. À partir du XIVme siècle se forma en effet le droit dynastique allemand, contenu dans le grand nombre des statuts de maisons princières de l’Empire. Le droit dynastique, d’origine féodale, mais d’esprit monarchique, a pour but d’assurer la transmission perpétuelle et continue du pouvoir souverain dans une même famille. C’est un droit familial basé sur l’hérédité. Il fait de la monarchie un patrimoine qui est la propriété légitime de la dynastie. Si même il arrive que des événements enlèvent à une famille un gouvernement effectif, ses membres ne peuvent déchoir de leur rang princier et continuent à bénéficier à cet égard du statut de leur propre maison. Il y a égalité théorique complète entre les dynasties ; l’empereur n’est toujours que le « primus inter pares ». L’égalité demeure tant qu’il n’y a pas mésalliance (égalité de naissance : Ebenbürtigkeit).

La formation des dynasties elle-même est celle d’un long conflit entre le roi et ses officiers, entre le suzerain royal et ses feudataires directs, entre l’hérédité royale et l’hérédité féodale. L’arme principale dont se servent les destructeurs du pouvoir royal est, en effet, la prétention d’élire le monarque. Lorsqu’ils finissent par la faire triompher, la seule hérédité qui subsiste en Allemagne est celle par laquelle se transmettent dans leur famille et leurs fiefs et le pouvoir quasi-souverain qu’ils ont su y attacher en anéantissant presque complètement le pouvoir royal[34]. À la suite des traités de 1815, il existait en Allemagne 33 dynasties régnantes, réduites à 23 après 1826.

Sans doute les auteurs allemands modernes s’inspirent presque tous de la théorie de l’organisme et, ne reconnaissant plus la légitimité et la patrimonialité dynastique, ils font du monarque un organe de l’État, et, par conséquent, du droit dynastique une dépendance du droit constitutionnel. Toutefois, ils doivent reconnaître que les institutions dynastiques sont antérieures aux institutions constitutionnelles. Le maintien intégral du droit dynastique est reconnu aussi plus ou moins explicitement par la Constitution allemande de 1871, par les traités contemporains conclus entre les États allemands, et expressément par l’art. 57 de la loi d’introduction du Code civil de 1896, mis en vigueur en 1900.

Toute l’ancienne politique, celle qui triompha encore au Congrès de Vienne, était basée sur le Droit légitime des Princes.

6. La démocratie montante menace les dynasties. Les grandis guerres aussi. Celle de 1914 a démontré que le régime républicain n’était pas inférieur aux autres pour la défense (la France comparée à l’Angleterre et surtout à la Russie). Des voix se sont élevées aussi parmi les alliés pour réclamer la disparition des Hohenzollern et des Habsbourg[35]. La solution des problèmes politiques se simplifie de plus en plus d’ailleurs par l’élimination graduelle des familles régnantes. Mais il est encore bien des peuples non préparés à la République et à qui la monarchie évite les luttes anarchiques de leurs aristocrates (ex. Roumanie). Albert Ier a relevé le prestige des Rois.


231.5. LES FEMMES.. — 1. Un fait nouveau s’est produit à la fin du XIXme siècle : le mouvement pour l’émancipation politique de la femme et sa participation aux affaires publiques. Dans l’évolution historique, suivant les temps et les pays, la femme est tantôt « parasite » et tantôt « parasitée ». L’avenir semble vouloir modifier ces principes et, grâce au féminisme montant, établir entre l’homme et la femme, en union sexuelle, le mutualisme, c’est-à-dire les services réciproques et équivalents, ce qui serait l’accomplissement d’une justice sociale (de la Grasserie).

Le temps n’est plus où l’on pouvait définir le rôle de la femme dans la société par ces mots : « À bien tenir sa maison, élever ses enfants et filer la laine, telle est la mission de l’épouse ici-bas. » Les conditions de la vie moderne ont modifié tout cela. Dans la lutte pour l’existence la femme se trouve contrainte de travailler comme son mari. Le phénomène est Universel. La femme envahit l’industrie et les professions libérales en Angleterre comme en France, en Allemagne comme en Italie. En Amérique on ne compte plus les femmes ouvrières. Au Japon elles constituent les trois cinquièmes du personnel des fabriques[36].

2. La femme a, en général, une force cérébrale moins étendue et moins intense, mais souvent plus subtile et plus adroite que l’homme. Elle a, en général, une force musculaire, des mains, qu’à l’occasion elle peut faire fonctionner, moins lourdement que l’homme il est vrai, mais encore parfois assez lourdement. Elle a en général une force économique, c’est-à-dire de l’argent bien ou mal acquis, avec lequel elle sait faire des merveilles. Elle a, en somme, assurément moins de forces que l’homme en général (car dans certains cas elle en a beaucoup plus), mais elle en a. « Il est donc inconcevable qu’elle soit privée du droit de la faire apparaître et valoir par les moyens du gouvernement représentatif, c’est-à-dire par le vote, et soit par conséquent obligée, ou de ne pas la faire valoir du tout, ou de se faire valoir par les moyens bestiaux du gouvernement despotique, c’est-à-dire en résistant et en s’imposant arbitrairement. Et pour bien comprendre que les femmes ont de la force à faire apparaître et valoir dans le gouvernement représentatif, il suffit de se rappeler le rôle qu’elles ont joué dans toutes les révolutions, (notamment dans les révolutions grecques et américaines) et les louanges que firent de leur apport de force tous ces patriotes malicieux ou sots qui ensuite leur refuseront le droit de vote[37]. »

3. Les progrès de la cause féminine ont été rapides en ces dernières années. Dans les pays les plus avancés, l’émancipation de la femme est inscrite dans les lois. Quelques États lui ont conféré des droits électoraux, certains même des droits à l’éligibilité. Tel est le cas du Danemark, de la Finlande, de divers États de l’Union américaine. Comme le disait déjà Gladstone, « si les femmes ne peuvent avoir souci de participer aux affaires de l’État, celui-ci a besoin des femmes pour l’aider à bien administrer la chose publique ».

La guerre est venue accroître subitement l’importance sociale des femmes. C’est dans le plus profond de leurs affections qu’elles sont atteintes, comme mères, épouses, fiancées, amantes. Elles se sont raidies contre la souffrance de leur cœur et ont apporté partout leur aide compatissante. Les Croix-Rouges sont l’œuvre des femmes[38].

Elles ont dû faire autre chose encore. La vie économique les a réclamées. Elles ont dû remplacer les hommes mobilisés ; aux champs, dans les usines, dans les villes, aux transports on les a vues accomplir vaillamment et avec ponctualité des travaux qui jusque-là étaient réservés à leurs maris et à leurs tifs. Ainsi, dans presque toutes les branches de l’industrie allemande, les femmes soin aujourd’hui employées avec succès, mais c’est le rôle qu’elles jouent dans les industries de la guerre qui est de beaucoup, le plus intéressant. Quarante pour cent des ouvriers travaillant à la fabrication des explosifs, des obus et à l’emballage des cartouches, sont des femmes. Et en outre, les femmes forment quinze pour cent de la main-d’œuvre occupée à la fabrication de la sellerie militaire, cinquante pour cent du personnel des manufactures de tentes, havresacs, etc., trente-trois pour cent des ouvriers de l’industrie pharmaceutique, quinze pour cent de l’industrie chirurgicale et vingt pour cent des ouvriers de l’optique. Dans les fabriques de conserves travaillant exclusivement pour l’armée, il y a soixante-quinze pour cent de femmes et dans les fabriques de drap militaire septante pour cent. Dans les autres pays la participation des femmes n’est pas moindre. Résultat parfois imprévu : cette participation aux industries de guerre leur ont valu des droits spéciaux. Ainsi en Russie les femmes ont pris part le 12 novembre 1915 aux élections des délégués ouvriers aux comités des industries de la guerre. On a demandé en Allemagne que les femmes entre 16 et 22 ans accomplissent une année de service volontaire pour les travaux agricoles et domestiques, les frais étant couverts par un impôt sur les célibataires. En Autriche, le gouvernement s’est proposé une sorte de mobilisation générale des femmes pour les faire participer aux travaux de l’arrière.

La Société d’utilité publique des femmes suisses a eu la curieuse idée d’offrir par souscription un don national à la Confédération, comme contribution aux frais de la mobilisation. Elles estiment que beaucoup d’entre elles ne seront pas touchées par l’impôt de guerre ou touchées moins que proportionnellement. Elles se disent heureuses en comparaison de leurs sœurs des autres pays de jouir comme auparavant des bénéfices de la paix. Elles estiment que leur don permettra de réduire moins les dépenses publiques pour l’enseignement professionnel et la prévoyance sociale qui les concernent de très près[39].

Ces innovations ne seront pas éphémères. Un déchet de 10 millions d’hommes de 18 à 45 ans constituera évidemment, un élément de trouble pour l’existence telle qu’elle était organisée avant la guerre ; l’équilibre entre les sexes et les âges sera rompu, déterminant une véritable révolution dans les mœurs. La femme remplira peu à peu une foule de rôles qu’elle ne songeait pas à disputer à l’homme. Rendues sérieuses par le besoin de gagner leur vie, elles constitueront une société moins frivole[40].

5. Cependant parmi les femmes il s’en est levé qui ont fait œuvre de réflexion. Celles qui déjà avant la guerre avaient multiplié dans tous les pays des associations pour encadrer l’action de la femme et la mener à la conquête du suffrage. Elles se sont concertées au cours des événements et, en un Congrès considérable, réuni à la Haye, le 28 avril 1916, elles ont démontré qu’un nouveau facteur des affaires internationales était né[41]. Déjà depuis 1905 le Conseil international des femmes avait créé des sections dans tous les pays, et y avait concentré les associations des femmes. Une association internationale fonctionnait aussi pour le droit de suffrage (Jus suffragii). Les femmes ouvrières socialistes et chrétiennes s’étaient également, les unes séparément des autres, fédérées internationalement[42]. Ce sont ces forces, à l’initiative de la Hollande et des États-Unis, qui ont élevé la voix.

D’abord les femmes protestent. En termes vibrants, émus, cinglants, avec une éloquence tantôt contenue, tantôt débordante, la guerre fut dénoncée à la fois comme la plus folle, la plus odieuse, la plus terrible et aussi comme la plus dégoûtante des actions humaines. « Bella matribus detestata ! » La guerre, dont finalement les femmes ont à supporter les frais, tandis que faussement les hommes la leur présentent comme une protection ! « Les Inquisiteurs au moins, clamait l’une d’elles, ont eu le courage d’achever leurs victimes ; le militarisme moderne après avoir tué, violé, incendié, pillé, asphyxié, pousse la cruauté jusqu’à rendre à la société ceux dont il a estropié les corps et détraqué les esprits. » C’est pourquoi, si la femme subit la guerre, toute conscience en elle se révolte cependant à l’idée qu’il faudrait encore glorifier de tels actes. Un mal nécessaire quelquefois, quand il s’agit de se défendre ; un mal glorieux, jamais. — Ensuite les femmes revendiquent pour elles des responsabilités. La civilisation est l’œuvre commune des hommes et des femmes ; et pourtant les destinées de la civilisation, que la guerre vient si gravement compromettre, ont été jusqu’ici abandonnées aux hommes seuls. Ce sont eux, exclusivement eux, qui ont imaginé et conduit la funeste politique internationale, qui y ont donné toute place à l’ambition, à l’oppression, à la violence, et, si peu que rien, à la coopération et à la bonne entente. Les femmes peuvent-elles assister inconscientes à tant de folie ? Ou bien elles, dont l’intérêt à la chose sociale est plus que la moitié (puisque outre elles-mêmes il y a les enfants qu’elles ont créés et l’avenir de la race, dont elles sont les gardiennes), les femmes doivent-elles chercher à exercer leur propre influence ? Et cette influence sera-t-elle jamais possible si elle n’est organisée sous la forme de droits politiques égaux à ceux de l’homme[43] ? — Enfin les femmes affirment que des moyens existent d’éviter la guerre et ont été indiqués. Jusqu’ici ils se sont heurtés au mauvais vouloir, il faut aujourd’hui les réaffirmer et les imposer.

Le Congrès des femmes a décidé d’agir pour obtenir semblable paix. Refusant de demeurer plus longtemps passives, c’est à dire souffrantes ou spectatrices, les femmes ont levé l’étendard de l’action. Puisque, dans tous les pays, leurs intérêts sont solidaires, elles cherchent à concentrer les forces féminines éparses et à former une vaste « Internationale des Femmes ».

5. L’importance du rôle de la femme pour la Paix et le Progrès du monde ne saurait être exagérée. La femme qui crée la vie et la conserve est naturellement portée à éloigner les solutions meurtrières de la guerre. C’est pourquoi on pourrait tenir comme une garantie précieuse de paix l’obligation de les associer à la formation des représentations nationales d’où devrait être issu un parlement international. « La politique, a écrit Treitschke, ne va pas sans dureté ; c’est pour cela que les femmes n’y peuvent rien entendre. » Nous avons vu où conduit la politique entendue au sens du théoricien allemand de la guerre. N’est-il pas tout indiqué de lui enlever sa dureté en appelant les femmes à y participer ?

6. À côté de ce mouvement féministe, qui tend au suffrage féminin et à l’intervention de la femme dans les affaires internationales, un mouvement féminin, basé sur la compassion et la pitié de la femme pour la souffrance universelle, cherche à combattre la haine et à réformer en ce sens l’éducation de la jeunesse (Union mondiale des femmes et l’Armée blanche[44] ).


231.6. LES CLASSES, LES CASTES, LES DIRIGEANTS.. — On entend par classe chacune des catégories entre lesquelles se partagent les citoyens considérés au point de vue du rang social occupé par chacun d’eux : classes laborieuses, classes moyennes, classes privilégiées. Aujourd’hui, dans les sociétés évoluées au point de vue des institutions politiques, il n’y a plus de classes fixes. Aucun titre, aucune qualité ne s’attache à la naissance. Les hommes passent d’une classe à une autre d’après les circonstances qui influent sur leur éducation et sur leur situation économique. Autrefois les classes servaient de base à la constitution politique et sociale des nations. C’étaient les Castes, que l’on retrouve à l’origine de presque tous les peuples avec des caractères différents : tantôt politiques, tantôt politiques et ethniques, tantôt politiques et religieuses, simplement religieuses et professionnelles. L’Égypte ancienne est divisée en prêtres, guerriers, marchands et artisans. Il existe une tribu sacerdotale des Lévites chez les Hébreux ; une caste sacerdotale médicale des Asclepiades, descendants d’Esculape, chez les Grecs. Il existe des patriciens et plébéiens à Rome. Le régime des quatre castes dans les Indes, institué à l’origine comme démarcation et barrière entre les conquérants aryas et les populations aborigènes. Parti des Brahmanes primitifs il se développe en Castras, Soutras et Pouranas. Aujourd’hui ces castes existent encore, subdivisées suivant les occupations ou les métiers de leurs membres en nombreuses sous-castes aussi fermées, aussi intolérantes, aussi entichées de leurs privilèges que la caste elle-même.

Les tribus à l’origine avaient leur fondement dans la famille (Fratres en Grèce, Gentes à Rome, les clans en Écosse). Une idée religieuse s’y mêlait. Dans les sociétés primitives le totem est l’animal considéré comme l’ancêtre d’une tribu et honoré de ce titre. Le totem donne son nom à la tribu. Il est distinct du fétiche, ordinairement objet inanimé et des divinités conçues ultérieurement. L’idée du totem est intimement liée à celle de génération (coutume du sang de l’animal issu du totem transfusé aux jeunes gens à la puberté) ; de plus l’ancêtre commun est le protecteur ; il représente enfin la force sociale perpétuellement renouvelée[45].

2. À côté des clauses sociales et des castes, parmi elles, il faut distinguer les classes dirigeantes, c’est-à-dire celles qui directement dominent, influencent les autres, conduisent les affaires de la communauté, font les lois comme elles l’entendent et souvent à leur profit. Ainsi, en Allemagne, les généraux, les colonels de cavalerie et les anti-négociants sont tout-puissants. En Angleterre les dirigeants sont issus des classes commerçantes ou, tout au moins, pénétrés sans exception de l’esprit commercial du monde moderne. Pour comprendre l’évolution d’un peuplé, il importe de connaître la composition de sa classe dirigeante. Une classe dirigeante devient une caste (un groupe d’hommes liés entre eux par une solidarité de fonctions dans la société. Exemple : Brahmanes de l’Inde, noblesse féodale) quand elle se forme, se crée un droit particulier, s’arroge dès privilèges, se réserve certains honneurs et certains postes de l’armée et de l’administration, enfin se superpose au reste du peuple, comme si elle avait une existence indépendante dans l’ensemble de la nation. Elle peut ne pas être une caste, se composer d’une caste et d’un autre élément encore ou quelques autres[46].

3. Le rôle des individualités dirigeantes doit aussi être bien reconnu. Ainsi, en Espagne, dans chaque province, dans chaque ville on trouve une personnalité centrale, qui incarne la justice et la force, que la tourbe admire, à laquelle l’opinion obéit et qui impose mœurs et idées. Ce sont les « caciques », fondement de la politique espagnole. Dans l’Amérique latine ce sont les « caudillos », fauteurs des révolutions.

4. Ces observations sont pleines d’intérêt au point de vue international. En effet ; a) La permanence dans certains pays de véritables castes, soit anciennes, soit fondées sur des privilèges nouveaux, fausse le mécanisme des institutions politiques. S’opposant à la réalisation des aspirations des peuples, elles cherchent dans la guerre et la conquête des dérivatifs, des occupations suprêmes. — b) Les classes sociales de tous les pays se sentent des affinités communes entre elles à raison de l’identité de plus en plus grande de leur situation (les ouvriers, les capitalistes, les nobles, les intellectuels). — c) Les luttes de classes tendent à se substituer aux luttes de races. Elles peuvent s’organiser sur des bases qui ne tiennent plus compte des frontières. Dans la présente guerre, cependant l’entente internationale des travailleurs n’a pas prévalu, mais on sait les discussions qui ont eu lieu à ce sujet (voir n° 293.54). Ainsi les socialistes estimaient que l’esprit des masses du prolétariat et celui des classes possédantes sont absolument opposés : d’où le mot d’ordre « la lutte des classes », formule de Karl Marx, exprimant que les ouvriers ne pouvaient améliorer leur situation que dans une lutte avec les autres classes. Logiquement on en vint à se dire qu’il faudrait grouper les travailleurs de tous les pays en vertu de ces mêmes formules. La question se pose aujourd’hui : si l’organisation ouvrière dans chaque pays voudra et pourra encore placer la solidarité de classes avant la solidarité nationale. Un théoricien du socialisme, Bernstein, a constaté avant la guerre déjà la vie mouvante des classes et leur pénétration réciproque. — d) Pendant la guerre toutes les classes sociales sentent mieux que jamais combien elles sont solidaires les unes des autres et il en résulte une entente qui permet de surmonter bien des difficultés. — e) Mais, d’autre part, cependant, une nation ne présente pas une masse homogène. Il faut distinguer chez elle et les éléments et les courants, qui sont étroitement en relations avec les classes sociales. La politique internationale aura de plus en plus à tenir compte de ces différenciations si elle ne veut pas se tromper dans ses calculs. Ainsi pendant la présente guerre, dans un même pays, la Roumanie, les intellectuels ont pu réserver leurs sympathies aux Alliés (manifeste des professeurs) tandis que les commerçants, tout aux affaires, préféraient les empires centraux.

232. La Société, L’Association.


L’homme vit en société. Comme on ne connaît pas d’hommes vivant avec continuité hors de la société, celle-ci est donc la condition normale de l’homme.

Qu’est-ce que la société ? Quelle est sa nature ? Sur quoi se repose-t-elle ? Quelles sont les conditions générales de l’existence et de l’évolution des sociétés ? La réponse à ces questions doit embrasser les associations de tous degrés et fournir les éléments d’une théorie générale de la société sur laquelle puisse s’appuyer à son tour l’édification d’une Société des Nations. Il ne faut pas perdre de vue en effet que les mots de : gouvernement, individu, droit, devoir, arbitraire, loi, justice, liberté, indépendance, coercition, force, etc., sont susceptibles de plusieurs définitions. Ces termes au surplus sont corrélatifs et, pris en fonction l’un de l’autre, ils constituent un système. Toute modification dans la conception de l’un d’eux entraîne des modifications corrélatives dans la notion des autres. Il faut être donc précis et systématique au risque de ne point s’entendre sur les fondements mêmes de ce qu’on veut édifier.


232.1. NOTION DE L’ASSOCIATION.. — L’association est un phénomène universel dans la nature et non seulement parmi les hommes. Elle se retrouve dans l’univers à tous les degrés de l’échelle, depuis les atomes de la vie inorganique jusqu’aux sociétés beaucoup plus complexes des animaux (familles, troupeaux, bandes[47] ). On ne peut fixer aucune limite à l’association.

Tout ce qui existe vraiment existe en tant que synthèse plus ou moins imparfaite, association plus ou moins discordante. Nous ne connaissons rien de la société à l’atome qui puisse s’affirmer absolument simple. Et ce qui fait l’unité, et par conséquent l’existence de l’atome, de l’individu biologique, de l’âme de la société, c’est l’association[48].

Association implique action réciproque d’un corps sur un autre. Son fait capital c’est qu’elle constitue non seulement une addition à la puissance vitale mais une multiplication de cette puissance. Un homme isolé soulève 30 kilos ; cent individus soulèvent non 3000 mais 300,000 kilos et plus. Trente ouvriers se partageant la besogne peuvent fabriquer par jour 15,000 cartes à jouer, soit 500 par tête ; travaillant séparément chaque ouvrier pourrait fournir au plus 2 cartes par jour. L’association donne donc dans ce cas une puissance de 250 fois supérieure à la simple addition de forces. (Exemples cités par J.-B. Say.) On peut s’imaginer les immenses forces latentes que peut mettre en œuvre l’association érigée au degré international.

L’association s’effectue par un échange de services, autrement dit par une circulation vitale. L’association est un moyen ; la fin est l’intensité vitale de l’individu ; car, il ne faudrait jamais le perdre de vue, l’association comme telle n’est qu’une entité métaphysique sans réalité concrète. Le but vers lequel tendent tous les organismes c’est le maximum d’intensité vitale, en d’autres termes le maximum de conscience. Depuis l’apparition des animaux les plus inférieurs jusqu’à la formation des sociétés humaines les plus parfaites, la direction vers ce but s’accuse de plus en plus. Le progrès se marque par la transformation de l’inconscient vers le conscient. Tout ce qui favorise le mouvement dans cette direction s’appelle le bien ; tout ce qui le contrarie est le mal.


232.2. HISTOIRE DES DOCTRINES CONCERNANT LA SOCIÉTÉ.. — Les Anciens, après eux les Chrétiens, envisagent la Société comme d’institution divine. Lucrèce cependant esquisse déjà une théorie d’après laquelle la société serait d’invention humaine. Hobbes fait de la société un produit de la raison par opposition à l’état de nature qui est l’état de guerre : par un contrat social d’universel renoncement à tout droit est constitué, en vue de la paix, un monstre, le « Leviathan », despote sans règle ni frein, organisateur du droit civil et de la religion. Locke admet, de même que Hobbes, un état de nature antérieur à la vie en société,

Pour Spinosa, la société est un produit de la raison qui doit faire que « l’homme devienne un Dieu pour l’homme ». Jean-Jacques Rousseau suppose un droit naturel auquel succède le droit civil par un contrat social librement consenti. L’École historique fonde la vie politique sur le fait et la tradition. Hegel voit dans la société l’effet d’un processus dialectique et naturel, qui a pour fin la création d’une personnalité morale, l’État. Renouvier et Fouillée modifient la conception du contrat social dans lequel ils voient le fondement idéal de la vie collective. Selon Durkheim, les sociétés humaines prennent naissance au sein de l’État grégaire, dans la « solidarité mécanique » qui peu à peu se transforme en « solidarité organique », grâce au progrès de la division du travail social. Elles ont une vie propre, qui est autre chose que la somme des existences individuelles. Cette existence s’affirme dès le début de l’évolution sociale par le dévouement spontané aux intérêts collectifs et par le culte du « totem », qui est une partie de la société primitive divinisée. Pour Comte, Spencer, Lilienfeld, Novicow, Schaeffle, Worms, la société est un organisme ou hyperorganisme vivant, ayant des fonctions analogues à celles des individus. Pour Tarde elle est le produit de l’invention et de l’imitation. Pour Karl Marx et Loria toute l’évolution sociale est subordonnée à l’évolution économique (matérialisme économique). Pour de nombreux sociologues allemands (Guimplovitz, etc.) les sociétés humaines sont dominées par la « lutte des classes ».


232.3. NATURE ET FONDEMENT DES SOCIÉTÉS HUMAINES.. — Quelle est la nature de la société, le fondement du lien social, ce par quoi les sociétés sont produites et se soutiennent ? On peut dire que les sociétés sont à la fois des organismes, des mécanismes, des unions d’intelligence. Assurément, ce ne sont là que des comparaisons, des analogies, mais elles ont toutes leur valeur. Moins pour ce qu’il faut expliquer peut-être que pour ce qu’il faut créer. En effet, plus nous possédons de types de structure, — par exemple l’organisation animale, la machine, une société savante, une entreprise industrielle, qui met en relation des milliers de travailleurs et des millions de capitaux, — plus notre imagination constructive a de modèles auxquels elle peut emprunter pour ses propres créations. Ceci est d’un intérêt majeur pour le problème qui nous occupe : la structure de la vie internationale.

A. Les sociétés sont des organismes. Un organisme c’est un ensemble de cellules vivantes groupées d’une certaine façon particulière, remplissant des fonctions déterminées mais travaillant toutes au profit du corps entier. Une société est un ensemble de familles groupées d’une certaine façon, remplissant des fonctions déterminées mais travaillant toutes au profit du corps social tout en recherchant leurs propres avantages[49]. Toute individualité vivante résulte d’un complexe inouï d’éléments chimiques, physiques et psychiques[50]. De même les sociétés réalisent une complexité infinie d’éléments de toute nature. Comme les formes les plus hautes de la vie organique individuelle, la vie sociale a deux caractères essentiels : elle est une somme de vies partielles, une combinaison d’organismes. Elle reflète une idée directrice, une tendance à l’exécution d’un plan où tout converge vers l’équilibre.

B. En un certain sens les sociétés sont des machines. Leurs institutions sont comme ces dernières formées d’organes, qui, agencés d’une certaine manière, plutôt que d’une autre, obtiennent un rendement différent. Mais les organisations sociales ne sont pas que des machines. On ne peut arbitrairement les construire d’une pièce. C’est du développement des formes antérieures qu’elles doivent naître. Toute société nouvelle est en germe dans la société antérieure. La méthode de construction sociale peut donc s’inspirer des méthodes de construction technique mais elle en diffère profondément et par cela reste une méthode propre. D’après l’âge des sociétés les réformes peuvent être plus ou moins profondes. Un homme par un acte volontaire peut donner à sa vie une autre organisation. Ainsi les révolutions qui aboutissent donnent aux sociétés une autre structure.

C. Les sociétés sont aussi des unions d’intelligence. L’intelligence consciente est la caractéristique de l’homme. Tout ce qu’il éprouve, tout ce qu’il pense, tout ce qu’il veut tend à se traduire en idées de plus en plus claires, exprimées en un langage de plus en plus adéquat et partant de plus en plus aisément communicable. À mesure que progressent les sociétés il est davantage possible de faire des idées le fondement du lien social, de les asseoir par conséquence sur le libre contrat, sur la coopération volontaire des fins élevées.


232.4. PERSONNALITÉ MORALE DES ASSOCIATIONS.. — Les sociétés générales et les sociétés particulières sont des personnes morales. Les moralistes, les politiques, les juristes ont créé la conception de la personne morale. Dans l’association, voire même dans la simple volonté douée d’une manière permanente des moyens de se réaliser (fondation ou but doté d’un patrimoine) ils ont vu une entité distincte des personnes qui la composent et possédant son existence propre. Est-ce là une fiction doctrinale, et purement légale, ou bien est-ce une réalité objective ? Des discussions sans fin ont agité ce problème, qui au moyen âge déjà avait trouvé son expression fondamentale dans la querelle des universalistes et des nominalistes. (Les noms généraux correspondent-ils à des réalités ? L’universel est-il une vue de l’esprit, ou existe-t-il réellement ? Quelle est l’ontologie de la personne morale ?) Mais il en est de ces entités, morales, juridiques, politiques, comme des entités qu’avaient créées autrefois la physique, la chimie, la physiologie et jusqu’à la médecine ; toutes les forces étaient matérialisées : l’électricité était un fluide et la chaleur aussi ; la vie était distincte des êtres vivants (vitalisme) ; chaque maladie était d’une essence distincte. Les fictions légales et morales sont nécessaires, in dispensables, pour traduire à l’esprit certaines réalités, certains complexes de forces qui autrement resteraient vagues et fuyants ; mais leur caractère de fiction ne doit jamais être perdu de vue. La conscience collective n’a pas la même réalité que la conscience individuelle. Quand on emploie l’expression « âme collective », on n’entend pas « hypostasier » la conscience collective. Il ne faut pas plus admettre d’âme substantive dans une société que dans l’individu (Durkheim). La volonté de l’État n’est pas autre chose que la volonté des individus désignés pour parler au nom de l’État. En raisonnant autrement, on risquerait fort de tomber dans une métaphysique, juridique et politique, voire dans une mythologie ou théologie qui conduirait directement à de monstrueuses exagérations, celles qui caractérisent aujourd’hui les notions courantes de certains pays sur l’État érigé en personnalité distincte des individus qui le composent et immolant ceux-ci au néant de sa destinée et de sa gloire[51].


232.5. ÉLÉMENTS GÉNÉRAUX DES SOCIÉTÉS.. — Toute société arrivée à un certain degré de civilisation et continuant à se développer repose sur : a) une autorité ; b) des croyances : conscience des vrais besoins sociaux et doctrines des principes de l’organisation sociale ; c) un programme : buts à réaliser en commun, idéal national ; d) une organisation : agencement des institutions en système de lois ; e) une activité optimiste et impliquant une joie dans l’activité, une confiance dans l’avenir, une atmosphère incitant à l’action.


232.6. VARIÉTÉS ET IMPORTANCE DE RÔLE DES ASSOCIATIONS.. — Il faut distinguer la société et les associations. La société, ou corps social, est l’ensemble des hommes en tant que vivant sous des lois communes ; elle a son expression dans l’État. Les associations sont des groupements qui ne comprennent qu’une partie des hommes, dans lesquelles ils ne mettent en commun qu’une partie de leur activité. La multiplication des associations, confédérations de toutes espèces, capitalistes, ouvrières, politiques, charitables, scientifiques, artistiques, sportives, etc., est un dos phénomènes les plus caractéristiques des temps modernes. Le moyen âge aussi fut une époque prodigieuse d’associations. Il créa tout par l’association. À cette époque s’épanouit, la plus puissante association que l’occident ait produite depuis l’antiquité, l’Église appuyée de ses associations monastiques[52]. De nos jours, il n’est plus guère d’institutions, d’idées ou d’œuvres dont les « amis » ne jugent à propos de se grouper. Le mouvement est spontané, naturel. Tout citoyen fait partie de plusieurs de ces associations. Et les individualistes, les isolés par tendance ou caractère doivent, bon gré, mal gré, en faire partie, s’ils ne veulent pas laisser aux agités ou aux intrigants la direction de ces innombrables groupements, qui en réalité forment l’opinion publique et contribuent à assurer à l’État son unité nationale. Citons un chiffre. En 1900, c’est-à-dire à une époque antérieure à la loi du 1er juillet 1901, et où par conséquent toute association non autorisée était illégale (!) on comptait officiellement en France 45,148 associations sans but lucratif[53]. Les faits se jouent de toutes les théories et la prolifération des associations continue.

Le droit public moderne a dû forcément s’adapter à l’existence de ces puissants groupements, déterminer les règles de leur coordination et leurs rapports avec les gouvernements. Les anciennes théories civilistes de la Révolution, opposées à l’association, ont été impuissantes à s’opposer au mouvement. Quant aux théories collectivistes, elles concluent à l’absorption de tous ces groupements par l’État.

Il ne faut pas s’y tromper : entre les associations d’aujourd’hui et d’autrefois il y a des différences radicales. Au moyen âge l’homme appartenait tout entier à sa corporation. Celle-ci était obligatoire ; elle défendait les intérêts inhérents à son métier ; placée sous le patronage d’un saint, elle était aussi une confrérie dont les membres se réunissaient le dimanche dans la chapelle qui était la leur dans la cathédrale. Et c’était à l’intermédiaire de sa corporation que l’homme avait une influence sur les destinées de la cité, car les assemblées communales étaient composées notamment de représentants des corporations. L’évolution lentement s’est faite. À l’association polyforme du moyen âge, qui suffisait à elle seule à tous les besoins économiques, religieux et politiques de ses membres, se sont substituées plusieurs espèces d’associations différentes. Les ouvriers de nos jours ont leurs syndicats professionnels, mais ceux-ci en général ne s’occupent que de leurs intérêts économiques. Ils ont leurs grandes associations politiques, représentant des idéals opposés et contradictoires : celles-ci socialistes, celles-là libérales ou conservatrices. Ils ont leurs organisations religieuses ou philosophiques, leurs paroisses, leurs sodalités ou leurs loges maçonniques. C’est la division des fonctions. C’est la liberté d’association. Un même syndicat professionnel peut comprendre des catholiques, des protestants et des juifs ; un même parti politique enrégimente des ouvriers de toutes les professions et, avec eux, des patrons, des hommes de science et des hommes d’église ; une même paroisse unit des âmes réparties très diversement dans l’action politique ou l’exercice des professions. C’est la liberté, qui favorise toutes les indépendances et facilite tous les groupements, la liberté conciliable avec l’organisation, et l’organisation tenant compte de la liberté, de toutes les libertés, de toutes les nuances dans la liberté. Nous sommes d’un siècle où rien ne s’oppose à ce qu’un esprit soit classique en architecture, wagnérien en musique, impressionniste, pointilliste ou cubiste en peinture.

L’association est donc devenue la manifestation d’un mouvement, qui s’étend dans toutes les directions et qui réagit sur la structure même de l’État. Elle nous conduit à une variété d’organismes aussi contraire à l’uniformité collectiviste qu’à l’émiettement individualiste. Elle réalise non l’égalité absolue, impossible, de tous dans l’État, mais l’égalité relative de chacun dans son groupe. L’association moderne est libre et ouverte. Elle se recrute dans toutes les classes, dans toutes les parties, dans toutes les professions. Chacun peut à son gré y entrer ou en sortir ; on passe d’un groupe à un autre, on figure simultanément dans plusieurs groupes. Toute association contient un ferment d’unité, la conscience d’un intérêt collectif. Importante au point de vue social et économique, au point de vue politique, elle devient pour le mécanisme gouvernemental de la démocratie contemporaine ce que la corporation fermée était au moyen âge. Elle entreprend de plus en plus ce que faisait l’État ; elle rend des services publics et décharge l’autorité centrale d’une mission qui doit être remplie dans tous les cas ; c’est une forme nouvelle de l’idée d’administration. Pour remplir sa mission l’association a ses statuts organiques, ses assemblées générales, ses comités administratifs et ses agents exécutifs, un patrimoine, un budget, des finances, parfois un conseil disciplinaire. Une compagnie de transport qui fait des règlements obligatoires pour ses voyageurs dans les limites de ses attributions est-elle autre chose qu’une collaboratrice de l’État, un corps législatif d’un ordre subordonné ? En Angleterre depuis longtemps, en Allemagne depuis le code civil de 1900, en France depuis l’œuvre de Waldeck-Rousseau (1884) les textes législatifs reconnaissent des séries de « trustees », de corporations, d’associations, d’unions. Ils proclament officiellement leur unité publique ; ils leur procurent plus de force pour le bien en leur fournissant l’armature de la personnification civile[54].

Mais aucune limite ne peut être assignée à la puissance de l’association. Il n’existe ni un moment, ni une ligne de démarcation où l’association cesse de multiplier l’intensité vitale de l’individu, c’est-à-dire cesse d’être bienfaisante. Il s’en suit que « Fédération universelle » et « maximum d’intensité vitale de l’individu » sont des termes identiques (Novicow).


232.7. LES ASSOCIATIONS INTERNATIONALES.. — 1. Ce qui s’est produit, à l’intérieur des États, où les besoins les plus divers, les intérêts les plus variés, les aspirations les plus hautes de la pensée comme les nécessités les plus matérielles de l’existence journalière ont provoqué la fondation de sociétés et de ligues, s’est produit également dans le Monde, mais amplifié aux proportions grandioses et vastes du globe terrestre. Cette floraison inattendue est née vers la fin du siècle dernier et constitue une caractéristique des débuts du XXme siècle. Les hommes, en dehors de toute préoccupation étroite de nationalité, de secte, de classe, ont éprouvé le besoin de délibérer périodiquement, en commun et d’entreprendre des œuvres d’utilité générale. Offices, bureaux, instituts, congrès et conférences se sont multipliés et les individus se sont groupés en de vastes associations internationales. Celles-ci sont devenues, chacune dans un domaine particulier, la plus haute représentation des intérêts universels et humains et les organes centralisateurs du mouvement vers l’organisation internationale.

2. Dans tous les domaines de la science et de l’action, des organismes internationaux ont été créés. Il en a été relevé plus de cinq cents jusqu’à ce jour. Les nationalités les plus diverses sont représentées dans ces associations qui, en principe, sont ouvertes à tous les pays. Depuis 1840, date du premier congrès international jusqu’à nos jours, il s’est tenu plus de 2100 réunions internationales. Un siège permanent a été fixé en Belgique pour 52 associations, en France pour 36, en Angleterre pour 72, en Hollande pour 7. Les associations internationales ont été amenées à constituer entre elles une Union qui a été fondée en 1910. Cette Union comprend actuellement 220 organisations internationales affiliées ; 24 gouvernements ont été représentés à ses congrès ; elle a organisé à Bruxelles, avec la coopération des associations adhérentes, un Centre international. (Congrès mondial, office central, collections internationales : musée, bibliographie, bibliothèque, archives ; publications : Revue et Annuaire de la Vie internationale[55].)

3. On a défini l’association internationale celle qui a un but d’intérêt public, mondial, universel, ou susceptible de le devenir ; qui est ouverte aux éléments semblables, particuliers ou collectivités de tous les pays ayant le désir d’y entrer ; qui n’a pas de but lucratif au sens usuel et juridique du mot ; enfin, qui possède une institution permanente, pouvoir exécutif qui vit et fonctionne avec continuité (conseil, comité, commission, bureau, office, institut, secrétariat, etc.) Les congrès internationaux qui ont une commission permanente et un ordre de succession réglé sont de véritables associations internationales.

Les associations internationales sont de deux sortes : les unes libres et constituées par l’union d’individus ou de groupes nationaux également libres, les autres officielles et formées par l’association des États eux-mêmes, unis pour réaliser des objets d’intérêt commun[56]

4. Parmi les réformes à introduire dans les associations internationales il y a lieu de signaler celles-ci : 1° Nécessité d’établir une législation mondiale qui accorde aux associations internationales la reconnaissance, la liberté d’action et la personnification juridique avec droit d’avoir un patrimoine. C’est là un desideratum des associations[57]. 2° Le mouvement d’organisation internationale des associations internationales commencé avant la guerre, n’avait pu encore donner que quelques fruits. Il y a trop d’associations ; elles auraient dû concentrer leur action, se fortifier, se fusionner, mieux répartir les tâches entre elles, mieux coopérer. La coopération et la coordination entre les associations internationales peuvent porter soit sur l’objet de leur action (objet commun à plusieurs) soir sur les méthodes (unification des instruments, des systèmes d’unité, des éléments unitaires des travaux), soit sur les conditions d’exécution du travail (coopération de travail avec répartition des tâches à accomplir, ou coopération d’argent pour assurer les moyens de faire faire en une fois et au profit de tous ce qui dépasserait les forces isolées ou bien coûterait plus cher.) 3° L’association internationale est la structure sociale qui répond au besoin d’organisation de la communauté internationale. Toute fonction collective permanente (travail ou service) s’incarne nécessairement dans un organe permanent. Dès lors les associations officielles doivent devenir les rouages de la vie internationale publique, les moyens pratiques de décentraliser l’administration internationale en exerçant des droits souverains d’organisation dans leur domaine. Les associations privées doivent agir comme instrument des études, du contrôle, de la propagande des intérêts internationaux et être tenus éventuellement comme institution consultative de pouvoirs internationaux[58]


232.8. L’ASSOCIATION, PRINCIPE DE STRUCTURE DE L’ÉTAT ET DE LA SOCIÉTÉ DES NATIONS.. — Les associations ne sont pas seulement des adjuvants de la vie de l’État. Aujourd’hui leur rôle s’étend et voici qu’une conception gagne du terrain en vertu de laquelle elles auraient, dans tous les domaines, à devenir une quasi-structure de l’État ; une conception où l’État devrait lui-même être conçu comme la « confédération des fédérations d’associations ». L’école associationniste affirme la supériorité du mutualisme, du fédéralisme, de la coopération volontaire fondée sur le contrat toujours révisable, et substitué dans presque tous les domaines à la coopération forcée de l’État, fondée sur le statut[59]. C’est dans l’association que la démocratie doit chercher son ordre vivant. Le droit de s’associer est le droit primordial. L’association doit posséder la personnalité morale et civile. Seules les fédérations économiques empêcheront l’État de décréter le monopole universel. Cette floraison sans cesse renouvelée d’associations de toutes formes, de toutes tendances, de toute autorité, groupe de la façon la plus variée et la plus souple les énergies comme en un faisceau et prépare la société de demain. L’avantage des associations c’est de limiter l’État, mais non jusqu’à le dissoudre ; le bienfait de l’État c’est de tenir la bride des associations dans l’intérêt public. La destruction de l’association forcée et la substitution à celle-ci de l’association libre du travail, c’est ce qui constitue le but suprême vers lequel aujourd’hui doivent converger tous les efforts de rénovation sociale, une métamorphose radicale du processus de la production (Loria). Le problème social doit être envisagé dans son ensemble. Les sociétés contemporaines sont livrées d’une part aux conflits entre les masses misérables et les élites possédantes, d’autre part entre les États faibles et les États puissants. Ces conflits qui les entraînent vers des catastrophes pourront être largement évités grâce à cette force si nouvelle : l’association, c’est-à-dire le groupement volontaire et libre. Grâce à elle la pensée de l’intérêt général, de l’intérêt de l’espèce se crée son propre organisme, se divisant et se subdivisant sans se briser, s’adaptant aux mille circonstances, en profitant, les faisant naître favorables et ayant pour base la responsabilité et la solidarité personnelle[60].

L’association ainsi comprise n’est pas seulement en voie de rénover la structure de l’État. Dans le domaine international son action est comparable à celle des coraux et des madrépores qui ont lentement édifié sous l’eau les assises du continent océanien. L’association internationale y a été le support spontané de l’activité dans chaque domaine. Pour organiser aujourd’hui la vie mondiale, nous le verrons, il suffit presque de généraliser et de coordonner ce qu’elle a fait. De toute manière il faut en faire une pierre fondamentale de la société universelle, de la Société des Nations.

233. L’Évolution sociale.


Tout se meut, tout change et tout est en évolution incessante dans la société. Cette évolution se manifeste dans l’histoire par une série de transformations sociales dont les principales étapes sont la tribu, la cité, la nation, l’état, et, aujourd’hui, la Société des États.


233.1. LA THÉORIE DE L’ÉVOLUTION.. — La théorie de l’évolution est la grande pensée du XIXe siècle. En biologie elle admet la transformation progressive des espèces et considère celles qui vivent aujourd’hui comme issues d’espèces différentes dont on retrouve quelquefois les restes à l’état fossile. Les facteurs primaires de l’évolution sont toutes les causes qui déterminent directement la variation des espèces (influence de la lumière, de la chaleur, de la nourriture, etc.) ; les facteurs secondaires sont ceux qui interviennent ensuite pour perfectionner l’adaptation et détruire les êtres les moins bien doués (sélection naturelle, sélection sexuelle, ségrégation). L’évolution sociale est partie de l’évolution générale. Sa conception a ruiné le rationalisme du XVIIIe siècle dans le domaine social[61], comme dans le domaine de la nature l’évolution a ruiné le système du créationisme, des êtres créés suivant des prototypes invariables. En philosophie générale, le rationalisme (opposé à l’empirisme) est un système d’après lequel la raison serait une faculté qui nous donnerait des idées premières et des principes premiers différents de l’expérience et permettrait de dépasser la connaissance sensible pour atteindre la réalité même. En philosophie politique le rationalisme est le système qui déduit de purs principes à priori l’explication des phénomènes sociaux et l’édification des constitutions sociales, sans s’aider de l’histoire, de l’observation et de l’expérimentation.


233.2. LA DIFFÉRENCIATION SOCIALE.. — L’évolution sociale est caractérisée par le passage graduel de l’homogénéité à l’hétérogénéité du semblable au dissemblable, du simple au complexe, de la confusion à la division des organes, des fonctions, des compétences à la distinction des classes, à l’inégalité des conditions, des situations, des individus, à la spécialisation de plus en plus accentuée de tous les éléments de vie sociale contenus dans la communauté naissante qui s’en détachent et se développent à travers les siècles. Tous les rouages confondus dans la cellule sociale primitive apparaissent chacun avec son caractère particulier ; gouvernement et administration, état et commune, cultes, législation, justice, hygiène, enseignement, transport, agriculture, commerce, sciences, arts, corporations publiques, entreprises privées, associations, associations privées, services publics, etc. La cité antique est plus différenciée que la tribu nomade, la cité moderne est plus différenciée que la commune du moyen âge. Mais la démocratie industrielle du XXe siècle est bien plus différenciée encore. De toutes parts jaillissent des sources d’émancipation matérielle, intellectuelle et morale ; de toutes parts s’accentue la mobilité des classes, des groupes, des individus ; partant, avec les formes de la richesse et du travail, se multiplient les débouchés, les moyens de communication, d’échange des produits, d’expansion. Avec la vie internationale, venant prolonger tous les genres de vie nationale, la différenciation trouve de nouvelles occasions d’intervenir, malgré la tendance corrélative à l’unification[62].


233.3. L’ADAPTATION SOCIALE.. — Les états différents des sociétés sortent les uns des autres tantôt lentement et graduellement, tantôt par oppositions brusques et révolutions. Dans les sociétés les plus évoluées, où les idées ont une influence croissante, l’évolution sociale présente beaucoup d’analogie avec celle de la science. Périodiquement de vastes systèmes doivent y être formés pour coordonner, dans une idée d’unité supérieure, tous les faits reconnus exacts. À peine la synthèse existe-t-elle que de nouvelles découvertes sont réalisées qui ne cadrent plus avec le système arrêté et bientôt une synthèse nouvelle, plus large, plus compréhensive est rendue nécessaire. Ainsi en est-il des structures sociales. Elles doivent périodiquement être construites sur la base de nouveaux faits et de nouvelles idées et s’étendre à de nouvelles sphères. L’évolution c’est donc l’adaptation continuelle. La société, ou, d’une manière plus concrète, les hommes qui composent une société, font un effort constant pour adapter leur vie et leur constitution sociale aux changements apportés au milieu. Adapter c’est appliquer une chose à une autre ; s’il s’agit d’un organe, c’est le rendre plus apte à sa fonction. Un organe est adapté lorsque, entre diverses manières d’être possible, il réalise celle qui lui assure le maximum d’efficacité. Un être tout entier est adapté quand ses divers organes le sont. Et une société est bien adaptée quand les services collectifs (qui sont les analogues des fonctions) et les institutions (qui sont les analogues des organes) sont agencés de manière à réaliser les conditions optima. Les immenses modifications qui étaient survenues dans le milieu mondial au commencement du XXme siècle ont conduit à ce résultat que les sociétés ne sont plus adaptées aux conditions nouvelles. Au XIXme siècle nous avons assisté à une crise des idées et des croyances pour les adapter aux acquis de la science ; à une crise constitutionnelle d’où sont sortis les gouvernements démocratiques ; à une crise sociale d’où est sortie la législation sociale. Nous assistons à la crise des relations internationales, qui n’est, elle aussi, qu’une crise d’adaptation. Et ce n’est pas en cherchant à rétablir le statu quo ante bellum, ni en préconisant des solutions basées sur l’immuabilité des anciens droits acquis, aujourd’hui en opposition avec l’évolution accomplie, que l’on peut arriver à des solutions viables.


233.4. LES FORCES SOCIALES.. — 1. Dans l’évolution sociale, dont nous venons de dire comment tous les stades sont marqués par l’adaptation aux circonstances, des forces considérables entrent en action, forces antécédentes qui déclanchent ou mettent en liberté des forces conséquentes. Les agents des grandes transformations sociales sont multiples : les guerres et les religions (Fustel de Coulanges) ; les intérêts matériels (Karl Marx) ; les inventeurs en art militaire, en politique, en religion et en industrie ; les grands hommes et héros (Carlyle) ; les élites connues ou anonymes (Tarde). La solution des problèmes sociaux exige une connaissance aussi parfaite que possible du jeu de toutes ces forces qui traversent en divers sens la masse sociale. Nombreuses sont les forces déjà faciles à discerner, nombreuses celles dont on ne peut encore distinguer les traits. À chaque moment c’est le parallélogramme de toutes les forces existantes qui détermine la direction de la masse. Pratiquement c’est le sens de cette direction qui nous importe surtout et sollicite nos prévisions scientifiques. Nous restons d’abord déroutés quand nous nous demandons comment un conflit entre les terroristes nationalistes serbes et la dynastie des Habsbourg a pu se transformer en une lutte à mort entre douze nations. Et pourtant quand nous démontons une à une les pièces de l’immense mécanisme des sociétés la lumière se fait dans nos esprits et nous comprenons le grand « problème de la guerre ».

2. Le spectacle des événements actuels apporte certainement du neuf à la sociologie. La guerre agit à l’égard du corps social à l’instar d’un réactif puissant dans un laboratoire. Elle décèle, comme lui, les propriétés de la masse sociale et « met en liberté » les forces qu’elle incorpore. Par cela elle nous permet de mieux comprendre le mécanisme de bien des phénomènes collectifs. La guerre aussi nous révèle la possibilité pratique, insoupçonnée jusqu’ici, de grouper en faisceaux toutes les forces sociales particulières et d’en faire une force totale. On a vu se constituer une volonté collective, majoritaire, voire unanime sous l’empire de la pensée et du sentiment d’une minorité. Quelques-uns ont su ce qu’ils voulaient et l’ont fait vouloir à des millions d’hommes. Le 1er juillet 1914 il n’y avait pas 10,000 hommes dans le monde qui voulaient la guerre ; ils l’ont imposée à 400 millions. Partout le même phénomène de fusion patriotique des partis et de discipline nationale, la disparition instantanée de toutes les divergences, chaque pays tout entier se trouvant debout et uni pour affronter la tâche suprême, partout l’Union sacrée. Ces immenses consciences collectives ont pu être formées grâce à un ensemble d’institutions appropriées. Les gouvernements en effet possèdent, pour maintenir leur peuple dans la persuasion et dans l’obéissance, des moyens encore autrement puissants que ceux d’il y a cent ans. Ils en ont aussi pour atteindre leurs fins militaires : quasi-suspension de l’action parlementaire après vote en bloc et sans discussion, pleins pouvoirs donnés aux gouvernements qui agissent par décrets ; main mise sur tous les hommes, tous les moyens de communication, tous les approvisionnements ; étatisation d’usines ; réglementation de la vente des marchandises essentielles ; toute l’importation et l’exportation centralisée aux mains de l’État ; union militaire, diplomatique et économique rendue entre les alliés ; millions de soldats obéissant aux mesures concertées. Chaque nation belligérante a montré ainsi ce que peut pendant la guerre tout un peuple dont les énergies s’unissent dans une même tâche, qui subordonne à une ferme direction non seulement ses forces mais son génie et sa pensée.

3. Lorsque nous étudions les institutions elles nous paraissent agir à la façon des machines à l’égard des grandes forces naturelles. Ces forces (chaleur, lumière, électricité, attraction moléculaire, etc.) sont diffuses dans nos milieux. Elles ont besoin d’être captées, condensées et appliquées au point où nous voulons les faire servir et toutes sont des modalités d’une force unique, l’énergie, qui se transforme en ses divers équivalents. La chaleur ; l’homme se prémunit contre son excès et son manque (nos vêtements, nos maisons, nos ventilateurs). L’électricité : l’homme la capte et l’emmagasine (nos turbines qui tournent à la vitesse de 3000 tours à la minute). La mer : l’homme a lancé sur elle des navires et brave les tempêtes. Les fleuves et les torrents : l’homme les canalise, il leur fait des berges, les détourne, les approfondit. Les isthmes, il les coupe. De même, vingt, cent forces sont diffuses dans la société que depuis la guerre l’on est parvenu à capter, à condenser, à diriger comme une force sociale unique, pendant des mois et des mois. Quelle leçon tous les organisateurs en retiendront pour la paix ! Car à priori ne peut-on pas soutenir que si les mêmes méthodes essentielles que celles employées dans les choses de la guerre, étaient mises en œuvre pour organiser les choses de la paix, la société aurait fait un progrès formidable. L’homme aujourd’hui dirige les forces de la nature et ne se résigne pas à les subir. Semblablement l’homme doit créer des institutions qui soient pour les forces humaines ce que sont les machines pour les forces naturelles.

Les forces humaines sont au nombre de cinq : la force technique qui asservit la nature, les machines, les appareils, qui travaillent pour satisfaire le besoin des hommes, — la force économique qui dispose les relations humaines sur la base des échanges, — la force politique qui tend à la civilisation et au rapprochement matériel des hommes, — la force religieuse qui, appuyée sur le sentiment du divin et de la tradition, cherche à unir l’homme à Dieu, — la force rationnelle d’ordre intime et personnel, qui est l’effort de l’être libre et intelligent pour expliquer le principe des choses et diriger la vie, et qui a son expression dans la science et la philosophie. Tout peuple, toute race, toute civilisation arrivés à un certain degré de développement a une technique, une économique, une politique, une religion hiérarchisée, une science. Ce sont toutes ces grandes forces qu’il importe maintenant de combiner et de faire servir à une meilleure organisation de la Communauté mondiale.

4. Les sociétés sont donc à certains égards des ensembles de forces : l’Énergétique domine la science moderne. Depuis l’unification des différentes formes sous lesquelles l’énergie apparaît dans les phénomènes de l’Univers, on peut dire que l’énergétisme a, en principe, englobé dans son domaine toutes les sciences de la nature. « Il n’est pas une action dans l’Univers que l’on ne conçoive comme devant recevoir un jour prochain son évaluation énergétique. Les phénomènes psycho et physico-énergétiques qui sont à la base de la vie et qui en sont la raison d’être sont aussi à la base des groupements sociaux. Chaque groupe humain particulier, l’espèce humaine tout entière doivent être considérés comme une réaction chimique organisée qui se continue et tend à se développer sans cesse, suivant sa loi inéluctable, malgré les obstacles de tout ordre et l’intervention de facteurs intellectuels toujours nouveaux. Si l’on veut édifier une sociologie positive on doit considérer avant tout l’énergie mise en jeu dans l’oxydation vitale ; la physio-énergie et la psycho-énergie doivent être évaluées par rapport aux diverses variables dont elles dépendent. Ces déterminations doivent être complétées par la mesure de la socio-énergie, laquelle représente les portions de ces énergies socialement utilisables et comprend en outre l’idéo-énergie : ces trois termes sommatoires énergétiques devant être intégrés aux différents moments de leur évolution dans l’espace et dans le temps[63]. »

233.5. LES FORMULES DE L’ÉVOLUTION SOCIALE. — Les philosophes, les historiens, les économistes et les sociologues ont apporté des formules diverses de l’évolution sociale. Pour Vico il y a trois périodes dans le développement de la civilisation : âge divin ou théocratique, âge héroïque, âge humain ou civilisé. Les sociétés passent par trois gouvernements et, grâce à la Providence, à chacune de leurs révolutions elles trouvent dans la corruption même de l’état précédent les éléments de la forme nouvelle qui peut les sauver. Pour Hegel, l’histoire est le développement de l’esprit universel de tous les temps. Les luttes entre les peuples sont autant d’acheminement à la réalisation de l’idée. Pour Comte, les sociétés passent par les trois états théologique, métaphysique et positif. Pour Karl Marx, chaque période sociale renferme en soi le germe de sa propre dissolution. La structure des forces productives forme la base sur laquelle s’élève en tout temps le système des institutions morales, juridiques et politiques et jusqu’aux conceptions mentales en vigueur. L’histoire humaine n’est que le résultat de la lutte des classes. Pour Baldwin tous les phénomènes sociaux sont susceptibles de passer par trois phases : phase biologique, celle des institutions ; phase psychologique (plastitique, action de la suggestion, de l’imitation, de l’émotion spontanée) ; phase sociale, réfléchie, volontaire. Il faut étudier tous les problèmes sociaux dans ces trois états successifs, car c’est vainement que l’on n’envisagerait que l’un d’eux (étude génétique, longitudinale).

La loi d’évolution a été définie aussi : succession à la période militaire d’une période industrielle (Spencer} ; époque primitive d’autorité, âge postérieur de discussion (Bagehot) : passage du status au contrat, du régime imposé par des gouvernements despotiques à l’organisation flexible acceptée par des libres volontés (Summer Maine). — Toutes ces formules se complètent les unes les autres et la science tend à les préciser[64].

233.6. LA DESTINÉE DES SOCIÉTÉS HUMAINES. — « Quand nous considérons les fortunes diverses de l’humanité, les douleurs, les joies et les prospérités des peuples dans le cours des âges, la naissance puis l’extinction de races, de nations, d’États et d’empires tout entiers, les efforts pénibles par où ils s’élèvent graduellement du sein de la barbarie à la civilisation, pour retomber ensuite des hauteurs de la civilisation dans les profondeurs de la barbarie ; quand nous envisageons les caractères divers des religions, leur origine, leur nature, leur valeur ou leur nullité, les contradictions flagrantes qu’on y remarque souvent ; quand nous voyons s’altérer les notions de la vertu et de la moralité, si opposée l’une à l’autre et que nous nous interrogeons sérieusement, voici la question qui s’impose invinciblement à notre esprit : que signifient toutes ces choses et quel en sera le dénouement ? Est-ce un chaos inextricable où l’intelligence n’a rien à démêler. Est-ce un pur caprice du hasard se jouant dans les espaces du monde ? Ou bien cette confusion apparente est-elle dominée par un esprit supérieur, enveloppé lui-même dans quelque mystère profond ? Tout cela aura-t-il un dénouement précis, un terme certain, une fin meilleure, ou demeurera-t-il à jamais caché à nos regards ? Telle est la question que s’adresse quiconque aborde l’étude de l’Histoire, avec un esprit tant soit peu élevé ; quiconque pénétrant au delà de la surface y cherche autre chose que la satisfaction d’une curiosité sans autre but qu’une vaine récréation, ou un arsenal de maximes étroites et égoïstes[65].

a) Réponse du christianisme. Dieu mène le monde à l’accomplissement d’un grand dessein, l’Histoire est la réalisation, dans le temps et au moyen de l’homme, des desseins que Dieu avait conçus, de toute éternité, de se procurer par le Christ un culte et un hommage qui fussent dignes de lui et qui eussent leur source dans la liberté de l’homme. Le monde est régi par la puissance divine et Dieu s’est établi un royaume sur la Terre. Les événements ne sont dirigés qu’en vue de l’établissement de l’Église chrétienne, de sa prospérité et de son expansion. L’Histoire se divise donc en deux parties, la période qui précède et celle qui suit le Christ. La première a pour caractère distinctif de diviser Dieu, de le méconnaître et même de ne pas l’honorer. Par là l’homme tombe dans une déchéance profonde qui le rend attentif à son sort misérable, éveille le désir d’être affranchi de sa misère et le dispose à croire au futur Rédempteur. La deuxième période est caractérisée par l’établissement du christianisme. Quant au détail, plus on médite sur l’histoire des peuples et la marche de leurs destinées, plus on s’aperçoit que l’intelligence de l’Histoire a des limites. Il en est de l’Histoire comme de toutes les sciences en général : on arrive à un point où il faut renoncer à comprendre. Il existe une multitude de phénomènes importants dont nous ne démêlerons le sens que lorsque nous verrons dérouler à nos yeux l’histoire tout entière de l’humanité[66].

b) Réponse du panthéisme. L’humanité n’est que le développement de Dieu même. L’homme s’oublie si complètement qu’il se confond avec Dieu et Dieu avec lui. L’homme trouve dans son histoire celle même du développement de Dieu et c’est par là qu’il arrive à prendre conscience de lui-même.

c) Réponse du spiritualisme. L’homme obscur par son origine doit s’agrandir et s’illustrer dans le cours des siècles. Tombé en proie à la barbarie, il faut qu’il en sorte par l’effort de sa propre nature et, victorieux des résistances qu’il rencontre, qu’il s’élève vers une grandeur infinie. Le but de l’histoire devient la glorification de l’homme par lui-même.

d) Réponse de l’évolutionisme. « Il n’y a pas de période vraiment cultivée qui puisse accepter une philosophie de l’évolution selon laquelle l’humanité se dirigerait vers un but déterminé à priori. Une telle conception se traduit en une scolastique ratiocinante sur les moyens les plus aptes à atteindre, avec le moindre effort, les fins proposées ; mais l’histoire nous apprend que toute politique fondée sur des déductions a conduit à des résultats très éloignés de ceux qu’elle aurait dû produire selon ces principes, en sorte que toute sociologie finaliste nous apparaît aujourd’hui comme un exercice de rhéteur. Nous concevons l’avenir sous forme d’un enchaînement complexe de conjonctures qu’on ne peut prévoir, à travers lesquelles notre volonté intelligente ne cesse d’enfoncer sa pointe, selon une image de M. Bergson[67] ». « Qui aurait pu prévoir que du christianisme primitif sortirait la hiérarchie romaine et qu’on verrait commandant des armées des cardinaux bardés de fer ? Qui aurait pu prévoir que la république de Franklin et de Washington deviendrait la république de Pierpont Morgan et de Rockfeller. Les sociétés renferment des germes de développement imprévus, dus aux progrès de la science, aux inventions de plus en plus merveilleuses. La loi la plus générale est celle de la persistance de la force. C’est d’elle que se déduit la loi d’évolution. Cette évolution sera suivie d’un court état d’équilibre, puis viendra la dissolution. L’histoire de l’univers n’est qu’une série de cycles de ce genre[68]. » — « La vie est faite de modifications continuelles, de tendances, d’impulsions, de déterminations qui se heurtent, se contrecarrent, s’entre-détruisent, ou se mêlent, se fusionnent, s’associent, s’ajoutent, se répercutent les unes aux autres, déjouant la sagacité des classificateurs et débordant de toutes parts les limites que leur assigne l’ingéniosité des abstracteurs de quintessence. Seule une philosophie dynamique, en distinguant les directions de ces courants divers, est à même d’en coordonner les éléments (A. Ferrière). »

Les conjonctures sur la destinée des sociétés humaines sont donc nombreuses. La science et la philosophie éliminent peu à peu les moins fondées, mais elles retiennent le problème lui-même voulant s’approcher de plus en plus de sa solution. Quant à la conduite sociale, comme elle ne peut s’appuyer encore sur la base sûre d’une telle solution, elle doit reposer sur des fins plus immédiates. Il s’agit d’organiser la société, non pour toujours et selon des destinées éternelles, mais pour deux ou trois générations, selon leur bien actuel démontrable aux yeux de tous.

234. Les moteurs de l’action sociale


L’instinct, l’habitude, le sentiment, l’idée sont les facteurs de l’action des hommes, des groupes et des sociétés. Ils sont tous intervenus en proportions variées dans la crise actuelle. Il est justifié de les examiner d’un peu près.

234.1. L’INSTINCT. — L’instinct est la faculté d’accomplir certains actes en vue de certaines fins, sans prévision de ces fins, sans éducation préalable de ces actes. Exemple : le chat qui bondit sur la première souris qu’il voit. L’instinct se rapporte au désir, il s’en distingue par sa complexité, il suppose la coordination de mouvements multiples d’une fin d’ailleurs ignorée. Il se distingue de l’habitude, au moins en apparence, parce qu’il est inné, ne s’apprend ni s’oublie. Il y a les instincts pour la conservation des individus, ceux pour la conservation de l’espèce, et les instincts sociaux. Il y a un passage continu du réflexe à l’instinct, de l’instinct à l’activité réfléchie. L’instinct est inné à l’individu, mais il est acquis par l’espèce. C’est, disent les transformistes, une tendance devenue héréditaire dont l’origine n’est pas un acte de volonté réfléchie, mais bien une démarche accidentelle, qui s’est trouvée être utile à l’individu et à l’espèce. À mesure que l’expérience des individus, représentants de l’espèce, se prolonge et s’enrichit, les souvenirs des actes accomplis modifient les impulsions instinctives ; la réflexion remplace de plus en plus le réflexe. Ceci explique que l’instinct joue un plus grand rôle dans la vie des animaux que dans celle des hommes. Pour ces derniers, la volonté sort de l’instinct, elle ne le crée pas[69].

Dans les relations de peuple à peuple, ce sont encore des instincts primitifs qui sont mis en jeu. La volonté doit intervenir pour les dominer, les raisonner, les discipliner selon des fins supérieures devenues conscientes.

234.2. LA VOLONTÉ. — 1. La volonté est la faculté de se déterminer librement à certains actes. Elle s’oppose aux mouvements réflexes qui ne dépendent pas de la volonté. Pour qu’il y ait volonté, il faut d’abord la conception d’un but ou d’une alternative, puis délibération, c’est-à-dire examen des motifs et des mobiles contraires. L’acte volontaire c’est la décision qui suit cette délibération. La volonté est elle libre ou est-elle déterminée ? Grande question dont la réponse peut avoir une importance capitale sur la conduite humaine. Le déterminisme, dans le sens le plus général du mot, est le conditionnement d’une chose par une autre (soit extérieure ou transitive, soit interne ou immanente). Le déterminisme est ainsi la doctrine qui affirme que tout ce qui est dans le monde a sa raison déterminée, que tout se produit infailliblement quand certaines conditions sont données et ne se produit pas dans le cas contraire. Cette doctrine domine depuis longtemps dans les sciences expérimentales, surtout la physique et la chimie. Elle a prévalu en physiologie avec Claude Bernard (déterminisme vital). En psychologie elle s’est introduite en affirmant que dans l’homme les résolutions résultent nécessairement de motifs donnés, de même que dans la nature les faits résultent de causes données. Le déterminisme est ainsi l’opposé du libre arbitre absolu. En le niant, il ne nie nullement la responsabilité relative que seul l’homme peut posséder ni les diverses possibilités dans l’avenir ; il n’est pas le fatalisme. Toutes nos résolutions sont causées, mais nous constatons que leurs motifs sont infiniment plus responsables et relativement plus libres dans un cerveau sain, compliqué, réfléchi, plastique et adaptable que dans un cerveau esclave de passions brutales ou maladives ou encore d’une bêtise ou d’une faiblesse incurable, comme il y en a tant (A. Forel). Des philosophes comme Renouvier, reconnaissent que la liberté n’est pas un fait d’expérience, qu’elle n’est pas prouvée par le sentiment de l’effort libre, comme le voulaient Maine de Biran et les éclectiques ; mais ils croient l’homme capable de se proposer des possibilités créées par lui spontanément d’être un vrai commencement premier. D’autres comme Fouillée, après avoir montré que certains arguments des défenseurs de la liberté (tirés des prières, des conseils, des ordres, des contrats ou des promesses, des sanctions, etc.) peuvent être invoqués également par les défenseurs de la doctrine du déterminisme universel, fait de l’idée même de la liberté une force capable de produire le mouvement et de toucher par là au mécanisme (doctrine des idées-forces). Bergson voit une liberté dans l’évolution créatrice ; la philosophie de l’action et des valeurs conquiert un domaine auquel le mécanisme des sciences de la nature et le relativisme des sciences historiques ne peuvent prétendre.

2. Quelle est la part de la volonté humaine dans les événements sociaux ? Qu’est-ce qu’une volonté collective ? Sans approfondir ce vaste sujet, voici quelques remarques qui en indiquent certains aspects. L’intérêt pour nous réside surtout dans le point de savoir si un acte de volonté des peuples est possible pour imposer une organisation internationale et comment cette volonté, émanant d’une minorité d’abord, peut ensuite se transformer en celle d’une majorité.

a) Les statistiques démontrent que certains actes, réputés libres lorsqu’on les examine chez les individus, sont, comme actes sociaux collectifs, soumis à certaines lois fixes. (Exemple : mariages, naissances, consommations diverses, etc.) Ce sont précisément ces constatations qui ont été l’origine d’une science sociale expérimentale (Physique sociale). b) Mais en même temps l’histoire nous montre qu’à la différence de ce qui se passe pour les organismes purement biologiques, l’action rationnelle et volontaire est susceptible de déterminer, et ce dans des proportions de plus en plus larges, les conditions de la vie des sociétés. « C’est nous qui créons les fatalités de l’histoire, dit M. G. Le Bon, et il dépend souvent de notre volonté de ne pas les faire naître. Un fait minime peut, à un moment donné, sauver la vie d’un peuple. » Et il cite à l’appui, en l’analysant, la bataille de la Marne, qui évita l’entrée à Paris des Allemands, et la destruction inévitable de cette ville par quartiers successifs, pour forcer la France à accepter une paix qui eût été sa fin. Les faits sociaux démontrent aussi que l’homme n’enfreint pas impunément certaines lois sociologiques. En dehors de toutes les sanctions juridiques, établies par les lois humaines, il est pour elles de véritables sanctions naturelles. C’est le cas de certaines lois économiques qui sont, dans des milieux et dans des temps donnés, aussi implacables que les lois qui président à la gravitation. d) Les peuples ne sont pas égaux en volonté. Il en est de volontaires et d’énergiques, il en est dont la volonté est affaiblie ou abolie. L’affaiblissement de la volonté tient, soit à un défaut d’impulsion, soit à un excès d’impulsion. Le défaut d’impulsion provient tantôt de ce que les excitations sont faibles, ce qui est le cas chez les peuples dont le caractère est mou, tantôt de ce qu’ils sont contrariés par d’autres sentiments. Quant à l’excès d’impulsion, il entraîne l’affaiblissement du vouloir de deux manières : tantôt la volonté cède à l’impulsion, sans presque en avoir conscience, c’est une sorte de réflexe, tantôt au contraire elle lutte plus ou moins et succombe, accomplit des actes qu’elle ne veut pas. Ce mécanisme de la volonté chez l’individu, on le retrouve chez les collectivités. Chez elles aussi, le je veux constate une situation, mais ne la constitue pas[70]. e) Il est des peuples fatalistes. Le fatalisme vulgaire fut la croyance des anciens Grecs ; il est aujourd’hui encore celle des Musulmans. « Tous les événements importants de notre vie, disent les fatalistes, se produisent sous l’empire d’une absolue nécessité : quoi que nous fassions, ils ne peuvent manquer d’arriver. » f) Les conditions dans lesquelles s’exercent la volonté collective, en particulier la manière dont s’élabore une décision politique, est d’un haut intérêt. Elles sont étudiées à la lumière de la technique, de la psychologie et de l’histoire des assemblées délibérantes. À cette question se rattache celle de la soumission de la minorité à la majorité, la loi ou la décision devenant commune à tous quand cette dernière s’est prononcée. (Voir n° 334. pour la majorité en matière internationale.)

234.3. LES HABITUDES, LES MŒURS, LES COUTUMES. — L’habitude est une disposition durable et acquise à accomplir certains actes, à subir certaines influences. Descartes explique l’habitude par la constitution de chemins tracés par l’action mécanique des « esprits animaux ». L’influence nerveuse remplace de nos jours les « esprits animaux » et des processus chimiques expliquent la constitution des chemins. Tout fonctionnement des cellules aboutit à des prolongements qui unissent des cellules à d’autres et créent des passages et des chemins, conditions physiologiques de l’habitude. La répétition des actes, une activité concentrée, crée l’habitude. La force de l’organisme, au lieu de se répandre au hasard, se porte entièrement au point où elle est utile. Par l’habitude l’acte devient plus facile, mais il entre en même temps davantage dans le domaine de l’inconscient. L’habitude crée un besoin ; par elle les plaisirs et les douleurs s’atténuent, mais les inclinaisons deviennent plus impérieuses. Par l’habitude il y a continuité dans notre vie : il y a aussi économie d’énergie nerveuse et musculaire, car sinon, fait remarquer W. James, les actes les plus simples, s’habiller, se déshabiller, marcher, absorberaient tout notre temps. Grâce à l’habitude, nous pouvons employer nos efforts à l’accomplissement d’actes nouveaux de plus en plus difficiles. Elle est donc un admirable instrument d’instruction, de conservation et de progrès, car les habitudes sont sociales, collectives de même qu’individuelles. Quant aux mœurs, elles sont les habitudes particulières à chaque peuple, à chaque groupe ou classe sociale[71]. Les coutumes sont des pratiques ou des usages, anciens en général. Elles servaient autrefois de base à la législation, car leur ensemble formait le droit coutumier ; elles en sont encore le substratum.

Les hommes ont pris l’habitude de vivre en paix dans des groupes de plus en plus étendus ; ils ont accepté comme compatriotes, comme frères, des hommes dont ils étaient séparés autrefois ! (C’est l’histoire de la formation de tous les grands états). Le mécanisme des habitudes, des mœurs, des coutumes démontre qu’il n’y a rien d’intrinsèquement impossible à ce que ce fait s’étende jusqu’aux relations entre les peuples eux-mêmes. Déjà des mœurs internationales se sont formées spontanément, et pour le règlement des affaires il y a des siècles que des coutumes se sont lentement établies. Les coutumes sont aussi des assises pour le droit international.

234.4. LES SENTIMENTS. — 1. Les sentiments ce sont les affections, les passions, tous les mouvements de l’âme et les expressions qu’ils revêtent. À leur base est la sensibilité, la faculté générale d’avoir des sensations et par suite la capacité de jouir ou de souffrir. L’étude des sensations comprend d’abord celle des sens puis celle des données propres à ces sens, (psycho-physiologique et psycho-physique). L’étude de la capacité de jouir et de souffrir c’est l’étude des émotions. L’émotion étant en rapport évident avec les inclinations, soit qu’elles en dérivent, soit qu’elles les produisent, l’étude de la sensibilité comprend celle des tendances de toute sorte, de leurs transformations, les unes dans les autres, de leurs relations avec les plaisirs et la douleur. On distingue la sensibilité physique, c’est-à-dire les émotions qui ont leur cause unique dans les impressions organiques, et la sensibilité morale, c’est-à-dire les émotions qui ont pour condition une idée.

2. La sympathie, la pitié, la fraternité, la charité, l’enthousiasme, la cruauté, la jalousie, la haine, ce sont des sentiments bons et mauvais qu’éprouvent les peuples comme les particuliers (sentiments populaires). Ce sont de puissants moteurs de l’activité collective et ils interviennent dans les relations de nations à nations. Ces sentiments collectifs peuvent s’éduquer. On peut les raisonner, raisonner leurs motifs, faire qu’ils reposent sur des faits réels et non sur des illusions, des imaginations. On peut aussi créer des faits qui à leur tour modifient les sentiments. La guerre actuelle en fournit des exemples. Les pays que l’on a voulu retenir comme alliés ou combattre ensuite ont été représentés dans la presse officielle sous des jours très différents pour provoquer précisément des sentiments de sympathie ou d’antipathie. On a vu, par l’exemple des slaves austro-hongrois, ce que peut sur un peuple, où la résistance n’est pas organisée, l’appel guerrier du souverain, la discipline de fer et la hiérarchie indiscutée de l’armée, le drapeau national déployé, le vertige guerrier, tout ce qui, à ces heures historiques, fait oublier les sentiments personnels pour laisser libre cours au torrent de passion. Ainsi, tantôt les sentiments donnent lieu à des idées, et tantôt les idées se transforment en sentiments. La liberté, l’égalité, la fraternité sont des idées, de véritables principes de l’organisation de la vie sociale. Ce sont aussi des sentiments chez les nations longuement opprimées. Le sentiment de la liberté persiste dans les masses, alors que l’idée claire en peut avoir disparu. Et ce sentiment provoque les idées au jour des occasions favorables pour reconquérir l’indépendance perdue. (Exemple : Les Polonais après plus d’un siècle.) Les plus grandes forces sociales sont les idées-sentiments.

3. Parmi les causes de guerre et de luttes internationales la haine occupe un rang particulier. Elle consiste en un sentiment tandis que les autres causes consistent en des intérêts. On concilie des intérêts parce qu’ils se raisonnent, mais peut-on concilier des sentiments s’ils sont spontanés et irréfléchis ? Haïr c’est détester quelqu’un, lui vouloir du mal, songer à la vengeance. C’est éprouver de l’aversion, du ressentiment de l’horreur même, et celle-ci implique quelque chose d’affreux et de terrible. Il y a des degrés dans la haine, et celle-ci peut-être individuelle et collective. Entre peuples, haïr c’est vouloir la destruction totale de l’adversaire. Les caractères de la haine peuvent être définis ainsi : a) La haine est un sentiment naturel chez l’homme. Elle est mise en jeu par un réflexe émotif élémentaire. Il y a de la haine chez les primitifs qui appliquent la loi du talion : dent pour dent, œil pour œil. b) La haine n’est pas un sentiment universel chez l’homme. Le civilisé éduque tous ses sentiments, cherche ainsi à se rendre maître de ses sentiments haineux. Aux réflexes il oppose l’inhibition volontaire. Beaucoup de cœurs d’ailleurs ne connaissent jamais la haine. c) La haine n’est pas un sentiment nécessaire à la défense collective, pas même en temps de guerre. Une enquête dans la masse des combattants, en ces temps-ci, montre bien que l’attaque et la défense peuvent être violentes, continues, exaspérées même, sans nécessairement s’accompagner de haine ni d’expressions de haine à l’adresse de l’ennemi[72]. d) Il faut distinguer dans la haine. Haïr un peuple c’est haïr une multitude chez laquelle le bien et le mal se confondent, comme chez toutes les multitudes. Mais haïr le génie de ce peuple quand il est monstrueux, et son œuvre quand elle est criminelle, c’est un devoir pour tout esprit probe et toute conscience loyale. e) La haine de peuple à peuple a souvent un caractère artificiel. Elle est excitée par des procédés de gouvernement ou de presse[73]. La lutte entre concurrents ne dégénère nécessairement en haine de la concurrence, la lutte des classes en haine des classes. Pourquoi en devait-il être autrement de la lutte entre peuples ? La haine qui divise les peuples n’est pas un sentiment spontané né d’une impression immédiate et personnelle. C’est plutôt un produit artificiel résultant d’insinuations et de suggestions qui agissent sur le cœur il est vrai, mais à l’intermédiaire de l’entendement. Ces insinuations et ces suggestions produisent leurs effets venimeux en se répandant par voie oOrale ou par écrit, par la presse surtout. La haine collective n’est pas un sentiment inébranlable, mais passager, basé sur des conceptions fausses, sur des malentendus[74].

Aujourd’hui l’Europe est divisée en deux camps. Les hommes qui se battent ne se sont pas toujours haïs ; les hommes qui luttent ensemble au contraire ont guerroyé les uns contre les autres dans le passé. Les Anglais s’unirent aux Russes contre Napoléon Ier ; ils les combattirent à Sébastopol ; aujourd’hui ils sont à nouveau leurs alliés.  Pendant des siècles l’Anglais a été considéré comme l’ennemi héréditaire en France. L’accord de Fachoda négocié par les chancelleries, et auquel les peuples n’ont été pour rien, a dissipé ces montagnes de haine comme par un coup de baguette. Les cosaques, dont le nom seul resta une menace d’horreur dans le peuple français pendant les trois quarts du XIXe siècle sont, depuis l’alliance russe, traités en amis. L’Autriche, boulevard de la chrétienté contre l’Islam, est aujourd’hui l’alliée des turcs. Les Bulgares se tournent contre les Russes libérateurs, mais jusqu’avant-hier ils ignoraient s’ils n’allaient pas combattre dans l’autre camp. En ce moment même nul ne sait qui les Grecs recevront l’ordre de massacrer. Dans de telles conditions il faut reconnaître que de plus en plus les dirigeants peuvent à volonté décider des sentiments de haine de leur peuple. On crée un mouvement de haine comme on crée un mouvement de sympathie. On change l’état d’âme des nations. Les chancelleries peuvent allier les ennemis d’hier, comme ils peuvent diviser les amis d’aujourd’hui, tout en attribuant aux peuples mêmes les haines dont elles se jouent ![75]

234.5. LES IDÉES : IDÉOLOGIE, OPINION, MENTALITÉ NATIONALE. — 1. Les idées sont les représentations des choses dans l’esprit ; ce sont les notions que l’esprit reçoit ou qu’il se forme de quelque chose. Dans le domaine sociologique, les idées régnantes ont une importance capitale. Ce sont elles qui manifestent ou déterminent l’activité des hommes. C’est à l’intermédiaire de l’idée que doivent se faire et se font les actes sociaux. Les notions théoriques sont d’abord jetées dans la circulation ; comme idées-forces elles déterminent ensuite le déclanchement moral, puis physique.

2. Lorsqu’une idée s’empare d’une nation, l’agite et la passionne, il est rare qu’elle soit uUniformément comprise. Elle se modifie, se nuance, s’altère au gré des préjugés, des intérêts et des instincts du moment. Il faut donc distinguer avec soin les relations mutuelles qui existent réellement entre individus appartenant à un même groupe, et la signification de ces relations telles qu’elles se réfléchissent dans les esprits individuels, c’est-à-dire la réalité objective et l’idée plus ou moins déformée que les hommes s’en forment. La science sociologique s’efforce de connaître les réalités sociales et de s’en faire une représentation objective et exacte. À côté d’elle, ou mieux, comme partie d’elle-même, il faut une place pour ce que nous appellerons l’idéologie. On peut la définir la connaissance des états d’esprits collectifs et de la mentalité des peuples ; l’ensemble des idées que les hommes se font des choses, abstraction faite de l’identité entre ces représentations mentales et la réalité. Le fondement objectif de nos idées, la conformité entre elles et leur objet pour constituer la vérité est un des problèmes fondamentaux de la Psychologie et de la Logique (Critériologie). Celles-ci nous apprennent de combien d’erreurs sont entachées nos conceptions ; même parmi leurs théories il en est qui concluent à l’impossibilité pour l’homme d’atteindre la vérité absolue.

3. À l’idéologie, comprise comme nous venons de la définir, se rattache la Psychologie comparée des peuples ou étude de leurs caractéristiques mentales[76]. La mentalité d’un peuple est sa manière générale de penser, l’ensemble des idées qu’il s’est formées ou qu’il a reçues toutes faites. Ces idées distinguent son action. Celles qui sont relatives à la société, aux relations des hommes entre eux, à leur activité, à l’État, aux relations des États entre eux, sont d’une importance capitale en politique, surtout en politique internationale. Il en est ainsi surtout quand elles se coordonnent en système mental et moral, formulé en doctrine par les théoriciens qui ont ou synthétisé des idées éparses dans leur peuple, ou donné la forme d’idées raisonnées aux sentiments de leur peuple, à leur état de conscience et de volonté[77]. La mentalité des peuples ne s’exprime pas seulement de manière différente sur les questions particulières ; elle a aussi des tendances générales, elle forme des systèmes généraux auxquels elle se rattache de préférence. L’exemple du peuple suisse est typique. Il a une unité nationale fortement, marquée comme État, mais il est composé de trois populations, de trois langues différentes. « La Suisse romande, dit Adolphe Keller, pense absolument. Elle se raccroche à la conception d’une morale sans fondement matériel, d’un droit national ou international intangible, d’une politique sans liaison avec les éléments. La Suisse allemande en revanche, et dans une certaine mesure, pense historiquement, c’est-à-dire relativement. Elle est plus près de la réalité que les Welsches. »

Les peuples s’ignorent les uns les autres. Pour chaque peuple, la psychologie du voisin est un mystère. Dans ces conditions, le malentendu est permanent.

4. « La destinée nationale, dit de son côté M. Coubertin, est faite d’éléments contradictoires qui agissent et réagissent les uns sur les autres. Ceux-là connaissent vraiment leur temps qui savent discerner les influences opposées, les héréditaires ou spontanées, auxquels les peuples sont soumis ». Pratiquement on peut distinguer trois idéologies dans une société : a) l’idéologie populaire : les idées que se forme l’homme moyen de chaque groupe homogène ; b) l’idéologie officielle, les idées sur lesquelles reposent les institutions officielles, idées souvent imposées et non librement admises[78] ; c) l’idéologie intellectuelle, les conceptions les plus hautes auxquelles parvient la pensée du groupe et qui forment son idéal. Les historiens, à propos de conflits anciens, disent constamment : « Ce n’est pas d’après nos idées mais d’après les mœurs du temps que nous devons juger la question. » C’est là une indication utile pour les jugements que nous avons à porter sur notre propre temps. Une élite seulement dans chaque pays peut se rendre exactement compte des principes engagés au fond de chaque question[79].

Les masses jugent par sentiment, c’est-à-dire par la réaction brute que leur mentalité moins développée éprouve au contact des faits les plus importants. Les événements se simplifient pour elles, et prennent la forme explicable par leur intelligence de moindre degré. La légende intervient, transformant les faits. Car il faut aux hommes du merveilleux ; ils veulent y croire, ou tout au moins le considérer comme vraisemblable (Merveilleux scientifique de Verne et de Wells).

L’homme n’échappe pas aux influences de son milieu, il en subit les doctrines, comme il en subit les mœurs, même sans raisonner et, le plus souvent, sans les comprendre. C’est en nous rappelant tout cela que nous devons porter notre jugement sur les événements de l’heure actuelle et en parler avec objectivité scientifique. Pour en comprendre la puissance et la portée il faut connaître l’état précis de l’opinion, l’ensemble des opinions qui forment la sagesse des civilisés et la conscience des hommes de ce temps[80].

5. L’idéologie populaire est, d’une autre manière encore, intéressée aux événements actuels. Le fait de la participation des masses du peuple à la lutte armée fera progresser la pensée politique et modifiera pour toujours la psychologie populaire. Des millions d’hommes qui auront été soumis à l’action de la métaphysique et de la mystique de la guerre sur les champs de bataille éloignés, qui auront été habitués à subir les circonstances de la lutte commune sur un théâtre immense en retiendront des habitudes de pensée, des points de vue qui renouvelleront l’âme populaire.

6. À ces questions se rattache cette autre soulevée par la guerre actuelle. Constatant les horreurs commises de sang froid par l’armée allemande, les extraordinaires déclarations des intellectuels de l’Allemagne, les décisions et les proclamations de son gouvernement, certains ont parlé de psychose allemande. La névrose guerrière en ce pays serait devenue épidémique, comme au moyen âge la danse de Saint-Guy et la flagellation. D’autres au contraire voient dans le fond même de la mentalité allemande les germes qui, développés par les circonstances, ont produit les horribles résultats qu’ils constatent et c’est toute une race qu’ils voudraient condamner de ce chef. Des psychiatres ne sont pas de cet avis. Pour eux il n’y a pas de psychose allemande. Il y a tout simplement des gens qui sont des « moutons », qui font ce qu’on leur dit de faire, qui se laissent conduire, et il y a une élite mal intentionnée. Pour parler le langage de l’anthropologie criminelle, il ne peut donc être question de « criminels-nés » mais bien de « criminels d’occasion ».

7. La sociologie comme la psychologie fait une distinction dont l’importance s’accroît chaque jour avec l’observation des faits. La sphère consciente où s’élaborent les idées pures, la théorie, les vérités, et la sphère de l’inconscient où s’élaborent les causes de nos actions. « L’histoire montre que des massacres et des dévastations prolongées furent nécessaires pour qu’une vérité rationnelle triomphât d’illusions d’origine affective ou mystique. Le monde fut ravagé pour faire triompher des conceptions aujourd’hui sans prestige et sans force. » (G. Le Bon). « Le mystique aussi domine entièrement l’affectif et le rationnel. Les êtres obéissant à des impulsions affective et mystiques, à des croyances ayant des sources collectives, perdent tout jugement. Ils deviennent incapables de percevoir leurs intérêts les plus clairs et aucun raisonnement ne saurait les influencer. L’âme individuelle arrive alors à se fondre dans l’âme collective ». (G. Le Bon.) « Exemple la conduite des Busses en Galicie, cherchant à orthodoxifier les Ruthènes catholiques uniates et obtenant ce double résultat de faire accueillir leur retraite avec joie et de fortifier les Polonais dans leur croyance. Il y a un gouffre entre leur civilisation et les intérêts de la Russie. » (Jaworski, président du Comité supérieur de la Pologne, dans Scientia, 15 mai 1915).

8. Les idées d’une société quand elles sont organisées forment l’opinion publique. On sait le rôle croissant que celle-ci a joué dans les affaires humaines surtout depuis qu’elle est exprimée par les assemblées délibérantes et par la presse. De nos jours il s’est constitué une opinion publique universelle, saisie à la même heure dans le monde entier des mêmes questions, agitées par les mêmes arguments et les mêmes idées. Que l’on se rappelle les grandes causes qui hier soulevaient partout les esprits, par exemple l’affaire Dreyfus, qui n’a laissé d’indifférent en aucun pays, et en ce moment l’opinion sur les responsabilités de la guerre. C’est avec raison que F. Buisson a pu dire : « Nous affirmons qu’il existe une conscience du genre humain. » Avant la guerre l’opinion publique cosmopolite gouvernait le monde. Si la guerre est survenue il faut l’attribuer en partie à ce que cette opinion était imparfaitement coordonnée.

L’opinion populaire se crée lentement et prépare les volontés inconscientes qui précèdent le plus souvent les volontés conscientes des gouvernants. Faire nôtre un sentiment, puis le propager de façon à le rendre collectif est un des fondements essentiels de la politique. Aujourd’hui les gouvernants disposent à cet effet du concours prolongé de la presse, des sociétés patriotiques, des journaux, des livres, des universités. Des études intéressantes ont mis en lumière les grands facteurs de la persuasion, et le mécanisme par lequel se forment les courants d’opinion qui, à un moment donné, entraînent tout un peuple. On a essayé de formuler des lois de ces phénomènes. (G. Le Bon, Les opinions et les croyances.) Dans son Histoire des des sciences et des savants, de Candolle emploie une intéressante méthode pour se rendre compte de l’opinion d’un pays. « Rien n’est plus curieux, dit-il, que la manière dont se crée l’opinion. On dirait d’abord une chose vague, insaisissable quant à l’origine, mais en regardant de plus près on en découvre les principes moteurs. Il y a des intérêts et aussi des goûts, quelquefois contraires aux intérêts. L’union des tendances secrètes ou avouées forme des courants d’opinion qui luttent avec les grands courants déterminés par les intérêts. Le nombre et la passion des personnes de l’un et de l’autre sexe qui créent ces divers courants, déterminent aussi leur force relative es par conséquent l’opinion dominante ». On peut distinguer six tendances qui dirigent les individus d’une façon plus ou moins exclusive : a) Recherche habituelle et prononcée des biens matériels pour le plaisir d’acquérir et de posséder. b) Recherche de ce qui plaît, c’est-à-dire disposition à ne rien faire, ou à dépenser pour son agrément des valeurs de toute espèce au lieu d’en créer. c) Recherche d’influence ou d’action politique. d) Préoccupation d’idées religieuses. e) Recherche de la vérité en elle-même, ce qui est le principe et le but de toutes les sciences morales, politiques, mathématiques ou naturelles. f) Recherche du beau en lui-même, ce qui est l’essence des arts et de la littérature. — Les individus très passionnés n’obéissent guère qu’à une seule de ces tendances, mais en général chacun d’eux obéit à deux ou trois d’entre elles. C’est pour cela qu’on aime si fort la propagande. Elle attire et unit les tendances de second ou troisième ordre de beaucoup d’individus, de façon à accroître la force du courant en faveur duquel on se démène. Le résultat de la lutte continuelle des tendances diffère selon les pays et les époques. Quelquefois une tendance a écrasé une autre, mais presque toujours il y a une, deux ou trois tendances dominantes qui caractérisent l’opinion sans anéantir complètement les autres. En partant de ces bases on peut indiquer ce qui distingue tel pays ou telle époque au point de vue de l’opinion. Ainsi au XIXme siècle, en Angleterre et aux États-Unis les tendances a), c) et d) ont été prépondérantes, mais à partir du milieu de ce siècle en Angleterre la tendance e) a pris également de l’importance d’année en année. En Allemagne dans le XVIIme siècle les tendances b) et e) dominaient, tandis qu’aux environs de 1870 c) et e) ont pris la conduite de la société. Au XXme siècle c’est a) et c) qui y dominent. La France pendants tout le XIXme siècle a été tellement divisée entre a) b) c) et d) qu’il en est résulté des tiraillements et des crises, non sans inconvénients pour les tendances e) et f).

8. Dans le conflit actuel on voit l’influence de l’opinion. Le gouvernement autrichien doit tenir compte de l’opinion. En Angleterre c’est le gouvernement qui dut rapidement former l’opinion après la violation de la Belgique. En Allemagne les dirigeants ne purent faire frein à une opinion qu’ils avaient longtemps préparée dans le sens de la haine de l’Angleterre et de la France. Ce serait une étude pleine d’intérêt que de rechercher la manière dont l’opinion publique a été conduite dans les premiers jours de la guerre, et, immédiatement avant sa déclaration, comment les gouvernements, à l’aide de la presse et des parlements, s’y sont pris pour faire accepter la guerre. Incontestablement en ces jours il a fallu quelque part tromper l’opinion et créer une opinion artificielle. Le mécanisme par lequel cela a pu se réaliser est éminemment intéressant à connaître.

234.6. L’INTÉRÊT ET L’IDÉAL. — 1. l’enchevêtrement des instincts, des habitudes, des sentiments, des idées provoque dans chaque société l’opposition, la lutte et les conflits. Ils prennent deux formes caractéristiques, l’intérêt et l’idéal, l’une expression de l’égoïsme, l’autre de l’altruisme.

2. L’intérêt est le terme sociologique général, à la fois juridique, économique et politique qui sert à désigner les mobiles humains : ce qui importe à quelqu’un, ou à un groupe de personnes ; la raison qu’ils ont de désirer une chose ; les avantages qu’ils peuvent en retirer. L’intérêt est la forme ordinaire de l’égoïsme, mais il faut distinguer l’intérêt immédiat ou différé, direct ou indirect, personnel ou commun, particulier ou général. L’intérêt individuel est le levier du monde. Doublé de l’ambition il déploie librement les initiatives privées et la personnalité humaine. Sur la base de l’intérêt égoïste se sont élevées les morales utilitaires. Mais entre les idées défendues par leurs auteurs et celles que certains y ont voulu découvrir il y a un abîme. Il est contre la nature d’un être de vouloir ce qui serait contraire à sa fin, donc à son utilité, à son bien propre. Mais sa fin, son bonheur, son intérêt donc, peuvent être compris de bien des manières différentes. Si des écoles philosophiques ont vu le bien dans le plaisir (Épicure) d’autres l’ont vu dans l’intérêt bien entendu (Hume, Bentham, Stuart Mill[81]).

Il faut bien se représenter le jeu des intérêts. Quand l’intérêt général seul est en lutte avec des intérêts particuliers fortement concentrés, il est difficile qu’il triomphe ; il ne représente en effet, précisément parce qu’il est l’intérêt général, qu’un bénéfice peu considérable et peu apparent, dans un cas isolé, pour chaque citoyen ; les intérêts particuliers représentent au contraire, pour chaque membre du groupe intéressé, un bénéfice très net, bien sensible, quelquefois énorme. Mais il arrive que l’intérêt général se trouve d’accord avec certains groupes d’intérêts particuliers et alors il est défendu avec vigueur. Tout le monde avait intérêt à la paix organisée, mais bien peu de gens savaient faire à cet intérêt général les sacrifices nécessaires pour lutter contre les intérêts particuliers qui voulaient la guerre. La crise actuelle a amorti bien des intérêts particuliers, hier encore tout-puissants.

La poursuite de l’intérêt général prend la forme tantôt d’un culte désintéressé du bonheur général, tantôt celle d’une science spéculative et appliquée de cet intérêt. La connaissance des besoins et des intérêts des peuples est à la base de toute politique rationnelle. La politique internationale ne peut même prendre ce nom qu’à la condition d’être basée sur une claire notion de tous les intérêts nationaux en présence.

3. À l’intérêt s’oppose l’idéal. Toute société pour grandir et se développer doit avoir un idéal. Celui-ci est le perfectionnement suprême ou typique qui n’existe que dans l’imagination.  L’idéal n’est pas l’image de la réalité, ni la fantaisie d’une imagination qui crée des chimères. L’idéal n’est pas d’avantage l’idée. Celle-ci est abstraite et générale, tandis que l’idéal a quelque chose de concret, de sensible, d’individuel. On se le représente avec une forme plus ou moins déterminée, car ou le conçoit comme pouvant être de plus en plus réalisé, bien qu’il ne le soit jamais, et qu’il s’élève à mesure que la réalité se rapproche de lui. Pour Platon, l’idéal a une réalité même, puisque nos sens ne perçoivent que les ombres des choses. Il est l’idée du Beau ou du Bien ou du Vrai, qui, résidant dans l’esprit de l’homme, lui permet d’apprécier par comparaison toutes les beautés de l’art et de la nature, tous les actes de la volonté, toutes les affirmations de l’intelligence. Pour nous l’idéal est le produit prototype qui se dégage de nos expériences réfléchies dans la direction du mieux. L’idéal n’habite pas d’inaccessibles régions, mais il est au jour le jour, à l’époque l’époque, l’ensemble coordonné de nos conceptions et de nos vouloirs les plus hauts. Dans le domaine sociologique, on lui a souvent donné le nom d’utopie, nom qui signifie : ce qui n’a été réalisé nulle part. Pour se défendre contre l’objection que le « Royaume » qu’ils proposaient n’était pas de ce monde, les réformateurs idéalistes ont fait valoir avec raison que l’univers n’était qu’une série d’utopies réalisées, que tout avait commencé par ne pas exister et qu’Adam n’était pas sorti du Paradis terrestre avec le cortège des institutions nécessaires à ses descendants. L’idéal dont toutes les sociétés et tous les groupes ont besoin est en réalité un programme d’action basé sur la croyance en l’excellence de certains objectifs supérieurs. « L’histoire nous enseigne que pour sortir de la Barbarie, après de foule être redevenu peuple, celui-ci doit avoir acquis un idéal. C’est le fruit de longs efforts, de luttes sans cesse répétées et d’innombrables recommencements. Peu importe la nature de cet idéal, que ce soit le culte de Rome, la puissance d’Athènes ou le triomphe d’Allah, il suffira pour doter tous les individus de la race en voie de formation d’une parfaite unité de sentiments et de pensées. C’est alors que peut naître une civilisation nouvelle, avec ses institutions, ses croyances et ses arts. Entraînée par son rêve, la race acquerra successivement tout ce qui donne l’éclat, la force et la grandeur. Elle sera foule encore sans doute à certaines heures, mais derrière les caractères mobiles et changeants des foules se trouvera ce substratum solide : l’âme de la race, qui délimite étroitement les oscillations d’un peuple et règle le hasard[82] ».

Si les peuples, pour être grands, ont un idéal national, un plan de vie collective, un système, l’humanité aussi doit avoir son idéal et son plan basé sur les nécessités générales du monde civilisé. Le programme proposé à l’action commune de toutes les nations doit être assez grand, assez beau, assez séduisant pour promouvoir les volontés, condenser mieux les aspirations des masses et produire parmi elles un sentiment profond, à moins que cet idéal même ne surgisse de ce sentiment.

235. Les objectifs de l’action sociale.


Vers quoi tend toute l’activité des hommes et des sociétés ? Y a-t-il possibilité d’obtenir satisfaction aux désirs ? Y a-t-il autre chose que répétition des mêmes actes et l’amélioration, le mieux sont-ils possibles ? Ce sont les problèmes du bonheur, du progrès et de la civilisation. Tous trois dépendent intimement l’un de l’autre et ils sont en jeu dans l’idéologie de la guerre actuelle.

235.1. LE BONHEUR. — 1. Le bonheur est ce à quoi tend toute créature humaine. Cette notion est donc fondamentale dans l’organisation sociale[83]. Le bonheur est un état de bien-être joint à la satisfaction intérieure. Le bonheur n’est pas le plaisir, mais cette dernière notion est indispensable pour comprendre la première. Il y a plaisir toutes les fois que l’activité d’un être s’exerce dans le sens des voies de sa nature ; il y a douleur toutes les fois que cette activité est détournée de son but et empêchée par quelque obstacle du dehors ou du dedans. Il faut considérer la puissance de cette activité ; le plaisir provient de l’acte proportionné à cette puissance ; la douleur est le résultat d’une activité qui outrepasse sa puissance ou n’en atteint pas les limites (Aristote, Hamilton).

« La douleur remplit une fonction capitale dans notre vie. Elle est un avertissement et une sauvegarde au point de vue physique. Sous la forme du remords elle nous préserve de bien des fautes. Elle est une cause de progrès en stimulant tous nos efforts et en nous dressant contre le mal moral. Elle assure le caractère désintéressé de la vertu. Elle provoque la réflexion sur l’au-delà. » Le problème du bonheur a été agité par tous les philosophes ; il a sa place dans tous les systèmes de philosophie (Épicuriens, Stoïciens ; Platon, Aristote). Quelle place faut-il lui faire dans la vie sociale ? Pour les uns il ne provient pas du plaisir, mais il résulte de l’exercice même de la nature propre de l’homme, c’est-à-dire de l’exercice de la raison. Pour les autres le bonheur n’est que la somme des plaisirs sensibles, et il faut saisir au passage toutes les jouissances qui s’offrent. Pour les mystiques, le bonheur est fait du mépris du plaisir et de la réduction des besoins au minimum. La tradition épicurienne du bonheur a réapparu dans l’utilitarisme moderne. Bentham, Stuart Mill, Spencer ont fait un effort pour établir que le vrai bonheur de l’individu est identique au bonheur de l’humanité : pour Spencer notamment le bien est l’adaptation à l’évolution universelle. Kant subordonne strictement le principe du bonheur à celui de la moralité. Si le bonheur social est le but que doivent se proposer les politiques, comment admettre la prétention de faire le bonheur des populations malgré elles, comme par exemple par les annexions violentes ?

2. Notre époque a vu surgir un grand débat insoupçonné de l’antiquité sur l’essence du bonheur et sur les thèses opposées de l’optimisme et du pessimisme. Pour l’optimisme le monde est absolument bon, et l’univers le meilleur qu’il puisse être pour le moment (Leibnitz) ou, tout au moins, le bien y tient en définitive plus de place que le mal, et il est organisé de façon que le bonheur l’emporte sur la douleur (Fénelon).

Le pessimisme a été systématisé dans la doctrine religieuse du Bouddhisme, repris dans les temps modernes par Schopenhauer et Hartmann. Être, c’est agir et faire effort. La volonté est le principe, l’essence de tout dans la nature. Nous voulons, ou, mieux, en nous veut l’Inconscient qui nous mène à ses fins, contraires à nos véritables intérêts. Tout souffre, puisque l’effort naît d’un besoin, et tant que le besoin n’est pas satisfait il en résulte de la douleur, ou, quand il est satisfait, c’est pour peu de temps, puisqu’un nouveau besoin fait naître une nouvelle douleur. Plus l’intelligence s’accroît, plus l’être est sensible à la douleur. Conséquence : il faut se désintéresser de la vie. Dans la religion chrétienne, la douleur, la souffrance est considérée comme le résultat de la faute originelle ; elle est sainte, car son acceptation nous permet le rachat de nos péchés ou l’acquisition de mérites précieux pour notre salut. Le Christ a été le « maître de la douleur », et les hommes forment la « société dolente ». Le renoncement, l’abnégation, la pénitence, la mortification, sont préconisées comme règle de vie. — À la vérité, le monde n’est pas absolument bon, mais il peut être rendu meilleur par l’effort des hommes. Il est perfectible et cela suffit pour donner à la vie sa raison d’être : l’effort vers le mieux. Les biens de ce monde ont crû avec le labeur humain ; l’amélioration de la vie matérielle, les jouissances nouvelles créées par l’hygiène, l’esthétique, la pratique de la morale, par la connaissance de la nature, la fréquentation des hommes, la meilleure organisation de la justice. Tout l’effort des hommes tend à la suppression des maux, certes sans y parvenir complètement, mais en remportant des succès croissants. La médecine, par exemple, a restreint le champ des maladies ; l’hygiène a étendu la longévité ; les possibilités entrevues de vie longue paraissent considérables[84].

3. Quelles sont les conditions du bonheur social ? Ce que nous appelons les progrès de la civilisation consiste simplement en un rapprochement successif et laborieux, vers la solution de plus en plus parfaite, définitive et stable de ce grand problème : être heureux, non seulement chacun pour soi, mais tous ensemble, dans la communauté de la vie sociale (Ferrero.) Ainsi la civilisation n’est autre chose qu’une augmentation du bonheur universel, obtenu au moyen des progrès moraux et intellectuels qui enrayent et détruisent peu à peu les maux naissant des passions mauvaises et des erreurs humaines. « L’homme, sans conteste, peut attendre plus de bonheur d’une meilleure organisation sociale. L’association, la société, la cité ont transformé l’anthropoïde en homme. Elle a fait de l’animal indépendant et antagonique un citoyen inter-dépendant et associé. Par là elle a conféré à l’individu une puissance centuplée de comprendre et de sentir. L’homme plus complètement socialisé, dépouillé davantage de sa nature animale, pour y substituer une nature humaine, s’élevant de la sensation et de l’impulsion aveugle à la phase de la raison et de la liberté, que ne peut-il attendre encore de bonheur ? Il aura échangé enfin sa pauvre et précaire vie de haine et de conflit contre les richesses et les joies de la collaboration savante et de la sympathie profonde. La société est pareille à une machine grossière qui ne donnerait encore que 1 % de force utile pour 99 % de frottement et de force perdue. Tous les efforts doivent tendre à perfectionner la société. Déjà le vieil Aristote disait : L’homme est un animal constructeur de cités[85]. »

La conception du bonheur domine donc l’organisation de la société internationale comme elle domine celle des sociétés nationales. Si la meilleure organisation des choses de celle-ci est susceptible d’accroître le bonheur de l’individu, la meilleure organisation de la vie mondiale tout entière est susceptible d’apporter plus de bonheur aux peuples. Le bonheur collectif, le bien commun est aussi le critère suprême de l’une comme de l’autre. La formule de Bentham : « Le plus grand bonheur du plus grand nombre », précisée ainsi par Duprat : « Procurer à l’ensemble des hommes solidaires le maximum des satisfactions complémentaires les unes des autres. »

235.2. PROGRÈS. — Les problèmes du progrès se divisent en une série de questions. Qu’est-ce que le progrès et en quoi consiste-t-il ? Le progrès est-il indéfini ou a-t-il un terme assignable ? Le progrès est-il continu ou toute période d’évolution positive n’est-elle pas suivie dans la nature d’une régression ? — Le progrès moral suit-il nécessairement le progrès actuel ?

Jusqu’ici une vie sociale universelle s’est établie dans le monde, spontanément ou par efforts partiels et dispersés. Une civilisation d’un haut degré a été atteinte. Mais nous n’avons pas su nous en servir, car nous ne lui avons assigné ni directions ni buts dignes des efforts associés de tous et capables de former des dérivatifs aux querelles et aux compétitions particulières des États, des Nationalités.

1. Notions. — L’idée de progrès semble avoir eu pour les anciens beaucoup moins d’importance que pour les modernes. L’idéal politique de Platon et de beaucoup de ses concitoyens était la stabilité. Le progrès dans la nature ne fut vaguement connu que par Héraclite, qui admit plutôt le changement incessant. Aristote étudia profondément le mouvement et le changement, mais crut à des forces éternelles et immuables. Les stoïciens ne concevaient qu’un retour à l’embrasement universel au terme de la grande année. Lucrèce n’a fait qu’esquisser dans son premier livre du De rerum naturæ une théorie du progrès naturel et social. Pascal eut, au XVIIme siècle, la conception d’un progrès de l’humanité prise dans son ensemble, « considérée comme un même homme qui subsiste toujours et apprend continuellement ». Mais c’est surtout au XVIIIme et XIXme siècles que l’idée du progrès universel a fait du chemin. Condorcet trace le « Tableau des progrès de l’esprit humain » et le conçoit comme indéfini. Goethe compare l’humanité à un coursier qui suit une spirale s’élargissant continuellement. Price, Priestley, Kant, Lessing, Schiller, Fontenelle, Turgot, Fourier, Saint-Simon, Auguste, Comte sont les ardents propagateurs de l’idée de progrès. Kant et Laplace formulent leurs théories de la nébuleuse, théorie que Comte adopte, dont Herbert Spencer fait la base de son système évolutionniste. Dans les sciences naturelles Darwin et Lamarck montrent les transformations nécessaires des espèces vivantes ; la théorie des cataclysmes est remplacée par celle des actions continues ; la croyance à l’emboîtement des germes (Bonnet) fait place à la théorie de l’épigenèse ou du progrès embryonnaire par évolution continue de la cellule vivante ; des philosophes constatent un progrès naturel du langage, de la neutralité, des institutions sociales ; ils estiment que les lois générales du progrès peuvent recevoir une expression énergétique (Ostwald).

2. Mécanisme du progrès. — Les lois sociologiques se ramènent à trois : la répétition, l’opposition et l’adaptation des phénomènes sociaux[86]. L’instinct dirige sans changement l’activité des sociétés animales. L’homme a la supériorité de l’invention. L’invention modifie ses désirs, ses croyances, ses modes d’activité et de production ; l’imitation les perpétue et crée un nouvel état social. Quelle n’a été l’influence de la navette, de la boussole, de la poudre à canon, de l’imprimerie, de la vapeur, pour ne parler que des découvertes matérielles. Puis de nouvelles inventions s’opposent à celles qui ont été cristallisées par l’imitation, la tradition, l’habitude finissent par s’adapter à l’état social existant, et créent une civilisation différente de la précédente. C’est un devenir perpétuel ; mais ce devenir est une ascension. L’adaptation de l’individu à des rapports sociaux de plus en plus complexes, comme le développement d’institutions socialement utiles, a besoin du concours de l’esprit d’invention des individus et requiert l’adoption de leurs idées par la société. L’individu émet des idées originales, elles sont discutées, mais aussi imitées et sont ainsi l’objet d’une propagation de caractère réfléchi. C’est seulement après que la société a ainsi généralisé les idées individuelles, en les faisant unanimes, qu’elles se concrétisent en des institutions qui viennent s’ajouter à l’acquis social déjà existant. Tel le mécanisme du progrès. Tout dépend de l’invention et de l’organisation : le travail n’est que le bras qui exécute, une tête fait mouvoir des milliers de bras.

3. Données et directions du progrès. — Le progrès conscient consiste pour l’esprit à appliquer son effort à collaborer au progrès spontané de la nature en lui et dans la société. Le progrès individuel est caractérisé par une accentuation volontaire de la part de l’esprit, des tendances qui visent à différencier et à concentrer des facultés et des énergies, en d’autres termes, à accroître sa puissance. Le progrès social est caractérisé par la collaboration volontaire de chaque individu à la concentration des énergies collectives tendant au but social suprême, savoir : la conservation et l’accroissement, en qualité plus encore qu’en quantité, des forces de la société dont il est membre. (Adolphe Ferrière). Le progrès varie d’après les domaines. Progrès anthropologiques : L’organisme humain, s’il présente un perfectionnement certain depuis les temps préhistoriques n’en montre pas un tangible aux époques historiques. Progrès économiques : L’école historique et l’école libérale le placent dans la production ; l’école socialiste dans la répartition ; l’école solidariste dans la consommation. Progrès politiques : Il conduit à des institutions de plus en plus démocratiques. Progrès mental : Il y a évolution intellectuelle organique et perfectionnement social par l’éducation morale[87]. — Il faut nettement distinguer deux sortes de progrès possibles. a) L’Instinct, l’acquit héréditaire, la perfectibilité évolutive (qui se transmet par la mnème héréditaire, c’est-à-dire par engraphie). b) La culture que l’homme acquiert individuellement par la tradition (écriture, dessin, monuments, bibliothèques, poste, télégraphe, journaux, écoles, etc., c’est-à-dire par ekphorie). Ce qui progresse rapidement dans notre civilisation c’est l’encyclopédie de notre savoir, mais non la qualité individuelle de nos cerveaux. Ceux-ci ne sont pas différents de ceux des Grecs et des Romains[88].

À s’en tenir à l’ensemble de la société, il faut considérer avec Novicow que tout progrès consiste dans une association plus intime des éléments humains, en une plus grande « socialisation ». C’est dire que l’organisation internationale, la Société des Sociétés nationales ainsi qu’elle est entrevue et jugée nécessaire de nos jours, doit constituer un nouveau progrès pour l’humanité. La nette conscience s’est formée qu’au-dessus des progrès particuliers que chaque localité, chaque pays est appelé à réaliser, il est nécessaire de travailler à un progrès général, le progrès de l’humanité même.

4. Continuité du progrès. — Les progrès de la société humaine ont été considérés par les uns comme ininterrompus (Pascal, Condorcet), par les autres comme sujets à des retours périodiques ou « ricorsi » (Vico) ; par d’autres encore comme offrant un caractère partiel et contradictoire. À embrasser d’un coup d’œil général toute l’histoire de l’humanité et à constater ses résultats généraux, il ne paraît pas possible de déclarer qu’il n’y a aucune progression dans le Progrès. Le progrès existe. Il en est de manifestes, d’incontestables ; ce qui n’existe pas, c’est sa nécessité, sa constance ou son universalité. Le progrès a été fréquemment interrompu par de longues régressions, par des périodes d’ignorance et de servitude. Après les mœurs douces de la Chaldée primitive, l’autocratie brutale des Akkadiens et d’Assour ; après Rome les Barbares ; après Constantinople les Arabes. Sur bien des points aujourd’hui même le progrès semble arrêté (exemple : le progrès du génie esthétique), et c’est avec angoisse que nous pensons au recul après la guerre. La croyance au progrès nécessaire peut conduire au fatalisme, comme la croyance à l’immobilité et à l’éternel recommencement. Le progrès humain est le résultat de la volonté.

5. Accélération du progrès. — La loi sociologique d’accélération agit dans le monde social comme, dans le monde physique, la loi de la chute des corps. Ceci est explicable par la loi naturelle de la modificabilité vitale. Celle-ci, en effet, est d’autant plus grande que l’organisme est plus complexe. La modification des sociétés, organismes plus complexes que l’organisme humain, est susceptible d’acquérir une intensité supérieure. Le changement perpétuel est la caractéristique évidente de la vie moderne. Tout est accepté comme provisoire, passager, transitoire. Même les théories scientifiques ne sont plus conçues que comme relatives, voire toute vérité comme relative. L’évolution sociale en est arrivée aujourd’hui à la phase de transformation consciente ; au progrès spontané s’ajoute aussi le progrès volontaire[89]. Aussi la secousse que la guerre apporte au monde a pour résultat de tout remettre en question : elle crée un extraordinaire état de réceptivité parmi les populations. Elles se rendent compte de la possibilité de modifications importantes dans l’organisation des sociétés et elles sont prêtes à les accepter.

235.3. LA CIVILISATION. — Tous les facteurs sociaux que nous avons considérés jusqu’ici isolément et sous différents aspects viennent se combiner en un ensemble dénommé la Civilisation.

1. Notion. — Il faut distinguer la civilisation et les civilisations. Les civilisations, c’est tout complexe qui comprend les idées professées et les habitudes contractées par l’homme vivant en société et il y a autant de civilisations que de sociétés. La civilisation est un certain état déterminé, présentant à un degré de plus en plus haut des caractères particuliers : des institutions politiques et administratives, une fortune publique, quelque culture littéraire, artistique, scientifique, une indépendance relative de la société vis-à-vis de la nature, des individus vis-à-vis des autres, enfin un développement continu, une marche en avant dans l’ordre économique, intellectuel, moral. L’idée de progrès est inséparable de celle de civilisation. L’homme civilisé est celui qui regarde vers l’avenir, tandis que le barbare vit au jour le jour, absorbé par le présent et ne prévoyant pas.

2. Mesure de la civilisation. — La civilisation a deux facteurs, l’un matériel (conditions économiques), l’autre intellectuel et moral (culture)[90]. La croissance de l’un et de l’autre est nécessaire, sinon il n’y a plus progrès mais décadence. La civilisation universelle a atteint un certain étiage : elle est faite d’un minimum d’idées, de coutumes, d’institutions, de services publics, d’appropriations matérielles du territoire. Elle est à une certaine hauteur de l’échelle des possibilités, des réalisations humaines ; elle a des degrés inférieurs et supérieurs[91]. On entrevoit le moment où les études sociologiques dans les divers domaines seront assez avancées, assez précises, pour qu’il devienne possible d’établir une mesure de civilisation. Il s’agirait d’établir un étalon de civilisation à divers degrés et de comparer à cet étalon les diverses civilisations étudiées. On pourrait dire ainsi non seulement quel est le peuple le plus civilisé, mais encore à quel moment de son histoire il le fut davantage, et en lesquels de ses éléments il l’est plus que dans d’autres[92].

3. Caractère de notre civilisation. — L’homme a parcouru les étapes des diverses civilisations, nomade, agricole, guerrière, industrielle. La civilisation actuelle a des caractères distinctifs : Dissolution des idées qui soutenaient l’esclavage ; position absolue occupée par les classes possédantes dans l’État ; prédominance du pouvoir civil sur le pouvoir religieux ; développement de l’idée qu’il n’y a nul pouvoir ni opinion dans l’État qui puisse être considéré comme le représentant de la vérité absolue ; développement consécutif du gouvernement de parti avec les droits de contrôle pour tous ; égalité de naissance des hommes ; droit de vote égal dans l’État ; distribution de la richesse tendant à se conformer sur la justice politique. Ces faits résultent du développement de la responsabilité humaine et doivent être considérés comme représentant notre civilisation occidentale. Le christianisme a créé cette responsabilité.

4. L’avenir de la civilisation. — « La destination de la société parvenue à sa maturité, n’est point d’habiter à tout jamais la vieille et chétive masure quelle bâtit dans son enfance, comme le pensent les rois, ni de vivre éternellement sans abri après l’avoir quittée, comme le pensent les peuples ; mais, à l’aide de l’expérience qu’elle a acquise, de se construire avec tous les matériaux qu’elle a amassés, l’édifice le mieux approprié à ses besoins et à ses jouissances[93]. » La nouvelle civilisation, — l’édifice qui doit remplacer la vieille et chétive masure, — ne peut être qu’une société construite, en tenant compte de toutes les données actuelles, et s’élargissant jusqu’à comprendre l’humanité entière. « Il n’y a qu’une culture : celle qui est faite, celle qui sera faite de ce qu’il y a de meilleur, de plus moral, de plus élevé et de plus noble dans l’œuvre d’amélioration, de perfectionnement et de progrès poursuivie par tous les peuples, quels qu’ils soient. Il n’y a qu’une culture : la culture humaine (H. La Fontaine). »

236. Les modes de l’action sociale.


L’examen des modes de l’action sociale soulève les deux questions de la coopération ou de la lutte, de l’organisation ou de l’anarchie.

236.1. COOPÉRATION OU LUTTE. — 1. Il y a dans la société deux grands mouvements analogues à ceux de la nature cosmique, une force qui sépare : lutte, compétition, rivalités, guerre (force centrifuge) ; et une force qui unit ; association, coopération, organisation, paix (force centripète). Tout ce qui existe est, dans le monde social comme dans le monde physique, la résultante éphémère, transitoire du conflit de ces deux forces. En ce moment l’homme peut choisir entre ces deux forces : guerre ou coopération des nations, tel est le dilemme.

2. Il y a concurrence, compétition, rivalités nationales chaque fois que la personne de l’État, ou les ressortissants de l’État, en groupes suffisamment importants, rencontrent sur un terrain quelconque, soit un autre État soit ses ressortissants, et qu’il en résulte une limitation de leur action respective. De là les rivalités économiques, politiques, intellectuelles. L’expansion de la vie conduit à l’antagonisme, celui-ci à la rivalité ; d’où conflit pouvant donner lieu à la guerre après laquelle il y a transaction et compromis. Ne vaudrait-il pas mieux commencer de suite par ce dernier ?

3. Coopérer c’est joindre ses efforts, son action, aux efforts, à l’action des autres. Coopération et association en un certain sens sont largement synonymes. Coopération indique cependant des œuvres actives, au lieu d’un simple régime d’association passive sous l’empire des lois communes. La coopération est un facteur sans cesse grandissant dans les choses humaines. Elle a tout soumis, dans le domaine des affaires privées et dans celui des affaires publiques nationales. Elle doit tendre maintenant à diminuer les divisions entre États eux-mêmes. Ceux-ci ne représentent nullement les limites de la coopération humaine. Au point de vue sociologique, l’homme n’est pas un organisme complet, car l’homme qui essaie de vivre sans coopération avec les individus de son espèce est voué à la mort ; de même la nation n’est plus un organisme complet et dans l’isolement elle verrait vite sa civilisation s’anéantir. L’organisme complet c’est l’ensemble des nations. Certes, la lutte est bien la condition de la survivance pour l’homme comme pour tout l’univers, mais cette lutte n’est pas celle de l’homme contre l’homme, ce doit être la lutte contre les forces hostiles ou indifférentes de l’univers. C’est l’organisme formé par la société humaine tout entière qui doit lutter pour s’adapter au monde qui l’entoure ; ce ne sont pas les différentes parties de cet organisme qui doivent entrer en lutte les unes contre les autres.

4. Peut-on concilier pratiquement la vieille question soulevée par Malthus et Darwin, en leur formidable formule « struggle for life », avec les formules nouvelles de la sociologie qui estime que l’intelligence humaine, actuellement déjà mais surtout dans son devenir, est capable d’adoucir largement les conséquences de cette désolante conception ? Il faut d’abord mettre au point ce qui se colporte sur la doctrine de Darwin. Le grand savant anglais s’est borné à constater qu’il y a sélection et survivance du plus apte. C’est-à-dire que, dans la nature, des deux espèces ou variétés voisines celle-là devait fatalement survivre qui était la mieux adaptée aux conditions. Et finalement, à la longue, celle qui n’était pas adaptée devait disparaître ou du moins conserver une situation médiocre. Mais Darwin n’a jamais dit que la survivance du plus apte était assurée par l’extermination opérée par lui du moins apte. La sélection s’opère naturellement, sans agression, sans combat entre individus de même espèce. (Quelle lutte pourrait se faire entre deux espèces de choux ou d’escargots ?) Ce sont les Allemands qui ont introduit l’idée d’une extermination d’une espèce par une autre, voisine, Clausewitz et ses disciples, en préconisant la guerre absolue.

Sans doute Darwin a montré que concurrence vitale est d’autant plus intense entre deux êtres qu’ils sont plus voisins. Mais il a montré aussi que l’association d’êtres de mêmes espèces peut se faire chaque fois. Cette association assure plus de nourriture, si elle est plus efficace pour la protection et la défense. C’est bien le cas démontré des sociétés humaines. Ce n’est pas la lutte pour la vie, c’est l’union pour la vie, qui paraît être la loi de l’évolution humaine[94].

5. La coopération, la solidarité humaine ne serait pas la fin de toutes les luttes, de toutes compétitions, de toute concurrence. Celles-ci se maintiendraient à l’intérieur des divers groupes sociaux, à l’intérieur de l’individu même qui sans cela ne serait plus un être de raisonnement et de délibération. Mais au lieu de combattre la coopération, mieux éclairés sur le rôle des deux facteurs nécessaires de toute existence individuelle et collective, nous ferons servir la lutte à rendre la coopération plus étendue et plus complète (E. Fournière). Une libre concurrence des nations se maintiendra dans le domaine de la pensée et du progrès social. Chacun a le droit de souhaiter le triomphe de sa propre patrie dans une lutte si honorable, à condition de rendre justice à l’effort des autres. Les pays ne peuvent travailler séparément à l’amélioration de l’état actuel des choses, mais il faut que les peuples réunissent leurs forces pour obtenir cette réforme. Ils ont plus d’intérêts communs que d’intérêts opposés. Il serait plus avantageux pour tous de travailler de concert que de se détruire.

6. Des occasions nombreuses se sont offertes, mais elles n’ont pas toujours été très bien comprises. Citons des cas. Lors de la découverte de l’Afrique, par exemple, il y avait une admirable occasion de coopérer. On l’a laissée échapper, comprenant mal le programme élevé qu’avait présenté à ce sujet le roi des Belges, Léopold II. L’ambassadeur d’Allemagne à Londres, le prince Lichnowsky, a fait ressortir à diverses reprises auprès des cercles, de la presse, et du commerce la grande tâche que l’Allemagne et l’Angleterre réunies auraient à accomplir en ce monde. Mais les gouvernements sont demeurés dans des formules vagues ou impossibles parce qu’aucun d’eux ne tenait suffisamment compte de la position des deux parties. Voici une coopération réussie. La Grande-Bretagne, le plus grand importateur d’opium en Chine, n’a consenti à limiter ce trafic qu’à la condition que la morphine et autres drogues semblables soient assimilées à l’opium ; de son côté l’Allemagne, où ces drogues se fabriquent surtout, a accepté l’assimilation pourvu qu’elle devint de droit dans tous les pays sans exception. Cela se comprend ; on ne limite pas l’action de son industrie pour la voir prospérer sans réglementation ailleurs. L’unanimité absolue de toutes les puissances a donc été jugée indispensable pour la mise en vigueur du traité international du 23 janvier 1912 concernant l’opium. — Les conventions signées à Algésiras prévoyaient une collaboration des deux pays dans l’exécution, au Maroc, de travaux publics ou l’exploitation d’entreprises industrielles. Après la chute du ministre Briand le cabinet français a opposé la mauvaise volonté aux tentatives faites pour réaliser ce programme d’entente. On attribue l’action, ou plutôt l’inaction des ministres, à la répugnance des commissions parlementaires compétentes à entrer dans la voie qu’on prétendait ouvrir. — Au point de vue hygiénique, économique, scientifique, éducatif, un très vaste champ est ouvert à la coopération mondiale. Nous aurons occasion de le montrer. — Au cours de la guerre les deux groupes de nations belligérantes se sont accoutumés à coopérer étroitement ensemble. Devant le danger commun les soi-disant impossibilités de la veille ont fait place à des réalisations pratiques. On a échangé des troupes, des munitions, des aliments ; on a réglé le régime des industries, celui des finances, etc. C’est la voie ouverte si l’on veut aux coopérations après la guerre, coopérations internationales sinon mondiales.

236.2. ORGANISATION OU ANARCHIE. — 1. Notions de l’organisation. — On peut définir l’organisation des liens de dépendance permanents établis entre les hommes, les choses, les opérations, selon un ordre préconçu et voulu. Depuis la plus haute antiquité, on sait que toute organisation repose en somme sur trois termes : savoir, prévoir, vouloir. Savoir, c’est être renseigné sur toutes les conditions extérieures dans lesquelles la vie d’un peuple doit évoluer, de manière à se garer contre celles qui sont défavorables, et profiter de celles qui sont favorables à sa prospérité. Prévoir, c’est, quand on sait, tout préparer pour réaliser, dans les conditions connues, ce que tout peuple doit chercher à s’assurer la sécurité et le succès dans les entreprises qui sont la condition de sa prospérité. Vouloir, c’est, une fois qu’on s’est lancé dans une entreprise au préalable reconnue utile et réalisable, en poursuivre la réalisation jusqu’à ce qu’elle ait été obtenue. (E. Périer). L’organisation s’applique à tous les degrés de l’association et de l’action humaine : l’organisation de l’usine, de l’atelier et du bureau ; celle du laboratoire, de l’école et de l’université ; celle de la ville, de la province et de l’État, et, au dernier degré de la hiérarchie des structures, celle de la communauté mondiale. L’organisation a son prototype dans la nature. « Le premier caractère des êtres vivants, c’est l’organisation. On veut dire par là qu’ils ont une structure ; que ce sont des corps complexes formés de parties aliquotes plus petites et groupées suivant une certaine disposition[95]. » Organiser, c’est coordonner, et coordonner c’est disposer selon certains rapports ; c’est combiner dans l’ordre assigné par la forme ou la nature des éléments. Chez les êtres vivants, la coordination c’est l’agencement des parties du corps, grâce auquel peuvent s’accomplir les fonctions nécessaires à la vie de cet être. Toute vie n’est régulière et ne peut se développer que dans un organisme adéquat, disposant d’organes pour chacune de ses fonctions. Dans les sociétés, toute organisation implique un but, des éléments constitutifs, une structure, des fonctions, l’exercice d’une activité et conséquemment une vie et des résultats ; elle implique aussi des personnes disciplinées qui obéissent à une volonté travaillant à la réalisation du but collectif. L’organisation s’oppose au désordre, au chaos, à l’anarchie.

2. Organisation et machinisme. — Dans notre civilisation, l’organisation implique l’emploi croissant des machines. Ce qui distingue avant tout l’européen du sauvage, c’est le nombre prodigieux de machines que met en jeu le blanc, à l’exclusion du noir et du jaune (excepté le Japonais). La possession des machines est l’instrument sûr par lequel les Européens ont asservi la population américaine, africaine et asiatique. Si les Incas avaient su forger des canons et des mousquets, ils n’auraient pas été anéantis par les Espagnols. C’est faute d’armes que les Indiens ont dû passer sous la domination anglo-saxonne. On emploie le terme d’expédition coloniale quand un de ces partis en présence est seul à posséder un armement mécanique valable. Lorsque les deux adversaires sont égaux sous ce rapport on dit qu’il y a guerre[96]. La guerre actuelle est dite « guerre d’organisation et de machines ».

3. Organisation et génie national des peuples. — Les Allemands depuis la guerre ont formulé la prétention, non pas à une simple supériorité dans l’organisation, mais à son monopole. Ils ne déclarent rien moins que ceci : « Le militarisme constitue l’une des expressions les plus puissantes de la forme organisatrice de l’Allemagne. Or l’Allemagne a atteint une étape de civilisation plus élevée que les autres peuples. La guerre un jour les fera participer sous la forme de cette organisation à une civilisation plus élevée. Parmi nos ennemis, les Russes, en somme, en sont encore à la période de la horde, alors que les Français et les Anglais ont atteint le degré de développement cultural que nous-mêmes avons quitté il y a plus de cinquante ans. Cette étape est celle de l’individualisme. Mais au-dessus de cette étape se trouve l’étape de l’organisation. Voilà où en est l’Allemagne d’aujourd’hui… Ce que veut l’Allemagne ? Eh bien ! l’Allemagne veut organiser l’Europe, car l’Europe jusqu’ici n’a pas été organisée[97]. »

Les autres peuples ont trouvé cette prétention outrecuidante, pour ne rien dire de son insolence à leur égard. L’organisation sociale est aussi vieille que le monde, puisqu’elle dut être mise en œuvre dès qu’il fallut agir en grand sur les hommes. Les Égyptiens, les Grecs ont été organisateurs dans leurs cités. Les Romains aussi. L’église catholique, alors que les tribus germaniques n’étaient encore que désordre et chaos, sut s’organiser de telle sorte que son pouvoir est encore une des plus grandes forces avec lesquelles le monde ait à compter. Parmi les souverains de France ou leurs ministres, il y eut de très grands organisateurs (les ministres de Louis XIV, Napoléon). Ce qui est indéniable, c’est que depuis une ou deux générations, les Allemands font preuve de grandes qualités d’organisation ; c’est qu’ils ont su mettre à profit, plus que d’autres peuples, les immenses progrès réalisés par la science. « L’idée de l’organisation, c’est-à-dire de la valeur de l’ensemble et de ses éléments devenus plus libres par leur association, agite la conscience intime de millions d’Allemands », écrit Schulze Gaeverniz. Sous le nom de technique ils ont cherché à doubler chaque science d’une science appliquée, tandis qu’ils coordonnaient toutes les connaissances relatives à chaque objet usuel, à chaque opération, et en constituaient sa technique. Et tout ce savoir, ils l’ont appliqué en majeure partie à produire, à transformer leur vie économique, à s’enrichir, à matérialiser leur existence. Ce qui est vrai encore c’est que les Allemands ont montré un sens du grand qui parait fréquemment aux autres peuples disproportionné. « Faire Kolossal, — disent les Allemands, n’est qu’une question de mathématique et de volonté. » Enfin ce qui mérite de retenir l’attention c’est leur administration publique, les cadres de leurs fonctionnaires, en lesquels l’État a trouvé les instruments dociles, laborieux et progressifs de toutes ses volontés. Il est vrai qu’à côté de l’organisation ils ont instauré une « manière » qui est rapidement devenue « fameuse ». L’administration prussienne, depuis la formation de la monarchie jusqu’à la fondation de l’Empire allemand en 1871 a su maintenir dans l’obéissance passive les sujets les plus disparates et les provinces les plus disséminées : Prussiens, Saxons socialistes, Polonais catholiques, Danois aigris, Bavarois jouisseurs, Wallons des provinces rhénanes, Hanséatiques accoutumés à l’autonomie. L’organisation petit à petit perdait sa signification fondamentale. Devant elle disparaissaient les « organisés », et la machine avait de plus en plus tendance à fonctionner pour elle-même. La société dans cette conception finit par être l’État et celui-ci, par une métaphysique subtile, est investi du caractère absolu, équivalant à une sorte de divinisation[98]. Conclusion : l’organisation n’est pas le monopole des Allemands, elle n’est même pas un produit allemand, c’est une conception qui appartient à l’humanité entière, comme la science, comme la technique, comme le droit. Mais les Allemands ont excellé dans l’organisation. À chaque peuple maintenant de chercher à se perfectionner en l’appliquant et en s’efforçant de créer des types supérieurs encore à ceux qui existent actuellement.

4. Influence internationale d’une organisation supérieure. — Les différences de race n’avaient longtemps qu’une importance toute « pittoresque ». Le grand concours des peuples dans tous les domaines n’existait pas comme aujourd’hui. Les peuples sont plus ou moins travailleurs, intelligents, créateurs, artistes et savants. Et pourtant les efforts de tous étant mis en concurrence, ce que fait et produit chaque individu devient comparable et mesurable sur le marché mondial de l’offre et de la demande. Jusqu’ici, parmi les Polonais, les Brésiliens, les Bulgares, les Japonais il y avait, entre nationaux mêmes, des luttes pour la première place. Aujourd’hui il est des races entières qui en supplantent d’autres sur le marché universel. Tous les peuples devront donc s’adapter au degré d’organisation, d’instruction, de volonté du plus fort. Toutes ces qualités, en effet, viennent se matérialiser en un produit placé sur un marché mondial. Le produit supérieur fait baisser la valeur de tous les autres. Sous cet aiguillon, les conditions des autres finiront bientôt par s’égaliser. — Voici comment s’exprime à ce sujet un Français qui fait un examen de conscience nationale : Gui d’Orsel. « Le Français est individualiste. Il ne compte que sur lui et ne s’intéresse pas aux affaires des autres. Chacun pour soi et Dieu pour tous. Il aime sa patrie, sa famille, ses amis, non pas en vertu de principes abstraits, mais parce qu’ils lui sont chers. C’est clair et logique : c’est une formule sociale agréable et qui sera toujours chère aux gens d’esprit. Malheureusement elle devient intenable s’il plaît au voisin, s’il plaît à un peuple de se soumettre à une discipline constante, faisant taire toute fantaisie individuelle ; il peut concurrencer utilement les autres grâce à l’unité de direction et à la répartition économique des forces. C’est la formule des Allemands, peu personnels par nature ; c’est l’organisation ». — Conclusion : il faut s’attendre après la guerre à ce que chaque peuple accentue chez lui l’organisation. Déjà les Anglais sont en train de se réorganiser, de se socialiser ; les Français, les Américains, laissent voir une même préoccupation. La tendance sera accentuée par la nécessité de faire face avec des moyens réduits à des besoins immenses, et facilitée par l’accoutumance à l’ère de collectivisme militaire par lequel le monde aura passé durant de longs mois.

5. Organisation et liberté. — À l’organisation s’oppose l’initiative individuelle. L’organisation germanique est basée sur la discipline inconditionnelle. L’initiative latine est basée sur une liberté individuelle qui va souvent jusqu’à la licence et le désordre. La civilisation heureusement nous montre des formes supérieures où la liberté et l’organisation ont pu s’allier. C’est la formule des Anglo-Saxons, réalisée dans sa plus haute expression aux États-Unis. Au point de vue des sciences appliquées les Américains ne le cèdent en rien aux Allemands et leurs créations sont autrement « colossales » que celles d’Outre-Rhin. Les grandes entreprises-types des États-Unis (banques, chemins de fer, mines, métallurgies, sociétés de développement des villes) sont d’un standard plus élevé que les entreprises similaires de l’Allemagne (exemples les combinaisons des Morgan, des Carnegie, des Rockfeller). Mais la masse humaine en Amérique demeure libre dans ces combinaisons gigantesques et l’homme n’a à souffrir d’aucune « morgue » dans le commandement. L’homme demeure l’égal d’un autre homme. L’Américain moderne s’est décidé à obtenir partout « l’efficiency », le maximum de productivité du travail. C’est lui qui a imaginé l’organisation rationnelle du travail dans les ateliers (taylorisme) qui a généralisé les procédés d’étalonage industriel (standardisation), créé des types perfectionnés d’organisation des relations du capital et du travail. Conscients de leur puissance, les Américains ont pu dire avec André Carnegie : « Détruisez nos usines, anéantissez nos capitaux, mais laissez-nous nos méthodes et notre organisation et dans deux ans nous serons devenus aussi puissants qu’avant. » Ils ont pu dire aussi avec le président Wilson : « La liberté ne peut exister sans un principe d’ordre basé sur la loi et sur l’approbation consciente du public[99] ». S’il fallait donc conclure impartialement et à larges traits nous dirions : La France et l’Angleterre ont créé la liberté, l’Allemagne a créé l’ordre, mais les États-Unis ont créé un régime qui allie l’ordre à la liberté. Par là il sont appelés à influencer à la fois ceux qui ont de l’organisation et pas assez de liberté, et ceux qui ont la liberté et pas assez d’organisation.

6. Nécessité d’un système général d’organisation. — L’organisation est la coordination de l’action comme la science est la coordination du savoir. Une « science générale », une philosophie de la science, une encyclopédie sont nécessaires pour unir entre elles toutes les sciences particulières afin qu’elles y déversent leurs apports fragmentaires, qu’elles y puisent leurs principes, leurs méthodes, le programme de leur développement et qu’elles parviennent à simplifier leurs conceptions et leurs exposés. De même une « organisation générale », universelle, internationale est nécessaire pour relier ensemble toutes les organisations particulières et pour leur fournir les moyens de se rattacher à un ensemble rationnel, économisant les énergies agissantes. Nous marchons vers la constitution d’un tel système, exprimé théoriquement en même temps que se réalisant pratiquement dans les faits.

7. Organisation internationale et droit international. — Le problème de l’organisation internationale est en grande partie un problème de droit international. Mais toute activité sociale n’a pas un caractère juridique. Elle se poursuit selon ses propres buts et revêt ses propres formes. Une partie seulement est soumise à la règle juridique des injonctions et des défenses. Sans doute tout acte humain est soumis à la loi en ce sens que s’il ne tombe sous aucune prescription déterminée il est placé néanmoins sous le régime général du droit en vertu duquel « tout ce qui n’est pas réglé est libre, tout ce qui n’est pas défendu est permis ». Et comme la liberté elle-même est un droit protégé, en fait, peut-on dire le droit englobe de son armature tous les actes. Mais le droit n’est qu’un vêtement, ce n’est pas le corps même ; c’est un des caractères des relations humaines ajouté à tous les autres. Sa force propre n’engendre pas la plupart des actions mutuelles qui ont leurs origines, leurs causes, les motifs de leur moralité dans d’autres objectifs que les siens. Nous ne mangeons pas, nous ne nous promenons pas, nous ne travaillons pas pour satisfaire des fins juridiques. Il suffit — condition négative — que notre alimentation, notre promenade, notre travail n’aille pas à l’encontre de ces fins. C’est pourquoi le problème de l’organisation internationale est plus large que celui du droit international. Le droit vise surtout les lésions à éviter. L’organisation, elle, vise l’utilité, l’intérêt. Il n’y a pas nécessité juridique à ce que je me promène, à ce qu’une ligne de chemin de fer soit construite, à ce que toute construction nouvelle revête de la beauté, à ce que pour dix centimes je puisse correspondre avec le monde entier, à ce que l’isthme de Panama ait été percé pour mettre en communication les deux hémisphères. Mais l’homme, conscient du progrès possible et de ses avantages pour accroître son bonheur, c’est-à-dire son intensité de vie, coordonne ses idéals et ses possibilités en un programme d’activité ; il procède ensuite à la disposition des choses qui dépendent de lui ou qu’il a créées spécialement pour réaliser ce programme. Cela c’est l’organisation, qui devient ainsi le plus général des concepts auxquels nous puissions soumettre notre vie pratique. Consciente ou inconsciente, embryonnaire ou développée, chaque homme a une organisation de vie, et chaque entité sociale en a une. C’est l’organisation collective d’un pays qui en assure la force, la puissance, l’expansion ; qui assure à ses habitants le maximum d’avantages dont une civilisation est capable. Semblablement c’est, ou plus exactement ce sera, l’organisation internationale qui obtiendra le même résultat dans le domaine des relations de peuple à peuple. Elle se placera au point de vue des avantages de l’humanité tout entière, du maximum d’intérêt, et de là décrira dans ses grandes lignes, ultérieurement dans ses détails, le but qu’il est désirable de voir assigner à l’activité de la collectivité humaine tout entière et l’agencement des hommes et des choses les plus propres à atteindre les résultats à rechercher. Et s’il faut à cet effet des dispositions sanctionnées par la contrainte collective, ou des entités assurant le fonctionnement des services publics, ce sera là le domaine du droit international et de l’administration internationale internationalisée.

Conclusions : L’activité est spontanée, individuelle, fragmentaire, incoordonnée avant d’être organisée. Puis vient l’organisation libre. Celle-ci est un stade qui conduit à l’organisation officielle. Le tableau suivant résume les distinctions à faire :

Organi-sation
libre
individus
individuel
local
national
international
études
(pensée
contemplation)
associations
   
officielle
droit
administration activités
(volonté)



237. Les sphères de l’action sociale.


L’action des sociétés s’exerce dans des sphères qui ont été en s’élargissant sans cesse : la famille, la tribu, la cité, le comté ou le duché, le grand état moderne, et finalement de nos jours la communauté internationale. Nous grouperons les faits et les considérations à présenter à ce sujet sous trois chefs d’idées : Le Nationalisme, l’Internationalisme, L’Humanité.

237.1. LE NATIONALISME. — 1. Le principe national. — L’histoire de la fin du moyen âge et de la période moderne de l’Europe est celle de la constitution des grandes nationalités qui ont nom France, Angleterre, Allemagne, Espagne, Italie, etc. Dès la fin des grandes invasions les peuples de l’Europe occupent les territoires sur lesquels depuis ils n’ont cessé, à très peu d’exceptions près, de vivre et de se développer. Dès ce moment commence aussi le lent travail de leur consolidation politique. La féodalité en est la première phase. Sur les débris de l’empire romain morcelé, et auprès desquels ont pris place au hasard les éléments des peuples barbares, elle élève ses premières structures hiérarchiques. Celles-ci à peine achevées, s’ouvre une deuxième phase : la Royauté et l’Empire deviennent des principes agissant dans le sens de la centralisation ; ils incarnent à un haut degré l’idée de la nation et de l’État, et la font triompher vers le temps de la Renaissance. Les grands États une fois constitués, ils entrent eux-mêmes en lutte, comme luttaient antérieurement entre eux les éléments indépendants dont ils étaient faits, et qu’ils avaient réduits en simples provinces. L’histoire des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles est l’histoire de ces luttes, chaque grand État cherchant successivement une hégémonie sur les autres, et la voyant ensuite lui échapper. Mais tandis que se développaient ainsi les relations politiques, les conditions générales de la vie se modifiaient profondément. En réalité, depuis les temps les plus reculés jusqu’au XVIIIe siècle, le développement du monde avait suivi une direction nationale. Chaque nation vivait dans un isolement presque absolu et à quelque degré de civilisation qu’elle fût parvenue elle n’arrivait à dépasser les autres peuples que très lentement, si elle les dépassait jamais. De cette manière chaque nationalité avait ses idées propres et son esprit particulier d’opposition aux autres nations, ce qui retardait beaucoup le progrès du monde. Mais au cours du XVIIIe siècle on vit naître une nouvelle manière de concevoir les choses. Les liens des nationalités perdirent la force qu’ils possédaient à l’origine et nombre d’individus commencèrent à laisser de côté les marques et caractères auxquels ils devaient d’être considérés comme citoyens de tel pays déterminé. Ils se tenaient eux-mêmes comme citoyens du monde et cherchaient à choisir parmi les caractères propres de chaque nation ce qui leur paraissait le meilleur. L’influence sur la civilisation fut énorme : les nations ainsi apprirent à se connaître et chacune d’elles put acquérir quelques-unes des bonnes qualités des autres peuples. Cependant, bientôt les exagérations de ce cosmopolitisme tendant à l’unité et l’uniformité furent combattues et on revint à une période de nationalisme : des penseurs d’un type nouveau s’efforcèrent d’adapter peu à peu la civilisation à laquelle ils appartenaient aux conditions du milieu qui leur était propre, auquel un type d’homme est spécialement adapté[100]. De nos jours les faits sont à nouveau venus donner un démenti à ces théories trop exclusives. Comme tendent à le prouver tous ceux rapportés dans cet ouvrage, ils démontrent l’existence d’une vie internationale à côté ou au-dessus de la vie nationale et posent le problème de son harmonisation nécessaire avec la vie nationale[101].

2. La patrie et le patriotisme. — Toutes les idées, tous les sentiments relatifs à la nationalité sont venus se résumer en une idée : la patrie et le patriotisme. La patrie est l’ensemble des sentiments, des intérêts, des volontés qui rattachent les hommes entre eux. « La patrie appartient à tous, car elle constitue le patrimoine commun. Elle est notre sol et notre ciel, notre pensée et notre sentiment. Elle résume toutes les aspirations de notre être. En elle nous nous retrouvons complètement nous-même, par elle nous comprenons ce que les mots sont impuissants à exprimer. La patrie est faite à notre image ; c’est le miroir merveilleux où se reflète fidèlement notre âme. C’est le sang de tous les nôtres depuis des siècles et des siècles qui la fit ce qu’elle est. Chaque page de son histoire, douloureuse ou pleine de gloire, a affiné le caractère de notre race, raffermi notre énergie, formé notre esprit, développé en nous le don de concevoir et le don de réaliser, c’est-à-dire la puissance de créer a la seule chose qui atteste la noblesse de l’homme. Vouloir la grandeur de la patrie, cela revient pour chacun de nous à vouloir sa « propre grandeur[102]. » Mais il est de la patrie deux espèces de sentiments qu’il importe avec soin de distinguer l’un de l’autre. Le premier exalte un patriotisme sain, le second confond patriotisme et chauvinisme. L’un est fait de l’amour du pays natal, le second de la haine de l’étranger.

La patrie suppose le souvenir du passé dans ses gloires et dans ses détresses, la représentation de la solidarité présente des intérêts : une tendance commune vers la réalisation d’un certain idéal, l’accord des volontés dans l’effort libre. Entre le patriotisme et l’amour de l’humanité, il n’y a pas d’opposition. Le premier est la condition du second. Notre patrie est le champ d’action de notre activité morale. C’est en elle que nous avons une influence sur les lois, sur les mœurs, et que nous remplissons une fonction sociale ; c’est en elle que nous devons essayer de réaliser notre idéal moral. À mesure que le patriotisme se développe et s’approfondit nous prenons une conscience plus haute de la personnalité morale de notre patrie et des caractères respectables de la patrie des autres. Nous concevons l’obligation de traiter les nations comme les personnes, de respecter leurs droits en même temps que nous exigeons le respect des nôtres[103].

3. La doctrine du nationalisme. — Un grand nombre des causes qui agissent sur l’internationalisme moderne agissent aussi sur l’achèvement de la nation. Les États sont de plus en plus unifiés à l’intérieur par les lois, l’administration, l’éducation, les transports, les douanes, les voyages, la presse, le gouvernement agissant à l’égard de l’étranger, le parlement interprétant la volonté nationale. Il s’aide aussi parfois vis-à-vis des autres États d’un ensemble d’institutions anti-internationales : prises, droits d’aubaines, représailles ou droits accordé par un État à ses nationaux de ne pas payer les dettes qu’ils ont contractées envers les habitants d’un autre État, quand quelques-uns de ceux-ci sont des débiteurs insolvables des citoyens du premier, etc. Enfin la guerre, celle-ci surtout, accentue l’unité nationale en créant l’union sacrée, la trève des partis, la paix civique. Le « nationalisme » s’est érigé en doctrine consciente et définie à partir du moment où s’est formulée la doctrine de l’internationalisme. Ce nationalisme considère comme mauvaise toute doctrine dont le fondement n’est pas la tradition nationale et préconise l’isolement dans tout autre domaine que la défense militaire. Pour lui chaque État est comme un système clos, devant non seulement vivre d’une indépendance politique, économique et intellectuelle, mais encore vivre sur lui-même et pour lui-même[104]. De cette théorie il faut distinguer cependant le « nationalisme », qui vise à la reconstitution des nationalités opprimées ou au maintien des nationalités existantes, et qui, par conséquent, lutte contre d’autres nationalismes.

Le principe d’isolement, du chacun chez soi, n’est pas une solution pour les peuples modernes. Ce n’est qu’une transition entre l’état de paix et l’état de guerre. À supposer qu’on puisse faire d’une frontière une barrière, l’isolement économique ou politique ne peut être durable dans les conditions actuelles d’existence des États. Il supposerait pour se prolonger qu’un État isolé fût en mesure de se suffire à lui-même, qu’il n’eût aucun besoin des autres, que les autres n’eussent rien à attendre, rien à convoiter de lui. Il faudrait à tout le moins que son indépendance fût pleinement assurée, parce que nul ne serait tenté d’y porter atteinte, parce que nul ne serait assez puissant pour l’entamer. Ce sont là des conditions absolument chimériques[105]. Le principe d’isolement, à la vérité, c’est la mort lente pour les peuples tout comme pour les individus. Poussé jusqu’à ces dernières conséquences, le système implique que le commerce, l’industrie, la politique, les sciences, les arts, toute la vie individuelle et sociale, demeurent strictement cantonnés à l’intérieur des frontières. Pas de produits étrangers, pas de marchandises envoyées au dehors, pas de personnes d’autres nationalités venant résider dans un pays. Mais aussi, par réciprocité, pas de voyages, pas de séjours des nationaux au dehors ; pas d’idées, pas de littérature, pas d’œuvres tolérées qui ne soient strictement dues aux citoyens de la nation. Certes, l’instauration d’un tel système marquerait une régression de plusieurs siècles en arrière, car il équivaudrait à l’anéantissement volontaire des avantages de l’échange dans tous les domaines. Il faut donc observer sans parti pris le spectacle du monde et accepter franchement la leçon des faits : « Pas plus qu’aux individus il n’est sain aux groupes nationaux de vivre solitaires, de s’enfermer dans quelque grande muraille chinoise, contre les influences ou les suggestions du dehors. À tout « être vivant il est bon de se connaître, et pour se connaître, de se comparer[106] ».

237.2. L’INTERNATIONALISME. — 1. Notions. — L’internationalisme des intérêts, des efforts et des structures n’est que le prolongement du vaste mouvement qui a créé antérieurement dans l’histoire la régionalisation et la nationalisation. Entre les patries nationales, qui doivent survivre comme les États survivent dans une Confédération, se constitue progressivement une vaste organisation destinée à embrasser tous les États, toutes les nationalités. Le besoin d’unité est une loi souveraine de tout être vivant, puisque rien sans elle, ni dans la nature, ni dans l’humanité ne vit et ne grandit. C’est le besoin d’unité dans la société qui a créé notamment l’internationalisme. On peut le définir : un système de structure sociale qui tend à organiser les relations entre les hommes quel que soit leur objet, sur une base universelle, ou en corrélation possible avec une base universelle, un système qui tend à unir l’ensemble des structures internationales particulières en une vaste structure confédérative générale. Il unit trois idées : « toute la terre », « toute l’humanité », « tous les domaines de la connaissance et de l’activité »>.

Pendant des siècles il n’y a eu que deux sortes de relations internationales : celles nées de la guerre et du commerce. À la chute de l’empire romain est née la première grande institution internationale, l’Église ; aujourd’hui deux autres grandes puissances du monde moderne sont devenues internationales : la science et l’industrie. Les Césars avaient ambitionné de créer l’empire du monde ; les philosophes avaient rêvé un État cosmopolite ; le catholicisme avait voulu fonder une religion universelle et les idéologies de tous temps et de tous pays avaient espéré une morale du monde ; des poètes enfin avaient songé à une littérature du monde entier (Herder et Goethe) ; voici que la logique de l’histoire, la force des relations internationales est en train de former un droit du monde[107].

Le mouvement pour l’organisation de la vie internationale ne se confond donc ni avec l’effort pour créer un droit international, ni avec le mouvement pacifiste, ni avec la politique internationale, ni avec une simple étude de sociologie internationale. Il n’est pas non plus un mouvement international poursuivant des fins propres et exclusives et prenant simplement place à la suite des autres. Participant de tous ces mouvements particuliers, il les groupe tous dans un mouvement général. Il vise à multiplier les intérêts, à créer la vie sous une forme internationale. Il ne cherche pas à réaliser directement la paix, mais il a besoin d’elle et sait que le meilleur moyen de la réaliser c’est d’accroître l’interdépendance de toutes les forces nationales.

Faisant le compte des nécessités de la politique entre États, instruit de ses fondements scientifiques, il ne la conçoit pas uniquement comme le jeu de l’action et de la réaction des puissances les unes sur les autres. Il considère avant tout l’intérêt, l’idéal, les besoins de l’humanité et du monde en eux-mêmes, et comme spécifiquement distincts de la somme des intérêts et des besoins des entités politiques existantes.

La tâche essentielle du temps présent est la combinaison du nationalisme et de l’internationalisme pour créer une vie universelle plus humaine, plus juste et plus pacifique, à la fois libre et organisée.

2. Distinction et terminologie. — L’emploi des mots « internationalisme » et « international » donne lieu à quelques observations. Il vaudrait mieux peut-être écarter le mot internationalisme et le remplacer par le mot « internationalité » ; la terminaison isme transforme en une sorte de parti pris « politico-métaphysique » ce qu’il faut simplement constater comme un fait, comme un moment de l’histoire des sociétés humaines sur la terre. Le mot « internation » a été employé en anglais comme équivalent de la « communauté internationale ». Le mot supernational » ou plus brièvement « surnational » serait peut-être le mieux choisi des termes. L’Humanité, le tout, est en effet distincte des nations, des parties, de la même manière qu’un État est distinct des communes qui le composent. Il y a des relations directes d’un citoyen avec l’État sans passer par l’intermédiaire de la commune ; il y a des relations directes de l’homme avec la communauté humaine. Le terme « national » a été créé pour désigner la combinaison spéciale formée par l’État et non pas le terme « intercommunal » dans le sens de « supercommunal ». Il faudrait donc écarter le mot international comme on a écarté intercommunal ; ou, mieux, réserver le premier mot aux relations entre deux ou plusieurs États, comme le second s’applique aux relations entre deux ou plusieurs communes ; recourir au mot supernational en le rangeant dans la même classe que les mots « universel », « humanitaire », « mondial ». Le terme « mondial » est le synonyme ordinaire d’international. Mais strictement il conviendrait de qualifier mondial ce qui convient au même titre à toutes les nations, supernational ce qui leur est supérieur et international ce qui s’applique à deux ou à plusieurs nations.

« Il ne faut pas, dit Ludwig Stein, confondre internationalisme et cosmopolitisme. La théorie des libres penseurs et des premiers romantiques se nommait cosmopolitisme. L’antithèse qu’a formée le développement historique de l’Europe du XIXme siècle se nomme nationalisme. — La synthèse qui s’efforcent de réaliser les États saturés de nationalisme se nomme internationalisme. Le cosmopolitisme est synonyme d’intégration du genre humain, le nationalisme en a revanche exige la distribution des races et des types selon les peuples et les nations ; l’internationalisme crée une communauté humaine sur la base du fédéralisme, c’est-à-dire du respect des nationalités et des autorités ».

International a des rapports avec Universel. L’internationalisme n’est aussi qu’un des aspects du mouvement général vers l’unification, la coopération et la coordination dans tous les domaines de la pensée et de l’activité. Entre toutes les branches de la science, de la technique et de l’action économique et sociale, qui doivent demeurer constituées dans leur domaine propre et leur activité indépendante, il est nécessaire que soient établis des rapports basés sur un ensemble de principes communs qui rendent les résultats communicables et comparables ; il est nécessaire aussi que l’entente conduise à l’économie des efforts, ainsi qu’à une productivité plus grande. (Relations inter-scientifiques, universalisme, encyclopédisme, interdépendance et solidarité[108].) Est dit aussi universel ce qui s’est répandu partout après avoir eu son origine en un lieu. Est humain ce qui est conforme à la nature, aux besoins, aux intérêts de tout homme ; celui-ci, d’après son développement personnel ou le développement de toute l’espèce, peut être plus ou moins « humain », « humanior ».

3. Science, méthode et processus de l’internationalisme. — La science de l’internationalisme se propose l’étude objective des faits internationaux, ainsi que la recherche de méthodes et de formules conciliant les intérêts nationaux opposés, unissant les tendances intellectuelles et morales divergentes, en déterminant en chaque cas particulier des conceptions communes ou des buts collectifs. L’action internationale se propose l’application et la mise en œuvre de ces formules. Il existe plusieurs processus et procédés d’internationalisation, parmi lesquels il faut mentionner la comparaison, l’unification, la coordination, la coopération, la centralisation, la fédération. La comparaison est la connaissance de ce qui se passe à l’étranger. Les meilleurs types qui y ont été créés influencent par voie d’imitation. — L’unification consiste à réduire plusieurs en un tout, à rendre semblables ou comparables les éléments de même nature, à faciliter ainsi leur intégration et leur amalgamation en des ensembles homogènes et cohérents. L’unification a pour résultat la simplification. Celle-ci économise le labeur matériel et celui de la pensée ; elle rend disponibles les énergies d’ordre intellectuel ou pratique pour des tâches nouvelles ou plus considérables. L’unification est une loi sociologique fondamentale ; c’est un cas particulier de la loi du moindre effort. Il s’agit par exemple de rendre comparables les résultats des études, ou interchangeables les pièces d’une fabrication ; il s’agit de donner le maximum d’effet à l’acte le plus simple. Ainsi l’unification produit ce résultat que le dépôt d’une marque de fabrique au Bureau international de Berne assure une protection légale dans treize pays. — La coordination consiste en un concert des activités individuelles. Un grand nombre d’organisations différentes sont possibles et peuvent être également bonnes. L’organisation spontanée, dès lors, n’est guère possible ; elle doit être le résultat de l’entente et d’une systématisation consciente. Elle est un acte de volonté simultané de tous les individus groupés dans la poursuite d’un but commun. Dans la société considérée dans son ensemble elle peut cependant paraître intermittente, car tour à tour, selon les circonstances, elle apparaît et se dissipe dans les activités sociales. La coordination ne se confond pas avec la conformité sociale. On pourrait appeler celle-ci une sorte de coordination spontanée et automatique. La coordination véritable a un caractère nettement volontaire. Elle a pour base des programmes d’ensemble, des buts collectifs arrêtés de commun accord, et des ententes sur les moyens pour les réaliser. — La coopération a pour base d’une part, la division du travail et la répartition des tâches, d’autre part la concentration des résultats du travail ainsi organisé. Elle a pour résultats d’intensifier le rendement du travail (Voir n° 236.1). — La centralisation, l’établissement des services centralisés, peut donner une grande puissance d’action. Des motifs d’économie de forces y conduisent. Ainsi il suffit pour le monde entier d’un service central international des poids et mesures (Bureau International des poids et mesures), d’un service central de sismologie (Bureau sismologique international), d’un répertoire bibliographique universel (Institut international de bibliographie), etc. — La fédération réalise le groupement des organismes entre eux sans leur faire perdre rien de leur indépendance et de leur autorité. Le processus de la fédération s’applique à la vie nationale et à la vie internationale. (Voir n° 232.7, Associations internationales et n° 294.1, Fédération politique.)

24. L’internationalisme pendant et après la guerre. — L’idée d’internationalisme depuis la guerre a subi un terrible recul, mais il faut distinguer la réalité des apparences. Bien des relations internationales ont été rompues, l’internationalisme a été renié, les hommes ont brûlé ce qu’ils avaient adoré pour adorer ce qu’ils avaient brûlé. Une vie internationale reprendra-t-elle après la guerre et assistera-t-on à la répétition à ce qui advint peu après toutes les autres guerres, c’est-à-dire une reprise d’activité par delà les frontières ? Au contraire, cette fois, la crevasse aura-t-elle été plus profonde, les peuples demeureront-ils pour un long temps chacun sur leur flot ? Sans prophétiser bornons-nous à présenter quelques considérations.

a) Et tout d’abord il paraît à priori impossible d’admettre que les facteurs fondamentaux de la vie économique, intellectuelle, politique, qui ont conduit à l’internationalité puissent à ce point être modifiés par le seul fait de la guerre ; après celle-ci, la plus grande partie de ces facteurs continuera à agir dans le même sens. — Ensuite le spectacle offert par la guerre elle-même est double : large désinternationalisation ou retour au nationalisme d’une part ; recrudescence d’internationalisation d’autre part. En effet, la guerre, lutte violente entre États, est avant tout un phénomène international, le premier en date des modes d’action des pays entre eux. Entre alliés de l’un et de l’autre camp il règne un internationalisme étroit (interalliéisme), qui ne pourra pas ne pas survivre à la guerre : unité de diplomatie, mise en commun des forces militaires et financières, sympathies communes manifestées sous mille formes différentes. Quant au neutres ils sont divisés en pro-alliés, et pro-germains. Ils participent ainsi à un haut degré aux influences d’idées, d’intérêts et de sentiments des belligérants, et c’est là un état d’internationalisme actif. Et en outre certains pays neutres, tampons entre belligérants (Hollande, Suisse, pays scandinaves) sont devenus le centre de relations internationales plus intenses qu’avant la guerre. — Entre tous les pays qui ne sont pas en guerre, et entre ces pays et les belligérants, il continue à y avoir des relations internationales normales. Si nous envisageons l’enjeu de la guerre, ce pour quoi luttent les nations, nous voyons en lui un objet international, car la conquête, aussi bien que les mesures pour la rendre impossible, ont ce caractère. Enfin, et surtout, nous voyons un développement de l’internationalisme dans les conséquences mêmes de la guerre. Il ne pourra être apporté de décision définitive au conflit, que ce soit en une ou en deux étapes, après cette guerre ou après celle qui serait la conséquence d’une paix boiteuse, qu’en donnant une organisation internationale à la Société des nations.

On peut donc dire que de cette crise mondiale les intérêts des nations sortiront encore plus solidaires, et ceux des individus encore plus enchevêtrés que par le passé. C’est dire que l’internationalité se sera accrue dans le monde.

b) Au point de vue du droit il est de principe que les rapports conventionnels entre les États qui sont en guerre ne sont pas nécessairement supprimés ou suspendus par l’ouverture des hostilités. Le droit subsiste au contraire tant qu’il est compatible avec l’état de guerre et n’est pas annihilé par la force militaire.

L’Institut de droit international s’est prononcé sur cette question en sa session de Christiana (1912). Autrefois la guerre était tenue pour une lutte entre deux peuples. Aujourd’hui, en théorie, elle est tenue par une lutte entre forces organisées des États, troublant pour un temps l’ordre international sans le mettre en cause tout entier. On doit conclure, par le nombre toujours croissant des traités maintenus en vigueur, que l’effet extinctif de la guerre a cessé d’être la règle et que ce n’est plus qu’à titre exceptionnel que les traités sont abrogés. En particulier, ne sont pas abrogés les traités fixant le droit, les traités collectifs conclus dans l’intérêt du bien public (unions internationales), les traités particuliers non politiques. Leur fonctionnement peut être suspendu ou restreint, en fait, temporairement, mais dès que l’empêchement vient à cesser, l’état normal est rétabli ipso facto[109].

c) Fait tout à fait intéressant et qui démontre l’existence d’une sorte de « Supernation », limitée encore à quelques relations : les quatre bureaux des Unions internationales de Berne, (postes, télégraphes, chemins de fer, propriété intellectuelle), fonctionnent depuis la guerre comme auparavant, quoique, surtout au début, des interruptions avec les pays belligérants n’aient pu être évitées. Les directeurs de ces bureaux ont exprimé d’ailleurs l’avis personnel qu’ils ne croient pas à une réaction dans les relations internationales, « bien au contraire »[110]. L’institut international d’agriculture (Rome) a continué ses travaux, ainsi que l’Office international d’hygiène (Paris) et le Bureau international des poids et mesures (Sèvres).

d) Quant aux associations internationales libres elles ont suivi au cours de la guerre des directions très différentes. Les unes ont continué leur activité ; d’autres, le plus grand nombre, sont demeurées en léthargie. Certaines ont donné lieu à sécessions et des tentatives ont été faites pour constituer des organisations limitées aux nations alliées et neutres. On a vu les services de quelques associations assumés par les membres neutres de leur comité (exemple : bureau socialiste international transféré de Bruxelles à La Haye). Enfin, les dirigeants de quelques-unes d’entre elles, voulant agir en toute indépendance personnelle, ont constitué de nouvelles organisations dans lesquelles ils sont entrés (Organisation centrale pour une paix durable, Congrès international de femmes, etc.)[111]. Des associations créées en vue de la guerre ont réalisé d’immenses services : l’agence des prisonniers de guerre de la Croix-Rouge internationale à Genève en était arrivée, en juillet 1915, à recevoir un courrier de 2000 à 3000 lettres par jour, à faire des expéditions de 7000 à 8000 paquets et lettres et à fournir un millier de renseignements par jour[112].

e) Une conception nouvelle se fait jour chez certains d’un internationalisme limité. « Il y a lieu, disent-ils, d’envisager un internationalisme sans les Empires du centre. Les Allemands ont toujours été « Weltliche » et non « Zwischenstaatliche » ; ils ont voulu dominer le monde et créer un « universalisme » allemand. Ils marquaient peu de sympathie en général pour l’organisation et le travail international. La guerre, en mettant à nu leurs conceptions et leurs pratiques fondamentales, n’a fait que confirmer ce que l’on savait. Il faut donc faire l’internationalisme des « bons », c’est-à-dire de ceux qui acceptent sans arrière-pensée les principes du droit et du travail international, et en exclure les « mauvais » jusqu’à ce qu’ils soient venus à résipiscence. Il faut ressusciter une vie internationale et organiser une Société des Nations sur la base de la vérité, de la loyauté, de l’égalité, de la justice, en n’y faisant entrer que ceux a qui admettent ces principes et qui auront donné des garanties que ces principes sont bien intimement les leurs, car les mêmes mots ne sont pas entendus par tous avec le même sens. »

237.3. L’HUMANITÉ. — 1. L’Humanisme. — Qu’a fait dans le passé « l’humanisme » pour unifier la pensée de l’élite intellectuelle du monde ? L’antiquité c’est la Grèce, c’est Rome. La Grèce a fait de la perfection des formes, du développement, de la vigueur, de l’harmonie du corps humain, un culte noble et pur. Pour elle, la beauté et la force de notre corps étaient une manifestation de notre ressemblance avec les dieux. Elle croyait qu’il fallait développer notre corps en même temps que l’esprit. Elle nous a laissé des œuvres immortelles de beauté dans tous les domaines de l’art et des connaissances. Rome, elle, a apporté au monde un concept de vie morale et de vie sociale. Nous lui devons des théories, un droit, une administration, une œuvre immense de moralistes, de législateurs, de constructeurs, d’organisateurs. Après les siècles souvent bien sombres du moyen âge, la Renaissance fit ressusciter en pleine lumière le passé de la Grèce et de Rome et s’efforça à une conciliation de l’antiquité et du christianisme. Ce n’était pas le tout premier essai. Les Pères de l’église avaient déjà tenté d’adapter la philosophie ancienne aux conceptions chrétiennes ; après eux, les Scolastiques avaient réalisé de vastes synthèses où le dogme chrétien et tout Aristote ne faisaient plus qu’un. Mais ce n’en est pas moins la Renaissance, commencée en Italie et communiquée de proche en proche à travers toute l’Europe, qui réalisa dans la vie, dans le sentiment, dans la civilisation, la compénétration des deux idées différentes : le christianisme et l’antiquité. « Le christianisme, le premier, a véritablement prêché la théorie de l’amour du prochain et de la solidarité humaine, mais au cours du moyen âge, il s’était détourné des biens de ce monde dans son désir continu de perfection céleste. L’amour du prochain avait à ce point été idéalisé, rendu transcendantal, qu’il était devenu incapable d’enthousiasmer la créature humaine et de la rendre heureuse. Il fallait le réveil de l’esprit éteint de l’antiquité pour que dans cet embrasement l’amour du prochain reprit la chaleur de la vie et devint l’amour de l’humanité, c’est-à-dire l’humanisme : admiration et amour pour l’homme, pour ses facultés presque illimitées, pour ses créations étonnantes : amour en même temps pour tout ce qui peut rendre parfaitement heureuse, au plus noble sens du terme, la vie terrestre de l’individu[113]. »

L’humanisme fut l’équivalent de la croyance à l’unité de la civilisation humaine, la foi que les lois éternelles de la nature et du destin humain, les créations les plus sublimes de l’esprit humain, dans tous les siècles survivent et renaissent avec chaque génération. La Renaissance produisit des hommes universels, tels que Pic de la Mirandole, Alberti, Léonard de Vinci, Michel-Ange ; son esprit envahit la cour des papes, comme les universités fondées par les hérétiques ; elle créa un lien entre les savants, les écrivains de tous les pays. « De même, dit Savonarole, que Colomb est parti pour trouver une voie vers les Indes et a découvert ainsi un nouveau monde, de même les humanistes du XVe siècle ont été les véritables fondateurs de la civilisation moderne par leur zèle à faire connaître le monde antique. » Les humanistes de la Renaissance ont servi d’intermédiaires en Europe à la culture classique, comme autrefois les Romains l’avaient été pour la culture grecque. L’humanisme naît en Italie, à Florence, et de là se dirige vers Rome et Venise (Plutarque, Boccace, Cosme et Laurent de Médicis, les Alde). De là il se répand dans toute l’Europe occidentale, dès la fin du XVe siècle en Hollande par Agricola et plus tard par Érasme, en Allemagne par Reuschlin, en France par Lascaris et Budé et par le Collège de France (1530).

Cependant l’humanisme ainsi défini n’a pas arrêté son influence au XIe siècle. Il a créé un système d’enseignement connu, fondé sur l’idéal humain, et qui jusqu’à la moitié du siècle dernier a été l’unique moyen de formation intellectuelle chez tous les peuples civilisés (les humanités latine et grecque, l’humanisme des Universités et des Jésuites). Dira-t-on jamais assez ce que cet enseignement a été pour la constante unification des esprits se reconnaissant tous, librement et sans jalouse rivalité possible, une commune patrie intellectuelle, un commun patrimoine qu’aucune nation, aucun pays ne pouvait prétendre être seul à comprendre, dont ni les guerres, ni les révolutions politiques ne pouvaient détruire la puissance, le charme et la valeur. Mais l’enseignement des humanités, tombé aux mains de traditionalistes étroits qui ne surent distinguer entre le fond et la forme, eut à subir de violentes attaques. Les unes, fondées sur les nécessités politiques de la vie, réclamaient un enseignement fait de notions utilitaires et applicables, puisées notamment dans les sciences naturelles. Les autres, fondées sur le réveil des nationalités, exigeaient une éducation basée sur la langue et la culture nationales. L’institution du Realgymnasium en Allemagne, l’introduction des « humanités modernes » en France par la loi de 1902, ont consacré le triomphe de ces nouvelles tendances. Mais voici déjà qu’avant la guerre les protestations s’élevaient. Le niveau intellectuel général baissait, tandis que le « gavage » des notions provoquait le surmenage de la jeunesse. Depuis la guerre, et le spectacle qu’elle a donné du résultat moral de certaines cultures, les plaintes paraissent encore autrement fondées[114].

Des « humanités » véritables s’imposent comme un urgent désidératum. Ces humanités feraient de la Grèce et de Rome la première base de la culture humaine, mais loin d’y voir quelque legs mort du passé à assimiler en bloc, loin d’attacher la profondeur intellectuelle, la distinction et l’élégance de l’esprit exclusivement à la langue des Anciens, elles feraient aussi objet de la culture classique « toute création spirituelle dont le sens et la valeur seraient compréhensibles à l’ensemble de l’humanité cultivée et qu’imprégnerait son esprit jusqu’à devenir un patrimoine commun » (de Berzeviczy). Par là, « cette culture consisterait à comprendre et à posséder le passé intellectuel comme s’il s’agissait de conceptions d’aujourd’hui » (Lorenz von Stein). Elle tiendrait compte de ce fait que « nous avons si soigneusement augmenté le trésor laissé par les Grecs et les Romains que les intérêts amassés aujourd’hui dépassent le capital » (Macaulay)[115].

2. L’avenir de l’espèce humaine. Il est difficile d’indiquer certaines probabilités touchant le sort futur de l’espèce humaine. Certains faits méritent cependant de retenir l’attention. Au XVIIIe siècle les philosophes français avaient élaboré une théorie du perfectionnement indéfini. Au XIXe siècle les naturalistes apportèrent des idées nouvelles qui changèrent radicalement les conceptions sur le développement de l’homme (transformation, sélection, adaptation). En traitant de cette question d’avenir on doit envisager deux périodes : le futur prochain, c’est-à-dire quelques siècles, mettons un millier d’années, pendant lesquelles les conditions physiques de la terre resteront sensiblement les mêmes, et l’avenir ultérieur.

Pendant la première période on peut entrevoir que la terre se couvrira de plus en plus d’habitants et que ce transport continuel et croissant des hommes d’une partie du monde à l’autre produira des mélanges de races de plus en plus fréquents. Les races inférieures de nombre, de force physique, ou d’intelligence doivent ou disparaître ou se fondre avec les autres (Australiens, peuplades du Pacifique, Hottentots). Les races moins inférieures mais peu actives (Mexique, Pérou) s’amalgameront avec leurs conquérants de manière à constituer des populations intermédiaires. Trois races principales, les blancs, les jaunes et les noirs, douées de qualités précieuses pour envahir, se mêleront aux autres races et entre elles, suivant les circonstances locales. Les blancs ont l’avantage de l’intelligence mais ne supportent pas les climats chauds comme les deux autres. Les noirs ne supportent pas les climats froids. Les jaunes peuvent s’adapter aux deux climats. La modification de l’homme lui-même se produira par un effet de la variabilité, de la concurrence et de la sélection qui en résulte. La lutte est de siècle en siècle plus active à cause de l’augmentation de population et des progrès de la science, de l’industrie, du commerce, qui obligent les individus à savoir davantage et à faire de plus grands efforts. De là aussi un développement probable de plus en plus marqué du système nerveux, des facultés intellectuelles, et aussi probablement de la moralité. De ces nouvelles conditions intellectuelles et morales découleront probablement une moindre fécondité (le développement du système nerveux a pour effet la diminution de l’accroissement des populations). Cette moindre fécondité pourrait devenir une nouvelle source de progrès moraux et intellectuels. Mais l’histoire cependant est d’accord avec la théorie pour montrer à quel degré la marche du côté de l’intelligence et de la moralité est irrégulière et douteuse. Que d’hommes éminents depuis Socrate jusqu’à Lavoisier ont péri de mort misérable ! Que d’invasions de barbares ! Il se pourrait aussi que l’amélioration des facultés intellectuelles dans les races déjà avancées ne marchât pas assez vite pour les besoins croissants d’une civilisation qui grandit énormément. Si nous commençons à ne pouvoir marcher avec la vitesse, avec la même vitesse que notre propre ouvrage, la civilisation ; si nous nous sentons surchargés par les complications qu’elle crée, nous dégénérerons à la suite d’exigences qui dépasseront nos moyens. Telles sont les vues que nous pouvons avoir sur un avenir rapprocher de l’humanité.

Pour un avenir plus éloigné, mettons cinquante à cent mille ans, il est encore possible d’envisager certaines tendances et certains états de l’espèce humaine. Deux cas sont à envisager. D’abord des accidents non prévisibles peuvent subvenir : affaiblissement et soulèvement de l’écorce terrestre ; maladies terribles parmi les hommes ; retour des époques glacières (discuté) ; modification dans l’état du soleil ; rencontre par notre système solaire tout entier, qui marche à une grande vitesse dans une certaine direction, de quelque partie de l’Univers plus chaude ou plus froide que l’espace parcouru depuis plusieurs milliers d’années. Le soleil mieux connu peut aussi nous réserver une catastrophe stellaire, « sa tendance actuelle ne serait pas de se contracter lentement et de s’éteindre, mais de se dilater et de se dissoudre ». Il pourrait donc ou produire un moindre rayonnement de chaleur ou finir subitement par une explosion, toute sa matière se transformant en « cette substance inconnue qui emplit l’espace, que nous appelons l’éther, dans laquelle des mouvements, dont l’origine ignorée et destinée sans doute à demeurer éternellement mystérieuse, créent toutes les forces, font naître la matière elle-même, et dans laquelle tout vient s’évanouir[116]. » En dehors de ces accidents cosmiques les faits normaux à prévoir sont ceux-ci : l’oxygène de l’air et l’action du travail humain diminueront la quantité de métaux et de houille accessible sans trop de peine à la surface de la terre. Les hommes consommeront peu à peu les matériaux mis à leur disposition. L’action incessante des eaux, de la glace et de l’air produira une diminution des surfaces terrestres et surtout l’abaissement des régions élevées. L’abaissement des chaînes de montagnes diminuera la condensation des vapeurs aqueuses et augmentera l’étendue des régions stériles. Les continents se diviseront en archipels. Conséquences : la population diminuera, deviendra plus maritime, l’humanité vivra dans des conditions d’isolement croissant, et le mélange des races s’arrêtera ; elle n’aura plus ni métaux, ni combustibles. Ce sera, après la prospérité, la décadence.

Telles sont les probabilités selon le cours actuel des choses et en se basant sur les raisonnements que nous permettent nos connaissances de maintenant. Mais plus on envisage un temps considérable, plus il faut admettre la possibilité d’événements inconnus, imprévus, impossibles même à prévoir, qui peuvent introduire des conditions absolument différentes, favorables aussi bien que défavorables. Il faut aussi compter avec les réactions volontaires de l’homme contre les faits, réactions que l’entente humaine dans tous les pays rendrait de plus en plus puissante. La connaissance des forces naturelles pourra peut-être donner à l’homme le moyen de se rendre maître des conditions mêmes de la planète qu’il habite et, après avoir agi en petit sur le milieu terrestre ambiant, agir en grand sur le milieu cosmique immédiat. Tous les progrès techniques aboutissent à des déflagrations d’énergie considérables par application d’un minimum de forces humaines pour produire leur simple déclanchement. Les lois de la gravitation montrent des équilibres si instables qu’il suffirait peut-être de très faibles déplacements, dans un sens ou dans un autre, pour produire des effets formidables. Déjà la physique et la chimie ont édifié de provisoires théories sur les ondes hertziennes, sur le radium, sur la constitution intime de la matière, sur l’unité de l’énergie. Demain des applications n’en sortiront-elles pas qui permettront d’obvier aux transformations défavorables de la planète ? Qui sait ? Des futuristes ont rêvé et décrit un état où l’homme parviendrait à imposer une direction à la terre à travers l’espace. À leurs imaginations peut se joindre celle où l’homme, reconnaissant l’impossibilité croissante de demeurer dans son habitat actuel, la Terre, assurerait la continuité de son espèce par une évasion de la planète[117].

3. Conception de l’Humanité. — La terre est habitée par un milliard et demi d’êtres humains, lesquels forment biologiquement une espèce distincte de toutes les autres. Entre tous les êtres, leurs ancêtres et leur descendance, il existe une unité : ils forment l’Humanité. Celle-ci doit être conçue comme une grande communauté, se transmettant d’âge en âge les acquisitions matérielles, intellectuelles et morales. Elle n’est pas une juxtaposition et une succession fortuite de personnes isolées qu’aucun lien naturel ne rattacherait entre elles. C’est un être collectif dont les innombrables générations humaines qui coexistent et se succèdent forment comme autant d’organismes spéciaux, solidaires à la fois les uns des autres et chacun de l’ensemble lui-même. Péniblement l’humanité travaille au cours des siècles à s’élever de l’animalité, domaine où règne sans conteste la loi du plus fort, jusqu’à l’état de l’homme évolué dont la loi est l’altruisme véritable et qui se sent enclin à la noblesse idéale du sacrifice. « L’humanité est comme un seul homme qui grandirait en apprenant continuellement », a dit Pascal. Avant lui, exprimant la pensée évangélique, l’apôtre saint Jean écrivait : « Toute l’humanité ne sera qu’une famille ». Aujourd’hui plus que jamais le monde peut et doit être envisagé comme une vaste entité groupant tous les êtres humains. Chaque homme est, en même temps que citoyen d’une patrie déterminée, membre de l’humanité ; chaque association humaine est, en même temps que coordonnée ou subordonnée à un groupement particulier ou national, une section de l’association humaine totale.

De cette conception, vague encore et théorique, il faut s’élever à la conception pratique de la communauté humaine, de l’homme social, fonction et cellule d’une collectivité ; au lieu de s’en tenir à l’erreur individualiste, à la lutte pour la vie, à l’homo homini lupus, à la construction sur la haine. La communauté humaine a été considérée comme une réalité bien définie par la religion des peuples civilisés. Attribuant un même père à tous les hommes, elle doit entrer maintenant définitivement dans les concepts positifs de l’économie, de la morale, du droit et de la politique. Si la sociologie comparée a substitué à la societas generis humani la notion d’espèces sociales distinctes et irréductibles n’ayant en commun que les lois sociologiques qui déterminent inconsciemment leur genèse, leur transformation et leur mort ; si elle a dénoncé comme anti-scientifique l’équation de la société et de l’humanité, elle doit revenir aujourd’hui sur ces conclusions inspirées d’un point de vue exclusif. Ce n’est pas à l’origine qu’il faut chercher l’unité humaine, mais dans son devenir. Toutes les sociétés humaines en évoluant ont tendance à former cette unité, à être soumises à un même ensemble de conditions, à se solidariser jusqu’à devenir des éléments d’un même système.

Conditions et faits universels, intérêts universels, opinion universelle, pensée et conscience universelles, organe et vie universelles, ce sont les termes ultimes de l’évolution dans tous les domaines sociaux. L’humanité ainsi est au bout de toutes les avenues de l’histoire. Dans cette terrible guerre, elle aussi universelle, pour trouver une voie qui conduise à des solutions adéquates il faut savoir envisager comme premières bases les conditions nécessaires à la coexistence de tous les humains, et, au-dessus des intérêts propres aux nations, s’élever jusqu’à ceux plus généraux et plus permanents de la communauté humaine[118].




24.
FACTEURS ETHNIQUES : LES PEUPLES ET LES NATIONALITÉS




Les hommes forment de grands groupes : les nationalités. Ces groupes ont pour base la filiation et par conséquent, dans une certaine mesure, la race. Les nationalités sont des formations spontanées naturelles, tandis que les États sont des formations volontaires et conscientes. Avec des vicissitudes variées et des fluctuations de puissance, les nationalités ont chacune leur longue histoire. Elles ont vécu tantôt indépendantes, ayant leur État à elles, tantôt absorbées par d’autres États à qui elles sont liées par des liens de dépendance plus ou moins étroits. Toute organisation internationale, pour être normale et stable, doit tenir compte des facteurs ethniques. De là un ensemble de questions de haut intérêt qui doivent être exprimées objectivement et dans leurs corrélations avec les questions économiques, culturelles et politiques. Quelle conception faut-il se faire des nationalités et des races ? Peut-on donner une détermination scientifique de leurs caractères ? Y a-t-il avantage à leur maintien ou l’unification, l’absorption et la dénationalisation sont-elles préférables ? Quelle est la situation actuelle des nationalités et quels mouvements ont-elles provoqués avant et pendant la guerre en faveur de leur liberté ? De quelles solutions sont susceptibles les problèmes des nationalités, en distinguant d’une part les divers types de population, d’autre part les divers régimes politiques et juridiques auxquels elles pourraient être soumises ? Sans entrer dans le développement que comporte l’étude de ces vastes questions, nous nous bornerons à indiquer ici quelques conclusions[119].

241. Nationalités opprimées ou mutilées.


C’est l’espoir des peuples que cette guerre aboutira à un accroissement de liberté dans le monde. Les peuples déjà constitués en États indépendants ont été victimes d’agressions qui les ont placés sous une domination étrangère (les Belges, les Serbes, les Monténégrins). — D’autres, qui n’ont pu réaliser encore leurs aspirations nationales, se sont trouvés impliqués dans les opérations militaires dès les premières heures de la guerre ; ils ont été obligés de livrer leurs enfants aux deux groupes d’armées en présence et de s’entre-tuer par ordre (Alsaciens-Lorrains, Juifs, Lithuaniens, Polonais, Ukrainiens) ; ils ont dû s’imposer les sacrifices de leurs biens et de la transportation pour la défense loyale de l’État dont ils font partie, alors que cet État leur refuse le s franchises intérieures les plus essentielles (Lettons, Lithuaniens) ; certains ont subi, sans résistance possible, les plus épouvantables mesures d’extermination (Arméniens). — De nombreuses nationalités subissent des conditions de vie nationale restrictives de liberté, mais conformes à la politique d’impérialisme et de domination des États dont, intégralement ou principalement, ils font partie ; leurs oppresseurs poursuivent systématiquement leur dénationalisation pour mieux réaliser un faux idéal d’unité, opposé à l’idéal vrai de fédération et d’autonomie (nationalités de l’Autriche-Hongrie, de l’Allemagne, de la Russie). — Enfin des nationalités constituées en États indépendants voient une partie de leurs co-nationaux rattachés par la force à d’autres États, où ils ne jouissent pas d’ailleurs d’un traitement égal (nationalités balkaniques).

À cette heure de commotion européenne, tous ces peuples souffrent intensément ; ils frémissent d’indignation, de crainte, d’espérance. Continueront-ils à être les victimes sanglantes d’une exécrable politique nationale et internationale, ou seront-ils enfin assurés de la liberté, de la sécurité des vies et des biens et, avec elles, des moyens d’atteindre leur développement, précieux pour la civilisation universelle non moins que pour eux-mêmes ? La réponse dépendra avant tout des efforts dont ces peuples seront capables.

242. Données du problème des nationalités.


1. Les nationalités sont des faits naturels, dus à des facteurs biologiques, géographiques et historiques, qu’il est au-dessus de l’arbitraire des hommes de pouvoir méconnaître ou modifier souverainement.

2. Le droit des nationalités, si grandes ou si petites soient-elles, à vivre, à se développer et à disposer d’elles-mêmes est un droit primordial qui repose sur les mêmes principes que les droits fondamentaux de l’homme lui-même, attendu que la nationalité libre peut seule créer à l’homme le milieu nécessaire à l’exercice complet de ses facultés.

3. La diversité des nationalités est un facteur précieux du progrès. Chacune d’elles peut faire, apport à la communauté humaine de ses qualités et caractéristiques propres et enrichir ainsi la civilisation d’éléments variés et complémentaires. L’existence des nationalités forme une base naturelle et rationnelle à la répartition de la population du globe en unités gouvernementales, oppose des barrières à l’arbitraire des ambitions territoriales des États. Les petits États basés sur des nationalités bien distinctes ont, ainsi que leur histoire le démontre, une fonction utile à remplir à côté des grands États.

4. Le droit de chaque nationalité, comme le droit de l’homme lui-même, doit être limité par le droit égal des autres nationalités, si bien que la coexistence des diverses nationalités dans la société des nations ne peut se concevoir en dehors de leur respect mutuel et de l’adhésion volontaire à certains principes pour régler et harmoniser leur activité concurrente et antagoniste.

5. Ces principes ont besoin d’être précisés, afin de donner des bases positives et concrètes, à la fois objectives et impersonnelles, à l’idée et au sentiment de Justice supérieure, dont se réclament indistinctement toutes les revendications des nationalités.

6. Les droits inhérents aux nationalités comportent des modalités et des degrés, à savoir : les droits dérivant de sa propre nationalité, à garantir à tout homme, quel qu’il soit et, en quelque lieu qu’il se trouve (droits universels, droits de l’homme) ; le droit à l’autonomie, à garantir aux nationalités ou groupes différents composant un même État (administration autonome, régionale et locale, self-government, autonomie municipale, scolaire, religieuse, etc.) ; l’indépendance et la souveraineté nationales, à garantir aux nationalités homogènes, érigées en États distincts ou aux nationalités différentes, librement associées à d’autres, pour former des États fédératifs ou unitaires.

Aux questions de nationalités, entendues au sens large, se rattachent les questions de races (relations des races blanche, jaune et noire) ; celles des nationalités inconscientes, ne pouvant encore ni comprendre leurs destinées, ni les affirmer ; celles des populations indigènes primitives ou en décadence, incapables de s’élever par elles-mêmes au rang des nations civilisées et ayant besoin d’être éduquées et protégées : celles des colonies dont le stade d’évolution justifie l’émancipation à l’égard des mères-patries.

7. Au premier rang des conditions de la bonne entente internationale, seule base d’une paix durable, est la satisfaction donnée aux légitimes aspirations des nationalités. Cette manière de voir, au cours de la guerre actuelle, a été mise en lumière par de multiples déclarations parmi lesquelles il y a lieu de noter spécialement pour leur précision, celles des dirigeants de l’Angleterre : « Nous voulons, a dit sir Edward Grey, que les nations de l’Europe, quelles qu’elles soient, grandes ou petites, puissent mener une existence indépendante, établir elles-mêmes leur forme de gouvernement et travailler eu pleine liberté à leur développement. » « Nous voulons, a dit, après lui, lord Winston Churchill, que cette guerre remanie la carte de l’Europe selon le principe des nationalités, selon le vrai bien des peuples habitant ces territoires tant disputés. Après tout le sang versé nous voulons une paix durable, qui rétablisse l’harmonie, libère les races, restaure l’intégrité des nations. »

243. Droits des nationalités.


En tenant compte des bases qui viennent d’être exposées, on peut formuler ainsi, d’une manière concrète et en termes juridiques, les droits qu’il y aurait lieu de reconnaître et d’organiser internationalement pour résoudre, par voie de dispositions générales, les problèmes dérivant des nationalités.

1. Droits des individus. — Nul ne peut être inquiété pour ses origines, sa langue ou sa religion, ni subir de ce chef un traitement intolérant, discourtois ou irrespectueux. Tout homme, en quelque lieu qu’il soit a droit à l’égalité civile, à la liberté religieuse et au libre usage des langues. La bonne entente et le respect des droits s’étendent indifféremment aux Européens (Aryens, Caucasiens, Occidentaux blancs et peuples de descendance européenne établis actuellement dans les autres parties du monde) et aux Orientaux (toutes les races autres que les races européennes).

2. Droits des nationalités. — Les nationalités, qu’elles soient fondées sur une communauté d’origine, de langue, de tradition, ou qu’elles résultent d’une association librement consentie entre groupes ethniques différents, ont droit à la libre disposition d’elles-mêmes. Il n’y aura ni annexion, ni transfert de territoires contraire aux intérêts et aux vœux de la population. Ni la conquête, ni le sang versé pour l’occupation, ni la possession antérieure dans l’histoire, ni les frontières naturelles, ne constituent des droits sur des populations ou leur territoire.

Pour la reconnaissance des droits des nationalités il sera instauré une procédure tendant à faire établir leur statut international par la Cour internationale d’arbitrage de la Haye (ou toute autre institution internationale qui serait créée : Congrès, Parlement international, Conseil international permanent de conciliation). Les autorités naturelles de la nationalité (corps organisés ou élites intellectuelles représentant véritablement les nationalités) introduiront l’instance devant la Cour, laquelle statuera sur le point de savoir si ces autorités peuvent être tenues pour les représentants réels de la nationalité. La Cour déterminera aussi les frontières ethnographiques de la nationalité, selon les bases scientifiques reconnues. Le cas échéant elle pourra ordonner sous son contrôle un plébiscite pour connaître la volonté de la nationalité. À tous ces degrés, la procédure sera contradictoire et publique. Les nationalités qui ont joui de la liberté et de l’indépendance politique dans le passé auront droit, ipso facto, et nonobstant toute opposition contraire, d’être replacées dans ce même état.

3. Autonomie. — À l’intérieur des États, les groupements nationaux ont droit à la même autonomie que les individus eux-mêmes. Ce droit est exercé par voie de plébiscite. Dans les régions à populations mixtes, qui présentent de grandes différences de caractère et de mœurs, sera établi le régime de statut personnel complété par des institutions collectives appropriées.

4. Droits complémentaires de la nationalité. — Les nationalités indépendantes, outre le territoire, ont droit aux conditions essentielles de la vie et du développement des nations civilisées, notamment le droit de commercer avec leurs voisins, les communications par chemins de fer et voies terrestres assurant le libre accès à la mer, la liberté d’expansion dans les colonies (émigration, établissement et commerce).

5. Populations indigènes. — Les États veillent à la conservation des populations indigènes ainsi qu’à l’amélioration de leur condition morale et matérielle dans toute l’étendue des territoires soumis à leur souveraineté ou dans la zone de leur influence. Ils reconnaissent le droit des souverains indigènes et l’autorité des chefs indigènes.

6. Internationalisation. — Les mers, détroits et canaux maritimes sont libres et neutres. Ils sont soumis, quant à la police, l’aménagement et l’entretien, au régime de l’internationalisation. Ce régime s’applique aussi à certaines parties de territoire nécessaires pour leur assurer la liberté effective ainsi qu’aux ports internationaux de fait, qu’il serait dangereux de livrer à la domination d’un État unique.




25.
FACTEURS ÉCONOMIQUES : LA VIE INTERNATIONALE MATÉRIELLE




L’économique est la base de la vie des peuples comme des individus « Primum vivere, deinde philosophari ». La chute des empires, les changements de dynastie, à plus forte raison la politique de telle ou telle monarchie ont eu sur l’état social de leur temps une répercussion cent fois moindre que telle évolution rurale, industrielle ou financière. Causes, conséquences, objectifs économiques de la guerre, c’est ce qu’il nous faut maintenant examiner en passant sommairement en revue le domaine de la production, du travail, du commerce, de la finance, des transports, des colonies et de la consommation. Mais notre examen doit se faire au point de vue international qui est celui de tout cet ouvrage. Il doit chercher à répondre à ces questions : Jusqu’à quel point existe-t-il une économie mondiale ? Quels en ont été les avantages pour les peuples ? Par quelles structures solides, c’est-à-dire par quelles institutions internationalement garanties est-il nécessaire désormais de la protéger et de la développer ?

Nous constaterons que la vie internationale apparaît partout comme un prolongement de la vie nationale, comme un résultat de l’expansion et du perfectionnement de celle-ci. Elle est un fait naturel, spontané, non systématique, avant d’être voulue et coordonnée. En envisageant chaque élément de la vie économique dans son évolution et dans la forme la plus développée d’aujourd’hui, nous arriverons à cette conclusion : loin de pouvoir décider arbitrairement que cette vie ne sera plus, il faut s’attendre au contraire à son extension dans l’avenir.

251. Généralités.



251.1. FORMES HISTORIQUES DE L’ÉCONOMIE. — L’Économie au cours de l’histoire a présenté une succession de formes. Elles n’ont de commun entre elles, et encore, que les conditions techniques très générales de la production ; les lois de l’échange et de la distribution sont radicalement différentes d’une forme historique à l’autre (Stuart Mill). On part de l’économie familiale, de l’économie domestique fermée, où le propriétaire se suffit à lui-même, produit sur son domaine tout ce dont il a besoin pour lui et les siens. On passe ensuite par l’économie urbaine, où la ville est le centre d’un territoire restreint, mais suffisant à la faire vivre. On arrive après cela à l’ économie nationale, où l’État, avec des dimensions plus vastes et une administration plus complexe, essaie aussi de s’enfermer chez soi. On aboutit enfin à l’économie mondiale qui embrassa peu à peu toute la terre habitée et habitable[120]. L’activité de la partie centrale du monde, hautement sensible aux influences de l’économie, étend ses limites et s’annexe les zones successives de ta région environnante. En se poursuivant ce phénomène doit transformer du plus en plus le monde tout entier en un seul organisme économique[121].

Déjà de nos jours il n’y a, peut-on dire, guère d’acte de commerce international qui n’ait son contre-coup, infinitésimal peut-être, mais inévitable, sur la vie des États. Il en est comme dans les réactions chimiques. Là pas un atome, si imperceptible soit-il, dont le déplacement et la combinaison avec un autre atome ne contribue à la modification des corps et à la formation de produits nouveaux.


251.2. CARACTÉRISTIQUES DE L’ÉCONOMIE ACTUELLE. — L’économie du XXe siècle, à la veille de la guerre, présente un certain nombre de caractères qui la distinguent nettement de celle des siècles antérieurs ; la force productive de la société est affectée par des éléments nouveaux ou des éléments anciens dont l’importance relative a changé. — a) La population a considérablement augmenté, impliquant augmentation de l’offre de travail et de la demande de produire. — b) Les besoins des consommateurs ont augmenté. — c) Le marché est devenu mondial. Les produits sont devenus internationaux. Par les moyens de communications et l’incorporation de tous les territoires de l’univers à la vie économique générale il n’y a plus qu’un seul marché, englobant, dominant tous les marchés particuliers. On ne produit plus pour satisfaire les besoins connus et forcément limités du marché ; on cherche partout des marchés et on en crée, on s’empare par la ruse et par la force de ceux qui existent, afin d’écouler une production débordante. Cette internationalisation est vraiment extraordinaire. Elle porte sur les matières premières, les machines, les produits, les Styles. Que l’homme examine son vêtement, sa nourriture, son logement, il ne rencontrera que de l’« étranger ». Son vêtement : la laine du drap vient d’Argentine, le coton des cotonnades vient d’Égypte ou des États-Unis, les toiles viennent d’Écosse ou de Flandre. Sa table : le blé vient d’Australie, d’Amérique ou des Balkans, les légumes viennent en primeurs d’Italie, les poissons d’Islande ou des côtes du Maroc. Parmi les viandes, il en est de congelées en Argentine ; les fruits sont du midi ou des îles, et les bananes d’Afrique et de Cuba ; de Cuba aussi le sucre et de toutes les colonies les épices ; les boissons, vins et liqueurs, de toutes les latitudes. La maison : la pierre vient de France ou d’Écosse (granit) ou du Rhin ou d’Italie (marbre) ; le bois provient de Norvège, le verre à vitre de Belgique, le cuivre des lustreries d’Espagne ou d’Amérique, le caoutchouc des Indes, du Brésil ou du Congo ; le mobilier est de style français, anglais ou viennois. — d) La production s’est immensément développée et avec elle le stock de la richesse productive. Elle s’est organisée pour produire en grand, en série, ce qui la force à la conquête incessante de nouveaux débouchés. — e) La science, c’est-à-dire l’expérience réfléchie, généralisée, théorisée, s’est substituée à l’empirisme du commerce, de l’industrie, de l’agriculture. Les méthodes se sont perfectionnées. — f) Les unités économiques, banques, usines, maisons de commerce, sont devenues de plus en plus grandes, par croissance propre ou amalgamation. Si bien que l’individu est absorbé dans des collectivités, et que ce sont celles-ci, leurs entités agrandies, qui constituent réellement la structure économique des sociétés. Ce sont ces combinaisons entre elles qui déterminent le cours des choses. — g) Les Pouvoirs publics, États, provinces, communes, sont devenus, dans une mesure croissante, des organismes économiques et, comme tels, participent aux combinaisons des entités privées dont il vient d’être question. — h) Le capital et le travail sont aux prises. Ils s’organisent de plus en plus. Le capital détenu par chaque homme prend des formes nouvelles qui le rendent partie du capital total. Celui-ci se concentre de plus en plus et trouve son expression ultime dans les grands trusts, internationaux de fait ou de tendance. Le travail que peut fournir chaque homme, fourni dans des formes et des conditions également nouvelles, n’est plus, lui aussi, qu’une partie du travail total. Celui-ci s’organise, se collectivise, et trouve son expression dans les syndicats ouvriers, lesquels aussi s’internationalisent et se dressent en face des trusts. — i) L’organisation, — c’est-à-dire les liens de dépendance permanente établis entre les hommes, les choses, les opérations, suivant un ordre préconçu et voulu, a prévalu dans toutes les sphères de l’activité économique. L’organisation s’oppose au hasard, à l’incoordonné de l’effort individuel. Elle crée les cadres à l’action, afin d’intensifier son rendement. Et l’unité d’organisation prend comme centre des sphères d’influence, de contrôle, de subordination de plus en plus larges, et quant à leur aire géographique (locale, régionale, nationale, internationale), et quant à la corrélation de leurs dépendances (union de la production, de la banque, du transport, etc.).


251.3. ÉCONOMIE NATIONALE. — 1. À côté de l’Économie mondiale, et souvent en opposition avec elle, se dresse l’Économie nationale. Elle considère que l’autonomie économique est, dans le monde moderne, la seule forme d’indépendance caractéristique de l’autonomie politique. Un État comme un individu doit être économiquement à l’abri des impositions d’autrui. En conséquence les gouvernements ont charge d’âmes. Leur première mission est d’assurer la vie nationale, d’éviter à tout prix la gêne qui résulte finalement de la stagnation des affaires dans un pays, surtout quand elles deviennent plus actives dans les autres. Les gouvernements ont entre autre à créer un outillage national, c’est-à-dire l’ensemble des moyens mis par un État à la disposition de ses industriels et de ses commerçants pour écouler leurs marchandises soit à l’intérieur, soit au dehors[122]. Les gouvernements ont eu aussi à faciliter le commerce extérieur. La pénétration des marchés ne s’opère pas seulement par l’action des producteurs. Celle de l’État a paru indispensable pour encourager leurs efforts par des organismes spéciaux, par ses consuls, par une législation qui facilite les transports et permette de lever chez lui, en temps opportun, certaines barrières douanières, afin que d’autres se lèvent aussi aux frontières que ses nationaux voudraient franchir. L’État aussi donne plus de force et d’élasticité au crédit, le grand ressort des transactions internationales[123].

L’économie nationale considère chaque État comme un tout complet ou devant tendre à le devenir. Elle double l’État politique d’un État économique. C’est en son nom qu’ont été prises la plupart des mesures protectrices et c’est notamment pour la réaliser que certains pays se sont armés, entraînant tous les autres à leur suite. Chaque peuple, loin de tendre à une division du travail de plus en plus marquée, a cherché le plus possible son autonomie économique. On peut distinguer trois périodes dans l’évolution des nations vers cette autonomie : pendant la première la dépendance est absolue, tant pour les idées que pour les capitaux et les hommes : telle est la situation présente de la majorité des démocraties d’outre-mer. Durant la seconde l’agriculture suffit aux nécessités nationales et l’industrie naît : l’Argentine, le Brésil, le Mexique ont déjà conquis cette liberté partielle. Finalement la période d’exportation agricole et industrielle commence et l’influence intellectuelle se fait sentir au delà des frontières. Après la France et l’Angleterre, l’Allemagne et les États-Unis sont parvenus à cette période[124].

Les gouvernements n’avaient autrefois que des fonctions à l’intérieur ; ils se bornaient quant à l’extérieur à la défense du territoire ; puis ils furent entraînés à devenir, d’abord les protecteurs de leurs nationaux, trafiquant ou établissant des entreprises à l’étranger, ensuite des organes collectifs d’initiative commerciale, industrielle et financière, en territoires étrangers. Les rivalités économiques dès lors, au lieu de s’élever d’individus à individus surgissent de nation à nation. Les occasions involontaires de conflits se multiplient tandis que prévaut d’autre part l’opinion qu’il faut vouloir des guerres économiques : guerres d’agression ou de défense préventive.

Les forces en action tendent à détruire l’économie nationale. Mais l’expansion de la civilisation, la multiplication et l’amélioration des moyens de transport ont deux conséquences principales : concentrer de plus en plus la production dans les zones que réalisent les conditions géographiques les plus favorables, créer un afflux permanent croissant des produits du dehors. Par là elles ont modifié et modifieront toujours davantage dans l’avenir la vie économique nationale. Deux exemples sont fournis par la Suisse et la Hollande. Rien ne met mieux eu lumière le degré de dépendance économique où en sont arrivées les nations que la situation de ces pays pendant la guerre. Pour continuer à vivre, sans continuer à exporter, condition première de leur vie telle qu’elle était organisée, il a fallu à ces pays négocier leurs approvisionnements avec les deux groupes des belligérants. De là sont sorties les ingénieuses organisations du trust néerlandais et du trust suisse, lesquels se sont même tendu les mains par-dessus l’Allemagne.

3. À la vérité un rôle échoit à l’économie nationale à côté de l’économie internationale. Il serait faux notamment de vouloir pousser à l’extrême le principe de la division du travail d’après les spécialités des régions, comme le demande la fameuse théorie des produits naturels. Une industrie serait naturelle quand elle trouve ses matières premières dans le pays même et celle-là seulement serait digne de l’intérêt des pouvoirs publics. Le mot « naturel » n’a plus de sens aujourd’hui dans l’économie, alors qu’à côté des richesses naturelles d’autres facteurs prennent chaque jour plus d’importance et tendent à égaliser les territoires dans la concurrence économique ; le bon marché des transports, la force motrice et le combustible, le travail, (intelligence et énergie des habitants). Il est « naturel » de faire coexister plusieurs structures économiques. Ce peut être une force pour certains intérêts d’être groupés localement, pour d’autres de l’être par région, par pays ou mondialement. Il faut de la souplesse dans l’organisation et admettre qu’une structure n’exclut pas l’autre, admettre aussi la pluralité des processus. Dans chaque ordre d’activité ce n’est pas nécessairement à l’intermédiaire de la structure de l’ordre immédiatement supérieur que doit forcément s’établir le lien d’organisation. Les activités individuelles peuvent être directement rattachées aux organismes généraux sans connaître des organismes spéciaux. Une usine doit pouvoir entrer directement dans un trust mondial sans faire nécessairement partie d’un cartel national ; un ouvrier peut entrer dans un syndicat international sans devoir faire partie d’un syndicat national. La hiérarchie fédérative sans doute tend à prévaloir, mais elle n’est pas la seule qui se conçoive ni qui se réalise.

4. Il y a deux questions distinctes à rencontrer ici, susceptibles de deux réponses différentes et qu’il ne faut pas confondre. La première est celle de la liberté commerciale, que l’on pourra qualifier d’individuelle. C’est le laisser-faire et le laisser-passer économique auquel s’oppose l’intervention des pouvoirs publics. Les uns estiment que les meilleurs résultats sont obtenus si on laisse aux individus le droit de régler eux-mêmes leurs affaires. Les autres pensent que cette liberté dégénère en désordre, en oppression des faibles, en abus de la concurrence et qu’il faut la réglementer officiellement. — La deuxième question est celle de savoir quelles doivent être les bases unitaires de cette organisation. Tout doit-il être ordonné en vue d’un ordre national, avec un sous-ordre municipal ; ou dans certains cas, y a-t-il lieu aussi à ordre international ?


251.4. PUISSANCE ÉCONOMIQUE COMPARÉE DES NATIONS. — La puissance économique des nations est fort inégale, qu’on les compare les unes aux autres, ou que l’on compare une même nation a elle-même à deux moments différents. Il y a mouvement constant. La puissance d’un pays peut être sommairement exprimée par les éléments suivants : A. Chiffre de la population. Ils indiquent à la fois les facultés de travail du pays considéré et l’ampleur de son marché de consommation. B. Chemins de fer en exploitation. Ils sont toujours en rapport avec le développement industriel, agricole et commercial du pays. C. Marine marchande à vapeur. Elle sert généralement de trait-d’union entre la production nationale, les besoins du marché intérieurs et les demandes des marchés d’outre mer. D. Commerce extérieur (importation et exportation). Il donne la mesure de valeur des échanges entre les marchés intérieurs et les marchés étrangers.

Vinci les résultats globaux de l’application de cette formule à la situation avant la guerre a) des alliés (avec leurs colonies), b) des austro-allemands-turcs, c) du reste du monde, c’est-à-dire des neutres[125] :

  Alliés Austro-Allemands Reste du monde
Populations (millions h.) 780 00141 00704
Chemins de fer (1000 kl.) 379 00118 00588
Marine a vapeur (millions tonnes)xxx 016.100 00003.7 00006.5
Commerce ext. (milliards de fr.) 100 00034 00071

L’Allemagne, l’Angleterre, les États-Unis, la France, et ensuite l’Autriche, la Russie et l’Italie sont de grandes puissances économiques internationales. Il n’en a pas toujours été ainsi. La Flandre, la Hollande, l’Espagne ont dans le passé occupé ce rang et se sont laissées devancer. De nos Jours une nouvelle puissance industrielle est née, l’Allemagne. Ses procédés techniques, commerciaux, financiers ont, avec ceux de l’Amérique du Nord, renouvelé la vie économique. La France, l’Angleterre, les pays latins se sont crûs économiquement dépassés, menacés. Que sortira-t-il de la présente guerre ? L’Allemagne sera-t-elle économiquement réduite ou l’apathie économique des autres peuples sera-t-elle excitée ?

Deux conclusions générales se dégagent de l’examen comparé de la Puissance économique des États : 1° Chaque peuple doit faire effort pour tenir son rang dans la concurrence des nations. La continuité dans la volonté d’aboutir, l’amour du travail, la connaissance parfaite des faits économiques auxquels certains peuples ont dû leur prospérité ou la ruine, celle des milieux où l’on opère et des méthodes à employer, voilà les conditions essentielles du succès. Si un peuple répugne aux entreprises, s’il n’a de goût que pour la bureaucratie et les placements en valeurs à faible revenu, il devra se résoudre à demeurer un petit peuple économique et renoncer à jouer un rôle prépondérant. 2° Aucun peuple ne doit exercer une suprématie économique. Il n’y a pour les peuples de paix possible, et dans la paix de bonheur durable, que dans l’équilibre des forces économiques aussi bien que dans celui des forces militaires de chacun. Dès qu’il s’en trouve un pour tenter d’asservir les autres en accaparant tous les marchés le danger apparaît et grandit rapidement[126].


251.5. L’ÉCONOMIE, LA POLITIQUE ET LES GUERRES. — 1. Avant la guerre deux théories pacifistes commençaient à faire leur chemin dans le monde des affaires et de la politique. a) Que l’évolution économique des temps modernes avait rendu désormais impossible d’obtenir aucun avantage social ou économique par la conquête : la ruine était le résultat de la guerre même pour le vainqueur[127]. b) Que le développement du commerce et de l’industrie aura pour effet de clore l’ère belliqueuse et d’ouvrir celle des luttes pacifiques grâce à la solidarisation universelle des intérêts économiques. Que faut-il conclure depuis la guerre au sujet de ces deux théories ?

En ce qui concerne la première, il faudrait attendre la fin des hostilités pour conclure avec certitude. Il est à croire cependant que tous les avantages économiques et sociaux à résulter d’une guerre seront chèrement payés, quel que soit le vainqueur ; ils lui auront fait courir le risque capital d’une défaite possible et ces mêmes avantages auraient pu être obtenus autrement et sans la guerre. La sottise qu’a faite l’Allemagne au point de vue économique en faisant la guerre paraît énorme. Elle a arrêté net sa conquête pacifique. Elle s’est fait chasser du territoire des alliés et a mis en garde tous les neutres contre ses procédés d’accaparement dévoilés. Elle à aussi créé chez les neutres une recrudescence de nationalisme économique. Or les importations allemandes chez les alliés étaient de 2.933 millions de francs en 1903 et de 5.741 millions en 1913, soit en dix ans un doublement. Dans un régime universel de libre contrat, l’amélioration économique d’un pays a plus à gagner de bonnes relations avec les autres peuples que de la mise en œuvre d’une politique impérialiste (exemples de la prospérité économique des petits peuples tels que les Belges, les Hollandais, les Suisses).

Quant à la deuxième théorie, celle de la solidarité économique obstacle à la guerre, elle s’est trouvée en défaut, mais elle demeure vraie en partie : cette solidarité a longtemps retardé la guerre universelle. Les hostilités auraient pu éclater en 1911 lors des affaires du Maroc. On a généralement attribué alors au monde des affaires une influence anti-guerrière décisive. Au demeurant la solidarité économique, rendue sensible par les événements, est le fondement le plus sérieux d’une construction de la paix pour l’avenir.

2. Le principe de l’économie moderne se dresse en opposition directe avec le principe de la guerre. Celui-ci réside en une destruction de richesses, à la fois pendant qu’elle se prépare et pendant qu’elle se fait, et en une appropriation du bien d’autrui sans compensation. Le principe du commerce est, au contraire, basé sur l’épargne du capital, sur la conservation des richesses en quelques mains qu’elles se trouvent et sur le principe de l’échange, c’est-à-dire de la substitution d’une utilité et d’une valeur à une autre.

3. De tous temps le commerce a joué un rôle considérable dans l’histoire de la politique. Dès les débuts de la société policée le souci des intérêts du négoce a dicté pour nombre de gouvernements la ligne de conduite qu’ils adopteraient au milieu des complications et des luttes. Les questions purement commerciales et industrielles sont devenues politiques dès cette époque lointaine. Il y a donc eu de nombreuses guerres économiques. Citons pour mémoire les milieux sociaux ou la guerre existe à l’état endémique, parce que le pillage forme un de leurs moyens d’existence. Ainsi les razzias des Arabes qui veulent compléter leurs ressources insuffisantes du désert, les incursions des populations habitant des steppes pauvres qui confinent à des régions cultivées, comme ce fut le cas des peuplades pour se protéger desquelles les Chinois ont construit leurs fameuses grandes murailles. Sont aussi des guerres économiques celles qui ont pour but la possession du sol. Les colons agricoles qui ont besoin de terre pour s’installer entrent nécessairement en conflit avec les premiers occupants du sol. Ça a été le cas dans l’Amérique du Nord, en Australie et ailleurs. Mais les véritables guerres économiques sont les guerres dites commerciales. Lorsqu’un État veut mettre des barrières artificielles à la liberté du commerce, il crée une source de conflits. Citons, au moyen âge, les guerres entre Gênes et Venise pour accaparer le commerce avec l’Orient. Les guerres italiennes du XVme et du XVIme siècle. Citons encore l’exemple de l’Espagne et du Portugal à l’époque des grandes découvertes géographiques : ces deux pays voulurent réserver à leurs nationaux le monopole du commerce maritime avec l’Amérique et les Indes, et c’est à la suite d’une série de guerres soutenues contre ces deux nations par la Hollande et l’Angleterre que la liberté des mers put être définitivement assurée : — la guerre de Sept ans (1756-1763). La seule guerre qui ait été faite par l’Angleterre sous Walpole, la guerre contre l’Espagne, est provoquée par l’opposition que celle-ci manifeste à la contrebande des navires anglais dans l’Amérique espagnole et par le désir d’enlever à l’Espagne son commerce avec ses colonies.

La guerre de l’indépendance hollandaise contre l’Espagne est une guerre de course contre la flotte espagnole et le commerce colonial hispano-américain. La guerre de l’Angleterre contre Napoléon est une réaction contre les conquêtes napoléoniennes qui menaçaient le commerce anglais. L’invasion de l’Algérie est l’effet de causes économiques. La guerre de Crimée est provoquée par la volonté de l’Angleterre de défendre la route de l’Inde, si précieuse à son commerce. Le Mexique et l’Égypte sont occupés par des armées européennes pour liquider les créances de la haute finance. La richesse du bassin minier de la Lorraine provoque l’annexion de celle-ci à l’Allemagne en 1870 et place la France sous un régime douanier qui la force à traiter l’Allemagne comme la nation la plus favorisée. La guerre que les nations occidentales firent à plusieurs reprises à la Chine, furent pour la forcer à laisser s’établir un courant d’échanges avec l’extérieur et aussi pour faire obstacle à l’Union américaine. La guerre de Cuba n’est qu’un produit du déclin de revenu des fabricants de sucre américains. La guerre du Transvaal est l’œuvre des financiers et des spéculateurs de mines d’or. L’Angleterre n’a arboré le nouvel impérialisme de Chamberlain que le jour ou elle a senti menacée par l’Allemagne sa supériorité dans les industries textiles et métallurgiques. La politique mondiale de Guillaume II enfin, montre que l’unique but de l’action germanique a été l’abaissement de la puissance commerciale anglaise.

4. Au fond des guerres commerciales on trouve généralement une lutte contre des monopoles commerciaux artificiels. On peut donc dire que la disparition de ceux-ci fait cesser une source de conflits armés et que la liberté des échanges est une condition de paix[128]. Une remarque cependant. L’école du matérialisme économique donne aux causes économiques des guerres une place trop exclusive. Il y a d’autres guerres que des guerres économiques ; il y a d’autres mobiles encore que les affaires aux guerres proprement économiques. La guerre est un phénomène synthétique, c’est une direction donnée à un moment donné au courant de toutes les forces sociales. On y retrouve associés et entremêlés tous les facteurs. Il faut donc s’entendre lorsqu’on qualifie d’économiques certaines guerres. La vérité paraît pouvoir s’établir ainsi : les intérêts économiques sont parvenus à produire certaines guerres ; ils ont été des adjuvants de cause de certaines autres ; des objectifs économiques ont surgi souvent au cours des guerres ; enfin presque toutes ont eu des conséquences économiques, volontaires ou naturelles, directes ou indirectes, immédiates ou lointaines.


251.6. UN TYPE DE RIVALITÉ ÉCONOMIQUE INTERNATIONALE : ANGLETERRE ET ALLEMAGNE. — La guerre, prétendent les Allemands, est une guerre déclarée par les Anglais au « commerce allemand ». Au XVIIme siècle, les luttes anglo-hollandaises naquirent de la jalousie ressentie par l’Angleterre au spectacle du contrôle exercé par la Hollande sur les transports maritimes. Au XVIIIme siècle la révolution américaine naquit du Navigation Act, que des marchands anglais avaient provoqué afin de restreindre le commerce des colonies. Au XXme siècle la guerre anglo-allemande serait née de la jalousie envers l’Allemagne. Que vaut une telle allégation ?

1. L’industrie moderne a commencé à se constituer en Angleterre à la fin du XVIIIme siècle et au commencement du XIXme. Ce n’est que plus tard que le continent suivit l’exemple de l’Angleterre. Celle-ci jouissait donc depuis cette époque d’un monopole de fait sur un grand nombre de marchés. L’Allemagne s’est efforcée de le lui ravir. Dès 1885, la commission anglaise nommée pour étudier les causes de la dépression du commerce concluait que les industriels anglais ne faisaient pas une opposition suffisamment efficace à la rivalité allemande. Plus tard, le mouvement en faveur du « Tariff Reform », associé à la personne de Chamberlain, était une véritable défende contre la vigueur des attaques allemandes. La guerre sud-africaine avait provoqué dans le commerce anglais un état stationnaire qui se maintint plusieurs années. Le supplément d’impôt nécessité par cette entreprise réagit naturellement sur le monde des affaires. Il y a une douzaine d’années une misère profonde régnait dans les classes inférieures anglaises. « Douze millions d’individus souffrent de la faim et sont en proie à une pauvreté perpétuelle. » (Discours de Sir Henry Campbell-Bannermann à Perth, 3 juin 1903.) De nombreuses industries étaient en décadence. Le chômage révélé par les statistiques atteignait des proportions inconnues sur le continent. La crise industrielle succédait à un dépeuplement des campagnes et à une décadence de l’agriculture. « Durant les quarante dernières années, constatait Chamberlain, l’exportation anglaise est demeurée à peu près stationnaire… le coton ne va plus, la laine est atteinte, le commerce des métaux baisse. » La statistique commerciale montre en effet que le commerce allemand s’est accru beaucoup plus rapidement que le commerce anglais. En quarante ans les importations ont monté en Angleterre de 130 % et de 170 % en Allemagne : les exportations respectivement de 115 % et 294 %. Voici quelques chiffres détaillés (en millions de tonnes)[129] :

  Charbon. 1880 1900 1910
Royaume-Uni ...... 146 225 264
Allemagne  .   ...... 046 070 152
  Minerais.
Royaume-Uni ...... 018 014 015
Allemagne  .   ...... 007 018 028
  Fer en gueuse.
Royaume-Uni ...... 007,7 008,9 010
Allemagne  .   ...... 002,7 008,5 014
  Acier brut.
Royaume-Uni ...... 00 004,9 006,5
Allemagne  .   ...... 00 006,3 012,2

2. Le Royaume-Uni a dominé le marché mondial si longtemps qu’il lui paraissait impossible d’assister à l’entrée en scène d’un rival sérieux. Avec un entêtement tout insulaire, les manufacturiers britanniques ont persisté à envoyer aux clients étrangers les mêmes produits que demandait l’Anglais. Ils se sont imaginé que des nations parlant une langue complètement différente de la leur se serviraient de catalogues en anglais. Ils ont ignoré la direction prise par la navigation, et se montraient indifférents à l’apparence de leurs produits. On supposait que les produits devaient résister au bénéfice de leur réputation et que s’ils n’étaient pas acceptables tels quels ce n’était pas la faute des producteurs. Et ainsi de suite. Le défaut de soin, l’absence d’initiative des industriels, la qualité inférieure de leurs agents à l’étranger, l’absence complète d’assistance de la part du gouvernement, le conservatisme des placeurs de capitaux, le tout, joint à une véritable ignorance des pays étrangers contribua à maintenir l’industrie anglaise dans une sorte de stagnation.

3. La concurrence allemande finit par provoquer une réaction. H.-G. Wells dans ses « Social forces in England and America » s’exprime de la sorte : « En Angleterre nous sommes extrêmement jaloux de l’Allemagne. Nous le sommes non seulement parce que cette nation nous dépasse en population, qu’elle occupe un territoire beaucoup plus vaste et plus varié que le nôtre, qu’elle est située au centre même de l’Europe, mais parce que durant le siècle écoulé, tandis que nous reposions dans la paresse et la vanité, l’Allemagne a eu l’énergie et l’audace de créer un magnifique appareil d’éducation nationale, de dépenser ses efforts dans le domaine de la science, de l’art et de la littérature, de développer son organisation sociale, de s’approprier et d’améliorer nos méthodes en affaires et dans l’industrie, de monter en un mot plus haut que nous sur l’échelle de la civilisation. Cette ascension nous a irrités plutôt que châtiés et, notre humiliation a été augmentée par une attitude fanfaronne, la célèbre « main de fer », la menace « du sang et du feu », la « Weltpolitik » inaugurée par la « nouvelle ère allemande ».

4. Mais il importe de ne rien exagérer ; c’est une absurdité de parler de la décadence industrielle et commerciale anglaise. Nous allons le montrer en passant en revue les principaux domaines de l’activité économique.

A. Commerce. Depuis 1909 il y avait une reprise générale des affaires dans laquelle l’Angleterre s’est comportée aussi bien que l’Allemagne. Depuis deux ans elle avait même connu une période ascendante qui annonçait un retour aux conditions normales.

xxxxxxxxxxxx Importations. 1908 1913
Angleterre.......... 593 769
Allemagne.......... 404 534
Exportations.
Angleterre.......... 377 525
Allemagne.......... 324 495

En tenant compte de l’accroissement de population respectif dans les deux pays, à dix ans de distance (1900-1910), on constate une augmentation des exportations par tête d’habitants, en Angleterre de 3 L. 18 sh. 10 d. et en Allemagne seulement de 2 L. 18 sh. 9 d. — Si l’on compare maintenant le commerce des deux nations rivales au point de vue de la répartition géographique on trouve :

xxxxxxxxxxxx Europe.  
Angleterre.......... 175
Allemagne.......... 337
............ Hors d’Europe.
Pays divers Angleterre 128 ... Allemagne 91
Possessions britanniques... ...»... 188 ...»... 19

Il faut conclure de ces chiffres que : a) le commerce allemand se fait surtout avec les territoires européens où il est mieux placé et où il a devancé de beaucoup le commerce anglais dans l’ordre du temps. — b) L’Angleterre, bien qu’elle ait refusé d’adopter un tarif protecteur au profit de ses colonies, augmente de plus en plus le chiffre de ses affaires avec son immense empire où la part de l’Allemagne, sans être nulle, est minime. — c) Le véritable champ de la compétition anglo-allemande est dans les territoires non anglais hors d’Europe. Or, il n’est pas une région du monde dont le commerce anglais ait été chassé ou même sérieusement menacé. — d) L’Allemagne est le meilleur client de l’Angleterre et d’autre part l’Allemagne vend à l’Angleterre plus de produits qu’à n’importe quel pays, à l’exception des États-Unis. Le commerce réciproque des deux pays dépasse 621 millions de livres et le montant du commerce de l’Angleterre avec l’Allemagne représente le dixième du commerce anglais total. — Au point, de vue commercial on doit conclure que les îles britanniques restent le véritable cœur du monde commercial, par l’importance des docks, des marchés, des transports.

B. Marine. Voici la comparaison entre l’Angleterre et l’Allemagne :

  Tonnage net (millions de tonnes). 1870 1890 1912
Angleterre ...... 05,60 07,9 11,8
Allemagne  .   ...... 00,9 01,4 03
  Tonnage à vapeur.
Angleterre ...... 01,1 05, 10,9
Allemagne  .   ...... 000,08 00,7 02,5
  Tonnage nouveau
(Construction de nouveaux navires).
1881-1885   1906-1910
Angleterre ...... 003,3 ..... 04,11
Allemagne  .   ...... 000,248 ..... 00,6

En 1912 un total de 1,738,000 tonnes métriques de navires neufs furent construits sur les chantiers anglais. Le reste du monde n’en construisit que 1,163,000 dont l’Allemagne 480,000. L’Angleterre conserve donc bien sa suprématie dans le domaine de la navigation et il m y a aucun signe qu’elle aille ici en périclitant.

C. Finances. La fortune globale de l’empire anglais est évaluée à 665 milliards de francs et son revenu annuel à 100 milliards. Pendant cette guerre sans précédent, seule de tous les pays l’Angleterre a imposé de nouveaux impôts énormes à son peuple, lui assurant des recettes de 9.250 millions. L’Angleterre avait placé au dehors (placements publics et privés à fin 1914) environ 4 milliards de livres, dont environ la moitié dans ses propres possessions d’outre-mer. Elle en retirait environ 200 millions de livres, soit un dixième de ses revenus nationaux. — On peut estimer à un milliard de livres les placements allemands à l’étranger. Ce chiffre probablement au-dessus de la vérité a tendance à diminuer à raison de la demande de capitaux faite à l’intérieur de l’empire en vue d’œuvres industrielles et publiques. — La proportion entre les placements étrangers des deux pays est donc de moins de 4 à 1.

De 1909 à 1914 les revenus anglais sont montés de 151 millions de livres a 188 millions. Il n’y a pas eu d’impôts nouveaux, tandis que l’Allemagne avait recours à un lourd emprunt. Le marché de Londres influence tous les marchés financiers de la terre, ceux du continent, celui de New-York, celui de Pékin. L’Angleterre depuis des générations et maintenant encore, est le grand bailleur de fonds des autres nations et sa finance prélève son péage sur toutes les entreprises créées avec son capital. Peut-être a-t-elle envoyé au dehors trop d’argent, trop d’hommes, et s’est-elle ainsi saignée.

5. Certes, dans d’autres domaines que le domaine économique on a senti aussi un affaiblissement de l’Angleterre. C’est ainsi que le système national d’éducation était cahotique, inefficace, complètement arriéré (Balfour). De vastes questions sociales n’avaient pas été examinées. Le problème irlandais demeurait en suspens. Hésitant devant les changements radicaux, l’Angleterre, un des pays les plus conservateurs de l’Europe, se berçait dans sa politique traditionnelle des compromis. La recherche du plaisir et l’amour du sport, le luxe des riches et l’influence des classes moyennes sapaient petit à petit le pouvoir créateur de la nation.

6. Mais depuis dix ans une nouvelle Angleterre est en voie de formation. Depuis 1905, date de son avènement, le gouvernement libéral a fait aboutir d’importantes réformes sociales et économiques, il a à peu près résolu la question irlandaise, il s’est préparé à reviser sa Constitution. Le pays a supporté avec calme et facilité les nombreuses crises des dernières années, occasionnées par un manque de proportion entre la part revenant aux travailleurs dans la fortune croissante du pays et l’augmentation du prix de la vie. D’autre part, les Anglais se sentant plus résistants ont admis ce point de vue qu’il n’était pas nécessaire de détruire artificiellement le commerce allemand. À trois reprises différentes (janvier 1906, janvier 1910 et décembre 1910) ils ont, aux élections générales, refusé d’accepter le programme du « Tarif Reform ». D’ailleurs M. Chamberlain s’était déclaré partisan d’un accord avec l’Allemagne, et à la veille de la guerre les Anglais paraissaient admettre la nécessité d’un régime de libre échange. L’Angleterre avait aussi abandonné son opposition contre le chemin de fer de Bagdad, entrepris dans une région réservée depuis longtemps aux œuvres anglaises.

7. En résumé l’Angleterre offre le spectacle d’un très ancien organisme, qui depuis quelques décades s’est laissé allé, n’a pas effectué les adaptations nécessaires, n’a pas « réalisé » les conditions nouvelles du monde, concurrence d’une part, possibilités d’autre part. Mais c’est un organisme robuste et sain susceptible de fournir une longue course, d’effectuer quand il le voudra les rajeunissements nécessaires, qui a commencé à les opérer. Ce serait une erreur croire que ce pays a voulu la guerre. La possibilité d’une guerre avait disparu de l’esprit du peuple. C’est dans d’autres voies qu’il cherchait les solutions internationales. Le commerce était redevenu florissant, le chômage rare, la prospérité était générale. L’explication d’une guerre dictée par la cupidité ou la jalousie est impossible, car comment admettre que la Grande-Bretagne eût voulu risquer sa propre existence dans une lutte qui lui aurait coûté plus que le montant total du commerce extérieur de l’Allemagne pendant de nombreuses années[130] !

252. La production.


252.1. ÉVOLUTION DE LA PRODUCTION INDUSTRIELLE. — Jusqu’à la Révolution française, l’industrie apparaissait discrètement au second plan, comme une annexe de l’agriculture ; au cours du XIXme siècle, elle a pris un essor sans précédent, et sans cesse est devenue plus nombreuse la population vivant du travail industriel. L’origine de l’industrie moderne remonte à cent cinquante ans. Si l’on se reporte jusqu’à ses causes on reconnaît que le développement du commerce l’a précédée et provoquée. En effet, depuis la fin du XVme siècle, depuis la découverte de l’Amérique et de la route des Indes, tandis que la technique restait à peu près stationnaire, il y avait eu un agrandissement perpétuel du monde connu. Des groupes d’hommes essaimaient partout et leurs colonies provoquaient un mouvement commercial en Espagne, au Portugal, en France, en Angleterre, en Hollande. En même temps, à l’intérieur de ces pays le marché s’élargissait entre les diverses parties de chaque État ; le réseau des routes se créait ; grâce aux banques l’argent acquérait de la mobilité. Pour le marché ainsi triplé, quadruplé, décuple, même dans son étendue et dans ses facultés d’absorption, bien qu’il demeurât toujours encore national, il fallait produire davantage, et pour produire davantage il fallait produire autrement. Ne pouvant accroître le nombre des ouvriers, on songea tout naturellement à la production mécanique.

Dans le dernier tiers du XVIIIme siècle, grâce aux recherches des professionnels et des savants dans les industries des mines, du coton, du fer, de la papeterie, des transports, de l’éclairage, des produits chimiques, une profonde transformation de l’outillage et de la production s’est ébauchée. Elle est visible surtout en Angleterre, en France, aux États-Unis. La grande industrie, maîtresse de la vapeur (Watt), et désormais liée à la science, s’y est organisée sur un modèle nouveau qui va se propager à travers le monde[131]. D’Angleterre et de France, pays où la grande industrie eut son origine, les courants d’imitation se sont dirigés de l’Ouest à l’Est, traversant le Luxembourg, la Suisse, l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, bifurquant de là sur la Russie d’une part, sur les pays balkaniques d’autre part. Ils se sont propagés aussi du Centre au Nord par la Belgique, les Pays-Bas, les Pays Scandinaves, et du Centre au Sud, poussant à travers les Alpes jusqu’en Italie et en Grèce, à travers les Pyrénées jusqu’en Espagne et en Portugal. En Amérique, le courant a commencé à venir du vieux monde. Il a marché de l’Est à l’Ouest, du Sud au Nord, vers le Canada, et, dans la direction contraire, vers le Mexique et l’Amérique du Sud. L’Asie a été entamée par terre et par mer ; deux ondulations marquées par les chemins de fer transcontinentaux vont d’Occident en Orient ; puis venant de toutes les colonies européennes, des Indes en particulier et de l’Australie, l’ébranlement a gagné le Japon et est en train de se faire sentir à la Chine. En Afrique, c’est de toutes les côtes vers le centre que convergent les lignes de pénétration.


252.2. CARACTÉRISTIQUES DE L’INDUSTRIE MODERNE. — L’industrie moderne ne ressemble plus à ce qu’était celle de nos pères. Esquissons-en les traits essentiels, en ne perdant jamais de vue que, dans l’état actuel de solidarité du monde, la réalisation de tout type industriel supérieur exerce immédiatement une influence internationale, tant comme modèle imité que comme abaisseur de concurrence.

1. L’industrie est devenue chose formidable que la science, transformée en technique, domine tout entière. On se refuse à laisser encore quelques domaines à l’empirisme. Les pratiques traditionnelles n’ont pas été abandonnées sans doute, mais on les a analysées et soumises à une étude théorique approfondie pour déterminer les causes des phénomènes. La conviction que tout se transforme avec la plus grande rapidité, qu’il faut être à même d’accueillir et d’appliquer tout progrès faits ailleurs, afin de maintenir et d’améliorer son rang dans la concurrence générale, amène les chefs d’industries à se tenir au courant de toutes les nouveautés. De là le rôle immense de la littérature technique, grands traités, manuels, annuaires, revues et journaux. Des bureaux d’étude mettent au point toutes les commandes. Dans les grandes usines des laboratoires sont consacrés exclusivement aux recherches : le neuf pour demain (surtout en matière chimique et principalement en Allemagne).

2. À l’organisation du travail président les principes du rendement maximum, « productivisme » et « efficience » des efforts (efficiency). Des ingénieurs sociaux prennent soin de l’agencement intérieur des usines dans ses rapports avec le travail humain (Taylor, taylorisme).

3. Les machines, se développant extraordinairement en force, nombre et spécialité, sont des engins plus ou moins complexes qui comportent toujours une épargne de travail humain remplacé par une force animale ou inanimée. Des métiers perfectionnés obtiennent, en Angleterre par exemple, d’un demi million d’hommes des résultats équivalents à celui de cent millions de tisserands travaillant isolément. De 1870 à 1880 la quantité des chevaux-vapeur utilisée s’accrut par an dans le monde de 1000 chevaux-vapeur par jour, soit, à raison d’un cheval équivalent à 21 hommes de peine, 21,000 unités humaines par jour et 7,665,000 par an. Aux États-Unis, en 1900, on employait deux fois plus de chevaux-vapeur qu’en 1890, quatre fois plus qu’en 1870. Et la puissance des machines grandit. Le marteau-pilon du Creusot pèse 150 tonnes et aplatit un lingot d’acier de 50 tonnes ; l’aciérie de Bethléhem (États-Unis) a une presse de blindage de 5000 tonnes. Des usines géantes sont édifiées, comme celles de Krupp ou de Corkerill, du Creusot ou de Pittsbourg.

4. La division du travail devient extrême : 18 opérations distinctes avec 18 catégories d’ouvriers pour la confection des épingles ; 70 opérations distinctes pour la confection des cartes à jouer ; 1662 opérations successives pour la fabrication de la montre « Oméga »[132]. Chaque industrie se subdivise en spécialités nombreuses : l’horlogerie en 102 métiers, la métallurgie en plus de 1000 métiers. La plus extrême variété des industries coexiste. Ainsi 667 industries et métiers différents recensés en Belgique en 1901. L’industrie à domicile continue à exister à côté de l’usine.

5. L’industrie combine le travail de l’ouvrier, de la machine et de la direction. Le travail de l’ouvrier, c’est de la force physique et intellectuelle ; c’est de la discipline, de la tempérance, l’esprit de famille, d’épargne, de prévoyance, l’éducation professionnelle, l’habileté d’où s’élève un Skilled labour, une aristocratie ouvrière qui progresse et s’émancipe. Le travail de direction, c’est aussi un ensemble d’actes physiques et mentaux, de force motrice, d’énergie morale. C’est de la décision, du jugement de la clairvoyance ; c’est surtout une suite constante d’études, d’inventions, de combinaisons scientifiques, de plans concertés d’avance, de recherches pour obtenir des débouchés, une activité incessante sans laquelle l’entreprise périclite. L’industrie ainsi est devenue une fusion d’efforts mécaniques, physiologiques et intellectuels inégaux. Sans que l’on puisse bien démêler où les uns commencent, où les autres finissent, il semble que de tous les rouages et de tous les éléments convergeant vers le but final, le plus précieux et le plus efficace c’est l’élément mental.

6. En dernier ressort l’idée est la source de la prospérité du travail et du capital et de l’accroissement des richesses[133]. L’idée, elle, ne peut être emprisonnée. Elle est diffuse dans toute l’atmosphère, elle flotte, elle circule, elle vole au loin. Les nouveautés industrielles font l’objet d’inventions internationalement protégées, avec, dans certains pays, un examen préalable leur assurant une présomption d’originalité (Allemagne, États-Unis, Angleterre). Les offices qui président à ces travaux sont devenus des organisations formidables, établies elles aussi sur la base de la division du travail. Chaque spécialité a des experts auxquels, grâce à la documentation dont ils s’entourent, rien ne doit échapper de ce qui concerne leur domaine, (exemple, le Patent office américain ; le Patentamt de Berlin avec ses quatre cents experts). Car il s’agit dans toute invention présentée de démêler la part originale de la part connue. En réalité, la plupart des inventions sont des œuvres humaines collectives. À qui, par exemple, faire honneur d’avoir mis à la portée de tous l’éclairage à gaz, quand on sait que de 1870 à 1871 il n’a pas été pris moins de quatre mille brevets à ce sujet ? Rien de plus fréquent que deux inventeurs arrivant au même résultat à quelques jours, voire à quelques heures d’intervalle ; c’est ce qui est advenu pour le puddage et pour le téléphone. Cette involontaire collaboration a lieu maintes fois de nations à nations, par-dessus les frontières ; en 1867 la découverte de la machine dynamo-électrique est simultanément annoncée à la Société royale de Londres par un Berlinois, Siemens, et par un Anglais, Wheatstone. Elle est faite à la même époque aux États-Unis et l’on s’apercevait bientôt qu’elle avait été déjà l’objet inaperçu d’un mémoire publié en 1854 par un Danois. Les Belges la revendiquent aussi pour Gramme. Les vivants ne collaborant pas seulement entre eux, ils collaborent aussi avec les morts. Un principe, gros de conséquences, peut rester inerte pendant des générations et des siècles ; la poudre à canon ne servit longtemps qu’à d’innocents feux d’artifices ; la vapeur fut entre les mains des anciens un simple jouet et réduite d’abord chez les modernes au modeste emploi de tourne-broche. La propriété qu’a l’ambre, quand on le frotte, d’attirer des choses légères, demeura plus de mille ans à l’état de curiosité de laboratoire, tandis qu’en devait sortir un jour toute notre électricité[134].

7. C’est la nécessité et le bénéfice de concentrer les industries de manière à mettre à leur disposition des moyens financiers puissants pour organiser méthodiquement la distribution du travail et supprimer l’effort non rémunérateur. Pour régulariser la production, pour rétablir un équilibre entre elle et la vente, des syndicats de producteurs sont formés (limitation de la production et distribution conventionnelle des territoires de vente entre concurrents ; cartels, comptoirs de vente, pools, trusts). En Allemagne on en comptait plus de quatre cents en 1905. En Amérique presque tous les produits susceptibles d’un grand commerce sont objets de trusts (voir n° 255. 4).

8. La création de nouvelles industries est singulièrement facilitée par les nouvelles méthodes des établissements de construction mécanique. Ceux-ci fournissent toutes montées les nouvelles usines, dans des délais convenus, suivant plans et prix approuvés, longues garanties stipulées, et souvent acceptent des participations financières dans l’entreprise et aident techniquement les industriels débutants. Les Allemands en ceci sont passés maîtres. Par là, rien de plus aisé que d’aller implanter une industrie nouvelle à l’étranger. Les Belges ont eu souvent recours à eux à cet effet, sorte d’internationalisme au deuxième degré. D’autre part, les organismes d’études (syndicats, banques industrielles, etc.) préparent et proposent les affaires nouvelles, éveillant l’esprit du gain chez des capitalistes qui se seraient endormis.

9. Des spécifications ou cahiers des charges, dressés par les autorités et les corporations tendent à unifier, à « standardiser » les types de fabricats, produits et travaux ; des laboratoires d’essai, bancs d’épreuves, s’érigent pour leur contrôle. Nationale au premier degré, leurs comparaisons constantes tendent à les uniformiser et des tentatives de spécification internationale commencent à être faites. Elles sont nécessitées par l’internationalité du commerce et des travaux publics. Ce sont les travaux de l’Association internationale pour l’essai des matériaux auxquels les Américains, notamment, avec leur admirable « Office of Standards » de Washington apportent leur précieuse collaboration.

10. L’industrie est aidée au dehors par des représentants commerciaux (consuls, attachés commerciaux envoyés en mission spéciale) qui observent et colligent constamment les faits relatifs à la situation commerciale et industrielle de tous les pays. Des centres d’information (musées commerciaux, offices du commerce extérieur, intelligence board) réunissent toutes ces observations, les échantillons et documents à l’appui : ils les tiennent à la disposition des intéressés, les leur font connaître de cent manières. Des publications émanant d’administrations publiques ou de corporations, contenant sur chaque industrie les données les plus récentes, révisées par des spécialistes pratiques, sont aussi envoyées régulièrement aux intéressés, constituant ainsi un guide permanent et un conseil technique. On estime que l’étude des industries et des marchés doit faire de la part des gouvernements l’objet d’études communiquées aux industriels. Le secret de fabrication devient peu à peu un mythe. Tout est décrit, tout est connu. Le secret des sources de production ou des débouchés en devient un autre ; dans la masse des publications de tous pays dont aucune n’est inaccessible à quiconque, tout, sinon presque tout a été signalé et écrit. La situation commerciale et industrielle des États est connue, décrite, publiée. Aussi, en est-on arrivé à se demander si quelque organisation d’ensemble, internationale et rationnelle, ne pourrait intervenir pour les publications, et, envisageant leur ensemble grâce à la simplification, la coordination et l’intégration de tous les renseignements, rendre aisée pour tout humain l’entrée en relation d’affaire avec tout humain[135].

253. Le travail.


253.1. CARACTÉRISTIQUES DU TRAVAIL MODERNE.

Avec des crises passagères de recul, il y a eu ascension continue et effective de la classe ouvrière. L’esclavage antique, le servage féodal, le travail corporatif, le trade unionisme et le syndicat contemporain en constituent les étapes. L’organisation du travail varie infiniment suivant les époques et les lieux. Dans les sociétés anciennes, le travail est réglementé par voie d’autorité, qu’il soit imposé aux esclaves ou réparti d’après le système des castes ou des corporations. La Révolution française proclama le droit de chacun à choisir ses occupations, la liberté du travail (loi du 17 mars 1791), et ce principe est maintenant admis dans tous les États civilisés. Contraint ou libre, le travail revêt dans toutes les sociétés une forme collective, fondée sur l’association et la division des tâches.

L’activité économique a été longtemps méprisée. Les philosophes grecs jugeaient l’artisan indigne d’être citoyen. Malgré les préjugés persistants (supériorité des carrières libérales, infériorité du travail manuel), le travail tend, à être de plus en plus honoré. Au XIXme siècle, le capitalisme naissant a connu et toléré d’effroyables souffrances. Mais au début du XXme siècle, alors que le capital est accumulé à l’extrême, nous voyons la misère s’atténuer, nous assistons au relèvement du « standard of life » des prolétaires et à une incontestable amélioration dans la condition des classes laborieuses[136].

La vieille conception du « fonds des salaire », d’après laquelle on ne pouvait réduire la journée de travail ou augmenter le taux des salaires sans atteindre le profit du capital, est démentie par les faits. Depuis 1848 la journée de travail subit des réductions successives ; les salaires suivent une marche ascendante en même temps que le capital augmente et que la richesse grandit. Courte journée de travail, haut salaire, intensité de la production sont, désormais des termes qui s’enchaînent. Dans les pays où, comme en Australie, en Nouvelle-Zélande, aux États-Unis, les profits du capital et la puissance du machinisme sont énormes, on arrive à une moyenne journalière de huit heures de travail et de 8 shillings de salaire.

Nous assistons à une profonde transformation du travail. Il est devenu plus productif qu’autrefois. Il est devenu aussi plus cérébral que musculaire, et par là-même la production mécanique, chimique, scientifique, comme on voudra l’appeler, nous apparaît comme une future émancipation de L’humanité[137]. Que de gaspillage de forces encore ! Un bon ouvrier fournit dans la journée de huit a dix heures, de 250,000 à 270,000 kilogrammètres, sur lesquels 25 à 65 % seulement sont utilisables suivant la nature de l’ouvrage fait et la machine mise en œuvre. On a démontré la possibilité d’accroître la production humaine par des méthodes perfectionnées : la sélection des aptitudes des individus, leur choix d’après ce pourquoi ils sont le plus aptes, l’emploi des meilleurs outils et procédés, le temps de travail, d’exercice et de repos bien partagé. C’est toute une révolution dans l’industrie, au même titre que l’introduction des machines. Ainsi un homme est parvenu à placer par jour 2700 briques au lieu de 1000, à charger 47 ½ tonnes de fonte au lieu de 12 ½, etc. Sans doute des abus sont nés, mais l’association ouvrière et l’État veillent. L’État, en effet, dans l’intérêt de la communauté, doit maximaliser la productivité du système industriel, quitte à veiller à ce qu’il y ait distribution équitable de résultats[138].

253.2. LÉGISLATION DU TRAVAIL. — Sous l’empire des transformations économiques qui ont caractérisé le dernier siècle, l’existence des nations a reposé de plus en plus sur le travail et ceux qui l’exercent. Comme conséquence de cet état de choses, une législation protectrice du travail a été édictée dans tous les pays devenus industriels. Tout un système d’institutions publiques, ayant pour objet l’hygiène, la sécurité, la prévoyance, l’épargne, l’assurance, la défense des intérêts des travailleurs, a été érigé à l’abri de cette législation. Il a pour but d’encadrer la vie du travailleur et de venir en aide à ses efforts personnels pour l’amélioration de son sort[139]. « Le droit de jadis ne considérait, dans une société humaine, qu’une fraction de l’ensemble, les classes supérieures, noblesse, clergé, bourgeoisie, le groupe des possidentes. L’immense masse des ouvriers, travailleurs du muscle, voire du cerveau, ne ramassait que les miettes de la table juridique. Désormais ces derniers, la Plèbe oubliée et dédaignée d’autrefois, est considérée à l’égal des autres dans l’œuvre législative : celle-ci vise la société entière, elle s’est socialisée ; le mot n’existait pas plus que la chose ; l’un et l’autre maintenant triomphent. Égalité politique, bien-être matériel et moral. C’est la législation ouvrière après la législation bourgeoise. » (Ed. Picard.)

Cependant, les forces internationalisatrices qui agissent sur la société ont affecté profondément aussi le monde du travail. La prohibition ou le coût élevé qu’entraîne toute mesure protectrice nationale retentit directement sur le prix de revient des produits ; elle les surcharge vis-à-vis de la concurrence mondiale jusqu’à constituer une véritable prime en faveur des pays qui sacrifient les intérêts des travailleurs aux avantages des industriels. D’autre part, les ouvriers ne sont plus les sédentaires d’autrefois. Ils se déplacent avec les industries, ils émigrent, ils vont au delà des frontières accomplir des travaux saisonniers. Pour ces deux ordres de motifs, ni la législation du travail, ni les institutions qui la complètent, ne peuvent être fondées sur une base purement nationale ; des mesures qui en internationalisent les effets sont indispensables. Déjà, en 1818, Robert Owen avait demandé aux gouvernements d’Europe, d’Amérique et aux souverains alliés, réunis en congrès à Aix-la-Chapelle, de saisir « l’opportunité la plus grande qui soit survenue dans l’Histoire » pour établir une législation internationale du travail. En 1890, une conférence internationale se réunit à Berlin, sur l’invitation de l’empereur Guillaume, pour essayer d’établir semblable législation. Depuis, diverses conventions internationales intéressant les travailleurs ont été conclues entre les gouvernements. Il existe une Association internationale pour la protection des travailleurs qui a produit un travail considérable et le socialisme international a agi dans le même sens.

Les questions internationales concernant les travailleurs sont de deux sortes : a) La protection des travailleurs nationaux à l’étranger et corrélativement celle des travailleurs étrangers dans le pays. b) Les ententes pour uniformiser les conditions du travail dans tous les pays, conclues soit en vue du bien-être du travailleur, soit en vue de l’amélioration des conditions de concurrence de l’industrie.

Les mêmes raisons économiques qui demandent l’intervention éventuelle de l’État pour refréner la concurrence à l’intérieur des frontières exigent aussi des conventions internationales, car la concurrence existe entre mêmes industries dans tous les pays du monde. La création et la dilatation progressive du marché mondial imposent avec urgence l’internationalité des lois sur le travail afin d’empêcher la concurrence victorieuse des pays sans protection aux pays protégés. Déjà le ministre Posadowski disait au Reichstag, le 10 janvier 1915 que l’Allemagne avait intérêt à conclure des conventions internationales sur la législation du travail, afin d’éviter la concurrence désastreuse des pays non protégés, par exemple l’interdiction du travail nocturne à toutes les femmes, l’interdiction de la fabrication des allumettes contenant du phosphore blanc. De telles interdictions visent l’intérêt des industriels. Mais l’intérêt ouvrier lui-même demande cette internationalisation. Pendant longtemps les lois protectrices du travail ont eu un caractère exclusivement national. C’est de cette idée que s’inspirent encore certains projets français qui limitent aux ouvriers français le bénéfice des lois votées. Mais en dernier lieu on tendait à s’éloigner de vues aussi étroites. L’on ne faisait pas de distinction entre les ouvriers nationaux et étrangers, ou bien l’on subordonnait l’égalité de traitement à la réciprocité[140]. On sera donc amené à internationaliser toutes les lois dites sociales et en même temps celles relatives aux assurances accidents, maladie, chômage, vieillesse. On devra trouver pour cela aussi des moyens de contrôle international. Ainsi on reconnaîtra cette loi absolue que toute question sociale est une question internationale, et que c’est par des traités industriels analogues aux traités de commerce que la question ouvrière pourra être, non pas résolue, mais améliorée[141].

253.3. ÉMIGRANTS. — L’appel et l’utilisation des ouvriers étrangers remonte à très haut dans l’histoire. Ce sont les ouvriers flamands appelés en Angleterre qui aident à y établir les premières industries textiles. Colbert, sous Louis XIV, appelle en France des ouvriers étrangers, des Vénitiens, des Anglais, des Suédois, des Allemands et leur demande d’enseigner aux Français les meilleures procédés de fabrication des glaces, de l’acier, du goudron, du fer-blanc, etc.

L’émigration transmarine des États de l’Europe, de 1880 à 1910, a été de 6,430,000 pour l’Italie, 4,639,000 Angleterre, 3,522,000 Autriche-Hongrie, 2,384,000 Irlande, 2,172,000 Allemagne, 984,000 Écosse, 846,000 Suède, 767,000 Portugal, 485,000 Norvège, 263,000 France, 211,000 Danemark, 201,000 Pays-Bas, 190,000 Suisse.

Aujourd’hui il y a 230,000 ouvriers italiens émigrés en France ; 250,000 ouvriers polonais s’en vont chaque année cultiver les terres des agrariens allemands et rentrent chez eux pour y passer l’hiver. Les Italiens font en grand nombre la double traversée de l’Atlantique jusqu’en Argentine. Des Espagnols font de même et l’on s’efforce de donner aux ouvriers agricoles la possibilité de préparer et de faire la moisson chez eux avant leur départ. Le nombre des émigrants pour les trois premiers mois de l’année a été le suivant dans les quatre grands ports d’Europe :

    01913 01914  
Brême 
46,219 40,469
Hambourg 
35,531 26,652
Anvers 
17,551 12,759
Rotterdam 
14,780 08,667

Parmi les mesures relatives à l’émigration, il faut citer celles prises au États-Unis et en Australie contre les immigrants, principalement contre les Italiens, les Chinois et les Japonais et aussi la loi française du 8 août 1891 concernant le séjour des étrangers et la protection du travail national. L’Institut de droit international a établi en 1907 un projet d’accord international en matière d’émigration (tome XVI, p. 262)[142].

253.4. ORGANISATION OUVRIÈRE INTERNATIONALE. — Le travailleur moderne est syndiqué, fédéré, confédéré. D’affiliation en affiliation, les syndicats constituent de puissantes forces qui unissent, ou bien tous les ouvriers d’une même profession, localement, régionalement, nationalement, internationalement ; ou bien les ouvriers de toutes professions à tous les degrés d’extension des aires géographiques, (Ex. : Fédération internationale des métallurgistes ; Confédération générale du Travail, en France.)

La politique syndicaliste est dominée : — ici par le syndicalisme révolutionnaire, qui proclame la fécondité de la lutte des classes et qui répudie toute intrusion de l’État dans les rapports du Capital et du Travail ; là par le socialisme réformiste, qui oppose, lui aussi, capitalistes et salariés, mais qui charge l’État de rétablir la balance des forces, ou même de préparer l’émancipation ouvrière ; — là encore par le christianisme social, qui préconise l’entente des travailleurs, catholiques, protestants, et la libre et courtoise discussion avec le patronat en même temps que la répudiation de tour socialisme ; — là enfin par le libéralisme, qui recommande le bon accord des entrepreneurs et des salariés, — ou par le catholicisme ultramontain, qui subordonne directement, strictement (c’est le cas pour une partie de l’Allemagne), les groupements à l’épiscopat et à la tutelle de Rome[143].

L’Organisation ouvrière est symbolisée par son drapeau et son chant, les mêmes partout. Elle fait entendre dans tous les pays des revendications identiques. Sous son influence, les grèves se multiplient, gagnent en importance, étant devenues d’une part la « Grève Générale », c’est-à-dire la cessation totale du travail, donc de l’organisation productrice tout entière ; d’autre part la « grève perlée », c’est-à-dire la désorganisation systématique de l’usine par le « sabotage » méthodique des produits fabriqués, voire même des instruments de production, — l’introduction dans les batailles syndicalistes d’une lutte sournoise, où l’influence d’une force collective se double de l’action anonyme des attentats isolés. Et ces grèves témoignent de la solidarité ouvrière au delà des frontières.

253.5. LE COLLECTIVISME. — Une théorie est née qui a rapidement gagné des adeptes dans tous les pays et tend à une refonte économique de la société. Le collectivisme veut socialiser et, après défalcation du quantum nécessaire aux besoins généraux, répartir la plus-value sociale. Les moyens de production et d’échange, terres, mines, établissements industriels, instruments de crédit, de circulation, de transport rentreront dans la collectivité ; seuls les objets de consommation resteront personnels. L’État se passera du commerce des intermédiaires, du numéraire, des bourses. Il gérera le travail national, réglera la production et la distribution. Une distinction interviendra entre l’État industriel et l’État gouvernemental. La forme du premier sera celle de corporations publiques indépendantes auxquelles l’autorité distribuera le capital collectif. L’industrie sera décentralisée sous le contrôle d’un gouvernement centralisateur[144]. Les collectivistes marxistes (sozial-demokraten) tiennent que l’avènement d’un tel régime dépend du jeu même des forces naturelles. Dans cette société économique la production des biens aura lieu sans capital, ni propriété privée, sans concurrence, ni échange, ni intermédiaire. La répartition se fera conformément à l’équité. Il n’y aura plus de classes sociales. Les producteurs, les consommateurs, les travailleurs manuels et les intellectuels, les riches et les pauvres disparaîtront au sein d’une communauté primitive, agrandie et concentrée sous la main de l’État.

La théorie collectiviste, sans aucun doute, fera l’objet de nouvelles discussions et de nouveaux développements après la guerre. Elle puisera aussi un renouveau dans la constatation que le fonctionnement de la société à base de capitalisme individuel, avec son régime de concurrence économique qui porte au maximum le colonialisme et l’impérialisme, conduit à des antagonismes tels qu’ils ont largement contribué au cataclysme total. D’autre part, le collectivisme passant à l’action implique la lutte des classes. Déjà les collectivistes ont entendu qu’il ne soit fait aucune confusion au sujet de ces termes : « Nous n’avons jamais créé, ni inventé, disent-ils, un principe baptisé lutte des classes : nous avons seulement constaté que dans la société capitaliste, en dépit des droits de l’homme et des forces chez des démocrates bourgeois, il y avait des classes, et que ces classes ayant des intérêts antagoniques luttaient fatalement entre elles. » Le point de vue collectiviste est celui-ci : la bourgeoisie jouit d’un certain nombre de privilèges capitalistes auxquels elle doit renoncer, comme les nobles durent renoncer aux leurs[145].

254. Le Commerce.


254.1. CARACTÉRISTIQUES DU COMMERCE ACTUEL. — L’outillage, les méthodes, les procédés du commerce réalisent une organisation de plus en plus parfaite, dont est chassé le vieil empirisme. Multiplication des cmptoirs, des magasins, des boutiques ; immenses bazars, flanqués de gigantesques entrepôts ; accroissement du nombre des personnes s’occupant du commerce. En Allemagne, par exemple, les salariés du commerce ont passé en vingt-cinq ans de 1,340,000 à 3,340,000. La vente, obtention de travaux et de commandes, a suivi les progrès de la technique. Dans d’immenses bureaux sont répartis les services de comptabilité, de correspondance, d’études des commandes. Les affaires peuvent se traiter à distance, grâce à la documentation qui précise toutes les questions : catalogues, photographies, échantillons, références, contrats-types, devis, présentés en la monnaie de l’acheteur, avec prix calculés rendus franco-station de sa ville. Armée de voyageurs spécialistes en chaque matière, parcourant le monde à la recherche des commandes. Publicité, prenant des proportions colossales, basée, comme d’ailleurs toutes les opérations inhérentes à la vente, sur la psychologie de l’acheteur {études systématiques poursuivies dans les laboratoires américains sur le mécanismes mental de la réclame). Des livres d’adresses, des services publics d’adresses, recueillant et classant par spécialités les noms des principaux fabricants importateurs et exportateurs du monde (exemple, le Kelly’s Directory).

Deux grandes institutions coordonnent de plus en plus le commerce : en haut de l’échelle les bourses de commerce, en bas de l’échelle, en contact direct avec les consommateurs, les grands magasins. Ceux-ci offrent, à l’acheteur vingt, cent magasins, cinq cents boutiques réunies en une seule, divisée en autant de rayons que de catégories de marchandises et tendant à réaliser de plus en plus la conception du bazar universel, s’approvisionnant aux marchés de partout, et allant chercher l’acheteur partout. C’est par centaines de milliers que se comptent par exemple les provinciaux et les étrangers faisant au Louvre, au Bon-Marché, au Printemps leur commande sur le simple vu des catalogues échantillonnés.

Quant aux Bourses du commerce, elles se sont à ce point détachées de la présence de toute marchandise que certaines d’entre elles ne sont plus que des réunions de contractants, spéculant à terme sur la hausse ou la baisse des principaux produits. Toutes les variétés d’une même espèce de marchandise ont été ramenées à quelques types fondamentaux, auxquels par un barême de coefficients peuvent être rapportés tous les produits particuliers. Ainsi le prix des unes entraîne nécessairement celui des autres, et la cotation des grands marchés régulateurs domine celle des marchés secondaires (exemple, pour le coton Liverpool, pour le blé Londres et Budapest). Comme des liquides dans des vases communiquants, les prix s’uniformisent sur tous les marchés du monde. On a développé aussi les grandes foires. Celle de Leipzig a lieu tous les ans pendant une dizaine de jours. Elle réunit les grands producteurs d’Allemagne, et aussi des autres pays. Elle fait uniquement le gros ; il n’y est fait aucune vente au détail. Il y a eu jusqu’à 4500 maisons de gros se répartissant en cinq cents catégories et réunissant un personnel de vendeurs et patrons d’environ 13,000 personnes, des acheteurs évalués à une trentaine de mille ; chiffres d’affaires : 250 à 300 millions, Lyon a commencé pendant la guerre à organiser une foire similaire, en concurrence avec celle de Leipzig, et en excluant les pays qui ont combattu la France en 1914 et 1915.

Les pays dépendent plus que jamais les uns des autres, car en général il y a partout diminution de réserves. C’est la conséquence logique et inévitable du développement des moyens de communication, de la régularité du trafic qui permet à un commerçant de compter, à huit jours près, sur l’arrivage des marchandises commandées au delà de l’Océan, alors qu’autrefois il était obligé d’accumuler des stocks importants pour être certain de suffire en tout temps aux besoins de sa clientèle.

Les études pratiques relatives à l’organisation internationale du commerce sont poursuivies par diverses organisations. Les plus importantes sont le Congrès international des Chambres de commerce, qui se réunissait encore à Paris à la veille de la guerre (juin 1914) et le Congrès interparlementaire commercial fondé en 1914 à Bruxelles, (session, limitée aux Alliés, à Paris mars 1916).

254.2. LE COMMERCE INTERNATIONAL. — L’importation et l’exportation totales annuelles pour les cinq parties du monde, en 1910, était de 90 milliards pour l’importation et 82 milliards pour l’exportation, soit un commerce mondial de 172 milliards. Il n’était que de 4 milliards il y a un siècle. L’Europe compte dans ces chiffres respectivement pour 65 et 59 %. L’Amérique 17 et 21 %, l’Asie 9,8 et 11,4 %, l’Australie 3,8 et 3,1 %. Par tête d’habitant, le commerce atteint, respectivement à l’importation et à l’exportation, jusqu’à 315 et 217 francs pour la Grande-Bretagne. 451 et 296 pour la Suisse, 604 et 482 pour la Belgique[146]. Ces chiffres disent l’intensité et la continuité des échanges entre toutes les parties de la terre. S’ils ont pu être atteints, si tous les efforts tendent à les élever encore, c’est assurément que le commerce d’importation est un bien.

Les avantages du commerce d’importation peuvent être résumés ainsi[147] : a) Accroissement de bien-être dans le cas où il s’agit de denrées que le pays ne saurait produire à raison de son sol ou de son climat. b) Supplément de nourriture là où le territoire est trop limité pour nourrir la population. c) Économie de travail dans le cas où il s’agit de richesses que le pays importateur pourrait produire s’il le fallait, mais qu’il ne pourrait produire qu’avec plus de frais que le pays d’origine, parce que celui-ci se trouve dans des conditions de supériorité naturelle ou acquise. Quant à l’exportation ses avantages sont les suivants : a) Utiliser certaines richesses naturelles ou forcées, productives, qui resteraient sans emploi si elles ne trouvaient un débouché au dehors. b) Servir à acheter les produits, les matières premières et les denrées alimentaires qui font défaut dans le pays, ou ne s’y trouvent qu’en quantité insuffisante pour ses besoins. c) Abaisser les prix de revient des produits industriels, et par là même développer l’industrie nationale, car la division du travail et les progrès de la grande production sont en raison de l’étendue des débouchés.

D’une manière générale, la richesse de chaque individu dépend de la somme des produits apportés sur le marché. Quand les marchés se mondialisent, concentrant la totalité des produits existants, la richesse de chacun s’en accroît d’autant. Il n’est pas de marchandises situées en quelque partie du globe qu’en y mettant le prix il ne soit possible aujourd’hui à un Parisien de faire venir à Paris. N’est-ce pas là une expression de puissance réelle ?

254.3. LA LIBERTÉ COMMERCIALE ET LE RÉGIME DES DOUANES. — I. Conflits internationaux. La liberté douanière internationale, le régime de la « porte ouverte », sont fondés sur deux motifs. Le premier est la nécessité de donner aux membres de chaque nation le monde entier comme champ d’activité économique, eu supprimant ainsi toute raison d’être à de nouvelles conquêtes territoriales et coloniales. Le second est d’enlever leur acuité extrême aux luttes économiques qui poussent les nations à imposer par la force des traités de commerce avantageux pour elles. Le libre-échange mettra fin, grâce au régime de la réciprocité, aux colonies économiques que certaines nations ont pu constituer chez d’autres à l’exclusivité des tierces nations. « Les intérêts économiques sont partout, à notre époque, la cause et le but de la politique internationale. Partout où il sévit, le protectionnisme sépare les intérêts, les irrite et les oppose. Le libre-échange tend à les réunir, à les apaiser, à les développer en les solidarisant. L’enchevêtrement et la solidarité des intérêts économiques internationaux qui résulteront du libre-échange seront seuls susceptibles de former les mailles étroites de l’indestructible fil dont les hommes envelopperont graduellement et par lequel ils réussiront, un jour, à enserrer et contenir définitivement l’hydre de la guerre » (Henri Lambert).

Travailleurs, produits, capitaux, au lieu de pouvoir librement s’employer par toute la terre sont entravés par tous les obstacles qu’y mettent les douanes et leurs mesures complémentaires. Les peuples les plus actifs, mais les moins bien partagés en territoires métropolitains et coloniaux ont surtout, à en pâtir. La liberté du commerce, en ouvrant tous les marchés à toutes les concurrences et en les y plaçant sur un pied d’égalité, ouvrirait des soupapes de sûreté aux énergies dangereusement comprimées et tentées de faire servir les forces de l’État pour obtenir des avantages entrevus. Elle réaliserait en conséquence une sorte de « dénationalisation » officielle des intérêts économiques, préliminaire de leur internationalisation organique.

Exemples des dangers que font courir à la paix les guerres de tarifs : les premières années de l’Indépendance américaine, les initiatives de l’Allemagne en 1893, les guerres de tarifs entre la France et la Suisse (1892-1895), entre la France et l’Italie (1888 a 1899). Il y a une étroite connexité entre les guerres de tarifs et l’accroissement des armements.

À la suite de l’expiration du traité de commerce de 1881, les exportations de la Belgique vers la France ont subi une brusque et notable dépression. En 1910, après vingt ans d’efforts, elles atteignaient à peine les chiffres constatés en 1881, dernière application du dit traité. On a bien mis en lumière jusqu’à quel point, dans la guerre actuelle, pèsent du côté allemand le protectionnisme français, né en partie de l’inacceptation du traité de Francfort[148] ; l’exclusion des marchés coloniaux français : l’éventualité de la fédération douanière et de la fermeture des marchés anglais, préconisés par Chamberlain ; la fermeture du marché russe. Les Allemands disent qu’ils sont dépourvus de colonies, qu’ils n’ont pas eu comme les autres peuples l’occasion de prendre par la force leur part des territoires et des pays nouveaux, qu’ils sont en possession d’une industrie se développant comme celle de tous les autres pays, trop puissamment pour leurs besoins intérieurs.

Trois pays, en particulier, ont instauré le protectionnisme : la France, l’Allemagne, les États-Unis. Loin d’être un argument, on a fait observer que la France, malgré sa richesse, est pauvre en industrie capable de la faire valoir ; l’Allemagne a développé sa richesse grâce à un Zollverein de 29 États jadis séparés par des barrières douanières et comptant 70 millions de grands producteurs et consommateurs libres-échangistes ; les États-Unis forment aussi un vaste système économique d’une centaine de millions d’habitants, dont les richesses naturelles sont immenses, les climats variés, et qui constituent un véritable libre-échange entre tous les États de l’Union.

Les droits de douane totalisés de l’Europe étaient d’une moyenne annuelle de trois milliards et demi pour les années 1901-1905. Ce chiffre représentait 7,6 % de la valeur des importations totales soit 8 fr. 63 par habitant. La proportion varie depuis 0,4 % pour la Hollande et 2,1 % pour la Belgique, jusqu’à 8,9 et 30 % pour la France, l’Allemagne et l’Angleterre. Les droits de douane ne représentent que le dixième des recettes des États européens.

Déjà le régime de la liberté commerciale a été appliqué à maints pays, au Congo, à la Chine, au Maroc. La Grande-Bretagne applique à ses colonies le système de la porte ouverte ou de l’autonomie (open door). Les dernières élections anglaises ont écarté l’avènement du protectionnisme en Angleterre. Les États-Unis viennent de réaliser une réforme douanière qu’ils ont annoncé être une étape dans la voie de la liberté. En France, un président du Conseil a pu affirmer, sans soulever de protestations ni même de contradictions, que le règne de la porte ouverte devrait être appliqué à toutes les colonies françaises parce qu’il est vraisemblablement la condition même de leur prospérité. Telle était la situation avant la guerre.

2. Unions douanières. — L’Union économique allemande (Zollverein) est un antécédent plein d’enseignements au sujet des avantages de la liberté économique. Il existait en Allemagne quarante États souverains (il en avait existé jusqu’à trois cents avant la Révolution française). Encore ces États n’étaient pas régulièrement découpés dans le territoire de manière à former autant d’unités arrondies et distinctes. Mais ils avaient été, comme par un caprice bizarre, construits par des morceaux de territoires enclavés, enchevêtrés les uns dans les autres. Ainsi le duché de Saxe-Cobourg-Gotha comptait dix portions de territoire, la Prusse orientale vingt-sept fragmenta de principauté. Or, chacun de ces territoires autonomes était entouré à sa frontière d’un réseau douanier et tels d’entre eux combinaient même des douanes provinciales, communales et de particuliers avec les douanes extérieures et du gouvernement. Le Zollverein, ou Union économique, est venu apporter de l’unité et de l’ordre dans ce chaos. Il a son point de départ dans une loi de la Prusse du 26 mai 1818 qui abattit toutes les douanes intérieures et engloba les provinces orientales et occidentales de la monarchie des Hohenzollern dans un même système douanier. Le Zollverein fut couronné en 1870 par la constitution de l’Empire allemand. Il en a été le précurseur et l’élément préparateur par excellence. C’est que non seulement il arriva à accroître considérablement l’activité commerciale des associés, mais les ; conséquence morales furent plus grandes encore. À mesure que les relations devenaient plus actives entre les provinces allemandes, les préjugés tombaient, une opinion publique se créait, les mêmes courants de désir et de passion soulevaient les âmes des Alpes à la Baltique et de Carlsruhe à Königsberg (Denys et Sayous)[149].

L’idée du Zollverein s’est encore développée en Allemagne après 1870. L’Allemagne a projeté un Zollverein de l’Europe centrale qui devait s’étendre sur la Hollande et sur la Belgique. Bismarck avait même songé à y comprendre la France. Le projet prévoyait diverses combinaisons variées et très simples. Un parlement douanier et un Conseil fédéral douanier pour délibérer des affaires douanières de toute la confédération, ou bien concevoir une confédération étroite, à laquelle seraient attachés, par de simples traités de commerce permanents, les États non encore réduits à la vassalité économique totale. L’union douanière pouvait être commune, libre échangiste ou à protection échelonnée au dedans, mais fortement protégée au dehors[150].

Un fait peu connu, c’est que, menacée par le voisinage du Zollverein, la Belgique songea à négocier un arrangement de même nature avec la France. On était en 1842. Les industriels des départements du Nord et du Pas-de-Calais repoussèrent avec force l’éventualité de la concurrence des produits flamands, et d’ailleurs Robert Peel rappela à Guizot que la Belgique, étant neutre, n’avait pas le droit d’aliéner son indépendance, même volontairement. Les affaires en restèrent là : il n’y eut point de Zollverein français.

3. Groupements économiques après la guerre. — À défaut de la liberté économique universelle, les grands hinterlands sont une nécessité économique, comme la concentration capitaliste est une nécessité financière. Aussi, pendant la guerre même, a-t-on vu s’esquisser les deux futurs groupements commerciaux appelés à se partager le monde, si une entente générale n’intervient.

A) Une Union économique des alliés est proposée, étudiée, appuyée. Elle comprendrait les États de la Quadruple-Entente, leurs alliés et les États neutres qui seront admis à en faire partie. Elle aurait pour but de faciliter le développement commercial des membres de l’Union et d’entraver le développement austro-allemand de façon à l’empêcher pendant longtemps de troubler la paix mondiale. Ce serait surtout l’exportation allemande dans les pays neutres que l’on tendrait à paralyser. À cet effet, il est proposé d’adopter un triple tarif : a) Tarif de « défense » à taux très élevé, presque prohibitif, destiné au groupe austro-allemand et aux pays neutres qui, au point de vue commercial, feraient cause commune avec lui. b) Tarif d’« amitié », à base beaucoup plus modérée, que les nations alliées accorderaient à titre de réciprocité aux pays neutres qui appliqueraient eux-mêmes les dispositions du tarif de défense aux produits allemands. c) Tarif d’« alliance », encore plus modéré que le précédent, mais exclusivement réservé aux nations alliées ayant contribué « par les armes » à la victoire finale.

À ces projets se rattachent la réunion franco-italienne de Cernobio, la mission française envoyée dans l’Amérique du Sud, les pourparlers parlementaires engagés entre Français et Russes, les délibérations de la Chambre de commerce de Londres, la Conférence internationale commerciale et l’accord entre les alliés de ne signer avec l’Allemagne et l’Autriche aucun traité de commerce sans entente réciproque et mutuel consentement.

B) Une Union économique de l’Europe centrale se négocie en ce moment, non sans difficultés (Mittel-Europäische Wirtschaftsverein). Il est question d’y comprendre le règlement uniforme des questions relatives aux syndicats d’employés et d’ouvriers.

Entre ces deux « mondes économiques », que deviendront les neutres ? Ils n’auront d’autre sort que de se laisser écraser ou absorber ou, si l’échange universel est inéluctable, de servir d’intermédiaires.

La rapidité avec laquelle se constituent les deux groupes économiques adverses laisse entrevoir une guerre commerciale après la guerre militaire, à moins que la violence même des oppositions n’amène forcément les parties à traiter de ces questions au moment de la paix.

Un fait certain : c’est qu’il est désormais impossible de concilier la paix politique et l’antagonisme économique.

L’introduction libre échange d’un nouveau régime économique visant tous les pays du monde va être singulièrement facilitée. Entre les belligérants il n’y a plus de traités. Quant aux autres États, les conventions commerciales qui les lient entre eux ou avec les belligérants ne se composent pas de dispositions arbitraires, mais constituent un système où tout se tient, de manière à obtenir des avantages fiscaux ou des protections industrielles basées sur la clause de la « nation la plus favorisée ». Toute modification à un traité entre belligérants doit forcément entraîner aussi des modifications corrélatives dans les traités entre nations non belligérantes. On peut donc conclure qu’après la guerre toutes les relations économiques internationales seront à reconstruire. Or, pour une réorganisation économique aussi profonde que l’implique la liberté commerciale, le moment sera particulièrement propice après la guerre. D’une part les budgets des États sont en déroute, les peuples s’attendent aux charges nouvelles, et nulle question de politique intérieure ne pèsera sur une réforme fiscale, quelle qu’elle soit. D’autre part le marché des affaires est aussi en déroute, et toutes les industries devront faire un énorme effort d’adaptation à de nouvelles circonstances ; l’idée de droits acquis perd de son importance ; on est prêt à abandonner vieilles idées et vieille politique, et l’on aspire à un rajeunissement. Enfin, internationalement les conventions de commerce sont déchirées, si bien que le statu quo est impossible, et qu’un régime nouveau s’impose.

Le libre échange est une condition de paix durable, car il diffuse et résorbe dans le vaste marché mondial les forces trop concentrées de quelques-uns ; il crée de nouveaux groupements, de nouveaux intérêts sur une base non politique ; il enlève leur fondement économique aux antagonismes nationaux.

255. La Finance.


La finance domine toute l’économie et domine autre chose encore. Née avec le capital et l’argent, par l’intermédiaire de la banque et de la bourse, elle commande à la production et à la consommation, car elle est l’intermédiaire obligée de leurs payements et de leurs crédits.

255.1. LE CAPITAL. — 1. Notions du capital. — Le capital peut être défini, d’une manière approximative, le fruit de l’accumulation. C’est l’ensemble des valeurs antérieures soustraites à la consommation improductive et que le passé a léguées au présent. Il est l’expression ultime de la force économique. — La Rome ancienne et la féodalité n’ont guère connu le capital. Il s’est formé à l’époque moderne et depuis n’a cessé de grandir[151]. — La conception du capital est fondamentale dans toutes les doctrines économiques. Il faut distinguer deux questions différentes : la formation et le rôle du capital ; le régime de son appropriation. Le capital est la source de tout progrès social, car c’est lui qui augmente les moyens de production, permet la création des machines. Qu’il soit approprié par des particuliers ou qu’il soit la propriété de la collectivité, son rôle et son fonctionnement demeurent essentiellement les mêmes. — Les Allemands prétendent qu’il y a lutte maintenant entre le « capitalisme organisé de la nouvelle Allemagne et le capitalisme de la vieille Angleterre ». — Il y a actuellement plus de 850 milliards de titres au porteur dans le monde et les transactions quotidiennes à la Bourse de New-York dépassent 175 millions de francs.

2. L’internationalisation du capital. — L’échange des capitaux marque la dernière étape de l’évolution de l’échange international. C’est seulement à une époque rapprochée de nous, le milieu du XIXme siècle, qu’il a pris un grand développement et que l’on doit compter par milliards et dizaines de milliards les capitaux exportés par certains pays étrangers. Aujourd’hui presque tous les pays sont réciproquement créanciers et débiteurs les uns des autres. L’Angleterre, la France, la Belgique, l’Allemagne sont des pays créanciers ; L’Espagne, la Turquie, la Russie, l’Autriche, le Brésil, la République Argentine, sont des pays débiteurs.

Le capital s’affirme essentiellement mobile. Il s’offre à qui le rémunère davantage. Il a pris la forme des grandes sociétés anonymes, dont les titres, actions et obligations le représentent. La nationalité de ces sociétés n’est qu’une pure fiction, puisque les titres étant au porteur circulent dans tous les pays et sont cotés dans toutes les grandes bourses. Un ordre télégraphique, en opérant un simple transfert de valeurs mobilières, suffit pour dénationaliser une entreprise, sans qu’en apparence rien ne soit changé, ni se trouve révélé à personne.

Le placement des capitaux à l’étranger prend des formes multiples : achats de valeurs mobilières à l’étranger, inscriptions dans les bourses nationales des valeurs étrangères ; entreprises industrielles nées à l’étranger souvent des filiales ; dépôt dans des banques étrangères ; prêts directs à l’étranger, États et particuliers. Les valeurs cotées à la Bourse de Paris au 1er janvier 1911 représentaient une valeur de 141 milliards de francs, dont 65 milliards de titres étrangers ; les deux tiers appartiennent à des français. En 1880 les dépôts dans les banques suisses s’élèvent à 472 millions : en 1909 à 1655 millions, la plus grosse part de cette augmentation venant certainement des dépôts étrangers.

Londres, Paris, New-York, Berlin sont des réservoirs mondiaux du capital. Leur influence est universelle comme grands marchés financiers régulateurs.

Depuis longtemps les États sont intervenus dans cette internationalisation des capitaux. Certains d’entre eux, poursuivant des vues intéressées, ont voulu contraindre les étrangers à leur emprunter de l’argent. Le cas des emprunts chinois est typique.  Il s’est renouvelé pendant la guerre avec certains neutres, mais dans un intérêt militaire évident. Les États ont aussi entouré d’une protection spéciale les capitaux nationaux à l’étranger. Les démêlés que l’Europe a eus à ce sujet avec les Républiques centrales et sud américaines sont nombreux : elle a cherché à contraindre les États étrangers à s’acquitter soit de leurs propres dettes, soit de celles de leurs nationaux. La thèse a été soutenue par Drago, ministre de l’Argentine dans les congrès internationaux, notamment à La Haye, qu’il doit être défendu d’envoyer des cuirassés pour recouvrer les créances. Les États-Unis ne tolèrent plus guère ces contraintes contre les autres États de l’Amérique. Il s’est constitué en France, en Angleterre, en Belgique, en Allemagne et ailleurs des associations de détenteurs de fonds étrangers poursuivant collectivement la défense de leurs droits. Ces associations souvent agissent de concert.

Tous ces faits font entrevoir le moment où une législation financière internationale, avec un organe de contrôle adéquat, sera rendue nécessaire pour déterminer d’une manière générale et organique le régime des prêts à l’extérieur et des impôts à l’étranger (Conférence financière panaméricaine à Washington en 1915).

D’autre part on constate (en Amérique du Sud par exemple) qu’il n’y a pas d’économie vraiment nationale sans la formation d’un capital national, et sans la protection de celui-ci, quand il est une fois constitué.

3. La lutte contre l’internationalisation des capitaux. — Avant la guerre déjà, la tendance s’est accentuée dans certains pays à ne pas faciliter les opérations de prêts et de placements à l’étranger, ou tout au moins à en faire l’objet de certaines compensations économiques générales et même politiques. Ainsi la France a écarté en 1909 la demande d’emprunt de l’Argentine, en 1910 celles de la Hongrie et de la Turquie. Elle a refusé d’admettre à la Bourse de Paris les actions du chemin de fer allemand de Bagdad. En 1913 le Ministre des Finances en France a publié une circulaire rappelant aux établissements de crédit français qu’ils devaient demander l’assentiment préalable du gouvernement avant de conclure des emprunts et, d’une façon générale, toutes opérations trésorières dont le résultat serait de procurer des ressources à un État étranger, en faisant appel à l’épargne française. Ainsi a été posée et traitée de la façon la plus absolue la question de l’intervention de l’État dans les emprunts étrangers. À Berlin le gouvernement allemand adoptait contemporainement la même politique. Il faisait savoir aux maisons d’émission qu’elles avaient à observer la plus extrême réserve en ce qui concerne les emprunts étrangers, dont la conclusion ne présente, au point de vue allemand, aucun intérêt d’ordre politique ou général.

De telles mesures sont inspirées de deux ordres de mobiles : a) l’intérêt national de voir les capitaux demeurer dans le pays et s’y employer au lieu d’aider à enrichir les voisins, causant par leur absence tous les effets de l’« absentéisme » ; b) l’intérêt budgétaire d’empêcher une invasion fiscale des fortunes qui tarirait les ressources de l’impôt sur le revenu.

Beaucoup de nationaux émigrent et même voyagent constamment pour échapper à toutes espèces d’impôts. L’entente internationale devient nécessaire pour régler le sort de ces « indésirables ». La France déjà a obtenu des ententes avec l’Angleterre et la Belgique en ce qui concerne les déclarations de succession. D’autre part les doubles et multiples taxations frappant une même personne, un même élément de patrimoine, justifient la même entente. Enfin les privilèges d’impôts Sont souvent des restes injustifiés d’autres âges. Au cours de la guerre la Turquie a brusquement retiré aux ressortissants des États chrétiens tous les privilèges d’exonération d’impôt dont ils jouissaient depuis des siècles et qui avaient créé une situation peu équitable à l’égard des nationaux. On en arrivera peut-être à la conception d’un impôt international uniformisé sur les étrangers et d’un contrôle sur les fortunes où qu’elles soient assises.

Une nouvelle politique a vu le jour en matière d’emprunts d’État. Les nationalistes préconisent la subordination de l’admission des valeurs à la cote à cette condition que les commandes seront faites aux industriels du pays ou que telles faveurs douanières, telles concessions d’utilité publique, tels travaux seront accordés aux nationaux du pays préteur. Cette politique a été qualifiée par les Allemands de concurrence déloyale et de pression financière insupportable. Elle est pleine de dangers. Les émissions doivent se suffire à elles-mêmes. Les économistes font valoir qu’un titre est bon ou médiocre ou mauvais. Si l’on introduit dans la question cette autre, à savoir que tel pays doit prendre des vins, tel autre des canons, tel autre des produits métallurgiques, on fausse le problème. Ce système d’ailleurs engendre la suspicion et donne lieu à des mécomptes. Il importe à la prospérité d’un marché financier que le public trouve à la Bourse dans la plus large mesure tout ce dont il a besoin. La liberté d’action du public exige qu’on le débarrasse des impédimenta qui l’appauvrissent et le gênent. Un résultat non voulu de la politique de nationalisation du papier et révélé par le Ministre des Finances a été, en France, au cours de la guerre, de faire manquer de valeurs étrangères d’une négociation facile sur les marchés amis pour compenser le change défavorable. — Les Allemands ont proposé en décembre 1915 une socialisation de tous les titres étrangers possédés par le pays et une organisation des émissions par contingents, chaque groupe d’industrie étant assuré d’y avoir une part proportionnelle.

255.2. LA MONNAIE. — Par leurs divers aspects les questions monétaires touchent aux questions internationales. La monnaie est l’instrument des paiements, et il y a paiement chaque fois qu’il y a achat ou vente à l’étranger.

1. Évolution de la monnaie. — Depuis longtemps on a fait usage, chez les peuples civilisés, de métaux plus ou moins précieux et malléables, pouvant recevoir et garder une empreinte, facilement divisibles, résistants à l’usage (pièces en fer de dix pfennigs pendant la guerre). Avec le progrès et le développement du crédit on a étendu le pouvoir libératoire de la monnaie à de simples coupures de papier, aux billets de banque, aux mandats-poste, aux bons de virement, aux virements comptables. À cause des monnaies différentes usitées en tous pays, les banques se servirent de bonne heure d’une monnaie idéale (Standard), simple unité de compte, en laquelle on convertissait toutes les transactions. Elle n’est pas représentée par des pièces métalliques en circulation. Plus tard, la monnaie elle-même a été en se « spiritualisant ». La matérialité des métaux a fait place à la moindre matérialité du papier, puis à l’immatérialité plus grande encore d’un simple « droit » à une somme de monnaie s’écrivant dans un compte de banque après virement ordonné par lettre, câble ou téléphone. Le système des virements, grâce aux services postaux, a acquis un rapide développement et a même déjà été partiellement internationalisé.

2. Étalon monétaire. — On entend par monnaie métallique un certain poids de métal monnayé, servant de commune mesure dans les échanges, et étant par sa valeur intrinsèque un équivalent. Les monnaies se font en métaux précieux, combinés avec un autre métal qui leur donne de la dureté (titre, frai-tolérance).

Dans tous les pays ou l’on monnaye deux métaux précieux, l’or et l’argent, comme étalons, il a fallu établir un rapport de valeur fixe, ou proportion monétaire, entre ces métaux, c’est-à-dire déterminer combien il faut de pièces d’argent pour équivaloir à une pièce d’or du même poids. Ce régime diffère de pays à pays. Dans les pays de l’Union latine et aux États-Unis ce rapport est 15 ½ bien que la valeur marchande de l’argent ait sensiblement diminué. En Russie, pays à double étalon, le rapport est 23 ¼. Dans les pays monométallistes, la seule monnaie qui ait pouvoir libératoire illimité est la monnaie d’or ; les pièces d’argent ne sont considérées que comme marchandise ordinaire ou monnaie d’appoint. L’or est devenu, en fait, l’étalon monétaire universel, le métal international par excellence. C’est-à-dire qu’il y a consentement universel, à défaut même de loi internationale, pour faire de lui l’instrument libératoire entre tous pays. La plupart, des pays sont légalement monométallistes-or : Angleterre (1816), Portugal (1854), Allemagne (1873), États Scandinaves (1875), Finlande (1878), Roumanie (1890), Autriche (1892), Russie (1897), Japon (1897), Pérou (1901). Il ne reste plus guère comme pays bimétallistes que le groupe dit de l’Union latine (France, Italie, Belgique, Suisse et Grèce), la Hollande, l’Espagne, les États-Unis, le Mexique et les Indes. Les États de l’Amérique du Sud sont presque tous au régime du papier-monnaie. Les pays d’Asie sont généralement monométallistes-argent, sauf l’Inde (1893). La Chine a adopté pour étalon la pièce d’argent de cinq francs[152].

3. Stocks monétaires comparés. — On évalue à 126 milliards l’or et l’argent sortis du sol terrestre (de 1493 à 1907, dont 17 milliards produits de 1900 à 1907). Actuellement il existerait sur le globe pour environ quarante-cinq milliards de monnaie, dont moitié en or et moitié en argent.

La situation des réserves d’or et d’argent de quelques pays au début de la guerre (août à novembre) était la suivante (en millions de livres sterlings) : Autriche-Hongrie 64,10 ; Allemagne 99,38 ; Belgique 13,22 ; France 163,53 ; Russie 180,51 ; Angleterre 71,61 ; Italie 49,32 ; Hollande 14,74 ; Danemark 4,15 ; Espagne 50,56 ; Suède 5,78. Pendant la guerre l’encaisse-or des États-Unis a atteint les plus fortes réserves de tous les pays ; plus de 500 millions de livres sterlings.

4. Luttes monétaires internationales. — Un fait acquis, c’est l’intérêt primordial pour les États de conserver toujours une monnaie saine et abondante. De là l’élimination des fraudes monétaires publiques si préjudiciables aux siècles antérieurs (rois faux-monnayeurs), l’établissement d’ententes monétaires entre États, assurant une sphère de circulation plus étendue pour une même monnaie, la tendance de fait de tous les États au monométallisme or, alors même qu’ils ont reconnu légalement le double étalon. De là aussi la lutte pour l’accaparement de la monnaie d’or entre banques nationales des divers pays et la conquête des mines d’or (se rappeler ce que l’existence de ces mines en Californie, au Transvaal et en Rhodesie a été dans les guerres du Mexique et des Boers). La guerre a plongé l’Europe dans une crise monétaire intense, révélant la fragilité et l’insuffisance de l’appareil de circulation à base monétaire qui existe chez les différentes nations européennes.

5. Conventions monétaires internationales. — Au XIXme siècle certaines conventions sont intervenues entre plusieurs États européens pour établir entre eux une circulation monétaire commune. Une Union monétaire latine fondée en 1865 entre la France, la Belgique, l’Italie, la Suisse, a reçu l’adhésion de la Grèce. Elle est basée sur le système du franc (système métrique) : elle est bimétalliste avec rapport 15 ½. La baisse de l’argent a donné lieu à des difficultés très grandes qui ont amené les États contractants à régler entre eux le régime de la liquidation éventuelle de cette Union et l’obligation pour chacun d’eux de reprise au pair des pièces d’argent qu’ils ont frappées (Traités de 1878, 1885 et conventions ultérieures). Une Union monétaire Scandinave a été conclue le 27 mai 1873 et le 16 octobre 1875 entre le Danemark, la Suède et la Norvège. — On a présenté divers projets de monnaie universelle, le billet de banque international ou la pièce d’or, avec avers uniforme pour tous pays et côté opposé où se montreraient les figurines nationales[153].

255.3. LA BANQUE. — La banque, devenue organe principal de la vie économique, soulève bien des questions intéressantes au point de vue mondial. Nous nous bornerons à en indiquer quelques-unes.

1. Rôle actuel. — Les progrès de la technique bancaire ont été considérables dans les dernières années. La Banque multiplie les services qu’elle rend aux particuliers, aux commerçants, aux industriels, voire aux administrations publiques et aux États. Il est de son essence d’étendre sans cesse ses ramifications, succursales et syndicats, de manière à pouvoir toucher un plus grand nombre de personnes, de pouvoir porter plus loin les canalisations par lesquelles circulé le capital, et par là elle est un instrument d’internationalisation. La Banque aide l’industriel à créer son industrie ; elle lui avance l’argent nécessaire pour constituer son fonds de roulement ; elle escompte les traites à longue échéance et permet par des renouvellements de promesse que le vendeur fasse de longs crédits (les Allemands font en Amérique du Sud de longs crédits, parfois de deux ou trois ans, en Orient souvent de plus d’un an). Le capital des banques s’est accru sans cesse. L’Allemagne, par exemple, a neuf banques de plus de 100 millions de marks (Dresdener Bank 200 millions, Disconto 227 millions, avec dividende de 8 à 10 % ; Deutsche Bank 300 millions, avec chiffre d’affaires annuel de 130 milliards et dividende de 11 à 12 ½ %). En France existent cinq grands établissements financiers à un capital de plus de 200 millions. Le système des banques du Royaume-Uni est consolidé en entité financière disciplinée sous l’autorité d’un Conseil de banquiers siégeant à la Banque d’Angleterre. L’escompte fait aux affaires dépassait annuellement 28 milliards en Allemagne (venant de 5 milliards il y a 25 ans). Le montant total du règlement, effectué par l’intermédiaire des Chambres de compensation s’y élevait à 37 milliards, — en France à 26 milliards. La Banque est le pivot du mécanisme économique moderne.

2. Crédit et crises internationales. — C’est la confiance publique qui détermine les capitalistes à céder au travail, à des conditions déterminées, l’usage de leurs capitaux. Elle est l’âme du commerce (J. Say). Or la confiance publique est faite de la considération d’éléments de plus en plus nombreux, de plus en plus généraux, de plus en plus solidaires. Tous les facteurs de la vie économique agissent sur elle, toutes les économies nationales et même locales. C’est pour le crédit surtout qu’est vraie l’image des vases communiquants. Les événements actuels ont montré une fois de plus combien la crainte même de la guerre doit influencer légitimement les prévisions sur l’avenir économique. La politique internationale a influencé les affaires et les crédits toutes ces dernières années au point de créer une crise que nul effort ne parvenait à dénouer. Elle le fera de plus en plus à l’avenir.

Les crises sont des arrêts de circulation. Elles se déclarent lorsque ceux qui ont à vendre ne trouvent plus d’acheteurs et que ceux qui voudraient acheter ne le peuvent pas. Elles ont des causes complexes dans le développement desquelles on a pu distinguer plusieurs périodes successives : l’étude des crises a montré un singulier parallélisme entre les phénomènes qui les accompagnent et une influence mondiale concomitante ou consécutive des mêmes causes[154]. Il est à croire que les efforts qui seront faits après la guerre pour relever le crédit des nations belligérantes, quelles qu’elles soient, mettra à nu cette solidarité mondiale du crédit sous toutes les formes et sur toutes les places.

3. Les changes. — Le change dépend du mouvement des affaires entre les diverses places commerciales, c’est-à-dire de l’offre et de la demande du papier. Ses variations ont pour limite le prix du transport des espèces de la ville où la traite est payable à celle où elle a été tirée. Les variations des cours du change entre les diverses places donnent naissance à l’arbitrage. Il consiste à acheter des effets de commerce ou d’autres valeurs sur certaines places pour les revendre où ils sont recherchés à plus haut prix. L’arbitrage résulte aussi des spéculations faites directement sur le cours des changes par des banquiers qui établissent entre eux, à volonté et en un instant, des lettres de change sur tel pays et telle monnaie dont ils ont besoin. Les grands arbitrages sur les valeurs internationales et les fonds des différents États sont une des opérations principales des banques les plus puissantes.

Le rôle des changes est considérable dans l’économie mondiale. Les changes dépréciés ont été longtemps le propre des Républiques américaines, de la Grèce, de l’Espagne, de l’Italie, pays qui étaient « à finances avariées ». Au cours de la guerre la cote du change a été tenue pour le baromètre des possibilités économiques des belligérants dans leurs relations avec l’extérieur, c’est-à-dire en dehors de la sphère d’action soumise à la toute-puissance de leur volonté nationale imposant le cours forcé.

Le ministre des finances de Russie, M. Bark, a exprimé le souhait de voir le commerce international établir une convention pour régulariser la situation en fixant un change commun, comme on le fit entre les alliés pour les finances de l’État[155]. On a vu les alliés : France, Angleterre, Russie, Italie, prendre des mesures concertées aux ÉtatsUnis pour améliorer leur change et le stabiliser. Les Français et les Anglais ont fait à New-York une opération commune, consistant à emprunter un demi-milliard de dollars sur les bons du gouvernement britannique et du gouvernement français, sans garantie subsidiaire.

4. Chambres de compensation. — Nombre croissant de payements se font par compensation. Un service international de Clearing-house (chambre de compensation) est indiqué. Il porterait sur les compensations des dettes de pays à pays ; les clearing-house nationaux en seraient les membres. Il aurait pour but notamment d’éliminer les pertes et les gaspillages occasionnés par les déplacements de l’or de nation a nation. Ce serait en partie la régularisation des pratiques déjà existantes entre banques des pays différents, mais sans systématisation, ce qui occasionne une surcharge inutile de frais pour le commerce (frais d’envois, d’écritures, d’assurances, d’intérêts, dont profitent seules les banques entre le jour d’expédition et celui de remise, etc.). En outre la chambre internationale de compensation fixerait officiellement le cours du change avec ou sans le concours du marché des valeurs. Ce cours servirait de base a tous les calculs d’envois d’argent à l’étranger, aujourd’hui presque incontrôlable dans la pratique. Les comptes courants seraient simplifiés comme est simplifié le calcul du taux d’intérêt fixé par les comptoirs d’escompte des banques nationales. Un plan a été proposé pour la création d’une chambre de compensation clearing house internationale[156]. Un tel service devrait être rattaché à la Banque internationale et devenir la base d’un département international des finances.

5. Banque internationale des États. — Une telle banque est dans la logique du développement des opérations bancaires. Déjà les relations à établir entre les grandes banques d’émission ont fait l’objet d’études diverses. Elles ont été examinées notamment par le Congrès international des unions économiques (1912). On entrevoit plusieurs utilités à une banque internationale dont le capital de plusieurs milliards devrait être souscrit par tous les gouvernements. a) Billets de banque internationaux garantis par une encaisse d’or et constituant l’équivalent du certificat de dépôt d’or. Une meilleure étude des changes et surtout les modifications que subirait celui-ci dans une organisation économique vraiment mondiale permettrait d’en faire ultérieurement un billet basé sur le crédit, comme les billets des banques nationales. b) Réescompte des effets de commerce avalisés par les banques nationales au prorata de la participation de chaque État dans le capital de la banque internationale. c) Contrôle du clearing house international décrit ci-dessus et centralisation des opérations de virement international. d) Opérations de trésorerie des services internationaux (postes, chemins de fer, etc.). e) Prêts aux États pour leurs besoins économiques reconnus, en les soustrayant à la tutelle financière d’un État unique (cas de l’emprunt chinois et des prêts à l’Amérique du Sud), et participation sous forme de prêt, de souscription d’actions ou d’obligations, à la constitution d’entreprises d’utilité internationale : la communauté internationale tout entière peut avoir intérêt à ce que tel ou tel État soit mis à même de s’outiller pour la production et l’éducation de son peuple et cela dans des conditions raisonnables. — D’influentes personnalités ont déjà proposé une consolidation cosmopolite des affaires de banque par laquelle les banques de la Grande Bretagne, de la France, de la Russie, de l’Italie et des États-Unis deviendraient membres d’une sorte de corporation internationale soumise à des principes communs et à une autorité centrale. On peut rappeler à titre de précédent que l’acte d’Algésiras du 7 avril 1906 a formé la banque d’État du Maroc sur une base internationale. L’article 56 de l’acte de concession de la Banque porte ce qui suit : « Le capital national de la Banque sera divisé en autant de parts égales qu’il y aura de parties prenantes parmi les puissances représentées à la conférence. À cet effet, chaque puissance désignera une banque qui exercera, soit pour elle-même, soit pour un groupe de banques, le droit de souscription ci-dessus spécifié, ainsi que le droit de désignation des administrateurs, prévu à l’article 50. Toute banque qui est choisie comme chef de groupe pourra avec l’autorisation de son gouvernement être remplacée par une autre banque du même pays[157]. »

255.4. TRUSTS, CARTELS, MONOPOLES PUBLICS ET PRIVÉS. — 1. Notions. — Pour pourvoir à des besoins pressants et pour approvisionner un marché dont la circonférence s’élargit sans cesse, la production tend à évoluer depuis les modes les plus humbles de la production individuelle ou familiale jusqu’à ceux de la grande entreprise, groupant des milliers de travailleurs et des millions de capitaux. Cette tendance à grouper, à concentrer sur un point le maximum de forces productives est dite loi de la concentration, ou plus simplement de la grande production. Le Cartel (Charte, Contrat) c’est-à-dire en français le syndicat de producteurs ou l’entente commerciale, est la forme la plus simple de l’association entre producteurs. Il est né d’un sentiment de réaction contre la concurrence immense que les producteurs se faisaient entre eux. Il laisse à chaque entreprise son individualité, son autonomie intérieure, et se borne à grouper les entreprises en vue de la vente de leurs produits dans les meilleures conditions possibles. Pour cela il a recours à diverses méthodes, qui toutes ont le même but ; la suppression, ou du moins la régularisation de la concurrence, la délimitation des zones réservées à chacun des associés, la fixation du maximum de production, la fixation d’un prix de vente, le comptoir commun de vente obligatoire qui fait du cartel une sorte d’association coopérative de production. Le cartel n’est pas le trust à la façon américaine. Il est plus souple ; les maisons ne fusionnent pas. C’est souvent l’entente non formelle, indénonciable, improuvable, basée sur la solidarité réelle, indestructible en conséquence. Le cartel est de formes variées. Ainsi le système du contrat exclusif « Exklusive Vertrag » qui oblige les acheteurs et les fournisseurs à n’acheter et à ne vendre qu’aux membres du cartel. Ainsi encore le système des primes d’exportation (Ausfuhrvergütungen) institué par le cartel pour ceux de ses membres qui exportent. En Allemagne, on peut dire que le cartel fut la création économique moderne. Il entraîna des modifications profondes dans les procédés du commerce d’exportation ; grâce à lui la Banque d’exportation fut fondée, les tarifs liés pour les destinations les plus lointaines furent établis, les Compagnies de navigation fortement aidées se plièrent à toutes les exigences du négoce. Plus de 500 cartels fonctionnent dans l’Empire. — Avec le trust, l’entente devient une fusion, soit par voie de consolidation, toutes les entreprises associées abandonnant leur autonomie pour se fondre en une seule, soit par les moyens du « Holding Trust » ou d’une société nouvelle, devenant propriétaire de la majorité des actions des autres sociétés. Mention doit être faite de deux trusts : le trust du pétrole (Standard Oil Company), fondé par Rockfeller en 1872 par la fusion de 29 sociétés, et qui a distribué jusqu’ici un total de 350 à 400 millions de dollars ; le trust de l’acier (Steel trust), créé en 1901, fusionnant 15 sociétés et représentant 10 milliards de capital. Une enquête officielle faite aux États-Unis a révélé que deux hommes (Rockfeller et Morgan) ont gouverné un ensemble d’entreprises (chemins de fer, mines, pétrole, banques, forges), représentant 125 milliards de francs, soit directement, soit par des directeurs interposés, au nombre d’environ 320, qui figuraient en leurs noms dans les conseils d’administration[158].

2. Avantages et inconvénients des trusts. — Les trusts et syndicats ont du bon et du mauvais. — a) Du bon, car ils permettent des améliorations techniques, grâce à la concentration et à l’importance plus grande donnée aux unités industrielles ou de transports ; ils font tomber conséquemment les prix de revient ; on diminuant les frais généraux, ils stabilisent les prix, leurs prix, et, par effet indirect les prix des industries qui en dépendent ; ils assurent la régularité dans le travail, par élimination de la surproduction, adaptation de l’offre à la demande et diminuent ainsi les fluctuations du chômage comme celles des salaires. Ils assurent aussi la régularité d’une rémunération du capital. Bien des trusts ont réalisé l’idée fédérative dans le domaine économique ; une unité suprême y garantit l’existence simultanée à des éléments de forces très différentes. — b) Mais les trusts ont l’inconvénient de pouvoir abuser et souvent, en fait d’abuser d’une superfétation de prix. Comme ils ont, ou absorbé ou tué toute concurrence, le consommateur est livré à eux sans défense. C’est surtout par le « dumping » qu’ils ont nui. Le dumping est une méthode consistant à vendre à l’étranger à des prix inférieurs à ceux faits aux nationaux. C’est une des possibilités des trusts et cartels qui sont maîtres des prix à l’intérieur. Ainsi, en ce qui concerne l’Allemagne, le syndicat des charbons rhénan-westphalien vendait, en 1902, la tonne de charbon 10 marks 50 aux Allemands et 9,90 aux étrangers. Le cartel du coke vendait respectivement la même année 15 et 13,1 ; le syndicat des rails 4 l. 10 fob Anvers et 6 l. pour l’administration des chemins de fer prussiens. Cette politique du prix variable suivant destination exige beaucoup de discipline, une connaissance approfondie des conditions économiques de chaque contrée et l’organisation de représentations à pouvoirs bien définis et bien limités. Elle a pour avantage d’augmenter le chiffre d’affaires et par conséquent même si les ventes à l’étranger se font avec un bénéfice net très réduit, sinon nul ou négatif, de diminuer l’importance relative des frais généraux. Mais le dumping a donné lieu à la création d’industries utilisant à l’étranger, comme matières premières les produits allemands qui s’y sont vendus à bas prix, et revendant ensuite en Allemagne même les produits ainsi fabriqués (exemple : des Hollandais ont construit avec des tôles allemandes des bateaux qu’ils ont ensuite revendus à bas prix en Allemagne). Ceci explique que la campagne contre le dumping allemand, engagée vigoureusement en Angleterre au temps de Chamberlain, ait cessé bientôt dans l’indifférence générale.

3. Internationalisation des trusts. — Les trusts sont devenus internationaux. Tous les grands trusts ont une tendance à le devenir. S’il faut organiser rationnellement, la production et la vente d’un produit, ce n’est qu’en embrassant tout dans son marché qu’on peut y parvenir ; or ce marché est mondial. Voici quelques exemples de trusts internationaux. L’Europäïscher Petroleum Union de Brême a réuni en 1906 la Brittish Petroleum Company et la Société Allemande de vente du pétrole pour lutter contre le trust américain, le Standard Oil Company. Chacune de ces deux sociétés comprend diverses sociétés de vente et des sociétés de gestions financières en divers pays. La « Wiener Bank » et la « Deutscher Banks » étaient, derrière l’organisation. Au lieu d’entrer en lutte contre le trust américain, les banques nouèrent une entente ; on fit des contrats avec les sociétés de vente, qu’il avait en Europe. — Une convention internationale de glacerie existe. Elle règle les prix et la capacité de production en imposant trimestriellement un certain nombre de jours de chômage aux industries (pourcentage obligé d’inutilisation des tables de polissage. Exemple : Ier trimestre de 1913, 33 jours de chômage, soit donc 42 jours de travail sur 75 jours ouvrables). — Actuellement tous les marchés miniers tendent vers le même but, un but unique qui consiste à arriver à réunir, dans les mêmes mains, le marché du monde entier pour chaque métal de manière à concentrer le marché. On forme généralement un syndicat international unique. Certains de ces marchés sont arrivés déjà au but définitif et s’y sont solidement affermis. D’autres y arrivent maintenant ou y tendent. Le résultat est la hausse des prix. Exemples : l’iode a son marché concentré à Londres et se vend 11 fois le prix de revient (20 fr. le kilo). Le bismuth est concentré aux mains des Allemands. Pour le platine la concentration s’est faite notamment entre les maisons Chouvaloff, Demidoff, la société allemande Platina, une société française et d’autres ; le prix est monté de 3200 fr. à 7500 francs. Le nickel est aux mains de la maison de Rotschild. Le marché du plomb est trusté aux mains des Allemands, qui l’ont fait monter de 325 à 475 francs la tonne. L’Allemagne détient aussi le marché du zinc et ses efforts tendent à chercher dans le monde les lieux où existent des gisements de ce métal, car les gisements actuellement connus commencent à s’épuiser. Depuis 1908, le marché du zinc a été réglé jusqu’à fin avril 1916 par le Syndicat international du zinc. Lorsque les stocks dépassent 50,000 tonnes et que la cote moyenne de Londres pour le métal Ordinary Brands est inférieur à 22 £, la production est réduite. Une réduction de 18 % a été imposée pour la première fois en 1913. Quant au cuivre il n’a pas encore été monopolisé ; trois groupements égaux en puissance se partagent le marché : Ryan, l’Amalgamated et Gugenbeim ; la menace existe d’un trust universel[159].

4. Étatisation, monopole officiel. — L’étatisation est, en un certain sens, l’analogue du trust puisqu’elle crée le monopole. Les postes sont services d’État dans tous les pays ; les télégraphes dans presque tous pays pour les lignes de terre (sauf aux États-Unis) ; les câbles sous-marins appartiennent à des compagnies ; les téléphones sont services publics seulement dans quelques pays. Les chemins de fer appartiennent à l’État en Allemagne, Russie, Danemark, Belgique, Suisse, Italie et, pour une fraction du réseau, en France et en Hollande. En Prusse, l’État possède usines, fonderies, vignobles, fabriques de porcelaines, le tout donnant des revenus considérables et employant plus de 100,000 ouvriers. En Italie, l’État a repris récemment le monopole des assurances sur la vie. La Nouvelle-Zélande préfère exploiter l’assurance-accidant et l’assurance-incendie. La Russie et la Suisse exercent les monopoles de l’alcool. La France a organisé les grands monopoles financiers du tabac, des allumettes, de la poudre ; l’État y possède aussi d’ancienne date quelques industries sans grande importance : porcelaines de Sèvres, tapis des Gobelins, gravures du Louvre (calcographie), Imprimerie nationale, haras, établissements thermaux dans des villes d’eaux, etc. Il faut prévoir que les monopoles vont s’accroître en nombre sous la double influence du mouvement socialiste d’une part et des nécessités budgétaires devant lesquelles la guerre aura placé tous les pays. Un gros problème économique surgit a l’horizon. Qu’adviendra-t-il des relations économiques de l’État, détenteur de monopoles publics, avec les trusts libres ? Les États ne devront-ils pas entrer dans certains trusts mondiaux pour les industries qu’ils auraient monopolisées chez eux, ou dont ils posséderaient d’importants établissements ? Ne peut-on même entrevoir que les États devront, en certains cas, agir entre eux pour leurs monopoles, comme le font les trusts nationaux ? Qu’adviendrait-il par exemple, si les monopoles des assurances par l’État s’établissaient dans tous les pays ? Les États ne pourraient se défendre ici « en fermant simplement la frontière » aux contrats d’assurances étrangers. Ils devraient donc ou bien défendre absolument ces sortes de contrats conclus avec un État étranger, ou bien faire entre eux des ententes pour les primes, afin d’éviter de se concurrencer les uns les autres. Il resterait en tout cas à déterminer le sort des assurances relatives aux étrangers résidant dans le pays.

Les faits suivants sont symptomatiques. En Prusse l’État, consommateur de charbon pour ses chemins de fer, a essayé de se défendre contre l’omnipotence du Syndicat rhénan westphalien en cherchant, mais vainement, à acheter en 1906 les actions de la mine Hiberia. Il contrôle seulement 25 % des houillères de Haute-Silésie et domine les mines de Saarbrücken, mais la production totale de ses mines, en 1908, n’était que de 1 million et celle du syndicat plus de 64 millions. À propos de la potasse des difficultés diplomatiques sont nées entre l’Amérique et l’Allemagne. Les Américains avaient découvert des mines de potasse en Alsace. La Prusse institua un syndicat légal obligatoire de potasse où durent entrer les Américains. Les capitalistes américains résistèrent avant d’y consentir. Le gouvernement russe a annoncé l’intention de prendre le monopole de raffinage du platine et d’interdire d’une manière absolue l’exportation du minerai. Ainsi il deviendrait à son tour maître du marché d’un produit que les circonstances ont réuni sur son sol natal. Le gouvernement suédois, en établissant de forts droits d’exportation sur le minerai a réalisé une forme de nationalisation des mines de fer. — La convention internationale des sucres est une intéressante tentative d’entente à la fois fiscale et industrielle.

5. Trusts et protectionnisme. — L’organisation des syndicats, des cartels et des trusts est une des conséquences du protectionnisme, ou plus exactement elle trouve en lui des conditions favorables à son développement. Le libre-échange international enlèverait naturellement aux trusts une partie de leurs inconvénients. Sous la pression des trusts et des coalitions, presque aussi puissants que les États eux-mêmes ou leurs gouvernements, s’élaborent les lois douanières. Mais pour un trust véritablement international la barrière douanière, au contraire, est un obstacle. Aussi voit-on les trusts engager une véritable lutte contre les États. Ceux-ci ont eu l’ambition de maintenir à l’abri des concurrences étrangères l’autonomie de leur production agricole et industrielle malgré les progrès des transports. Ils ont mis obstacle aux transformations normales d’entreprises, qui, spécialisées selon les régions naturelles sans tenir compte des frontières, eussent donné un rendement économique supérieur. Les trusts au contraire tendent à porter l’effort productif au point le plus fécond ; ils représentent un mieux économique : ils hâteront l’avenir de l’économie mondiale.

6. Mesures diverses de défense contre les trusts. — Ces mesures sont de deux sortes : groupement de consommateurs et réglementation officielle. Les consommateurs ont commencé à se grouper et à se défendre. En agriculture ce sont les innombrables syndicats d’achats de semences, d’outils et d’engrais. Dans les grandes industries ce sont les comptoirs d’achats en commun ; exemple : l’Association allemande des usines d’électricité a fondé en 1905 a Munich un bureau central pour l’achat de matériel (lampes, etc.). Les coopératives de consommation sont nombreuses, fédérées et même internationalisées. Les ligues sociales d’acheteurs tendent à contrôler la nature du travail incorporé dans les produits. Les ligues hygiéniques traquent des produits nocifs. De toutes parts la défense s’organise, mais elle demeure inefficace car elle est encore presque uniquement nationale. Cependant la multiplication et l’importance constante de ces organisations préoccupent les gouvernements eux-mêmes dans beaucoup de pays. Avec la puissance qu’ont atteinte les trusts, ils forment au point de vue économique de véritables petits États dans les États. Aboutissement naturel de révolution de la technique et des finances, ils sont pour le capital ce que les syndicats ouvriers sont pour le travail. Il faut voir en eux des formes supérieures, utiles à développer, mais qu’il y a lieu de réglementer pour le bien général, en faisant obstacle à ce que, livrés à eux-mêmes, ils peuvent avoir de mauvais ou de trop « égoïste ». La réglementation officielle peut prendre des formes multiples : fixation de prix maximum, mesures de publicité obligatoires au moyen des rapports publiés en détail sur les opérations syndicales ; versement dans les caisses officielles de la moitié d’un super bénéfice au-delà d’un certain pourcentage (on a proposé 10 % pour cette mesure inspirée de la limitation des bénéfices provenant de la hausse de l’escompte des banques nationales à charte privée). Mais une telle réglementation limitée aux frontières des États est impuissante, car l’action des trusts s’affirme de plus en plus internationale. Elle se développe à la faveur de certaines différences de législation combinée avec des conditions économiques dissemblables. Il est facile aux trusts d’échapper aux mesures purement nationales et par suite d’imposer aux populations les lourdes charges de leurs accaparements et de leur exploitation sans contrepoids. Un de leurs modes d’agir consiste à vendre cher à l’intérieur à l’abri des hauts tarifs protecteurs et d’autre part à vendre le surplus à vil prix au dehors (dumping). La réglementation doit donc être elle-même internationale et, par analogie, s’étendre éventuellement à certains monopoles d’États. Le trust, élargi, réglementé et contrôlé par des unions internationales pourra devenir un des organes essentiels du régime économique mondial de demain.

255.5. QUESTIONS FINANCIÈRES DIVERSES. — Il est d’autres questions financières encore pour lesquelles se posent des problèmes internationaux. Les assurances : leurs grandes compagnies, surtout les américaines et les allemandes, sont des compagnies mondiales. Elles ont rencontré l’opposition nationaliste, qui les a contraintes à placer leurs réserves en fonds des pays où elles opéraient ; elles se sont aussi débattues contre les projets de monopole d’État des assurances, notamment en Italie. — Les sociétés anonymes : elles sont l’instrument économico-juridique du groupement des capitaux. Multipliées dans d’extraordinaires proportions, elles ont mobilisé la propriété et les droits, et fourni les moyens d’investir des capitaux dans les entreprises à l’étranger. Des conventions internationales ont facilité leur fonctionnement d’un pays à un autre, mais le besoin existe d’un type spécial : la société anonyme mondiale[160]

256. Les transports et les communications.


Ce sont tes transports et communications qui ont transformé le monde moderne, mais à tous moments l’histoire de la route se confond avec l’histoire de l’humanité. C’est notamment par la route que Rome jadis avait imposé partout sa loi centralisatrice et l’unanimité de sa paix. Les ravages des barbares n’effacèrent jamais du sol l’ouvrage des Romains[161]. Aujourd’hui la terre s’est rapetissée au point que le tour du monde s’effectue en 33 jours. En un siècle les distances terrestres se sont raccourcies en moyenne selon le rapport de 8 à 1. 

256.1. GÉNÉRALITÉS.. — Chemins de fer, navigation maritime, navigation intérieure (fleuves, rivières, canaux, lacs), postes, télégraphes, téléphone, aviation, sans parler de la route proprement dite avec ses transports par chars, automobiles, bicyclettes, et du sentier africain où se pratique encore le portage : ce sont là les modes divers de transports et communications mis en usage actuellement. Leur développement s’opère simultanément dans quatre sens : multiplication, accélération, fréquence et bon marché[162].

2. Des unions universelles entre États ont été créées pour les chemins de fer, postes, télégraphes, téléphones. Déjà leur action d’unification a été considérable. Une étape de plus devrait être franchie et un lien permanent établi entre ces unions. Ensemble, et complétées, elles devraient se préoccuper du problème intégral des communications, solidariser davantage leurs efforts, les étendre désormais à la navigation et à tous les modes de transport. Leur haute fonction devrait être définie ainsi : pourvoir à la rapide et facile circulation des hommes, des produits, de la pensée écrite ou parlée.

3. Le droit à la route, garanti internationalement, semble devoir être proclamé. Il est des États enclavés qui n’ont pas accès à la mer libre. Ils devraient pouvoir user d’un droit de passage à travers les autres pays aux seules fins économiques. Ce droit devrait impliquer la faculté d’établir, à leurs frais, des chemins de fer directs, des canaux et des installations maritimes au cas où ceux-ci ne seraient pas construits et exploités par les États traversés ; les États devraient aussi pouvoir faire circuler leurs produits par ces voies en libre transit.

La question a un grand intérêt pratique. Puisque la mer a été proclamée libre, cette liberté en principe devrait pouvoir profiter à tous. Aussi l’enclave forcée, contre nature, a-t-elle donné lieu à de graves difficultés que certains traités internationaux ont cherché à résoudre. L’article 29 du Traité de Berlin 1878 a dû stipuler ce qui suit : « Le Monténégro devra s’entendre avec l’Autriche-Hongrie pour construire et entretenir à travers le nouveau territoire monténégrin une route et un chemin de fer. Une entière liberté de communication sera assurée sur ces voies ». — Dans les Balkans, la Serbie a été tenue éloignée de l’Adriatique par les volontés associées de l’Autriche et de l’Italie. — Après les guerres balkaniques, le chemin de fer d’Andrinopie-Demotika-Dedeagatch, laissé en partie aux mains des Turcs, plaçait les Bulgares sans communication directe avec leur grand port en Égée. Au cours de la guerre c’est l’abandon de ce tronçon de ligne qui a notamment fait l’objet de l’entente turque-bulgare et a eu les grandes conséquences que l’on sait. — La Suisse est enclavée de toutes parts. La guerre lui a fait un sort économique très dur. Des revendications s’y sont élevées en faveur d’une liberté de transit en tous temps sur le Rhin et le Rhône, deux fleuves qui prennent naissance chez elle.

256.2. CHEMINS DE FER. — 1. État comparé des réseaux. — Les lignes de chemins de fer du monde ont actuellement une étendue totale de plus d’un million de kilomètres, dont 329,000 pour l’Europe et 513,000 pour l’Amérique. En voici les caractéristiques comparées pour quatre grands pays ;

    Allemagne Angleterre France États-Unis
Milliers de kilomètres exploités 1895 0045 0034 0036 0290
1910 0049 0037 0040 0386
Milliers de voyageurs par kilomètre 1895 0315 00 0294 0068
1910 0607 00 0417 0138
Milliers de tonnes par kilomètre 1895 0560 00 0355 0479
1910 0868 00 0552 1081
Locomotives (par 100 kilomètres) 1895 0035 0055 0028 0012
1910 0046 0061 0032 0015
Wagons de voyageurs (par 100 kilomètres) 1895 0069 0124 0071 0012
1910 0097 0140 0075 0012
Wagons de marchan-dises (par 100 kil.) 1895 0727 1862 0743 0418
1910 0981 2091 0861 0516

2. Progrès réalisés. — Les chemins de fer ont réalisé un haut degré de perfectionnement et leurs réseaux ont grandi comme un merveilleux organisme dont toutes les parties sont visiblement solidaires. Voyages de plusieurs jours à la vitesse moyenne de 60 à 80 kilomètres à l’heure, sans avoir à changer de voiture ; possibilité de charger un wagon à Hambourg pour Gênes, à Ostende pour Braïla. Solidité, multiplicité et pratique agencement de voies doublées, triplées et quadruples (lignes à quatre voies : New-York à Albany, Anvers à Bruxelles ; dédoublement sur chaque rive du Rhin) ; vaste, ample et commode agencement des stations, de leurs dégagements et de leurs abords, colossales et fastueuses constructions de gares, de ponts, de halls et de quais (gare du New-York-Central et du Pensylvannia-Railroad ayant conté 50 et 100 millions de francs ; après les gares de Cologne, Munich, Francfort et Hambourg, celle de Leipzig à 26 voies bordées par quatorze quais de 12 mètres, ayant coûté 120 millions de marks) ; multitude de wagons et de locomotives (en Allemagne, 25,000 locomotives et 500,000 wagons) ; sécurité des voyageurs ; sûreté des marchandises ; discipline et honnêteté du personnel ; ponctualité et régularité du service ; aises, confort et propreté de tout le matériel ; progrès constants dans la vitesse, l’éclairage, le chauffage et l’hygiène ; soin du détail et compréhension de l’ensemble ; tel est bien le haut degré de perfectionnement auquel étaient arrivés en 1914 les chemins de fer du monde. — Les techniciens n’ont plus connu l’obstacle ; aux barrières naturelles ils ont opposé leurs moyens de construction. Ponts, viaducs (le pont du Forth mesure trois kilomètres), tunnels et lacis (le Gothard mesure 15 kilomètres, le Simplon 19), voies à câbles ou à crémaillères, passages sous les rivières (à New-York, à Hambourg). — Aujourd’hui, c’est la traction électrique qui concentre l’attention des ingénieurs. L’avenir des chemins de fer, en effet est en grande partie dans l’électrification. La première application industrielle du transport de la force par l’électricité sur deux kilomètres de longueur date de l’exposition de Vienne, en 1873 (Gramme et Fontaine). En 1882-1886 eurent lieu les expériences à Munich, à Grenoble, et sur la ligne du Nord, de Creil à La Chapelle (Marcel Deprez) : 152 chevaux transmis à 56 kilomètres avec un rendement de 45 %. Depuis le progrès a été continu. La découverte des courants alternatifs polyphasés a permis de diminuer le poids, et par conséquent le prix des lignes de transmission, tout en élevant considérablement leur rendement. Les forces hydro-électriques sont devenues un facteur nouveau favorable aux solutions (chutes du Niagara, chute de 900 mètres près de Saint-Maurice en Suisse, projet de nationalisation des chutes d’eau en Bavière en vue de l’électrification des chemins de fer de l’État). Après ces forces hydrauliques, il y a celles entrevues des marées de l’Océan et la chaleur solaire captée sous les tropiques. — L’intensité du trafic possible des chemins de fer est démontré par l’exemple allemand ; En trente ans le trafic voyageurs passe de 1 à 7, et le trafic marchandises de 1 à 4. Sur route le transport d’une tonne de houille à 1 kilomètre de distance coûtait environ 40 pfennigs ; au début de l’existence du chemin de fer, le coût était encore de 13 à 14 pfennigs ; il est actuellement en moyenne de 2 pfennigs. En Allemagne les chemins de fer avaient absorbé en 1910 un capital de 16 milliards et 1,25 % de la population totale de l’empire ; 774,000 personnes y étaient employées.

3. Internationalisation des chemins de fer. — Le développement des chemins de fer a conduit à de nombreux problèmes d’internationalisation, sans la solution desquels tous grands progrès, deviendraient impossibles dans ce domaine.
xxxx
a) Il faut que les chemins de fer soient mis bout à bout en un réseau continu et homogène à travers tout un continent ; il faut pour cela réaliser l’unité technique de la voie et du matériel : même écartement, même gabarit, même système de simplification d’éclairage et de chauffage des voitures. Des accords internationaux peuvent seuls obtenir ces résultats. Ils ont été réalisés en Europe par les Conférences internationales d’unité technique des chemins de fer.
xxxxb) L’unité d’exploitation exige l’unité du contrat de transport, le billet direct, la lettre de voiture internationale, les tarifs combinés, l’identité de clause de responsabilité pour avaries et retards. La convention internationale des transports l’a réalisée avec l’Union créée pour sa mise en couvre (Union internationale des transports), qui a sa première origine dans le « Verein Deutscher Eisenbahnverwaltungen », fondé en Allemagne en 1846. Des services communs, tant pour le décompte des sommes dues successivement aux diverses administrations que pour le règlement de ces sommes, sont nécessaires ; ils se font sous le contrôle de l’Union internationale.
xxxxc) Les chemins de fer constituent un des principaux placements de capitaux nationaux privés à l’étranger. C’est avec l’argent de toutes les épargnes du monde qu’ont été construits les chemins de fer du monde. Ce sont des capitaux français qui ont créé les chemins de fer russes, italiens, espagnols ; les capitaux anglais ont aidé à créer les lignes de l’Amérique du Nord et du Sud. On évalue à cent milliards les capitaux européens engagés dans les chemins de fer de l’Union.
xxxxd) Beaucoup de chemins de fer ne pourraient renter le capital qui y est investi, mais leur existence peut améliorer à ce point des réseaux nationaux limitrophes que les administrations de ceux-ci sont amenées à contribuer à leurs frais d’établissement. C’est ainsi que le capital de la ligne du Gothard et du Simplon a été fait par l’Italie et l’Allemagne, conjointement avec la Suisse. C’est ainsi qu’un Transsaharien, une ligue allant de Tanger à Dakkar, ne pourraient jamais être construites sans la coopération de tous les pays dont les territoires ou colonies sont intéressés.
xxxxe) Bien des grands chemins de fer, existants ou projetés, ont une histoire internationale très fertile en incidents. Elle aboutit tantôt à la collaboration des États, tantôt à une lutte fort préjudiciable à l’ensemble de la communauté humaine : le Transsibérien (lutte avec la Chine et le Japon), le Canadian Pacifique (lutte avec les intérêts des Américains du Nord), le Cairo-Cap (lutte des Anglais contre les Allemands et les Belges).
xxxxf) Certains chemins de fer ont un caractère de conquête internationale et interviennent dans les calculs politiques comme moyens de haute stratégie, à un degré plus éminent encore que les forteresses et les frontières naturelles. Des prohibitions sont même intervenues à ce sujet ; ainsi l’article 7 du traité russo-japonais de 1905 a stipulé : « que le Japon et la Russie s’engagent à exploiter leurs voies ferrées respectives en Mandchourie, exclusivement dans un but commercial et industriel, et en aucune façon dans un but stratégique ». — Au cours de la guerre actuelle, le chemin de fer de Bagdad a retenu toute l’attention par son importance internationale et stratégique, par sa conception et son histoire pleine d’enseignements. La ligne a été concédée le 5 mars 1903 a la Deutsche Bank et à la Compagnie allemande des chemins de fer d’Anatolie, avec une garantie actuelle d’intérêts de 175,000 francs. L’Allemagne proposa un syndicat à la France et a l’Angleterre. La France allait y consentir quand l’opposition de l’Angleterre et de la Russie fit échouer les tractations. La compagnie allemande fut d’abord hors d’état de pousser les travaux. En même temps, l’Angleterre s’établit fortement dans le Golfe Persique, au point terminus de la ligne projetée. En 1907, l’Angleterre et la Russie firent entre elles un partage de zones d’influence en Perse et entreprirent d’établir un chemin de fer transpersan relié à l’Europe centrale par Batoum et aux Indes par Charbar, ligne parallèle au Bagdad-Bassorah. Dans la dernière phase, des négociations anglo-allemandes ont tenté d’établir une cote mal taillée. L’Allemagne renonçait à déboucher sur le golfe Persique. Mais rien n’a été conclu définitivement. Au cours de la guerre on a continué certains travaux au Bagdad. Une certaine ligne de 80 kilomètres à voie étroite a, en outre, été construite dans le désert pour les transports de troupes turques contre le canal de Suez. Dans les plans stratégiques des Allemands pour venir en aide aux Turcs et « prendre les Anglais à la gorge au canal de Suez », on a indiqué qu’une ligne de Damas au Caire, une autre d’Angora à Erzeroum et Tiflis « forceraient l’Angleterre et la Russie d’avoir de la considération pour l’Allemagne »[163].
xxxxg) Les chemins de fer sont aussi des armes formidables dans la lutte économique des nations et celle-ci a pris, va prendre surtout l’ampleur de vastes coalitions, d’alliances commerciales doublant les alliances politiques et militaires (internationalisation partielle). Le trafic international est un vaste fleuve, un Nil fécondant. C’est une réalité dont les pays se préoccupent d’attirer sur eux les bienfaits. Dans une récente réunion franco-italienne (Cernobio, septembre 1915) il a été question d’organiser le transit entre l’Angleterre, la France et l’Italie, de façon que si l’Alsace-Lorraine ne redevient pas française ce transit n’emprunterait plus le territoire suisse. Le trafic international serait ainsi dérivé vers d’autres chemins de fer, faisant subir des pertes incalculables aux chemins de fer helvétiques et aux immenses capitaux investis dans leurs grands tunnels. Ce serait un moyen imaginé pour amener à composition les Suisses (les Romands, disent les Bernois) qui auraient fait preuve d’ingratitude après avoir accepté les capitaux français pour la construction du Lœtschberg. La Confédération a passé avec les Allemands la fameuse convention du Gothard leur accordant lors du rachat de la ligne un droit préférentiel sur tous les chemins de fer fédéraux.
xxxxh) Les chemins de fer sont en train d’enserrer le globe de leurs lacets de fer. Leur extension se poursuit par une force interne qui ne connaît pas d’obstacles. Déjà ils courent de Paris à Pékin, de New-York à San-Francisco. Ils vont courir de Londres à Bombay (tunnels de la Manche et du Bosphore), du Cap au Caire, de Saïgon à Vladivostock, de Tanger à Dakar et à Zanzibar, de Québec à Buenos-Ayres. Au premier stade on a vu se constituer les réseaux nationaux, coordonnant en un seul système et complétant les lignes qui avaient été construites au début isolément, sans plan d’ensemble, au hasard des circonstances, et dans l’ordre de la plus grande utilité. Ces réseaux nationaux ensuite ont été soudés. Par utilisation des lignes existantes ou par lignes nouvelles on a vu s’établir de grands trains continentaux. Aujourd’hui les ingénieurs et les trailwaymen, en combinant les lignes existantes avec des lignes nouvelles préparent le « Transmondial ».

256.3. NAVIGATION. — 1. La marine marchande du globe se compose d’environ 30,000 navires d’un total de 48 millions de tonnes. Plus de 22,000 de ces navires sont à vapeur. Les grands ports d’Europe avaient, en 1911, le mouvement suivant (milliers de tonnes nettes) : Londres 19,662 ; Liverpool 14,612 ; Anvers 13,349 ; Hambourg 13,176 ; Rotterdam 11,052 ; Marseille 9807 ; Brême 4516 ; le Havre 3350. Le mouvement de la navigation est essentiellement international et plus des trois quarts du commerce extérieur se fait par mer.

2. La loi de la concentration exerce son action sur les ports et crée aussi des monopoles de fait qui deviennent, des monopoles internationaux. En effet, avec l’accroissement du tirant d’eau des navires, seuls les points d’eau profonde peuvent répondre aux desiderata actuels de la navigation. La technique de la construction des navires a démontré que l’on a intérêt à augmenter le plus possible le tonnage des navires, bien que la recherche de la vitesse soit surtout coûteuse. D’autre part, la dépense qu’impose l’outillage des grands ports devient énorme. De 1880 à 1900 Hambourg a dépensé 350 millions de francs ; de 1830 à 1905 Anvers en a dépensé 260 ; de 1872 à 1904, le Havre 150. L’entretien exige des sommes énormes. Les Anglais dépensent annuellement 1,200,000 francs à draguer l’Estuaire de la Mersey (Liverpool) et les Allemands de 2 à 3 millions pour maintenir la passe du Weser (Bremerhaven). De telles dépenses ne peuvent se reproduire sur de trop nombreux points de la côte. Mais les grands ports à eux seuls ne suffisent pas. Ils doivent avoir derrière eux le plus grand arrière-pays possible, devenir le point ou afflue un grand courant commercial, être en même temps un nœud de voies ferrées. Pour prospérer il est nécessaire qu’ils soient le point d’arrivée d’un réseau de voies navigables, l’embouchure réelle, effective d’une série de rivières et de canaux, drainant littéralement tout un hinterland et le mettant en valeur. C’est le cas de la Tamise de Londres, de l’Hudson de New-York, de la Mersey de Livcrpool, de la Garonne de Bordeaux, de la Loire de Nantes, de l’Hoogly de Calcutta, de la Meuse et de l’Escaut de Rotterdam et d’Anvers communiquant avec le Rhin. L’importance de ces cités ne suffit pas à leur port ; elles ne pourraient poursuivre une existence solitaire. Le Havre est relié à Paris par rail et par la Seine ; Dunkerque est un nœud de canaux ; Marseille, débouché naturel de Lyon, la seule route d’Orient pour Paris et le centre de la France a demandé la mise en état du Rhône et le canal de Marseille au Rhône.

Une solidarité du rail, du fleuve et de la mer s’est établie par la création de tarifs combinés qui font de chaque station du chemin de fer à l’intérieur une agence maritime recruteuse de frets et permettant au port maritime de projeter au loin des « racines » profondes. Ainsi depuis 1890 fonctionne à Hambourg les tarifs de la Deutsche Levante Linie et de la Ost Afrika Linie. Un seul chiffre, porté sur une lettre de voiture spéciale, indique le prix total de transport, et par terre et par mer, de presque toutes les stations des chemins de fer allemands vers les ports du Levant et de l’Afrique orientale. Il n’y a ainsi plus d’intermédiaires entre le chemin de fer et l’armement. Et le tarif est à ce point réduit que l’influence d’une grande distance par chemin de fer est quasi annulée. Ainsi le prix Kiel-Hambourg était de 3,28 marks par 100 kilos, et Essen-Hambourg 3,79 pour une distance dépassant la première de plus de 300 kilomètres, soit moins de 1.7 pf. de supplément par tonne kilométrique. Conséquences : Stuttgart, qui géographiquement se trouve dans la sphère d’influence de Trieste passe dans la sphère de Hambourg ; la Deutsche Levante Linie qui n’avait que quatre vapeurs en 1890 en avait trente quatorze ans après.

On conçoit combien est artificielle la politique qui sans se préoccuper des conditions naturelles et économiques de certains ports ne tient compte, pour leur incorporation politique à tel ou tel État, que de la nationalité des habitants de la ville, de l’argument stratégique ou de l’argument ambition territoriale tout court (exemple : Trieste, Salonique, Tanger). Un régime d’internationalisation s’impose pour beaucoup de ports : municipalités internationales et ports francs.

3. Les armements comprenaient en Allemagne en 1914 plus de deux cents compagnies de navigation. Les douze plus grandes, avec les  de la flotte germanique, investissaient 396 millions de marks produisant un intérêt moyen de 11 %. L’Allemagne avait 5000 navires, dont plus de 2000 à vapeur. La flotte maritime anglaise, fin 1912, comprenait 20,878 navires.

Dans le tonnage mondial de la marine marchande, le pavillon britannique représente 43 %, le pavillon allemand 10, le français 4,6 %. Mais en 20 ans l’augmentation allemande a été de 103 %, tandis qu’elle n’était que de 68 pour la France et 37 pour le Royaume-Uni. En 1912, un tonnage de 2.800,000 tonnes de navires nouveaux était construit, dont 1,738 pour l’Angleterre seule[164].

4. L’internationalité des transports maritimes est démontrée par les chiffres suivants relatifs au pourcentage du trafic réservé dans quelques pays au pavillon national (1910) :
xxxxGrande-Bretagne 59,6 ; Russie d’Europe 9,2 ; Allemagne 50,4 ; France 23,6 ; Espagne 37,2 ; Belgique 13,4 ; Italie 25,2 ; États-Unis 13,7 ; Argentine 42 ; Japon 46,5

5. Les trusts internationaux commencent à jouer un grand rôle en matière de navigation. Le « Trust de l’Océan » est un syndicat de grands armements qui s’est entendu notamment pour se répartir le transport des émigrants et unifier, à un taux élevé, le coût de transport des voyageurs de toutes classes. À l’Institut international d’Agriculture de Rome, le délégué américain (M. Lubin) a proposé l’étude, en vue d’une réglementation internationale, des mesures prises par ce trust et d’autres qui peuvent lui succéder. « Nous réglementons le transport chez nous, disait-il, jusqu’au port d’embarquement, et nous assurons ainsi la liberté de nos agriculteurs à l’égard des monopoles des chemins de fer. Faut-il que nous allions perdre toutes nos possibilités d’exportations en laissant le fret livré à la domination arbitraire des compagnies de navigation ? » Des syndicats maritimes ou « Conférences » accordent à leurs clients des ristournes différées, c’est-à-dire des ristournes qui ne sont payées que si le client reste fidèle à la ligue un temps donné. Les abus sont grands ; la Conférence coloniale britannique a eu à s’en occuper, et des mesures concertées par les différents gouvernements de l’Empire ont été proposées pour s’opposer à ces agissements. Déjà le parlement de l’Union Sud-africaine avait voté une motion interdisant à son gouvernement de traiter pour ses propres transports et pour la poste avec un armement faisant partie d’une « conférence » ou accordant des ristournes différées.

6. Pendant la guerre on a pu constater l’importance pour chaque pays de la navigation maritime. Les frets, par suite des réquisitions de navires, de leur destruction, du danger de naviguer, de la spéculation, ont atteint jusqu’à dix fois leur taux. On a proposé en Angleterre la nationalisation de la marine marchande et la taxation des frets (Incident des charbons anglais destinés à l’Italie).

7. À la navigation maritime se rattache la question du régime des mers. Elle est examinée plus loin (numéro 374. I). Quant à la navigation intérieure, elle a pris d’immenses développements, surtout en Allemagne. Elle soulève plusieurs questions internationales : celle du régime des grands fleuves et des canaux interocéaniques, celle de la mise en communication les uns avec les autres des bassins de tous les grands fleuves.

256.4. POSTES, TÉLÉGRAPHES, TÉLÉPHONES. — 1. Grâce à la poste une lettre affranchie d’un timbre de 25 centimes peut être transmise d’un point quelconque à un autre point du vaste territoire de l’Union postale universelle. Cette Union créée en 1874 comprend aujourd’hui 46 pays, cent millions de kilomètres carrés, un milliard de population. La poste est une des institutions internationales les plus fondamentales. Elle agit puissamment entre les hommes pour unir, rapprocher et développer les coopérations.

Les envois postaux s’élèvent annuellement en Amérique à 14 Milliards, en Europe à 27 ½ milliards, en Asie à 3 milliards, en Australie à 745 millions, en Afrique à 442 millions. Les envois postaux par an-habitant s’élèvent jusqu’à 137 aux États-Unis et 144 en Allemagne.

  Allemagne Angleterre France États-Unis
Bureaux de postes (en milliers) 
0.050 0.024 0.014 0.093
Lettres et cartes (en millions) 
6.983 5.644 3.984 0.664
Paquets (en millions) 
0.306 0.077 0.009 0.974

En Europe il y a environ 154.000 bureaux de poste et hors d’Europe 152.000, soit un réseau postal mondial de 206.000 bureaux.

2. Les opérations de la poste doivent être étendues et facilitées[165]. L’Union postale universelle, dont la Conférence devait se tenir à Madrid en 1914, a été saisie de l’introduction de la taxe postale internationale à 10 centimes. Des gouvernements, des administrations et des associations ont demandé que le port actuel de 25 centimes, pour les lettres dont le poids n’excède pas 20 grammes, soit réduits à ce taux minimum. Si cette réforme était introduite, elle aurait évidemment une influence considérable sur la vie internationale. Elle est dans la logique historique. La taxe actuelle remonte à 1875, date de la constitution de l’Union postale universelle. Il n’y a été apporté de modification qu’en 1906 (Convention de Rome). Le poids de la lettre a été augmenté de 15 à 20 grammes. C’est bien suffisant en présence des énormes changements qui se sont produits depuis quarante ans. Les relations entre les peuples ont plus que décuplé depuis cette date.

3. Le télégraphe, disposant d’assez de fils reliés bout à bout pour en enlacer vingt-cinq fois la terre, à travers plaines, montagnes et océans, transmet pour quelques francs, en quelques minutes, des messages d’un bout à l’autre bout du monde. Un effet les lignes télégraphiques atteignent actuellement dans le monde près de deux millions de kilomètres. Voici les principales données de la statistique télégraphique des divers pays à la fin de 1911.

  Allemagne Angleterre France
Lignes télégraphiques (en milliers de km.) 
279 099 161
Télégrammes annuels (en millions) 
061 094 065
Télégrammes internationaux (en millions) 
194 016 011
Câbles sous-marins (milliers de km.) 
044 290 080

Il existe une Union télégraphique internationale entre tous les États. De grands codes internationaux de télégraphie chiffrée ont été formés, pour l’établissement desquels le bureau de Berne a publié des listes de plus de 25.000 mots autorisés[166].

4. Les progrès de la radiotélégraphie ont été rapides. L’invention, mise au point par Marconi, possède des postes dans tous les pays. (Compagnie internationale de Télégraphie Sans Fil.) Elle en possède aussi à bord des navires. D’après la dernière statistique publiée (1911) il y avait 2752 stations de bord et 509 stations côtières de radiotélégraphie[167]. De grands centres d’émission ont été établis, qui étendent leurs ondes au-delà des océans et délivrent les pays de tout isolement intellectuel où les placerait le blocus de leurs frontières. (Incidents pendant la guerre de la station allemande de télégraphie sans fil de Carthagène, en Colombie).

5. Le téléphone dans le monde compte environ 10 millions d’abonnés avec 20 millions de kilomètres de fil. Des conventions téléphoniques internationales ont été conclues permettant des communications de pays à pays qui s’étendent sans cesse (Paris-Londres, Paris-Amsterdam, Berlin-Vienne, etc.). Pendant la guerre les Américains ont poursuivi des expériences de téléphone sans fil. On a pu parler à 4000 kilomètres à travers toute l’Amérique. L’emploi combiné des téléphones haut parleurs, des communications sans fil et du phonographe enregistreur laisse entrevoir de nouvelles possibilités. On a créé à Budapest un journal téléphone, prélude de l’émission constante de nouvelles qu’irradierait à l’avenir un Centre téléphonique mondial !

6. Pendant la guerre les services postaux, télégraphiques et téléphoniques ont été mis à dure épreuve. Les lenteurs et les interruptions des services ont été ressentis comme une des plus lourdes conséquences des hostilités, montrant aux yeux de tous quelle est l’importance de la fonction qu’elle est parvenue à réaliser. La correspondance entre belligérants ne s’est plus faite. La correspondance des neutres en transit à travers les pays belligérants et même sur mer, a subi des vexations de toutes espèces, retards, séquestrations, visites en violation du secret postal. Comme nous l’avons dit ailleurs, les Unions universelles de la poste et du télégraphe ont cependant continué à fonctionner comme institutions internationales.

257. Les colonies.


On ne peut envisager les colonies sans soulever une multitude de questions. La plupart ont des conséquences internationales et la guerre européenne elle-même a posé à nouveau tout le problème colonial. Nous nous bornerons à quelques points[168].

257.1. NOTIONS.. — Les colonies sont les possessions des nations européennes dans une autre partie du monde. — Au cours de l’histoire le nom de colonies a été donné aux établissements fondés par une nation dans un pays étranger (exemple : l’Égypte, qui envoyait des colonies par toute la terre) ou à des réunions d’individus qui quittaient leur pays pour en fonder un autre (exemple ; Cadmus, transportant en Grèce une colonie de Phéniciens). — On distingue très souvent les colonies de peuplement et les colonies d’exploitation. Les colonies de peuplement comprennent celles dont les conditions de climat et nature permettent l’établissement à demeure des immigrants, leur acclimatement et la fondation d’une famille ; les colonies d’exploitation au contraire sont celles où le climat interdit de se fixer, sans esprit de retour, aux émigrants, qui doivent se borner à exploiter par le commerce, et encore temporairement, les produits du pays. Mais cette distinction disparaît souvent devant la réalité. La plupart des colonies (Canada, Australie, etc.) ont été des colonies d’exploitation avant d’être des colonies de peuplement.

— Les sphères d’influence, avidement recherchées par les États modernes, impliquent un engagement entre deux États d’après lequel l’un des États s’abstient d’intervenir ou d’exercer influence à l’intérieur de certains territoires qui,
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

en ce qui concerne les parties contractantes, sont réservées à l’action de l’autre État. — On a défini la colonisation, l’action civilisatrice et bienfaisante d’un peuple supérieur sur un autre encore en état d’infériorité.

257.2. RÉPARTITION DES COLONIES. — Le tableau suivant donne pour les pays colonisateurs la comparaison de superficie entre les territoires métropolitains et les territoires coloniaux.

    Colonies Métropole  
Angleterre 
31,200,000 k2 0,315,000 k2
Russie 
17,000,000 5,390,000
France 
09,310,000 0,536,000
Allemagne 
02,660,000 0,541,000
Belgique 
02,250,000 0,029,500
Pays-Bas 
02,050.000 0,032,500
Portugal 
01,930,000 0,089,000
Italie 
  0,287,000

On constate qu’il n’y a aucune proportion entre l’étendue des territoires métropolitains et coloniaux. Les possessions d’outre-mer n’ont été distribuées ni en rapport avec l’importance de la population, ni avec celles de la puissance économique. C’est le hasard des terres libres et des initiatives nationales, c’est le privilège des découvertes qui ont présidé à la distribution des colonies.

L’Autriche, la Suède, la Norvège, les États des Balkans, la Suisse n’ont pas de colonies et ne s’en plaignent pas ; l’Allemagne se plaint de n’en point avoir assez. Des possessions coloniales d’un seul tenant ont plus de valeur que des possessions dispersées car elles amènent une économie d’efforts et une administration plus parfaite. Elles sont un des desiderata coloniaux auxquels ont obéi les Français en créant leur empire africain, et les Anglais et les Allemands en voulant chacun réunir leurs possessions en Afrique. On a proposé une organisation coloniale rationnelle, dont on a indiqué quelques principes. Celui de la concentration : Les échanges y pourvoiraient ; ainsi la France échangerait les villes de l’Inde, l’Indo Chine et ses possessions d’Océanie à l’Angleterre contre les colonies de celle-ci en Afrique occidentale : Nigeria, Gambie, Sierra-Léone et Côte d’or. Le principe de la restitution des colonies aux pays autochtones auxquels elles ont été enlevées : ainsi restitution faite à la Chine par tous les États ; abandon aux États Américains des possessions européennes dans le Nord et le Sud de l’Amérique[169].

257.3. LA POLITIQUE COLONIALE. — L’attitude de divers États à l’égard des colonies doit retenir toute l’attention. La politique coloniale fait partie intégrante de la politique internationale. L’Angleterre possède de grandes colonies, la France aussi. La Russie a colonisé en Sibérie et en extrême ouest. L’Italie a Tripoli, après un faux départ en Abyssinie. L’Autriche a colonisé en Bosnie-Herzégovine. L’Allemagne a d’immenses ambitions coloniales.

1. Angleterre. L’Angleterre est une vieille puissance coloniale. Elle détient les Indes depuis deux siècles, le Canada depuis un siècle et demi, le Cap depuis 1815. De 1846 à 1870, 4,600,000 personnes quittèrent les îles Britanniques pour aller s’établir au Canada, aux États-Unis et en Australie. Dans les terres de la couronne la vente de lots aux émigrants ou à des compagnies fermières d’après le système de Wakefield donna d’excellents résultats. « Les colonies sont une pierre fondamentale de l’Angleterre », disait, vers 1860, Disraëli (Lord Beaconsfield), et dès 1876 il faisait le premier pas dans la direction de l’impérialisme par l’occupation de Chypre. En 1880, l’Angleterre occupa l’Égypte, préludant ainsi à d’autres prises de possession en Afrique. Des hommes d’État anglais déclarèrent ensuite que, sauf çà et là, l’Angleterre avait maintenant assez de colonies. Le « çà et là » visait la Delagoa Bay, le Katanga, la Perse méridionale !

L’Angleterre a organisé son empire colonial en quatre dominions indépendants. Les Anglais ont asservi les républiques sud-africaines, mais immédiatement après leur soumission, ils leur ont donné dans les limites de la grande Union sud-africaine, un self-government ; ils ont placé à la tête de l’Union, Botha, leur meilleur général. Ils ont agi de même avec leurs autres colonies, dès qu’elles ont été capables de s’administrer elles-mêmes. Le Canada et l’Australie sont, sous la domination de l’Angleterre, des États indépendants. Ils ne jouissent que des avantages d’une union avec l’empire, sans en avoir les inconvénients. C’est ce qui explique l’attachement à la métropole de ces colonies. Dans les colonies autonomes le gouvernement anglais n’a absolument aucun contrôle sur la politique fiscale. Le Canada, la Nouvelle-Zélande, l’Australie et l’Afrique du sud ont garanti un traitement préférentiel aux produits britanniques, tout d’abord pour des raisons économiques, puis pour des raisons politiques.

2. Allemagne. L’Allemagne est la dernière venue parmi les puissances colonisatrices et son domaine colonial est de fondation relativement récente. C’est sous le prétexte d’accorder sa protection à des comptoirs commerciaux fondés par des nationaux, que l’Allemagne s’établit en 1884 et 1887 a Luderitzbuch et sur toute la côte du Sud-ouest africain, au Congo, au Cameroun, sur la côte orientale d’Afrique, en face de Zanzibar, en Nouvelle-Guinée et aux îles Marschall, en Océanie. Les années suivantes furent marquées dans la métropole par une propagande coloniale assez intense, pour laquelle s’était constituée une puissante société, la Deutsche Kolonial Gesellschaft et dans l’intérieur de l’Afrique par de nombreuses tentatives de pénétration, notamment vers les grands lacs, à la suite desquelles des traités lurent signés avec des autres puissances coloniales pour la délimitation des quatre colonies africaines. En avril 1890 seulement est créé l’Office colonial au ministère des Affaires étrangères. D’alors date le changement dans la politique coloniale allemande. Après un long intervalle, le 6 mars 1890, l’Allemagne obtint de la Chine, sous forme de cession à bail, le territoire adjacent à la baie de Kiao-Tchéou. Enfin, en 1899, elle acquérait de l’Espagne les îles Mariannes et Carolines, et obtenait de l’Angleterre et des États-Unis la reconnaissance de sa domination sur la plus grande partie des îles Samoa[170]. Le jour où l’Allemagne achetait à l’Espagne ses colonies, le ministre von Bülow les qualifiait de « débris d’un édifice écroulé qui seraient les piliers et les contreforts d’un nouvel édifice majestueux ».

La population totale des colonies allemandes était de 12 millions en 1913. La population blanche s’y élevait alors à 27,000. Les importations de ces colonies en Allemagne étaient d’environ 72 millions et les exportations allemandes dans ces colonies d’environ 76 millions. En regard de ce commerce total de 148 millions (11 millions en 1898) il faut placer les chiffres de l’ensemble du commerce extérieur allemand qui s’élèvent à 25 milliards et retenir le fait que le commerce de l’Allemagne avec l’empire britannique n’était pas moindre de 4.250 millions, et avec la seule Inde britannique de 800 millions. L’exportation des produits allemands dans les colonies étrangères est quatre fois plus faible que l’importation en Allemagne des matières brutes de ces régions tropicales. L’Allemagne en effet a un besoin grandissant pour ses industries de matières brutes des régions tropicales ; elle en importe pour 1.342 ½ millions de francs ; elle en exporte pour 332 ½. De là une théorie nouvelle, celle des approvisionnements, corollaire de celle des débouchés.

Au moment de la guerre le principe de la politique coloniale allemande se résumait en ceci : une grande puissance doit disposer dans différentes parties du monde de territoires d’une étendue proportionnelle au nombre de ses habitants et à sa force d’expansion ; c’est là à la vérité une théorie commode pour les Allemands, mais pleine de dangers pour le voisin[171]. La guerre jusqu’ici a fait perdre toutes ses colonies à l’Allemagne.

257.4. INTERNATIONALISATION DES COLONIES. — La question de l’internationalisation des colonies a été posée depuis longtemps[172]. On peut la concevoir de trois manières : 1° conditions fondamentales en faveur de tous les pays, imposées ou consenties par l’État colonisateur, en vertu d’une convention internationale. Le Maroc a réalisé cette hypothèse ; les conventions internationales, notamment celles du 4 novembre 1911, en ont internationalisé le statut ; 2° condominium de deux ou plusieurs puissances sur un même territoire ; 3° internationalisation absolue de territoires au profit de tous les États, avec administration confiée à un organe international[173].

257.5. CESSIONS CONVENTIONNELLES DES COLONIES. — Les territoires coloniaux ont ceci de particulier qu’ils ne constituent pas des terres patriales comme ceux des métropoles. Les colonies sont considérées comme domaine à exportation. Il est donc reconnu possible, presque normal même dans une certaine mesure, d’en faire l’objet de dispositions : cession, location, servitude, concession à l’amiable.

Comme type de location on peut citer l’enclave du Lado, au Soudan, qui avait été concédée à bail par l’Angleterre à l’État indépendant du Congo. Comme type d’échange, celui conclu entre l’Allemagne et l’Angleterre de la côte de Zanzibar contre l’île d’Héligoland.

Les cas de cessions sont nombreux. La France céda la Louisiane aux États-Unis en 1803 pour 80 millions ; les États-Unis cédèrent l’Alaska ou Amérique russe à la Russie ; la France céda une partie du Congo français a l’Allemagne, en échange de son désintéressement au Maroc. Une proposition se fit jour en Belgique en 1914 consistant à céder à l’Allemagne une partie du Congo contre 4 milliards (proposition Gernaert). Lors de la cession par l’Espagne à l’Allemagne des Carolines, des Palaos et des Mariannes (cession faite pour 25 millions de pesetas en 1889), une convention complexe est intervenue. L’Allemagne a accordé aux Espagnols les mêmes avantages qu’à ses natio- naux au point de vue commercial et religieux, et la faculté d’établir un dépôt de charbon dans chacun des trois archipels ; dépôt qu’ils pourraient conserver même en temps de guerre. On a parlé souvent de la cession des colonies portugaises. La cession des colonies françaises lointaines (Tonkin, Annam et Cambodge) a été mise en avant. Les Allemands ont envisagé les possibilités de cessions semblables. « Si la population de la France diminue, disaient-ils, comme elle l’a fait dans ces derniers temps, on peut calculer le moment où elle sera obligée de s’adresser à ses voisins pour avoir des hommes. Auparavant elle s’estimera heureuse de céder ses colonies à la nation la plus forte[174]. »

Le statu quo ad vitam æternam du territoire colonial ne se justifierait pas. D’autre part, il faut éviter que ce statu quo ne soit modifié par la méthode violente. Entre États inégaux le problème se pose, plein d’analogies avec le problème social (trop de riches en présence de trop de pauvres ; latifundia perdidere italiani ; la thèse chrétienne de la fortune, simple usufruit entre les mains de ses détenteurs, avec obligation de mettre les biens en valeur ; la thèse socialiste d’Henry Georges de la nationalisation des terres, de la répartition nouvelle des terres, etc., etc.). Sur 135 millions de kilomètres carrés de superficie d’espace habitable île notre planète, l’Angleterre en possède 32,8 % ; la Russie 19,7 % ; la France 11 % ; les États-Unis 9,6 % ; les autres pays 26,9 %. L’Angleterre n’a pas toujours possédé ses colonies et par conséquent le statu quo n’est pas à son égard une vérité évidente. L’Allemagne se plaint de ce que l’Angleterre s’est accaparée de ses colonies par des procédés militaires et revendique aujourd’hui pour elle le même droit. À la vérité elle ne remarque pas toute la différence des circonstances historiques.

On pourrait arriver à organiser un droit et une procédure d’expropriation des colonies pour cause d’utilité internationale, moyennant juste et préalable indemnité. L’utilité internationale ainsi que les conditions seraient déterminées par les Parlements internationaux ou les Congrès des nations. Une loi générale établirait le régime de ces conditions, c’est-à-dire la définition de ce qu’il faut entendre par colonie cessible (par exemple des territoires dont la population comprendrait moins de x % d’éléments nationaux de l’État cédant), les cas dans lesquels il y aurait lieu à revendication du droit d’expropriation (par exemple lorsque l’État acquéreur pourrait montrer une vitalité économique évidente, population et production, tandis que l’État cédant aurait fait preuve aussi manifeste de stagnation ? Si vraiment, l’attribution par des procédés légaux des colonies, laissées quasi en friche par les Portugais, aux Allemands, prolifiques, laborieux et organisateurs, avait pu empêcher ou retarder la guerre, le monde entier, y compris les Portugais, n’y aurait-il pas consenti ?

258. Les Transformations Économiques.


258.1. L’ÉCONOMIE PENDANT ET APRÈS LA GUERRE. — 1. La guerre actuelle est liée à l’économique, non seulement par ses causes et par ses conséquences, mais encore par le fait que les moyens de la guerre ont été économiques. Il s’agit pour les belligérants de résister « économiquement » le plus longtemps. Si les événements ont dérouté tous les stratèges qui prédisaient une prochaine guerre de très courte durée, et décidée après le choc des armées ; les événements ont dérouté aussi les économistes, qui prédisaient que la résistance des belligérants aux effets économiques de la guerre ne pourrait pas dépasser quelques semaines. Lorsqu’on relit ces opinions exprimées avant la guerre on reste confondu. Les statistiques n’ont pas toutes été exactes ; on a perdu de vue les réserves cachées de toute nature qui existent dans les vieilles sociétés, l’adaptation rapide de l’activité économique aux situations nouvelles, enfin les possibilités extraordinaires de réduire les besoins et la consommation. Succi a fait des jeûner de quarante jours : nos sociétés pendant la guerre ont été des « Succi collectifs ».

2. Les faits économiques généraux réalisés au commencement de 1916 étaient les suivants : a) Augmentation du coût de la vie par la hausse des prix de toutes les marchandises. b) Émissions énormes d’emprunts d’État. c) Hausse du loyer des capitaux résultant du lancement répété de ces emprunts, et, comme corollaire, accentuation de la baisse de tous les fonds publics. d) Drainage de l’or, dans les grandes banques, vers les pays neutres, principalement vers les États-Unis. e) Inflation de la monnaie de papier, des bons du Trésor, des valeurs à court terme, provoquant les mouvements déréglés des changes internationaux. f) Accroissement ininterrompu de la moyenne quotidienne des dépenses de guerre chez les belligérants.

3. Ce sont les principes socialistes, en matière d’économie, qui ont été appliqués un cours de la guerre avec une facilité et une résignation qui révèlent tout le chemin parcouru par les idées. L’intérêt particulier fait place à l’intérêt général ; l’action en grand et concentrée à la dispersion des efforts ; les vues d’ensemble aux vues individuelles. Toute l’économie de la guerre a abouti ainsi à créer une sorte de vaste système communiste embrassant tous les individus d’un même pays. a) Les frais de la guerre sont supportés par la collectivité. b) Les dommages particuliers de la guerre sont indemnisés par la collectivité (réquisitions, destructions). c) Les bénéfices anormaux des uns, pendant la guerre, tandis que s’appauvrissent les autres, doivent faire retour à la collectivité (impôts sur les bénéfices de guerre en Hollande, en Allemagne). Nul ne peut faire bénéfice en exigeant son droit sur l’heure : il y a moratorium (effets de commerce, prêts et dépôts, opérations de Bourse, loyers). d) Chacun doit intervenir dans les charges globales de la guerre au prorata de nos ressources (sur la base de l’impôt en Angleterre). e) La guerre ôtant une calamité, chacun y intervient, en outre, sur la base de la charité, de la solidarité et selon sa générosité, acte purement volontaire et moral (œuvres de guerre). f) Les emprunts de guerre, à souscription volontaire, alors même que ce serait l’État qui procurerait les moyens de souscrire (prêts sur titres, rentes, pensions, etc,), ont au moins l’effet de répartir la charge normale de l’emprunt et de faire reposer sur les patrimoines particuliers la responsabilité des dépréciations éventuelles de la rente d’État. g) La guerre étant une opération collective, l’indemnité de guerre est au bénéfice de tous. L’État ne considère toutes les dépenses et toutes les indemnités que comme des pertes et des débours temporaires, qui, à la fin de la guerre, seront remboursés par l’indemnité de guerre que lui procurera sa victoire. h) On envisage de toute manière un grand emprunt final de liquidation pour apurer toute la situation créée par la guerre. i) En outre la collectivité doit procurer les moyens d’une reprise normale des affaires, c’est-à-dire organiser le crédit de la reconstruction et celui nécessaire à réaliser le nouveau plan d’orientation collective du pays. j) Les moyens de production ont virtuellement appartenu à toute la communauté, qui en a disposé au mieux de l’intérêt général (en Angleterre, Allemagne, France et Russie, les usines privées étatisées pour la fabrication du matériel de guerre). En France, un projet de loi gouvernemental autorise les communes à se mettre en possession des terres en jachère et à les faire ensemencer et cultiver à leurs propres frais, risques et périls, sauf à se payer sur la récolte. k) Le commerce est de plus en plus collectivisé. L’État monopolise l’importation et l’exportation des denrées et matières essentielles, les prix maxima sont imposés pour les marchandises les plus importantes, les mercuriales largement publiées pour les autres ; l’accaparement sévèrement prohibé. l) Les transports principaux passent aux mains de l’État (chemins de fer, bateaux, automobiles, voitures, chevaux, etc.). m) La consommation tend à reposer sur le principe « à chacun selon ses besoins et non selon ses moyens ». Le système du rationnement réglementé minutieusement (en Allemagne, cartes personnelles pour le pain, pour la graisse, etc.). n) Les organes rendus nécessaires pour cette action collective ont été constitués partout d’après les principes de la théorie la plus avancée et offrent des types tout nouveaux de structure collectiviste. En France, l’office de vente et de distribution du charbon et la péréquation des prix ; en Hollande, en Suisse, au Danemark, les trusts d’exportation sur la base du syndicat industriel et commercial obligatoire ; en Belgique, l’organisation intercommunale de l’alimentation ; en Allemagne, les offices de céréales, composés d’une section administrative exerçant le droit de réglementation, et d’une section commerciale érigée en sociétés à responsabilité limitée et exécutant les opérations : avantages combinés de la décentralisation administrative, de l’autonomie économique et financière, de l’emploi des procédés industriels rapides.

Dans tous les pays ces mesurés ont été prises en grande partie sous l’action directe des socialistes, notamment en France, où, à diverses reprises, l’on s’est inspiré des idées de la Convention[175]. Mais ce sont des hommes imbus des méthodes actuelles du capitalisme, financiers, industriels, commerçants qui les ont mises au point des possibilités pratiques.

4. Les organisations de guerre suscitent dans les esprits des modèles qui sont souvent invoquées dans la vie civile. Ainsi, par exemple, se plaignant de l’insuccès de l’administration à obtenir un approvisionnement adéquat de denrées alimentaires, les journaux allemands demandaient « la nomination d’un dictateur économique, revêtu de l’uniforme militaire ».

5. L’extraordinaire enrichissement de certains neutres pendant la guerre apportera des modifications profondes dans l’équilibre économique mondial. En 1915, les exportations des États-Unis ont dépassé de 916 % celles de 1914 et à la Bourse de New-York les transactions ont augmenté de 244 %. Les marchés sud-américains ont été enlevés par les États du Nord. Après la guerre ceux-ci viendront concurrencer l’Europe chez elle, étant handicapés par les 4 milliards minimum de charge annuelle que l’Angleterre et l’Allemagne devront faire supporter en impôts à leur production.

6. Sur l’avenir économique immédiatement après la guerre, deux opinions sont en présence.  Certains pensent que très vite après la conclusion de la paix, le monde verra s’ouvrir une nouvelle période de prospérité économique intense et de relations internationales. Ils fournissent des arguments. La France et l’Allemagne se sont très rapidement relevées après la guerre de 1870-1871. Le commerce mondial était une nécessité absolue pour un grand nombre de peuples avant la guerre et il était alors une source abondante enrichissement individuel et national ; peut-on croire que les particuliers et les États y renonceront pour éviter que le système ne fléchisse et pour subordonner strictement l’intérêt privé a l’intérêt général ? Il faudrait au moins la prolongation des lois draconiennes édictées en temps de guerre pour prohiber le commerce avec l’ennemi, il faudrait aussi les cours martiales pour les appliquer et la tension actuelle de l’opinion publique.

Sans doute après la guerre les relations personnelles entre l’Allemagne et les négociants de tous pays seront difficiles ; tout représentant allemand sera chez les peuples alliés entouré d’ « une atmosphère de répulsion et de suspicion », mais alors interviendra « un des facteurs de l’évolution économique : la séparation de l’homme et de la chose ; le marchand de blé de Paris ne connaît ni le producteur de blé du Dakota, ni le courtier de Chicago et de Liverpool. La personnalité du producteur et des acheteurs est ignorée ; c’est d’un côté la qualité, la quantité et le prix de la marchandise, d’autre côté les besoins et le pouvoir d’achat qui constituent les coefficients des échanges[176] ».

7. D’autres s’attendent à un état de marasme après la guerre. Dans les pays neutres en particulier, certains pensent qu’il faut réagir énergiquement contre l’optimisme excessif qui règne à ce sujet dans trop de milieux[177]. Ils estiment que dans les États belligérants l’optimisme est de commande afin de maintenir le moral des combattants, de ceux qui sont à l’arrière du front, aussi bien que de ceux qui sont sur le front. On y voit, disent-ils, la plupart des économistes, dans un but patriotique, soutenir des idées diamétralement opposées à celles qu’ils professaient jadis au sujet de la guerre.

La crise actuelle à la vérité ne peut se comparer aux guerres précédentes. 1° Les frais de la guerre n’ont aucun rapport avec ceux de la campagne 1870-1871 par exemple. La dépense totale de cette campagne équivaut à peine aux charges mensuelles du conflit mondial. 2° La perte en hommes est effrayante et constitue un déficit formidable pour l’économie nationale. 3° Les conséquences indirectes de la guerre sont, du point de vue économique, plus graves encore que les conséquences directes. 4° Ces conséquences s’étendent à tous les États, aux non belligérants comme aux belligérants. — Les prévisions s’établiraient donc comme suit : a) les industries de tous les pays vont avoir à accomplir un travail considérable d’adaptation, de transformation de leurs méthodes. On maudira l’organisation allemande, on médira d’elle, mais chacun, réveillé à la réalité d’une supériorité dans les méthodes, cherchera à les faire siennes. b) Certaines transformations économiques peuvent être entrevues ; les industries de luxe vont surtout à avoir à souffrir une fois que se détendra la tension artificielle qui règne actuellement, qui est soutenue par tous les États et alimentée en grande partie par les industries de guerre, et qu’il s’agira pour le monde économique et financier de retrouver son équilibre. c) Un boycottage systématique des marchandises sera probablement organisé ; on prévoit surtout le boycottage des marchandises allemandes[178]. Sera-t-il possible, sera-t-il durable ? Aucun sentiment, même le patriotisme, ne pourra décider l’acheteur à payer deux sous ce qu’il peut obtenir pour un sou. Le vrai boycottage c’est de s’arranger pour fabriquer mieux et vendre meilleur marché. D’ailleurs, après le progrès des idées et des faits, concernant le rôle économique des États, il se pourrait que le vainqueur se prémunît contre tout « boycott » en contraignant l’État vaincu à lui garantir la vente annuelle d’un certain montant, ou en lui achetant directement une partie de ce montant, pour le répartir entre ses ressortissants. Les monopoles de guerre pour l’importation et l’exportation de certains produits auront acheminé les esprits vers de telles solutions.

8. Tous les pays après la guerre vont chercher à combler les lacunes constatées dans leur économie nationale. Ils vont s’efforcer d’acquérir une indépendance économique, de pouvoir en tous temps se suffire le plus possible à eux-mêmes. Par désir de boycott et préparation à de nouvelles guerres on ira peut-être jusqu’à des « cultures d’oranges sous serres en Sibérie ! »  Le danger de la réaction est grand. Le laisser-faire, laisser-passer, ne connaissant, lui, que la loi du moindre effort et du moindre prix, la loi de l’offre et de la demande universelles, ne peut de lui-même conduire à une telle indépendance. Les États ne pourront la réaliser que par une réglementation minutieuse et des monopoles nationaux. C’est le collectivisme économique qui nous attend. La fiction d’aujourd’hui que le commerce de la France ou de l’Angleterre lutte contre le commerce de l’Allemagne ou de l’Autriche deviendrait une réalité. Tous les citoyens d’un État seraient incorporés dans son armée économique, toutes les usines travailleraient pour lui, tous les magasins vendraient pour lui.

9. Peut-être, au contraire de tout cela, par un de ces imprévus auxquels prépare la guerre, par quoique coup de baguette magique, allons-nous voir disparaître tous les obstacles et voir proclamer la liberté commerciale universelle. La guerre a produit une secousse économique si profonde que le monde entier est préparé à recevoir une orientation nouvelle. Les réserves exprimées au Parlement anglais en mars 1916 sont peut-être des symptômes. Ils indiqueraient que nous entrons dans la troisième des phases du mouvement : liberté commerciale avant la guerre ; réactions contre elle aux premiers temps de la guerre, sous forme de boycott et protectionnisme ; contre réaction enfin dans le sens de la liberté généralisée.

258.2. POLITIQUE & ADMINISTRATION ÉCONOMIQUE MONDIALES. — L’analyse des conditions et des objectifs de la vie économique moderne, celle des premières tentatives d’internationalisation organique, établit la nécessité de voir la communauté des États prendre vigoureusement en mains la conduite des affaires communes. Ce qui a fait défaut jusqu’ici c’est l’organisation, c’est-à-dire des programmes, des moyens, des organes établis en vue d’atteindre les objectifs proposés. En d’autres tenues il faut jeter les bases d’une véritable politique économique mondiale et tenir vigoureusement la main à son application. En dehors de la liberté commerciale, dont nous avons examiné longuement les conditions, cette politique doit comprendre le développement d’une administration économique internationale et des mesures systématiques de mise en valeur et de protection des ressources du globe[179].

1. Administration économique internationale, services publics universels. — Les complications de la vie collective ont amené dans tous les pays les pouvoirs publics à étendre leurs fonctions. Ils sont devenus les agents constituant, concédant, contrôlant les services publics et, dans certains cas, les administrant eux-mêmes, faisant ce qu’on a appelé de la régie directe[180]. La vie économique internationale place les États devant les mêmes devoirs : organiser une administration économique mondiale pour assumer ceux des services économiques qui ont un intérêt universel et pour mieux coordonner entre eux les services publics nationaux. Certaines unions remplissent de telles fonctions et elles ne sont en quelque sorte que le prolongement d’administrations nationales (postes, télégraphes, chemins de fer, etc.). Mais ce qui existe est peu, comparé à ce qui devrait ou pourrait être. Nous employons intentionnellement ces deux mots pour distinguer entre la nécessité et l’utilité. C’est l’utilité et non la conformité à de soi-disant principes métaphysiques, économiques ou politiques relatifs aux attributions des pouvoirs qui décide maintenant partout de l’étatisation et de la municipalisation des services. De même, dans la sphère internationale, il doit suffire qu’un travail collectif soit jugé bon et utile pour que le devoir existe de l’entreprendre ; il doit suffire que l’exploitation collective de telles richesses du globe paraisse pouvoir se faire mieux que si on les livre à l’anarchie privée dévastatrice, pour que les organes de la vie internationale s’en chargent. Les modalités ici peuvent être les mêmes que dans l’administration nationale, concession ou régie directe. Parmi les services internationaux désirables, outre ceux déjà indiqués précédemment, on peut signaler les suivants : exploitation des mines d’or, afin de régulariser l’étalon monétaire, — exploitation du radium, la grande force de demain, qui est extrait de roches fort rares et concentrée dans quelques pays, — les champs de pétrole, matière de première nécessité aujourd’hui aux mains des trusts mondiaux tout-puissants, — les usines hydroélectriques dans des régions dont la puissance de production dépasse l’utilisation nationale, tandis que des pays limitrophes en sont dépourvus (chutes des Alpes, etc,) — l’irrigation rationnelle de grandes régions utilisant les eaux des rivières internationales, lesquelles doivent être aménagées de manière à satisfaire aux besoins de plusieurs pays, etc.

2. Mise en valeur et protection des ressources du globe. — La richesse sociale est l’ensemble des choses matérielles et immatérielles qui sont rares, c’est-à-dire qui d’une part nous sont utiles et qui d’autre part n’existent à notre disposition qu’en quantité limitée ; les forces productives se divisent en richesses acquises et richesses naturelles. Les ressources du globe ne sont pas en quantité illimitée. Leur gaspillage doit être évité et c’est gaspiller que de les livrer à une exploitation sans règle et sans autre fin que la satisfaction d’intérêts particuliers. Les États chacun chez eux prennent des mesures de cette espèce, mais des mesures concertées sont indispensables. Les grandes ressources naturelles du globe constituent en réalité un patrimoine collectif de l’humanité. Citons quelques applications : a) D’abord, l’étude générale. Déjà une conférence internationale s’est réunie aux États-Unis avec cet objet ; son œuvre doit être reprise et élargie. b) Ensuite l’inventaire systématique des richesses du globe, sol et sons-sol. Il devrait être fait par entente des États et des associations de tous les pays. Le congrès international de géologie a commencé un tel inventaire en ce qui concerne le fer, le charbon et le pétrole[181]. c) Un tel inventaire nécessitera des explorations et des sondages. Peu de particuliers peuvent faire l’effort nécessaire pour des reconnaissances géologiques dans des régions inexplorées ; d’autre part dans l’état actuel de la science, des découvertes de cet ordre bénéficient aux propriétaires dans un large rayon autour des puits. C’est pourquoi il a été préconisé que l’État fasse opérer les sondages. L’État l’a fait en Allemagne et c’est ainsi que furent découverts les gisements de Strassfurt et d’Anhalt et plus récemment les bancs de sel gemme de Sperenberg au sud de Berlin. d) L’entente pour l’exploitation des bassins miniers qui s’étendent sous plusieurs pays. La constitution des gisements est en relation avec la tectonique et non avec la politique : les mesures collectives ou concertées sont donc nécessaires. Exemple : les frontières ont tenu séparés jusqu’ici d’une part le bassin houiller de la Sarre (Lorraine annexée, Palatinat bavarois, Prusse rhénane), produisant annuellement 17 millions de tonnes et dont les gisements sont évalués à 12 milliards de tonnes, et d’autre part le bassin de fer de Briey. Leur union aurait pu faire de Metz une cité industrielle de premier ordre[182]. e) Un conseil de gérance international devrait pouvoir être accrédité auprès d’un État qui cause préjudice à la communauté mondiale par le gaspillage inconsidéré de ses ressources et qui ne se plie pas aux règlements internationaux arrêtés de concert. f) L’exploitation de certaines mines devra se faire davantage par les États pour éviter les abus. Nous avons vu qu’en Suède déjà c’est l’État qui a pris la direction des grandes réserves de fer. En Espagne des gisements de potasse ont été découverts récemment (Barcelone, Gerone, Lerida, Huesca). En 1914 le gouvernement espagnol a manifesté l’intention de réserver à l’État les concessions et même le contrôle de la production et de la vente des produits. g) On a vu l’imprévoyance coupable de certains pays en matière de déboisement affecter, à de lointaines distances, le climat d’autres pays qui assistaient inconscients ou impuissants aux effets nocifs de ces actes. Des mesures doivent être prises pour éviter la destruction des forêts en Afrique : que l’on songe à ce que semblables destructions ont fait de la Loire, un fleuve central qui aurait pu servir à mettre en communication, le sud, le centre et l’est de la France, avec l’Orient et l’Océan, si les forêts vers ses sources n’avaient disparu pour faire face à des ruines chaotiques[183]. h) Les pêcheries de la mer du Nord tendent à devenir un exemple d’économie destructive (Rauwirtschaft). Par suite de l’effort de production, l’équilibre se rompt sur plusieurs points entre le repeuplement naturel et la destruction économique. Et pourtant la pêche est devenue une grande industrie pour beaucoup de pays, et le poisson un important comestible. Les pêcheries doivent être organisées. Déjà un institut international pour l’étude de la mer du Nord a été créé et certaines conventions internationales passées, mais ce ne sont encore que des éléments de l’ensemble à former. i) La chasse et la cueillette mal réglementées ont presque détruit des espèces entières qu’il serait impossible de remplacer. L’éléphant par exemple, et le caoutchouc, en Afrique. Des réserves analogues à celles constituées par les Étate-Unis dans leur grand parc national (Yellowstone Park) devraient être établies partout où l’indiqueraient les savants qualifiés, et sans exclusif égard aux questions nationales. j) Il faut aussi faire en sorte que les grandes installations s’organisent à l’avenir sur la base de réseaux (chemins de fer, tramways, postes, distributions électriques, etc.). C’est économiser l’énergie du globe et celle de l’homme que de concevoir ces réseaux comme universels. En Suisse, par exemple, ou regrette que les usines hydro-électriques n’aient pas adopté un type technique unique ; les unes sont du type monophasé, les autres du type triphasé. Elles ne peuvent donc pas se suppléer, s’entr’aider. Et c’est d’autant plus regrettable que les eaux des Alpes et celles du Jura se font compensation, car les étiages y sont différents. Dans la Suisse, toutes les usines auraient dû former réseau, et ce qui est vrai d’un pays, est vrai de l’ensemble des pays et surtout d’un groupe de pays limitrophes. L’on devrait songer aux possibilités internationales d’utilisation de chutes d’eau des Alpes. L’Europe ne possède qu’un grand massif montagneux. L’économie du globe et de l’humanité est-elle conciliable avec son utilisation au seul profit d’une population de quatre millions de Suisses. k) Il est nécessaire enfin d’envisager ces autres forces naturelles que sont les hommes. On gaspille leurs existences et leurs énergies. Quand les nations civilisées n’auront plus à se défendre les unes des attaques des autres, elles pourront exercer sur une large échelle la charité internationale, dont cette guerre a vu de si nobles exemples (tout un peuple, la Belgique, nourri par un autre peuple, les États-Unis !} Elles pourraient aussi développer l’éducation humaine dans des proportions infiniment plus vastes qu’aujourd’hui. Sur 1500 millions d’êtres humains qui peuplent maintenant le globe terrestre, 800 millions seulement vivent sous le régime de sociétés civilisées. Il s’agit de tirer le plus vite possible les autres 700 millions de la misère et de l’abjection où ils croupissent encore. Cela revient à conduire désormais la colonisation et le protectorat selon des vues moins égoïstes et moins indifférentes eu égard aux populations indigènes.

259. Conclusions.


Après l’analyse des divers éléments qui composent la vie économique et l’examen au point de vue international de ses divers domaines, une vue d’ensemble et des conclusions sont nécessaires. Nous les grouperons sous trois idées : Conditions et facteurs de la vie économique internationale, ses desiderata, l’organisation qu’elle devrait recevoir[184].

259.1. CONDITIONS ET FACTEURS. — a) L’économique s’affirme à la base de la vie des nations, comme elle l’est à celle des individus. b) Le monde entier est devenu le territoire où agissent les hommes, qui ne se laissent pas arrêter par les frontières pour leurs affaires et leurs intérêts. Hommes, idées et produits circulent. Il y a une économie mondiale et les peuples en ont pris conscience. c) L’idée domine d’une universelle mise en valeur du globe, dont tous les territoires, toutes les richesses, toutes les particularités physiques peuvent être utilisées et entrer dans la circulation mondiale. d) Les moyens de transports de toutes les nations enserrent de leurs réseaux la terre entière, ils suppriment les distances et ce qu’elles coûtaient autrefois à franchir. e) La mobilisation de tous les biens, de tous les droits, facilite le transfert international de la propriété. f) La spécialisation et la division du travail à l’extrême s’étendent à tous les pays. g) Les trusts d’une part, les syndicats ouvriers d’autre part, démontrent la possibilité d’organisations économiques exerçant leur action sur toute la terre ; ils sont une promesse d’organisation méthodique du domaine économique. h) Les fortes naturelles sont captées et domestiquées ; la technique domine en maîtresse, chassant les empirismes traditionnels et s’alimentant constamment aux sources d’une science aux conquêtes indéfinies, et devenue internationale comme elle-même. i) Une fois passé les premiers temps où explosa l’intense production et le commerce effréné, la consommation s’est efforcée de prendre la direction de la production ; l’intérêt humain des consommateurs et des travailleurs tend à primer l’intérêt du capital. j) Des formes économiques nouvelles sont entrevues : le capital et le crédit multipliant leur rôle, l’amortissement rapide des vieilles valeurs, l’assurance, la solidarité économique, réalisée volontairement et d’après des plans préconçus, l’organisation se substituant au hasard et à l’éparpillement des efforts, substituant le stable et le régulier à l’incertain et au précaire. k) L’économie au cours de la guerre a été dominée par l’action centrale de l’État. Nous vivons sous une sorte de régime collectiviste dont les effets sur demain ne pourront manquer. Toute une législation économique a été édifiée en ce sens dans tous les pays. l) À l’intérieur des États une évolution a conduit à la prédominance des questions sociales, économiques et financières sur les questions politiques. Ce même mouvement prolongé se manifeste à l’extérieur dans le domaine des relations internationales. Il a donné lieu à ce qu’on a appelé « la diplomatie du dollar et du négoce ». Dans tous les pays, en arrière des gouvernements s’agite une armée de gens d’affaires, de métallurgistes, de propriétaires de mines, qui cerne et assiège les hommes au pouvoir ; et en arrière d’eux grouille aussi une population nombreuse d’ouvriers et de fermiers, dont les revendications orientent dans une certaine mesure la politique mondiale des États. m) Les gouvernements, par entraînement, ne voyant peut-être qu’un des aspects des choses, malgré leur souci théorique de répudier au dedans les fonctions économiques qui ressembleraient à du collectivisme, les gouvernements arrivent à suivre au dehors une conduite qui double l’État politique d’un État économique ; ils traitent entre eux, comme si vraiment ils étaient des conseils d’administration d’une « limited » englobant tous leurs nationaux, comme s’ils étaient placés en concurrence et rivalité les uns avec les autres. Ils interviennent pour mettre l’industrie nationale à l’abri derrière des barrières douanières, pour protéger leurs travailleurs nationaux contre la concurrence de la main-d’œuvre étrangère, à l’aide des lois d’émigration, pour réserver leurs colonies à leur commerce national ; tandis que d’autre part ils protègent leurs sujets à la conquête des marchés extérieurs et poussent par tous les moyens à l’expansion. De là d’inévitables conflits, les points de contact s’étant multipliés, les sphères de frottements étendues, et des intérêts particuliers, souvent peu intéressants en eux-mêmes ; n’ayant pas eu difficulté à revêtir la forme d’intérêts généraux. La machine économique, construite et menée par des individus pour des fins individuelles, et dont les effets sociaux ne sont qu’accidentels, doit subir une refonte dans le sens de l’organisation, de la coordination et de la socialisation ; or, une telle refonte soulève tous les problèmes internationaux.

259.2. DESIDERATA INTERNATIONAUX. — a) Liberté commerciale impliquant une égalité de traitement des marchandises d’où qu’elles proviennent, et un droit égal de pratiquer les opérations commerciales et industrielles quelle que soit la nationalité des individus ; application d’un tel régime en premier lieu aux colonies, à qui doit être donnée une organisation internationale, impliquant la fin de l’exclusivisme colonial au profit de ceux qui les détiennent en vertu de privilèges que ne peuvent continuer à justifier ni les droits historiques, ni la conquête. b) Liberté des transports impliquant la liberté de la mer et la suppression des entraves à la navigation et au libre transit des marchandises. Développement des transports et des moyens de communication, chemins de fer, navigation intérieure et maritime, postes, télégraphes et téléphones, unification technique, extension des réseaux et réduction des prix, coordination des tarifs internationaux, travaux publics internationaux en vue de coordonner les outillages économiques nationaux, notamment pour la sécurité de la navigation et des ports, la liaison des voies navigables et la continuation des lignes de chemins de fer en un transmondial ; administration en commun du grand domaine des eaux maritimes déclaré international, donc libre, neutre et aménagé au profit de tous. c) Mesures internationales en matière financière : règlement international des trusts et des cartels impliquant celui des prix, des matières essentielles ; réglementation du placement des capitaux à l’étranger, des impôts à payer par les étrangers, personnes et sociétés ; Claring-house central, banque internationale des États et billets de banque internationaux, mesures concertées pour protéger le crédit et éviter le retour des crises qui a affectent solidairement tous les pays. d) Standardisation industrielle et commerciale : étalons et types unitaires des marchandises ; unification des formules d’opérations commerciales ; unification du développement de la statistique ; développement du droit commercial international tendant à la création de nouvelles institutions commerciales appropriées aux besoins de la vie moderne, tendant à l’uniformité et à l’établissement d’un Code de commerce international. e) Réglementation internationale du travail eu égard aux intérêts et des travailleurs et des industries.

259.3. ORGANISATION. — 1. Qu’il s’agisse de l’intérieur ou de l’extérieur, les anciens cadres de la vie économique sont insuffisants et ils sont débordés de toutes parts. Une nouvelle organisation est nécessaire, solidarisant davantage tous les éléments du système économique et rejetant comme insuffisante et incomplète à elle seule une organisation ou tout serait ordonné en vue de l’économie nationale, une et autonome. Les forces organisatrices sont aux prises. Qui des trusts, des travailleurs, des gouvernements ou des sociologues parviendra finalement à organiser le mécanisme social d’après ses propres plans ? L’avenir déridera. Mais de toute manière, quelle que soit l’organisation qui l’emportera, elle devra étendre son action au-delà de la sphère nationale jusqu’à la sphère internationale qui la circonscrit de toute part. L’idéal vers lequel on gravite peut être celui-ci : l’humanité administrant le globe entier comme un domaine unique et fermé, où, par une entente amiable entre tous ses habitants, chaque pays aurait sa tâche et se chargerait d’apporter aux autres ce qu’il est le mieux à même de produire, où chaque groupe humain aurait sa part et son genre de travail dépendant de son nombre, de ses aptitudes, de ses conditions géographiques[185].

2. On peut concevoir que les industries fondamentales, telles que mines, métallurgie, textiles, principaux produits alimentaires, etc., c’est-à-dire les industries et les branches de commerce qui sont aujourd’hui les plus internationalisées et qui intéressent profondément la masse des différentes nations, soient organisées sur la base de grandes fonctions économiques mondiales autonomes. Leur activité serait réglée conformément aux besoins du marché devenu universel, constatés par une coordination internationale des statistiques et des mercuriales de prix. Les matières premières naturelles qu’elles mettent en œuvre seraient exploitées suivant des vues scientifiques et de manière à économiser les ressources du globe dont il serait immédiatement fait inventaire. L’organisation reposerait sur deux principes : la liberté, entendue dans le sens de la suppression de tous privilèges fondés sur la nationalité, et la décentralisation par spécialité. C’est-à-dire que chaque grande branche de la production aurait ses intérêts les plus généraux représentés par une Union internationale, laquelle aurait le droit de réglementer les intérêts communs à la spécialité, et d’agir comme organe d’exécution pour les mêmes intérêts. La direction de ces unions serait l’émanation de quatre sortes de groupements, actuellement en présence, et qui se sont déjà eux-mêmes constitués en associations internationales. 1° Le facteur capital, représenté par les syndicats patronaux et les grandes sociétés anonymes, organisés en associations internationales et trusts internationaux ; 2° le facteur travail représenté par les syndicats ouvriers fédérés internationalement ; 3° les facteurs science et technique, représentés par des hommes de science et des ingénieurs, constitués gardiens, non de leurs intérêts de profession, mais des intérêts supérieurs de la collectivité. 4° Les gouvernements y auraient aussi leurs délégués, pour représenter l’intérêt général (et non spécialisé) des territoires et des populations placés sous leur protection. — L’action des Unions serait pour partie obligatoire et s’imposant à tous, pour partie libre, avec simple faculté de recourir aux services qu’elles auraient institués. L’initiative privée, l’initiative corporative et celle de la puissance publique à tous les degrés y auraient toutes trois un rôle bien défini. Les Unions économiques auraient à respecter les lois mondiales constitutives qui détermineraient d’une manière générale les relations du national avec l’international, comme sont déterminées par nos constitutions les relations du communal avec le national, sur la base de deux autonomies ; de deux souverainetés.

3. Les Unions économiques ne seraient d’ailleurs qu’un des éléments de la structure générale donnée à la communauté internationale. Les intérêts supernationaux non économiques seraient aussi confiés à des Unions mondiales et toutes ces unions auraient leur représentation politique dans le Parlement international à constituer et où seraient débattues et fixées leurs relations respectives. Elles représenteraient dans ce Parlement, à côté des États et des individus connue tels, les forces organisées par grandes fonctions sociales. À cette fin, les Unions économiques mondiales seraient douées de personnalités morales, juridiques et politiques. Cette dernière leur conférerait une véritable souveraineté dans leur domaine spécial, une souveraineté limitée et d’ordre subordonné, si l’on peut employer cette expression, mais bien réelle cependant.

Les Unions ainsi constituées auraient à légiférer et à décider en toutes matières internationales relatives à la production, à la circulation et au transport de leurs branches respectives. Elles fixeraient seulement les principes généraux, tous les détails étant laissés aux sections régionales, entre lesquelles chaque Union serait divisée. La réglementation embrasserait les quatre parties d’une organisation économique vraiment complète : 1° le travail des ouvriers ; 2° l’organisation des entreprises et le régime du capital y affecté ; 3° la protection due aux consommateurs en ce qui concerne les prix et les qualités ; 4° enfin la sauvegarde des intérêts supérieurs de l’humanité, qui exigent ici que ne soient pas gaspillées les ressources de la planète et pour cela qu’un principe d’économie énergétique, d’efficiency, préside à toutes les opérations.

4. Par une telle organisation, esquissée ici dans les grandes lignes seulement et à titre de suggestion, un premier objectif serait atteint : la séparation de l’Économique d’avec le Politique. Il serait reconnu que les fonctions de l’État, organisme essentiellement politique, n’auraient pas, dans l’ordre international, à s’étendre au domaine économique. La protection du droit des individus et le soutien donné à leurs entreprises appartiendrait aux Unions économiques dont tous les particuliers, exerçant les mêmes professions, toutes les entreprises industrielles et commerciales de même nature, pourraient désormais se réclamer. La conséquence serait de « dénationaliser » l’Économique, de déplacer le terrain des antagonismes afin de diminuer les sphères de frottement entre les États, de leur enlever et les tentations et les occasions de poursuivre des conquêtes économiques avec leur puissance d’armement. Ce point est capital. Déjà, à l’intérieur des États, le mouvement est général. On cherche à séparer ce qui est économique de ce qui est politique, on veut y soustraire les services économiques à l’action des assemblées purement politiques, dégager leur budget du budget général, imposer à leur gestion des régies industrielles plutôt qu’administratives. C’est ce mouvement qu’il faut étendre à l’économie mondiale. Le régime féodal a été la fusion de la propriété et de la souveraineté (Guizot). On a aboli ce régime il y a un siècle mais sans poursuivre les conséquences de cette abolition au point de vue de l’État, surtout dans le domaine international. La propriété dominait autrefois le pouvoir ; le pouvoir, en un certain sens, domine aujourd’hui la propriété, c’est-à-dire l’économique. Il faut les séparer, les laisser chacun à eux-mêmes pour le plus grand bien du monde. Aussi, la réforme à accomplir est pleine d’analogies avec celle qui a séparé la politique de la religion, le temporel du spirituel, qui a sorti les intérêts religieux des fonctions de l’État. — Mais en même temps un deuxième objectif serait atteint. Une organisation des pouvoirs dans la société des nations ne peut se contenter de placer directement en face les unes des antres, les forces considérables des États. Considérer les États comme les seuls membres de la communauté humaine, de l’organisme supranational à créer, peut être plein de difficultés. Les questions économiques discutées dans les assemblées mondiales ne seraient pas envisagées en elles-mêmes et au point de vue des intérêts propres qui y sont inclus : mais envisagées, dans leur rapport immédiat ou lointain avec la politique générale et posées dès lors sur le terrain des compétitions et des rivalités nationales. Ainsi en est-il dans les Parlements nationaux lorsque les questions sont attirées sur le terrain de la politique des partis. Au contraire, donner aux forces qui sont déjà mondiales aujourd’hui une forme solide et autonome, c’est donner à l’équilibre des intérêts nationaux les contrepoids nécessaires, c’est se rapprocher ainsi de la réalité et donner à toutes les forces existantes la place proportionnelle qui leur revient dans une structure supranationale.

26. FACTEURS CULTURELS : LA VIE INTELLECTUELLE




La vie intellectuelle s’étend et s’amplifie chez tous les peuples civilisés. Elle conquiert sa place à côté de la vie économique. Comme chez celle-ci nous allons y constater les tendances générales vers le progrès, l’organisation et l’internationalisation.

Les éléments de la vie intellectuelle comprennent les langues, les religions, les sciences pures et appliquées, les lettres et les arts, l’instruction et l’éducation, la presse. Tour désigner tout à la fois les intérêts intellectuels et les branches de connaissance et d’organisation qui y répondent, il faut un mot unique et caractéristique, comme le mot « économique » désigne, lui, l’ensemble des intérêts matériels. Le mot « Culture » et l’adjectif dérivé « culturel » peuvent s’employer à cet effet.

La mise en œuvre de tous les éléments de la Culture agit sur les peuples, façonne leur mentalités et produit leurs idéals. Inversement, la psychologie foncière propre à chaque peuple se retrouve largement dans toutes les manifestations de leur esprit. Un assiste ainsi au spectacle d’une lutte entre deux tendances opposées : les cultures nationales, ethniques, particulières, aux prises avec une culture mondiale, formée du meilleur d’elles toutes ; la lutte entre les forces intellectuelles qui unissent et celles qui séparent les hommes. Dans cette guerre universelle, ce ne sont pas seulement des intérêts économiques et politiques qui sont en présence. Ce sont aussi des idées, des principes, des civilisations, des humanités contraires : la culture classique contre la culture allemande, la première se considérant comme la culture traditionnelle qui depuis trente siècles est l’éducatrice du genre humain, l’autre faite d’un bloc national de doctrines politiques, morales, scientifiques et esthétiques, qui proclament sa supériorité sur la première et même sa volonté d’en faire table rase[186].

261. Les langues.


La langue donne au peuple le caractère final d’une individualité nationale et intellectuelle. Que l’on songe à l’ignorance profonde des masses et à l’inaccessibilité pour elles de presque toutes les notions scientifiques qui sont courantes chez les élites. La langue pour elles est le grand instrument de la culture, comme pour l’enfant. Avec les mots de la langue usuelle se transmet tout le savoir traditionnel. Il en est surtout ainsi pour les civilisations orientales dont les littératures, les philosophes et les religions sont le seul acquis, en l’absence de toute éducation basée sur des connaissances instructives.

Mais si la langue joue ce rôle chez chaque peuple, entre peuples elle est la forme la plus importante et la plus apparente des différences. La diversité des langues n’est pas seulement une cause de non-compréhension, elle est aussi une cause de malentendus. Chaque langue a des propriétés particulières ; il ne suffit pas d’en traduire les mots littéralement, il faut une constante mise au point[187].

Cependant, entre les peuples, l’obstacle du langage, immense et millénaire, commence à être détourné : la connaissance des langues se répand parmi îles élites de plus en plus nombreuses, leur emploi simultané s’organise, elles s’interpénètrent les unes les autres et s’enrichissent d’expressions communes pour tout nouvel acquis ; une langue auxiliaire, intermédiaire de toutes les autres s’offre pour résoudre radicalement les difficultés.

À la question des langues se rattache la question des alphabets, base des écritures. L’alphabet latin tend à devenir universel, mérite qu’il doit à sa clarté, mais les alphabets nationaux lui résistent : en Allemagne le gothique, chez les Russes et certains slaves l’alphabet russe. Exemple de luttes : les premiers chefs albanais voulurent avoir un alphabet national uniforme et connu de tous les Albanais du nord, du sud et du centre. Ils choisirent l’alphabet latin. Mais ils eurent à lutter contre les Jeunes-Turcs qui voulaient imposer l’alphabet turc qu’ils avaient créé de toutes pièces.

261.1. LANGUES PARLÉES DANS LE MONDE. — On compte actuellement de 900 à 1500 langues vivantes selon que l’on fait ou non entrer en ligne de compte les variétés dialectales. On peut classer les langues d’une façon rationnelle en ne tenant compte que de leur structure (par exemple : type isolant ou monosyllabique, type agglutinant et type flexionnel ; ou d’une façon naturelle en se fondant sur les liens de parenté qui les unissent). La linguistique a débuté par les travaux préparatoires de grammaire comparée, des recherches rigoureuses et précises sur le côté matériel des langues. Elle a cherché ensuite à découvrir dans les changements du langage l’effort de l’esprit humain pour s’exprimer d’une manière de plus en plus claire et de plus en plus aisée et à reconnaître dans le vocabulaire, et même dans la grammaire, l’action de la civilisation. La langue, au lieu d’être une sorte d’être vivant autonome, conception par trop mystique, est envisagée maintenant comme un produit de l’activité et en quelque mesure de la volonté humaine, et aussi de la vie en société. La linguistique, ainsi, est apparue comme l’une des sciences sociales aussi bien que comme une science philologique[188].

Pendant longtemps on s’est préoccupé de découvrir la langue primitive, la langue-mère dont toutes les langues actuelles ne seraient que des modifications. La science moderne a renoncé à cette prétention. D’abord il est possible que le langage se soit développé dans plusieurs centres indépendants ; ensuite les monuments que nous possédons sont de date relativement trop récente pour fournir une base solide à l’induction préhistorique. À peine pouvons-nous restituer les traits généraux de la langue-mère indo-européenne. Quelques linguistes admettent une parenté entre la famille indo-européenne et la famille sémitique par l’intermédiaire de l’égyptien. D’autres essayent même de rattacher le groupe ouralo-altaïque à l’indo-européen. Ce sont là des hypothèses hasardeuses.

261.2. LIBERTÉ DES LANGUES, LANGUE OFFICIELLE. — Les conflits des langues déchirent presque tous les États formés de plusieurs nationalités, c’est la lutte pour imposer et faire triompher la langue. Les plus forts empêchent les plus faibles de se servir de leur langue pour leurs écoles et universités, pour leurs journaux, leurs bibliothèques ; voire même de parler leur langue entre eux (exemple : les Allemands en Alsace-Lorraine et en Pologne, les Russes en Pologne et en Ukraine, etc.). Pendant la guerre l’oppression des langues s’est encore accrue. Ainsi la guerre au français en Alsace-Lorraine[189]. La liberté absolue des langues est une des réformes internationales les plus importantes. Elle devrait être solennellement proclamée. Aux États-Unis toutes les races se servent de l’anglais, mais peuvent volontairement conserver les idiomes nationaux. En Suisse les trois langues vivent sur un pied de parfaite égalité. La liberté a là deux admirables exemples à invoquer. Mais parallèlement à la question de la liberté des langues il y a à résoudre celle de la langue officielle. Voici à ce sujet la proposition de Zamennof[190]. « Ce n’est que dans les institutions publiques qui ne sont pas spécialement destinées à un peuple qu’on emploiera une langue qui devra être acceptée comme officielle d’un commun accord par les habitants du pays, Dans les institutions publiques qui ont un caractère local on pourra employer une autre langue au lieu de la langue officielle, si au moins les 9/10 de la population ont donné leur consentement pour cela. La langue officielle du pays ou de la ville ne doit pas être considérée comme un tribut humiliant dû par les peuples gouvernés à celui qui gouverne, mais uniquement comme une concession de la minorité à la majorité, un engagement libre n’ayant pour but que la commodité ».

261.3. LANGUES DOMINANTES. — L’avantage est grand pour les sciences d’une langue dominante. Une question se pose : laquelle des langues modernes sera nécessairement dominante au XXme siècle ? A. de Candolle (Histoire des sciences, page 292) a présenté, il y a une quarantaine d’années, les considérations suivantes en faveur de l’anglais. Une langue ne peut devenir dominante que si elle réunit deux caractères : a) avoir assez de mots et de formes germaniques et latines pour être à la fois à la portée des Allemands et des peuples de langues latines : b) être parlée par une majorité considérable des hommes civilisés. En outre elle doit avoir des qualités de simplicité grammaticale, de brièveté et de clarté.

L’anglais est la seule langue qui puisse dans 50 ou 100 ans offrir toutes ces conditions réunies. Elle est une langue moitié germanique et moitié latine. Elle est largement parlée. De calculs faits en 1873 sur les éléments dont il disposait, et en s’appuyant sur les accroissements constatés de population, de Candolle déduisait que dans un siècle la langue anglaise aurait progressé de 77 à 860 millions ; la langue allemande de 62 à 124 millions ; la langue française de 40 ½ à 69 ½ millions. Les chiffres fournis sont à reviser, mais les indications restent exactes dans leur tendance. Une conclusion paraît certaine. Dans un siècle l’Amérique du nord parlera l’anglais, l’Amérique du Sud espagnol et portugais, l’Afrique anglais et français, l’Asie parlera russe, anglais et chinois. Aucun continent ne parlera allemand à moins que des transformations immenses et imprévues ne se produisent après cette guerre.

Michel Bréal, reprenant une idée déjà exposée par Paul Chappellier, a proposé la combinaison suivante : la France, l’Angleterre et les États-Unis concluraient un traité linguistique d’après lequel l’anglais serait obligatoirement enseigné en France, le français en Angleterre et dans L’Amérique du Nord, non pas seulement dans les universités et collèges, mais dans certaines écoles primaires des grandes villes. Les États secondaires, suivant leurs intérêts commerciaux, apprendraient les uns l’anglais, les autres le français[191]

261.3. LANGUE INTERNATIONALE. — Le besoin d’un instrument universel d’intercommunication entre les hommes s’est fait surtout sentir à partir du moment où les relations entre les peuples ont pris leur récent développement. Vu l’impossibilité pour le grand nombre de connaître même les rudiments des principales langues actuellement parlées, la proposition a été faite d’adopter une langue unique comme langue auxiliaire internationale, destinée à fournir aux peuples un moyen de meilleure compréhension.

La langue internationale peut être une langue naturelle ou une langue artificielle. Comme langue naturelle, le français a déjà été tenu pour la langue diplomatique. Comme langue artificielle, l’esperanto a créé un vaste mouvement de propagande en sa faveur.

Il faut distinguer l’usage officiel des langues de leur usage privé. Chaque État, dans les communications orales ou écrites qu’il fait à d’autres États, a naturellement le droit de se servir de la langue qu’il veut, et avant tout de sa propre langue. Chaque État, d’autre part, doit désirer d’être compris. De là, d’ancienne date, des accords exprès ou tacites concernant la langue employée dans les communications d’État à État, dans les négociations, dans les entrevues, enfin dans les traités (Rivier).

Le latin était employé au moyen âge comme langue internationale. Au XVIe siècle déjà le français s’emploie. Au XVIe siècle apparaît l’espagnol. Au XVIIe la prépondérance, sinon officielle du moins usuelle du français s’affirme. Les traités internationaux de Paris 1856, Berlin 1878 et 1885, les conventions et déclarations de La Haye, 1899 et 1907, sont en français. La Convention de La Haye 1899, pour le règlement pacifique des conflits internationaux, porte que « le tribunal arbitral décide du choix des langues dont il fera usage et dent l’emploi sera autorisé devant lui ». La Conférence de 1907 a réservé en ce cas aux parties le droit de déterminer dans le compromis, les langues à employer. Dans le règlement qu’elle a fait pour ses travaux, la Conférence a reconnu la langue française comme langue officielle pour les délibérations et pour les actes et elle a décidé que les discours prononcés dans une autre langue seraient résumés oralement en français par les soins du secrétaire général, d’accord avec l’orateur lui-même.

On a aussi proposé l’adoption d’une langue internationale artificielle en invoquant les arguments suivants : a) Plus encore que les races et même que les confessions, la diversité des langues divise les hommes. La légende de la Tour de Label symbolise une réalité toujours actuelle. Il faut chercher à se comprendre les uns les autres. b) Cependant l’homme désire comprendre le plus grand nombre possible de ses semblables et dans ce but, comme dans toute autre manifestation humaine, l’homme suivra la loi du moindre effort. Or les langages nécessaires à l’intercompréhension globale sont une vingtaine, sans parler des idiomes d’Afrique et des patois de l’univers. Le nombre des langues nationales augmente. La disparition croissante de l’analphabétisme transforme de plus en plus d’anciens patois en langues écrites avec leur littérature propre. (Exemple : letton, serbe, bulgare, grec moderne, slovaque, etc.).* Les relations en s’étendant rendent nécessaire de comprendre le chinois et le japonais. D’autre part les langues artificielles sont dix fois plus faciles à apprendre que la plus facile des langues naturelles. Avec une langue internationale, l’effort sera (20 X 10) 200 fois moins grand (Bollack)&nbsp ;[192]. d) Les études philosophiques sur les langues ont mis en lumière les confusions et les illogismes inutiles des langues naturelles (langues sans orthographe phonétique, genre arbitraire des mots variant de langue à langue, idiotismes, etc.). e) L’étude des langages et des littératures montre un progrès naturel de la langue. Pourquoi serait-il arrêté ? et pourquoi ce progrès ne serait-il pas aidé par une langue auxiliaire sur le perfectionnement de laquelle porteraient les efforts de tous. Les nécessités de l’expression scientifique des idées exigent des langues plus rigoureusement construites. Pourquoi l’instrument d’expression des idées qu’est la langue ne se perfectionnerait-il pas indéfiniment comme les idées elles-mêmes (rôle des méthodes graphiques dans les science, non seulement pour l’exposé, mais pour la recherche de la création). f) La langue internationale fera disparaître les barrières qui s’opposent encore de tant de côtés à la diffusion des idées et du progrès. Elle permettra de réduire les frais considérables qu’exigerait la publication en de multiples idiomes des traductions à prévoir pour faire pénétrer dans les pays les plus reculés les notions à répandre. g) Possibilité pratique d’une langue internationale auxiliaire. Toute une série d’essais ont conduit aux propositions actuelles (voir Couturat, Histoire de la langue internationale) : volapuk de Schleyer, monolingue de J. Lott, etc. L’esperanto, de Zamenhoff a démontré sa parfaite viabilité par le nombre de ses adeptes et l’usagequ’ils font de cette langue.

261.5. CONCLUSIONS. — Une convention linguistique internationale devrait décréter : a) Le droit international sans réserve de parler, d’écrire et d’imprimer en toute langue. b) Les garanties minimum à donner aux populations en ce qui concerne l’usage de la langue officielle. c) L’usage à faire des langues naturelles, dans les relations officielles internationales. d) Les mesures pour l’établissement et la diffusion d’une langue internationale artificielle.

262. Les Religions.


La religion est le culte rendu à la divinité. L’instinct religieux est commun à toutes les races humaines. On l’a signalé, dans sa forme élémentaire, chez les peuples les plus sauvages, les plus voisins de la vie animale. Il ne s’affaiblit, ne s’atrophie ou même ne disparaît complètement que dans le temps d’extrême civilisation et encore chez un nombre restreint d’individus. La préoccupation du surnaturel et du divin est donc une des tendances les plus universelles et les plus constantes de l’humanité.

La religion donne lieu à un grand nombre de questions qui touchent à la vie internationale.

La religion est-elle facteur de guerre ou de paix, et dans quel cas ? Quel rôle joue-t-elle dans le présent conflit, dans ses origines, dans la conduite de la guerre, dans ses objectifs ou conséquences ? Y a-t-il des droits internationaux à accorder aux religions et aux Églises ? Quelle est la situation mondiale des diverses religions et comment luttent-elles entre elles ? Quels sont les rapports de la religion avec la nationalité ? Quel facteur d’internationalisation est l’Église catholique et comment se présente la future situation de la Papauté, en droit international ? Quelle question internationale soulève l’existence des Églises d’Orient et du Khalifat ? Les religions tendent-elles à Limité ou h la diversité ? Quelle importance faut-il donner aux facteurs d’irréligion et de laïcisation[193] ?

262.1. LA RELIGION ET LES GUERRES. — 1. La religion a été cause de bien des guerres. Sans remonter aux Croisades, celles qui ont retenu le nom de « Guerres de religion » sont celles qui ensanglantèrent la France pendant le règne des trois derniers Valois : François II, Charles IX et Henri III. Elles mirent aux prises catholiques et protestants et furent au nombre de huit. La promulgation de l’Édit de Nantes (1598) et le gouvernement réparateur d’Henri IV y mirent fin. — Des guerres de religion ont eu lieu en Allemagne, en Angleterre, en Italie, en Suisse.

Les persécutions religieuses ont donné lieu à maintes migrations des populations. Les Juifs ont été dispersés dans tous les pays. Les Puritains ont été les premiers émigrants en Amérique. Les Huguenots français ont été recueillis ou appelés en bien des pays, après la révocation de L’édit de Nantes ; celle-ci fit sortir de France 800,000 protestants : on peut se représenter ce que fut cet apport à l’étranger, la France ayant alors une avance d’un siècle sur certains pays.

Les guerres religieuses n’existeraient plus si les peuples avaient tous la même religion, ou s’ils étaient athées, ou s’ils étaient indifférents en matière religieuse, ou s’ils étaient tolérants. C’est la diffusion des principes de tolérance qui demeure le meilleur remède aux luttes religieuses : enseigner aux hommes l’histoire des religions autres que la leur ; empêcher que les représentants d’une religion ne revendiquent pour eux seuls le monopole de l’honnêteté morale ; dissocier la religion (rapports des hommes avec les divinités) de la morale (rapport des hommes entre eux).

2. Les religions sont-elles favorables, indifférentes ou contraires à la guerre ? Le christianisme dans son essence est opposé à la guerre. La doctrine du christianisme, dans pureté, est une doctrine de paix[194]. « Le fait d’une grande importance est la manifestation du sentiment, chez un nombre toujours croissant de chrétiens, que les églises avaient aussi la tâche de travailler au rapprochement des nations ; que c’est pour elles une honte de ne l’avoir entreprise ou même entrevue, et que pour cette raison elles portent une lourde part de responsabilités dans la guerre actuelle[195] ». Il y a en Europe et en Amérique 700,000 prêtres et pasteurs. S’ils étaient unis, quelle action ils pourraient avoir, pour agir tous dans le sens pacifique des vraies doctrines chrétiennes[196] ?

3. La guerre actuelle a été présentée par certains comme un châtiment de Dieu. L’idée s’est fait jour qu’en ayant chassé la religion de la société civile et en ayant rompu avec la papauté la France avait mérité le courroux de Dieu. La guerre serait donc « un châtiment que le Ciel envoie à la France pour lui faire expier ses péchés, notamment la dissolution des congrégations et la séparation de l’Église et de l’État[197]. » On a répondu, même du côté catholique, à de si superstitieuses croyances, que pour connaître si exactement les intentions de Dieu il faudrait avoir reçu ses confidences, alors que les desseins de la Providence sont impénétrables.

4. La souffrance et la résignation ont été prêchées par la religion catholique. « Dieu n’est pas l’auteur responsable du mal et de la souffrance, mais l’homme qui a transgressé la promesse d’Adam, les ordres de son Créateur. La souffrance répare, perfectionne et crée le mérite ; rien ne nous fait si grand qu’une grande douleur[198]. »

Dans vos cieux ? au delà de la sphère des nues,
Peut-être faites-vous des choses inconnues
Où la douleur de l’homme entre comme élément.

5. Au cours de la guerre le culte de Dieu lui-même s’est nationalisé, notamment en Allemagne. Les soldats protestants chantaient « Eine feste Burg ist unser Gott. — Notre Dieu est une solide forteresse ». Leurs frères d’armes catholiques s’accordaient avec eux. Le professeur K. Lamprecht écrivait. : « Qui donc oserait nier maintenant encore qu’il existe un Dieu chrétien germanique et qu’il lui arrive de se manifester à l’étranger comme un Dieu fort et jaloux[199] !

Des théologiens allemands ne se contentent pas de justifier la guerre ; ils vont presque jusqu’à saluer en elle l’état le plus agréable à Dieu. « La religion, dit Deismann, a mobilisé. Comment s’est traduite cette mobilisation ? Par l’adjonction au christianisme d’éléments empruntés à l’antiquité romaine ou à l’antiquité juive. L’Allemagne en guerre ne pouvait employer le christianisme qu’avec cet alliage. » « Tout va bien pour nous, dit le cardinal Hartmann, puisque Dieu tout-puissant a été avec nous jusqu’à présent. Pourquoi ? Parce qu’il est inimaginable que Dieu magnanime permette à la France franc-maçonne et athée et à l’Église orthodoxe russe de fouler aux pieds la fraîche et joyeuse vie religieuse de l’Allemagne[200]. »

5. Dans leur propagande extérieure, les belligérants se sont adressés avec insistance au clergé des divers pays.

Les catholiques neutres, et particulièrement le clergé, au début de la guerre, se montraient favorables aux empires du centre. Dieu récompenserait la religion du kaiser, la probité de ses sujets, les œuvres des catholiques allemands, l’orthodoxie et la fidélité de l’Autriche. Si leur cause était vaincue, qu’adviendrait-il de l’Europe ? Que] sort lui préparerait l’influence de l’Angleterre protestante, de la Russie schismatique, de la France révolutionnaire ? Des changements sont survenus ensuite dans beaucoup d’appréciations des catholiques neutres[201].

7. Le clergé s’est montré, chez tous les belligérants, nationaliste et patriote. En France, il avait péri sur les champs de bataille, au commencement d’octobre, 3500 prêtres et 2300 séminaristes. En Belgique, le cardinal-archevêque D. Mercier a encouru les rigueurs allemandes pour sa lettre pastorale énergique[202].

8. Le fait que Dieu permettait cette guerre abominable, que la Belgique, la Pologne, la Galicie, pays très catholiques en avaient été les premières victimes, que les prières des fidèles et l’intervention du pape ont été sans résultat après plus d’un an de guerre, que chaque belligérant a successivement proclamé avoir avec lui la divinité, que les atrocités allemandes ont été commises par des soldats allemands portant sur leur ceinturon : « Gott mit uns ».

Tous ces faits ont posé le problème religieux devant des millions de consciences. Ils accroissent l’irréligion chez beaucoup. Dieu, disent les mécréants, aurait dû empêcher la catastrophe actuelle, forcer les hommes à trouver par voie pacifique la solution de leurs conflits. Il eut suffi, par exemple, de subtiliser les explosifs et les armes à feu. Ne l’ayant pas fait, c’est qu’il n’est pas le Dieu juste et bon et tout-puissant, c’est qu’il ne s’occupe pas des choses humaines, ou qu’elles sont hors de son action, ou qu’il n’est pas du tout la personnalité douée des attributs que les hommes lui supposent en se le représentant à leur propre image. Chez les neutres les hommes d’église vont aux fêtes nationales remercier Dieu d’avoir protégé leur pays. En quoi, par exemple, la Hollande, pays protestant et catholique, la Suisse pareillement, méritent-elles davantage cette faveur que la Belgique et la Pologne catholiques ? Remercier Dieu de sa protection, c’est le remercier de sa partialité, c’est-à-dire de son injustice. — Dieu, le Christ, la vierge Marie, tous les saints, le pape, les prêtres, les ordres religieux, les théologiens et la masse des fidèles n’ont pas pu empêcher cette horrible boucherie, ce déséquilibre des idées, des sentiments, des institutions de toute l’Europe, cette folie où on voit des Turcs avec des chrétiens égorger d’autres chrétiens lesquels combattent avec des Nègres et des Hindous. Certains théologiens, plutôt que de chercher à répondre à ces objections, se sont bornés à commenter la parole biblique : « Ô Dieu, tes voies ne sont pas les nôtres ! »[203].

9. Dans chaque pays, toutes les religions, toutes les philosophies, toutes les morales se sont donné des garanties les unes aux autres. Leurs adeptes, sans distinction de confession, d’indifférence ou d’athéisme ont su faire également leur devoir : obéir, souffrir, mourir, être des héros. Tous les fruits ayant été bons il sera difficile à l’avenir de préconiser encore le jugement de la valeur des arbres d’après leurs fruits.

263.2. VARIÉTÉS DES RELIGIONS. — La statistique actuelle des religions est indiquée par les chiffres suivants : Christianisme 555 millions d’adhérents : culte des ancêtres 269 ; brahmanisme ou hindouisme 217 ; islam ou mahométisme 214 ; bouddhisme 103 ; taoïsme 103 ; shintoïsme 17 ; judaïsme 8 ; sikkisme et jaïnismes 3 ½ ; parsisme 0,1 ; polythéisme 122. — En Europe on compte 198 millions de catholiques ou 43,7 pour cent de la population ; 108 millions de protestante ou 24 pour cent ; 122 millions de Grecs orthodoxes ou 27 pour cent.

Malgré leurs missions et propagandes c’est dans l’augmentation de la population que les religions gagnent surtout leurs adeptes. Les polythéistes sont susceptibles de conversions en masse ; les taoïstes et les bouddhistes sont inchangeables. C’est dire d’une manière générale que l’Asie conservera sa religion : que l’Afrique et l’Océanie se rallieront au christianisme et au mahométisme. Les religions présentent une force de propagande qui a été remarquable chez les chrétiens et les mahométans et une force de résistance dont le culte des ancêtres et le brahmanisme ont fait preuve[204].

263.3. L’ÉGLISE CATHOLIQUE ET LA PAPAUTÉ. — Après la chute de l’empire romain est née la première grande institution vraiment et foncièrement internationale : l’Église catholique universelle. Le christianisme fut chose mondiale. Et ce caractère d’une religion qui, la première, cessait d’être, comme toutes les autres, religion nationale, pour embrasser tous les peuples, barbares et romains, connus et inconnus, présents et à venir, frappa tellement l’esprit publie que ce fut par là qu’on désigna la nouvelle religion. On lui donna le nom de catholique, c’est-à-dire plus qu’internationale : universelle (F. Buisson).

1. Organisation de l’Église. — l’Église est la société de tous les chrétiens unis par la profession d’une même foi, la participation aux mêmes sacrements et la soumission aux pasteurs légitimes, principalement au pontife romain. L’Église catholique a émis des doctrines Sur l’institution divine, l’infaillibilité doctrinale, les caractères et la nécessité de l’Église. Quant à son organisation, elle comprend, outre les simples fidèles, le pape, juge infaillible de la foi, chef de la catholicité ; les évêques, institués œcuméniquement par le pape seul et ayant le pouvoir législatif et judiciaire, au point de vue spirituel dans leur propre diocèse ; enfin, les prêtres, qui administrent les paroisses, sous la surveillance des évêques. Les congrégations romaines sont des commissions permanentes de cardinaux que les papes ont instituées pour l’expédition des affaires de l’Église. — La papauté est la représentation sensible de l’Église. Le pape est figuré tenant un globe en mains. Il est l’évêque œcuménique et universel « unum ovile et unus pastor », un troupeau et un pasteur. Les papes constamment ont tendu à unifier au dedans et au dehors. Benoît XV est le dernier d’une série de 270 papes, dont saint Pierre fut le premier. De ce nombre 55 ont été étrangers à l’Italie, les autres étant Italiens, surtout des Romains. Il y eut des papes grecs, syriens, albanais, dalmatiens, allemands, bavarois, alsaciens, lorrains, savoyards, français, anglais, espagnols, portugais. Le pape Adrien VI, né à Utrecht (Hollande), et mort en 1523, est le dernier des papes non italiens. — Les ordres religieux sont des associations de chrétiens qui font des vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance ; soumis au pape, ils ont eu une action énorme dans le développement de l’Église (exemple : dominicains, jésuites}. La plupart ont un caractère international ; quelques-uns ont été militaires, combattant les infidèles sur les champs de batailles.

2. Autorité religieuse du Pape. — L’Église au cours du XIXMe siècle a donné naissance à des partis politiques et a eu à tenir compte de leurs effets. La révolution de 1789 lui a créé une situation différente avant et après. Elle a vu naître un parti ultramontain, (X. de Maistre) et un parti catholique libéral (Lamennais, Lacordaire). Lors de la révolution de 1848 il y avait une démocratie catholique. Une réaction ensuite se fit dans l’Église : l’encyclique « Quanta cura », le syllabus, le Concile du Vatican (1869-1870). Plus tard, Léon XIII donna une orientation sociale et démocratique à l’Église ; Ainsi l’autorité religieuse au cours du XIXme siècle a suivi une marche parallèlement inverse à celle de l’autorité politique. Tandis que dans l’État les pouvoirs souverains abdiquent de plus en plus, de gré ou de force, entre les mains de la démocratie grandissante, l’Église, elle, a achevé son mouvement de concentration autour du saint-siège romain. « L’histoire de la Papauté contemporaine, dit Mgr. Bonnard, semble comprendre trois périodes remplies par trois œuvres qui sont : une œuvre de réparation, celle qui au lendemain de toutes les ruines s’inaugure par le concordat et qui va de Pie VII et de ses premiers successeurs jusqu’à la fin de Grégoire XVI. Une œuvre de centralisation, celle qui par une longue suite d’actes convergants et aux prix de longs combats contre le gallicanisme et le libéralisme, ramène le mouvement catholique à l’unité romaine, unité de doctrine, de liturgie, d’action et de juridiction, pour finalement atteindre son terme dans les définitions du Concile du Vatican. C’est le pontificat militant et constituant de Pie IX. Enfin une œuvre d’expansion, celle où la Papauté ainsi solidement assise dans sa force et son droit, fait appel à toutes les puissances terrestres, les puissances d’en-haut et les puissances d’en-bas, les gouvernements et les peuples, pour leur montrer la voie, la vérité, la vie, étendant à tous les domaines de l’ordre moral et social sa sphère d’action et d’influence, universellement respectée par ceux mêmes qui ne reconnaissent pas son autorité et sa loi. C’est le pontificat conquérant et pacifiant de Léon XIII[205]. » La promulgation du dogme de l’Immaculée conception en 1854, le syllabus en 1864, le dogme de l’infaillibilité pontificale en 1871 ont marqué les trois directrices de la constitution ecclésiastique romaine : La Foi triomphante de la Raison ; le pouvoir ecclésiastique dominateur du pouvoir civil ; la hiérarchie religieuse régie par une autorité absolue.

3. Pouvoir temporel du pape. — En 1870 les Italiens entrèrent à Rome et le pape fut dépouillé de ses États pontificaux. Une loi, dite des « garanties », fut ensuite votée par les chambres italiennes (loi du 13 mai 1871 sur les prérogatives du souverain pontife et du Saint-Siège et sur les relations de l’État avec l’Église). Cette loi, bien qu’elle ne constitue au regard du droit international qu’un acte unilatéral, en déterminant les prérogatives diplomatiques du pape a néanmoins établi une sorte de droit public coutumier, dont les règles principales dominent encore les rapports de quelques puissances catholiques avec le Saint-Siège, bien que les premiers et celui-ci les aient toujours officiellement ignorées. Le ministre des affaires étrangères d’Italie, le marquis Visconti Venosta, a simplement adressé une circulaire aux représentants italiens auprès des divers États pour les inviter à porter à la connaissance du gouvernement que l’Italie s’engageait à respecter la loi des garanties. Mais les puissances n’intervinrent en rien à la suite de cette notification. C’est pourquoi le pape n’a aucune position internationale conventionnelle, ayant perdu celle qu’il occupait comme souverain aussi longtemps qu’il disposait d’un territoire.

Les défenseurs du pouvoir temporel du pape allèguent que le Saint-Siège a besoin d’indépendance ; qu’historiquement cette indépendance n’a cessé d’être liée depuis quinze cents ans à la possession de sa souveraineté temporelle ; que dans ce grand fait, constant et universel, il est permis, il est logique de voir une volonté générale de la Providence dans le gouvernement de l’Église ; que pratiquement il y faudra revenir ; que d’ailleurs la situation politique du pape n’est garantie ni par un engagement international ni même par la constitution politique de l’Italie, étant réglée par une simple loi qu’un vote pourrait modifier.

Les adversaires du pouvoir temporel font observer que sans doute Charlemagne rendit à l’Église le service, nécessaire alors, d’attribuer à son représentant une certaine autorité temporelle, mais que cette autorité est beaucoup moins utile aujourd’hui ; même qu’elle nuirait à la papauté elle-même en la mêlant, comme antérieurement, à tous les conflits politiques tant intérieurs qu’extérieurs.

On mettrait fin facilement a beaucoup de difficultés en donnant un caractère international au régime déterminé par la loi des garanties. « Il pourrait être admis, dit Westlake (I, p. 38) que la Loi des garanties présente pour le monde un intérêt qui dépasse un statut national ordinaire, qu’elle exprime le modus vivendi que l’Italie offre non seulement à une grande force morale, indépendamment même de son acceptation par elle, et que les autres puissances trouvent un intérêt à ce que cette situation soit conservée. Il en résulterait que la position du pape ferait partie du droit public conventionnel de l’Europe, sans que cette situation dérive des principes du droit international ». La position faite au pape par la loi des garanties, qui lui accorde des droits qui ne sont en rien dérivés de la nationalité italienne de sa personne, est tout à fait anormale dans le système du droit. Mais, comme le fait remarquer Geffcken, la papauté est un fait unique dans l’histoire (In. 2, Holzendorf 1882).

Une proposition a été faite il y a quelques années à la chambre italienne par l’initiative parlementaire tendant à créer, du Vatican à Ostie, une bande de territoire neutralisé qui aurait permis au pape de sortir de Rome et d’Italie par mer. On a proposé aussi de transporter dans l’île de Malte le siège terrestre de La papauté. Malte désarmé, disait-on, serait la consécration d’une rénovation, d’une ère nouvelle et de temps nouveaux.

Dans le consistoire du 6 décembre 1915 Benoît XV a dit : « Déjà à plusieurs reprises suivant les traces de nos prédécesseurs, nous avons déploré la condition du souverain pontife, qui est telle qu’elle ne lui laisse pas cette pleine liberté qui lui est absolument nécessaire pour le gouvernement de l’Église. Mais qui ne constate cette situation si évidente, plus manifeste encore dans les circonstances actuelles. Sans doute les bonnes intentions d’éliminer Les inconvénients de cet état de choses n’ont pas fait défaut à ceux qui gouvernent l’Italie ; mais cela même démontre clairement que la situation du pontife romain dépend des pouvoirs civils, et qu’elle pourrait, avec un changement de personnes et de circonstances, subir elle-même des changements et des aggravations. » On a remarqué que le pape n’a pas fait allusion au pouvoir temporel, mais seulement réclamé des garanties pour l’indépendance du Saint-Siège, et, chose nouvelle, son ton est conciliant. Le pape, disent les catholiques, voit les choses du « point de vue éternel », qui est celui de l’Église. Quelques jours après le Consistoire, M. Orlando, ministre de la justice d’Italie, répliquait à la Chambre italienne : « Grâce à la vigilante loyauté de l’Italie, tandis que dans d’autres grandes luttes, autrefois, la qualité sacrée du chef de l’Église, n’avait pas empêché que le souverain temporel, de Grégoire VII à Boniface VIII et à Pie VII, souffrît de la violence des persécutions, le souverain pontife gouverne aujourd’hui l’Église et exerce son très haut ministère dans la plénitude de ses droits[206] ».

Durant la guerre des polémiques très vives se sont élevées au sujet de la situation du pape. Son interview avec Latapie, mal démentie, avait témoigné, dans les premiers temps au moins, d’une sympathie, marquée pour les empires centraux. On y a vu l’effet d’une promesse de restauration du pouvoir temporel (le pape et l’empereur).

Le pape, au début de la guerre, n’a élevé aucune protestation ni contre la guerre, ni contre la violation du droit, ni contre les horreurs commises, mois il est intervenu assez tardivement par une lettre aux souverains pour prêcher la paix. Il s’est entremis pour les prisonniers de guerre et a entretenu des relations spéciales avec les gouvernements de Hollande (légation spéciale créée), de Suisse et des États-Unis, faits qui marquent le désir de la papauté de ne pas être tenue éloignée du prochain congrès, comme elle l’a été des conférences de La Haye. La reconnaissance de la papauté comme personne de droit international qu’impliquerait cette participation aurait une influence indirecte sur le droit, car cela reviendrait à reconnaître que des souverainetés internationales peuvent exister sans dériver d’un territoire indépendant il y aurait là un précédent pour faire admettre d’autres souverainetés non territoriales, par exemple celle de certains intérêts économiques et intellectuels organisés en grandes unions mondiales.

262.4. LES ÉGLISES D’ORIENT. — Les Églises séparées d’Orient comprennent l’Église grecque, l’Église copte, l’Église arménienne et les Églises nestoriennes. L’Église grecque est formée des communautés chrétiennes qui ont rompu tout lien avec l’Église catholique au XIe siècle et qui habitent une partie de la Pologne et de la Hongrie, la Turquie d’Europe, le royaume de Grèce, les îles de l’Archipel, la Russie et l’Asie-Mineure. Quand le schisme fut tenté par Photius au IXe siècle et consommé par Michel Cérulaire en 1054, l’Église grecque (dénommée ainsi déjà avant la séparation à cause de l’emploi du grec dans la lithurgie) avait à sa tête les quatre patriarches de Constantinople, de Jérusalem, d’Antioche et d’Alexandrie. Égaux entre eux ils exerçaient une juridiction suprême sur les métropolitains et les évêques de leur patriarcat. Toutefois le patriarche de Constantinople avait sur ses collègues une primauté d’honneurs et portait le titre de patriarche œcuménique. À diverses époques, plusieurs Églises autrefois soumises à sa juridiction se sont proclamées « autocéphales », c’est-à-dire indépendantes. C’est d’abord l’Église russe. Sous le tsar Fédor, en 1588, le patriarche de Moscou fut proclamé patriarche indépendant de toute la Russie. En 1721 Pierre le Grand confia le gouvernement suprême de l’Église russe au Saint-Synode, auquel participe un délégué impérial chargé de contrôler ses actes, d’accorder ou de refuser à ses décrets la sanction qui seule leur donne force de loi. L’Église du royaume de Grèce a été proclamée indépendante après la séparation d’avec la Turquie. Elle possède une constitution et elle est régie par un synode ; ses actes sont soumis au contrôle du gouvernement. Les autres États chrétiens qui ont échappé à la domination turque ont formé autant d’Églises autonomes : c’est ainsi qu’il y a l’Église du Monténégro, l’Église roumaine et l’Église serbe. Les Églises de Hongrie et de Transylvanie et l’Église de Chypres sont également indépendantes. L’Église de Bulgarie fondée en 1872 a été déclarée schismatique par les patriarches de Constantinople qui, cédant à la nécessité, avaient reconnu toutes les Églises détachées et entretenaient avec elles quelques relations. Il y a tendance à l’entente entre les Églises d’Orient. L’on doit tenir compte aussi d’une certaine « panorthodoxie parallèle au panslavisme, rêvé par certains russes.

262.5 LE KHALIFAT. — 1. Organisation. Le sultan de Stamboul (Padischah, commandeur des croyants) tire son caractère sacré de ses fonctions de calife. Il est considéré comme successeur de Mahomet, protecteur de l’Islam. La conception du sultan-calife n’est pas l’idée du XVIIe siècle français de la royauté de droit divin. C’est depuis treize siècles une situation spéciale à l’Islam qui donne à son chef suprême, avec un pouvoir temporel, un pouvoir spirituel immense, vénéré dans le monde musulman. Malgré l’absence d’organisation et de discipline, l’obéissance que les Turcs sont prêts à marquer au calife est difficile à concevoir pour des esprits européens. Un ordre du calife est plus impérieux que ne l’était un ordre du pape au moyen âge.

2. La guerre sainte. — À l’entrée en guerre de la Turquie, invoquant le caractère de persécution religieuse qu’avait toujours eu la politique destructive pratiquée par la Russie, la France et l’Angleterre contre le monde islamique, le Sultan, par le moyen d’un fetta, a exhorté tous les musulmans à faire la guerre sainte contre ces puissances et contre tous ceux qui viendraient a leur secours (discours du trône du sultan). Cependant la Perse, qui en sa qualité de pays Schiythe ne reconnaît pas l’autorité d’un calife Sunnite, a proclamé sa neutralité. Nombre de princes musulmans des Indes, dont le plus puissant est le Nizam d’Haïderabad, exercent toute leur influence en faveur de l’Angleterre ; l’Agakhan, chef de la ligne islamique de l’Inde, les ulémas et tes scheiks bédouins d’Égypte, le grand cadi de Chypre ont renouvelé leur assurance de fidélité à Georges V. Les musulmans russes sont restés fidèles : le gouvernement du tsar qui paie leurs imans, bâtit leurs mosquées, subventionne leurs médressés, se les est attachés par une politique d’assimiliation ; les musulmans de Russie n’ont bougé ni pendant la guerre de Crimée ni pendant la guerre russo-turque de 1877, Quant à la France, elle a reçu de Tunisie, d’Algérie, du Maroc, du Soudan, des marques de dévouement. La guerre sainte n’a donc pas réussi.

Le monde de l’Islam demande que le khalife puisse occuper une situation ou il soit assuré de toute indépendance politique. Lord Cromer et d’autres ont demandé à ce sujet que l’Angleterre fasse connaître qu’elle n’interviendra en rien dans la question du Khalifat, qu’elle le rendra indépendant. Mais le khalife doit être du sang du Koreish, la tribu du prophète. Or le Sultan ne l’est pas. Le Khalifat a été usurpé par Sélim en 1517. En outre il n’est pas non plus indépendant, étant sous la domination de l’ « Union et Progrès » et des Allemands et Abdul-Hamid ayant été déposé. Les sultans réclament leur droit de Khalifat parce qu’ils sont en possession du manteau du Prophète, qu’ils ont la garde des villes saintes, qu’ils sont les principaux chefs musulmans. L’Angleterre voudrait déplacer en Égypte le centre de l’Islam. Avec elle la France et l’Italie ont, à cause de leurs possessions, à ménager les intérêts de l’Islam et à faire en sorte qu’ils ne dépendent plus de la Turquie.

3. Protectorat des Chrétiens en Orient. — De 1251, date à laquelle Saint-Louis passait avec le sultan le premier traité qui ait réglé les rapports de la France avec l’Empire ottoman, plusieurs textes précisèrent le droit des chrétiens et des Européens dans l’Empire. Le premier en date, celui de 1535, est la fameuse lettre du sultan Suleïman qui établit l’exterritorialité en faveur des Français établis en Turquie et le droit de protection des rois de France sur tous les chrétiens. Cette lettre, qui n’est nullement un traité, mais une concession accordée par le sultan, fut remaniée en 1581, 1597, 1604 et 1740. L’acte de 1740 (lettres) est le plus complet. Il fut à son tour confirmé par le traité de commerce franco-turc de 1838. Il comporte des articles sur le protectorat religieux (1, 32) et sur les lieux saints (33 à 36, 82). La guerre est venue mettre en question ce protectorat au sujet duquel la laïcisation du gouvernement français, avant la guerre, avait déjà soulevé certaines discussions. En 1905 la France avait accordé aux ordres religieux orientaux la faculté de renoncer à sa protection en faveur du protectorat italien.

262.6. RELIGION ET NATIONALISME. — 1. On a longtemps identifié la religion avec la nationalité et les mouvements vers l’indépendance ont été souvent les précurseurs de ceux vers l’autonomie politique. L’histoire des Balkans est typique à cet égard : lutte engagée dés 1860 à Constantinople entre les chefs de la communauté bulgare et la patriarchie grecque ; lutte plus tard en Macédoine entre les évêchés bulgares et les diocèses serbes relevant de deux églises nationales différentes. Pendant cette guerre, maladroite introduction de l’orthodoxie russe parmi les Ruthènes uniates de Galicie ; démarche à Rome des Roumains de Transylvanie déclarant que leur annexion à la Roumanie serait la fin de l’église gréco-catholique ; intrigues aussi à Rome pour la constitution d’une grande Pologne catholique, la constitution de grands Pays-Ras catholiques, la restauration du Saint-Empire romain sous l’égide de l’Autriche.

2. La religion aura-t-elle tendance à devenir plus nationale par suite de la guerre ? Des Allemands ont déclaré : « L’heure a sonné de la mission mondiale du peuple allemand ! Y sommes-nous prêts ? Voulons-nous être le marteau que Dieu brandit ? Dieu veut, — telle est la croyance que nous partageons avec Luther, — se servir de nous pour accomplir ses desseins… Ce que nous entendons dire de nos soldats en campagne est le produit d’une vie intérieure ; par eux nous pouvons le dire hardiment. Dieu est à la tâche.;. Nous devons faite connaître l’alliance que Dieu, dans la chrétienté, a conclue avec la vie spirituelle allemande[207]. » On a dit que les Allemands en arrivent à retourner à leur paganisme indigène, aux véritables « vieux dieux allemands », Thor et Wotan.

3. Les croyants sont ce qu’il y a de plus sacré pour un peuple et la force est impuissante contre elle. L’alliance d’une religion propre et d’une nationalité a accentué les oppositions entre peuples. Au contraire l’extension d’une même religion à des peuples différents a provoqué le sentiment d’une communauté universelle.

262.7. RELIGION ET UNIVERSALISME. — Les religions tendent-elles à l’unité ou à la diversité ? L’unité religieuse est-elle facteur d’internationalisation ? Voici quelques données pour répondre à ces questions :

1. L’hypothèse que toutes les religions procèdent d’une source commune, émise par Émile Burnouf, n’a pas trouvé confirmation. Elle supposait que les dogmes et les rites propres à la race aryenne, nés aux premiers jours de la civilisation hindoue, après des transformations plus ou moins nombreuses ont donné naissance, en Orient au bouddhisme, en Occident au christianisme. Les Indianistes n’ont pas confirmé une telle hypothèse.

2. Dans l’antiquité, chez les peuples barbares, en Orient, en Grèce, à Rome, chaque peuple, chaque tribu, chaque famille, chaque ville et chaque localité avait ses cultes particuliers et souvent ses sacerdoces héréditaires, qui se recrutaient dans des castes ou familles sacerdotales. C’est seulement vers la fin du monde antique qu’on vit se confondre peu à peu dans un vaste synchrétisme les cultes des divers dieux et des divers peuples.

« L’unité religieuse, dit le père Didon, était presque atteinte sous l’empire romain. Égyptiens et Syriens, Phéniciens et Carthaginois, Arméniens et Parthes, Grecs et Romains, Germains et Celtes, civilisés et sauvages, tous sans exception sont emportés comme par un torrent aux mêmes aberrations religieuses que la conscience chrétienne, quatre siècles plus tard, enveloppait dans la même flétrissure sous le mon de Paganisme. Malgré la diversité apparente des théogonies et des cosmogonies, des mythologies et des légendes, des symboles et des rites, des hiérarchies et des castes sacerdotales, les cultes païens, en effet, offrent à l’observation une même essence commune, qui justifie une commune appellation. Un même sentiment confus, irréfléchi, du divin, un même fonds de vérité à demi voilé, inné ou héréditaire[208]. »

De toutes les religions antiques une seule était résolument monothéiste : le judaïsme, religion d’un petit peuple d’Asie, qui se disait « le peuple élu » de Dieu, et qui allait imposer à tout le monde civilisé le respect de son livre saint, la Bible. Tout à coup, sous l’action et la parole du Christ, par l’enseignement des apôtres et des Pères de l’Église, naquit le christianisme, qui répandit à travers le monde, avec la conception d’un Dieu unique en trois personnes, les idées nouvelles et fécondes de charité, de fraternité universelle. « Les temps ont marché, le crucifié a grandi, détruisant le paganisme, absorbant la philosophie, détrônant l’empire, conquérant la terre, civilisant la barbarie, créant un monde nouveau (P. Didon). »

Dès lors, sauf chez les peuples sauvages, sauf dans l’Inde et dans l’Extrême Orient, toutes les religions seront monothéistes et auront la prétention d’être universelles. Avec Constantin le christianisme finit par l’emporter. Au XIIme siècle, le mahométisme le déposséda d’une partie de ses conquêtes. Au XIme siècle, l’Église grecque et orthodoxe se sépara définitivement de l’Église romaine ou catholique. Au début du XVIme siècle le protestantisme et la Réforme (Luther, Calvin) détachèrent de l’Église romaine des millions de catholiques, origines des sectes protestantes qui couvrent aujourd’hui la plus grande partie de l’Allemagne, de l’Angleterre, des pays Scandinaves, de l’Amérique du Nord, de l’Australie et de l’Afrique du Sud.

3. Malgré la grande diversité des religions aujourd’hui le seul Dieu que reconnaissent les grandes religions ce n’est pas le Dieu de tel cité ou de tel État, c’est le Dieu du genre humain, c’est Dieu le Père, législateur et gardien d’une morale qui a pour objet l’humanité entière (Durkheim).

4. La question de l’unité des Églises, de l’unité de la foi chrétienne demeure toujours dans les préoccupations de l’Église catholique. Elle n’a jamais perdu l’espoir de rallier à elle, avec le temps, les dissidences israélites, protestantes, et autres religions « purement extérieures ». Elle considère ces dissidences comme des incidents du temps, et elle reste dans le temps avec toute sa sérénité désirable, « Allez de par le monde » a dit l’Évangile, et Rome agit peu à peu : poco à poco. Déjà la question a été posée si un Concile général, purement religieux n’admettrait pas des protestants qui pourraient le demander, avec voix consultative et à titre d’auditeur d’abord.

Des projets existent pour le rapprochement entre l’orthodoxie russe et le catholicisme romain. Certains pensent que la tâche des Ruthènes uniates c’est d’en être des intermédiaires. Leur liturgie est du rite slave, mais la majorité est rattachée à Rome[209].

Il existe aussi un mouvement en faveur de l’unité des Églises protestantes. Un Congrès international se tenait à Bâle à ce sujet à la veille de la guerre. D’autre part le Kaiser se considère comme le pape du Luthérianisme. Un temple luthérien aux vastes proportions a été construit a Rome même et l’empereur devait l’inaugurer quand ont éclaté les hostilités. C’est ce temple qui a suscité en novembre 1915 les protestations de Benoît XV[210].

5. Tout en reconnaissant que la divergence et même le choc des idées est un ferment de progrès, aussi bien sur le terrain religieux que dans les autres domaines de notre activité mentale, dit Goblet d’Aviella, on doit admettre qu’une certaine unité religieuse est hautement désirable devant la déperdition de forces qu’entraîne la concurrence des religions entre elles, sans parler des ruines, des haines, des injustices, des persécutions qui ont affligé le genre humain depuis le jour où les hommes ont lancé ce cri d’exclusivisme et d’intolérance, « Hors de notre église, pas de salut ! » Trois moyens permettent d’arriver à la formation d’une religion universelle : 1° l’extension illimitée d’une des religions existantes ; 2° leur disparition au profit d’une foi entièrement nouvelle ; 3° leur fusion en une synthèse qui emprunterait les meilleurs éléments de chacune en laissant tomber le reste, Un grand pas serait fait vers l’unification si toutes les sectes pouvaient admettre sans restriction les quatre principes suivants : a) que le service de l’humanité est un devoir envers la divinité, quelle que soit l’opinion qu’on se fasse de celle-ci ; b) que là réside le devoir religieux par excellence ; c) qu’il suffit de l’accomplir sincèrement pour assurer son salut dans toutes les églises et même en dehors d’elles ; d) que chacun reste libre d’y ajouter telle croyance et telles pratiques qui lui conviennent pourvu qu’elles n’en contredisent pas les obligations morales et sociales[211].

6. Si des efforts sont faits d’un côté pour restaurer ou instaurer une religion universelle, d’autres efforts doivent être faits pour amener la tolérance universelle, sans moquerie, contrainte, autoritarisme, subordination quelconque. En 1893 s’est réuni à Chicago le premier Congrès international des Religions, auquel prirent part des représentants de toutes les religions importantes du monde (World’s Parlement of Religion). Une deuxième tentative a été faite sans succès.

7. L’Internationalisme est conforme à la doctrine de l’Église. Plusieurs fois dans l’Évangile Jésus-Christ rappelle que sous le rapport religieux il n’y a pas de frontières. « Tous les hommes doivent adorer le Père en esprit et en vertu. » « Plusieurs viendront d’orient et d’occident s’asseoir avec Abraham, Isaac et Jacob dans le royaume des cieux. » Pour saint Paul il n’y a plus ni Grec, ni Barbare, ni Juif, ni Gentil ». « Le monde, dit Tertullien, est une vaste république, patrie commune du genre humain. » L’Église a évangélisé toutes les nations. « Allez, enseignez toutes les nations. » « Tous, dit saint Jean Chrysostôme, nous sommes membres d’un seul Jésus-Christ. » Bossuet dit : « L’Union des hommes doit être fondée, non sur la nation, mais sur l’humanité en général. » L’Église enseigne le dogme de la « Communion des saints ». Les saints ce sont tous les vrais fidèles, du ciel, du purgatoire et de la terre ; ils sont indissolublement unis entre eux : peu importe leur nationalité terrestre[212].

« Qui sait, disent des hommes religieux d’aujourd’hui, si le ciment religieux ne faciliterait pas une Union mondiale des États. La conception trop purement humaine d’une telle Union n’aura jamais les mêmes chances de durée que si une part de divin entre dans l’intention et dans les faits de cette conception. »

262.8. IRRÉLIGION ET LAÏCISATION. — À côté de tous ces mouvements religieux, parallèlement à eux, s’effectue le grand mouvement de rationalisation, de laïcisation, d’irréligion qui emporte le siècle. Que d’Églises ne sont plus que de pure façade ! Que d’hypocrisie dans le personnel ecclésiastique de beaucoup de pays ! Que d’indifférence religieuse et d’atrophie spirituelle parmi les fidèles[213] ! « Le christianisme, dit H. Taine, s’est réchauffé dans le cloître et refroidi dans le monde. La foi a augmenté dam le groupe restreint et diminué dans le groupe large ».

1. Les gouvernements primitifs sont presque tous théocrates. En Grèce et à Rome les tendances temporelles prédominent. La religion qui avait enfanté l’État, et l’État qui entretenait la religion, se soutenaient l’un l’autre et ne faisaient qu’un. Ces deux puissances, associées et confondues, formaient une puissance presque surhumaine à laquelle l’âme et le corps étaient également asservis (Fustel de Coulanges). L’avènement du catholicisme entraîne la division du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel. Mais non sans que des luttes ardentes soient intervenues pour mettre les choses au point. Toute la théorie de l’Église catholique sur l’étendue de la puissance ecclésiastique se formule à l’occasion de la querelle des investitures. Actuellement tous les États chrétiens proclament l’autonomie du pouvoir civil et garantissent la liberté de conscience, bien que certains d’entre eux se soient subordonné l’Église (Russie, Grèce, Roumanie, Serbie, Bulgarie), et que d’autres se disent encore des États catholiques (Espagne, Autriche-Hongrie). De véritables théocraties subsistent aussi : les empires mahométans de Turquie et du Maroc et le gouvernement bouddhique du Grand Lama du Thibet.

2. La religion catholique a eu deux sortes de luttes à supporter : l’antichristianisme ou guerre dans les doctrines ; l’anticléricalisme ou guerre à l’Église, surtout dans les actes officiels et les lois. En France, la première a son libre cours sous le second empire ; la seconde se déchaîna sous la troisième république, depuis le jour (4 mai 1877) où Gambetta prononça cette parole fameuse : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! » Les étapes de la laïcisation selon le rapport à la Chambre de Paul Bert, devaient être la séparation de l’Église et de l’État ; la dénonciation du Concordat, la sécularisation des biens du clergé, séculier et régulier, la laïcisation de l’enseignement, la suppression des congrégations. Les soutiens de l’anticléricalisme devaient être, d’après les partisans de l’Église, le maçonnisme, le judaïsme et le protestantisme. Le XIXme siècle a donc été le siècle de la grande sécularisation et laïcisation. L’Église a été mise hors de l’école, de l’armée, de l’hôpital, des tribunaux, de partout. Ça été la déchristianisation générale : État sans Dieu, école sans Dieu, presse sans Dieu. Dans d’autres pays encore que la France, mais avec moins de rigueur logique, l’Église eut à subir des attaques et des diminutions de situation. La franc-maçonnerie a joué un rôle considérable dans cette politique. Elle est elle-même une organisation universelle qui agit suivant des vues concertées et qui ne se limitent pas aux frontières de chaque pays[214].

3. Le rationalisme s’oppose au fidéisme. Il consiste à interpréter, à l’aide des lumières naturelles de l’intelligence, les dogmes, les croyances, les affirmations qu’énonce toute doctrine religieuse. — Le conflit de la raison et de la foi, l’effort pour les concilier ou les subordonner caractérisent l’histoire de la philosophie et de la théologie au moyen âge, au XVIIme siècle et de nos jours, où toute une école cherche à donner une explication rationnelle des mystères et des miracles.

4. La crise religieuse de notre époque réside dans la rupture d’équilibre entre notre conception rationnelle de l’Univers d’après les découvertes scientifiques, et l’enseignement des églises qui n’évoluent pas du tout, ou pas aussi vite que le mouvement scientifique. Il a été fait de nombreuses tentatives au cours du XIXme siècle pour tirer de la science une religion à base scientifique ou positive. Elles ont échoué. Certains principes apparaissent comme des conquêtes définitives de l’esprit humain : l’unité de la nature, l’universalité de la loi, qui n’exclut pas la part grandissante de la liberté dans les étapes supérieures de l’humanité, la validité du sentiment moral qui introduit l’homme dans un plan nouveau et la finalité de nos destinées dont nous ne pouvons apercevoir le couronnement. Ces principes devront désormais avoir leur place dans toute synthèse qui, sans sacrifier en rien les droits de la raison et de l’expérience, embrasserait le cosmos dans son unité[215].

Mais les progrès de la libre pensée et de l’athéisme sont grands. La libre pensée tend à unifier toutes les doctrines, toutes tes idéologies fondamentales : ce n’est ni le catholicisme, ni le protestantisme, ni l’islamisme, ni le positivisme. Le sentiment nouveau, né de l’athéisme scientifique, a été exprimé en ces termes par Aug. Forel : « Si l’homme n’espère plus de joie du paradis, il ne craint pas non plus l’enfer avec toutes ses souffrances. La crainte de l’enfer paralyse l’espoir d’un bonheur éternel que personne ne peut comprendre ni se représenter. Nous nous contentons modestement du sommeil éternel après une vie bien et utilement remplie. Nous ne demandons rien de plus. Le travail au bien social, telle est la prière que j’adresse non pas à un Dieu inconnaissable et muet, mais à tous les hommes, mes frères en douleur. Ce sont eux, eux seuls, qui peuvent s’ils le veulent préparer un avenir meilleur à l’humanité, en luttant sans relâche pour le bien et en organisant peu à peu la société humaine dans le monde entier sur des hases équitables[216]. » Les peuples ne veulent plus chanter le cantique de la résignation, échanger leur part de bonheur terrestre contre les vaporeuses hypothèses du paradis. Ils demandent d’abord la justice d’en bas, celle du droit et de la raison au lieu de l’inatteignable et indémontrable justice d’en haut dont ils voient si peu de signes révélateurs ici-bas. A-t-on jamais pu constater l’intervention de Dieu dans le cours des événements mondiaux ? Dieu a-t-il pris parti pour un peuple, une race, un homme contre les autres ? Et quelle est dans l’humanité d’aujourd’hui, divisée à l’extrême, la trace du plan divin ? « Nulle main ne nous dirige, nul œil ne voit pour nous ; le gouvernail est brisé depuis longtemps ou plutôt il n’y en a jamais eu ; il est à faire : c’est une grande tâche et c’est notre tache[217] ! »

5. À cette négation radicale, d’autres opposent l’instinct religieux : la religion largement humaine qui ne veut s’assujettir à aucune formule et qui serait le fond d’une religion universelle : « Je n’ai aucune idée de Dieu, dit Carl Jatho, je n’en ai que l’instinct, le besoin, la foi[218]. »

262.9. DROITS DES RELIGIONS ET DES ÉGLISES. — Il existe un intérêt général à voir régulariser dans de certaines conditions la situation des religions et des églises (Pape, Patriarches, Exarques, Synodes). Elles sont tantôt des facteurs de la vie nationale dans sa lutte pour l’indépendance, tantôt des facteurs de la vie internationale. Un régime de liberté et d’organisation religieuse, conforme au droit international, nécessiterait la proclamation des principes suivants : a) Liberté religieuse garantie à tout homme. b) Droit des nationalités à l’autonomie, impliquant pour elles le droit d’organiser elles-mêmes leurs intérêts religieux. c) Liberté assurée aux églises elles-mêmes, en tant que grands corps moraux. — Les dispositions à arrêter doivent être assez générales pour se plier aux grandes variétés d’espèces : existence d’églises nationalisées (exemple : l’Église Bulgare) ou dont le chef s’identifie avec le chef de l’État (exemple : le Tsar de Russie est aussi le chef de l’Église russe) ; Églises ayant des prétentions au pouvoir temporel (exemple : la Papauté). Il faut aussi rendre possible tous les concordats ou conventions que les États jugeraient utiles pour régler leurs rapports avec les Églises sur des objets d’ordre religieux ou spirituel. Il faudrait reconnaître toutes les grandes Églises qui se veulent universelles comme des personnes du droit international.

Le libre exercice de la religion et du culte divin a été assuré à tous les sujets des états civilisés depuis la Paix de Westphalie. Un grand nombre de conventions internationales particulières ont depuis visé cet objet. Ainsi les traités anglo-russes du 21 février 1797, sino-prussien du 2 septembre 1861, le traité entre l’Allemagne et le Salvador du 13 juin 1870, les traités et actes de Berlin 1878 et 1884, le traité de l’Allemagne avec le Japon du 4 avril 1896. Ces dispositions devraient servir de point de départ a une organisation générale des religions dans leurs rapports avec les autres questions internationales.

263. Les sciences.


263.1. CARACTÈRE ET RÔLE ACTUEL DE LA SCIENCE. — La science générale répond aux besoins d’explication et de continuité de l’esprit humain qui ne peut laisser inexploré aucun domaine, et n’a de cesse avant qu’il ne se soit démontré à lui-même l’unité des choses. Ainsi toutes les disciplines, distinctes à l’origine par leur objet, par leurs méthodes, par leur point de vue, tendent à s’interpénétrer. Les mathématiques fournissent à toutes les sciences des moyens pour procéder à des investigations nouvelles et pour exprimer les résultats acquis. L’astronomie ne se borne plus à une étude cinématique du mouvement des astres. Elle fournit des explications premières à la géologie et à la géographie physique. C’est à la chimie et à la physique qu’elle demande à son tour le pourquoi des phénomènes qu’elle considère. L’énergétique fournit les lois régissant toutes les forces de la nature ; elle implique la transformation, les unes dans les autres, du mouvement, de la lumière, de la chaleur, de l’électricité ; elle conduit à l’unité fondamentale de la matière ou des propriétés dénommées telles. La biologie est sa tributaire, tandis qu’elle est devenue à son tour la science en laquelle ont été absorbées, fondues comme autant de méthodes particulières : l’histoire naturelle, l’anatomie, la morphologie, l’histologie, la physiologie, l’embryologie, la paléontologie. Ces sciences ne sont plus que des aspects sous lesquels sont envisagés successivement les mêmes objets. Ceux-ci, les êtres vivants, sont constitués en série continue, rattachés d’une part au monde inorganique par d’insensibles transitions, prolongés d’autre part jusqu’aux êtres pensants et aux sociétés les plus évoluées. L’interdépendance de la biologie, de la psychologie et de la sociologie est complète, et par là toute la structure des sciences de l’esprit des sciences dites morales et politiques se rattache à celle des sciences de la nature. L’histoire, l’antique histoire elle-même, se métamorphose ; de descriptive ou statique, elle se fait cinématique, enchaînant les faits en un mouvement continu ; elle se fait dynamique, cherchant les rapports de cause à effet et s’efforçant de devenir une psychologie et une sociologie dans le temps.

Ainsi graduellement, et grâce à l’étude des relations interscientifiques, l’époque actuelle arrive à une conception rationnelle du monde, à une systématisation de tous les faits connus. Internationalement elle met en ordre les matériaux recueillis. Aux « encyclopédies » simples collections de faits, voici qu’elle fait succéder des « sommes », monuments d’idées. Elle les réalise non plus par l’œuvre d’un seul, mais par l’œuvre continue et additionnée des collectivités, qui fixent les résultats acquis et concrétisent son propre génie. Leur labeur aboutit bien à la synthèse de tout le savoir, car il s’associe à celui de puissantes individualités. L’évolution de la pensée humaine exige en effet périodiquement l’apparition d’intelligences systématiques qui marquent l’étape et incarnent l’esprit d’un siècle. Ces penseurs sont indispensables au progrès paisible des idées et à la continuité des civilisations[219].

263.2. L’UNIFICATION DES INTELLIGENCES PAR LA SCIENCE. — L’union intellectuelle du monde est un fait accompli. Elle est le résultat direct, des progrès de la science et la condition de la méthode positive appliquée aux travaux scientifiques. Les sciences sont pure raison. Elles agissent constamment pour l’unification de l’esprit humain et pour le rapprochement des nations. Le rationalisme, basé sur l’observation et l’expérimentation, élargit l’esprit de l’individu jusqu’aux limites de l’esprit de l’humanité tout entière. D’autre part le mouvement d’organisation intense du monde auquel nous assistons est essentiellement un mouvement d’ordre scientifique. Il consiste dans l’application de procédés rationnels à des domaines de la vie politique et de la vie sociale où ne régnaient jusqu’ici que l’empirisme et le hasard. Aujourd’hui tout se raisonne. De part et d’autre les adversaires formulent des raisonnements. C’est donc d’abord parce qu’on obéit au besoin humain de raisonner sa conduite et d’harmoniser, de concilier sa volonté et sa raison. C’est ensuite qu’on espère pouvoir convaincre. On a la foi diffuse en la possibilité de rendre clairs aux yeux d’autrui les motifs de sa conduite et de les faire approuver. Mais toute discussion pour aboutir a besoin de critères, d’axiomes, de principes communément admis. Quels sont ceux qui peuvent exister en ce moment dans le monde ? Au moyen âge l’Europe, qui n’avait affaire d’ailleurs qu’à elle-même, était chrétienne, et le christianisme n’était autre que le catholicisme. Dans les discussions elle se référait à la Bible et à ceux qui avaient été chargés de l’interpréter souverainement. La Bible ne peut plus être le fondement commun des croyances, d’une humanité internationalement organisée. Le christianisme n’est pas la religion de toute la terre : il y a l’Islamisme, l’Hindouisme, le Bouddhisme, sans parler de toutes les autres religions de moindre aire de diffusion. Puis les chrétiens sont divisés en catholiques, orthodoxes et protestants de toutes les sectes. Enfin l’autorité de la Bible a diminué parmi les chrétiens eux-mêmes. Elle est, par les croyants mêmes, mise de moins en moins en avant dans les questions qui ne sont pas de pure spiritualité ou d’organisation de l’Église ; la séparation entre le spirituel et le temporel se fait ainsi de plus en plus nette. Actuellement une seule autorité existe à laquelle tous peuvent se référer, c’est la Science, c’est-à-dire le corps organisé de toutes les connaissances acquises par l’expérience humaine, fondées sur l’observation réelle, toujours démontrable, révisable et accroissable. Il n’y a plus que la science à même de produire la communauté des opinions qui doivent assurer une utile intervention de l’homme dans les phénomènes sociaux.

263.3. RÔLE DU POUVOIR À L’ÉGARD DES INSTITUTIONS SCIENTIFIQUES.. — Le rôle des États n’a cessé de grandir dans le domaine intellectuel. « Il faut, dans un pays qui n’a plus d’aristocratie de race et où les aristocraties de fortune se dissipent presque aussitôt qu’elles sont fondées, il faut que l’État, qui est le riche, qui est le savant et qui a le loisir, prenne en mains les nobles causes que le travail, que l’entraînement des affaires et que le courant des choses positives font nécessairement perdre de vue à la masse de la société. L’État ne doit pas être seulement l’administrateur, le gendarme, la ménagère de la société, mais le tuteur des hautes études et le gardien de l’idéal. » (Jules Ferry.) Un rôle analogue est dévolu à la Société des Nations. Il lui appartient de développer l’organisation internationale des sciences. « Ce que doit apporter l’ère qui s’ouvre devant nous, c’est du travail d’arrangement, de cristallisation, un effort pour combiner les différents travaux de façon à éviter tes conflits et les doubles emplois et à placer chacun dans le groupe intellectuel où il trouvera le meilleur emploi de ses facultés. » (Paul Reinsch.) Il y a donc lieu de faire entretenir par les États à frais communs des établissements internationaux destinés à servir de lien de concentration et de complément aux établissements nationaux. Parmi ceux-ci on peut indiquer des instituts internationaux de recherches et d’exploration, une Université, une Académie, un Musée, une Bibliothèque internationale.

L’organisation de l’outillage intellectuel de la communauté humaine devra être assigné comme objet à un des services de l’administration internationale. Il devra agir à l’instar des ministères de l’instruction publique et des sciences dans les différents pays : veiller aux mesures relatives à l’éducation internationale, patronner et aider les Congrès internationaux libres, subsidier les œuvres internationales, faire dresser l’inventaire des progrès techniques dans tous les domaines des sciences, etc.[220].

263.4. L’ORGANISATION INTERNATIONALE DE LA SCIENCE.. — Une organisation adéquate de la science doit envisager trois grandes fonctions intellectuelles : la recherche scientifique, la conservation des connaissances, la diffusion des connaissances[221].

Actuellement déjà l’organisation internationale de la science a créé lui vaste réseau d’institutions internationales où sont systématiquement réparties les tâches à accomplir. L’activité des individus et des associations de tous pays a été rattachée à des centres intermédiaires, vis-à-vis desquels ils répondent des travaux à exécuter. C’est l’introduction dans le monde intellectuel des principes de division et de coordination du travail qui ont fait la grandeur et la prospérité du monde économique : répartition des tâches entre spécialistes et concentration des résultats dans des organisations générales ; esprits supérieurs maniant les généralités des sciences, tout en connaissant à fond leur spécialité et formulant les synthèses ; équipes de travailleurs secondaires spécialistes, soumis à une discipline volontaire mais rigoureuse, ayant aussi une formation générale mais astreints à des travaux particuliers et détaillés. Il existe aujourd’hui des organisations internationales dans toutes les branches du savoir : Association internationale pour les mathématiques, pour l’astronomie (carte photographique du ciel), la physique, la chimie, la géologie, la géographie (carte de la terre au millionième), la botanique, la zoologie, la physiologie, l’anatomie, les sciences médicales, les sciences sociales, les diverses branches de la technique, les sciences philosophiques, les sciences historiques, etc., etc. Un rôle scientifique organisateur a été assumé par l’Association internationale des Académies[222].

La coopération mondiale s’établit d’après des modes et pour des buts variés : division du travail (étude anatomique du cerveau répartie par régions entre divers instituts) ; concentration et coordination des résultats (mesures géodésiques, constatations sismologiques); contrôle des données fondamentales (poids atomiques) ; conventions relatives à la terminologie (nomenclature chimique, botanique, zoologique), etc. Les travaux scientifiques sont enregistrés dans des publications de mieux en mieux organisées (traités, encyclopédies, actes et mémoires, des Académies et des sociétés savantes, périodiques de toutes espèces, annuaires et recueils de documents ou données permanentes). Beaucoup de ces publications ont des collaborateurs de tous pays ou sont éditées sur une base tout à fait internationale. Des règles de publication sont adoptées. La masse des imprimés est énorme, et notre époque a pu s’appeler l’ère du papier (annuellement dans le monde 150,000 livres et 72,000 journaux et revues ; une accumulation du passé évaluée à environ 12 millions de livres). Leur utilité n’existe qu’à la condition d’être catalogués et de rendre possibles des recherches par sujets et par auteurs. De là les bibliographies et la création à Bruxelles d’un Institut international de bibliographie, dont les répertoires, à la veille de la guerre, contenaient onze millions de fiches manuscrites classées. C’est une fédération de publications et d’instituts. Le Concilium Bibliographicum de Zurich qui y est affilié a publié plusieurs centaines de mille fiches relatives aux seules sciences biologiques. L’International Catalogue of scientific littérature, publie, aux frais de la plupart des États, toute la bibliographie courante en matière de science pure. Des « années » (Jahrbücher, Yearbook) font rapport annuel sur l’état d’avancement des sciences dans tous pays ; des recueils critiques (Centralblätter) analysent les travaux au fur et à mesure de leur apparition ; les données élémentaires des sciences, les constantes, incessamment contrôlées par les travaux de tous pays et par les associations internationales respectives, sont extraites des publications et condensées en tables annuelles. L’entente s’établit sur l’unification des appareils et des méthodes, sur les notations et les classifications, les systèmes d’unités et de mesures. Les bibliothèques nationales, spéciales ou internationales, concentrent les publications de tous pays, instituant le prêt au delà des frontières et disposant pour leur enrichissement, de l’institution des échanges internationaux. Des archives scientifiques, services d’information, offices de documentation se constituent pour chaque branche du savoir, substituant les « dossiers internationaux » à la multitude des données éparses dans les publications et tendant à constituer, par leur réunion en de vastes répertoires, l’encyclopédie aux proportions immenses du XXMe siècle[223].

263.5. LES APPLICATIONS DES SCIENCES, LA TECHNIQUE. — Il y a la science et l’application de la science, technique : connaître pour comprendre, d’une part, et savoir pour pouvoir, prêcher pour réformer, d’autre part. La technique consiste à faire de la science toutes les applications possibles, à soumettre au contrôle et à la direction de la science tout ce qui était autrefois dans le domaine de l’empirisme[224].

L’invention, la création de machines ont suivi pas à pas les découvertes de la science dans tous les domaines : problèmes sociaux, santé publique et privée, l’art lui-même et les moyens de satisfaire aux besoins esthétiques. Ce que l’homme faisait traditionnellement, par routine et par instinct, il le fait désormais suivant des règles réfléchies, basées sur les lois des sciences qu’il a construites pour se représenter adéquatement la réalité et ses propriétés. Il a surgi des techniques de tout et toutes ces techniques s’enchevêtrent, s’entr’-aident, se prêtent un mutuel appui. La vie humaine tout entière en est influencée. Nous en avons traité à propos de l’industrie et de l’organisation ; nous nous bornerons ici à retenir l’attention sur quelques questions générales.

a) L’unification internationale de la fabrication industrielle (standardisation, pièces étalonnées et interchangeables). Elle est une nécessité qui s’impose à raison des procédés modernes de fabrication et du caractère mondial des marchés économiques. Elle consiste à arrêter des types, lesquels seront conformes aux unités des mesures internationales (le système métrique, unités électriques, unités chimiques), et en font des unités spéciales et détaillées[225].

b) Les brevets d’invention et leur organisation internationale. La plupart des inventions se font protéger par des brevets ; le nombre des brevets devient formidable et dépasse le million. De là, nécessité d’accorder au public et à l’inventeur une protection plus effective : Brevet international, amélioration dans la publication des brevets et organisation de leur documentation ; examen préalable et systématique des brevets. Il existe une Union internationale pour la protection des brevets et un bureau central à Berne. Pendant la guerre la propriété industrielle n’a pas donné lieu à des actes de rapine. On a proposé la création d’un office international des brevets des pays alliés[226].

c) Les programmes de recherches techniques. L’effort de la science n’a pas toujours porté sur des objets indispensables ; il ne fut pas aussi efficace dans tous les domaines. Le Temps n’est-il pas venu où l’on puisse donner des lois à la science et lui dire : « Tu créeras de préférence ceci ou cela. » Les questions posées dans les concours, les tâches imposées par les industriels à leurs laboratoires de recherches sont des commencements. Il faudra les systématiser, les généraliser. À l’occasion des grandes expositions universelles, on l’a quelquefois essayé[227].

d) Le facteur ethnique et racique intervient dans le domaine de la technique. Tous les peuples n’ont pas à un égal degré le don d’invention et l’aptitude à se servir de machines. Les Américains l’ont à un très haut point et depuis longtemps. Ils inventent et ont eu une aptitude particulière à développer, à rendre pratique, à transformer en dollars des idées qui sont nées ailleurs. Les Allemands n’ont pas le don de l’invention mais celui de l’usage des machines. De là une supériorité dans une civilisation qui revêt la forme industrielle et mécanique. Des auteurs affirment que les nations libres, et spécialement la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis, ont montré une supériorité évidente dans le domaine des inventions sur les pays à gouvernement despotique tels que l’Allemagne ; ainsi la machine à vapeur, le télégraphe, le téléphone, la presse rotative, la machine à égrener le coton, le sous-marin, l’aéroplane, la télégraphie sans fils, etc., sont d’origine anglaise, française ou américaine. Mais les Allemands, avec leur talent d’organisation, exploitent merveilleusement les idées de leurs voisins et en tirent de nouvelles applications : la découverte des teintures d’aniline, par exemple, que tes Allemands ont ravie aux Anglais,

263.6. SCIENCE ET NATIONALITÉS. — Les rapports de la science avec les nationalités soulèvent trois questions : apport proportionnel des différents peuples à l’œuvre commune des sciences, — caractéristiques propres à cet apport. — mélange des passions nationales aux plus pures spéculations.

1. Il y a, il y a eu des peuples plus « scientifiques » que d’autres. L’apport à l’ensemble n’est donc pas égal, mais actuellement il n’est pas de peuples civilisés dont la contribution ne soit fort appréciable. On ne peut la déterminer en chiffres absolus, mais on a tenté des déterminations indirectes en dressant par nationalités l’inventaire des grandes découvertes, en comparant la statistique de la production des ouvrages et des travaux scientifiques, en relevant le nombre de savants de chaque nationalité qui ont été élus correspondants de grandes académies ou qui en ont obtenu des récompenses[228].

Ces divers éléments d’appréciation sont concordants sur cette conclusion que l’apport n’est pas proportionnel à la grandeur numérique des nations, territoires et populations. L’apport des petits pays, la Hollande, la Suisse, les pays Scandinaves est relativement plus grand. Ainsi, en se basant sur les nominations des membres correspondants des grandes académies, A. de Candolle a donné, en 1875, un tableau de la valeur scientifique d’un million d’habitants de chaque pays à trois époques, exprimé en millième de chaque liste de ces membres :

xxxxxxxxxx    1750  1829  1869
Suisse 0,137xx 0,036xx 0,035xx
Angleterrexxxxxxxx 0,015 0,011 0,012
Italie 0,012 0,005 0,002
Allemagne 0,005 0,010 0,007

D’une manière générale on peut dire que jusqu’au milieu du siècle dernier la culture des sciences n’avait réussi uniquement qu’en Europe et dans le nord de l’Amérique. Les régions tropicales, effet du climat ou nature des races, paraissent impropre à la culture énergique des sciences. En Europe et aux États-Unis mêmes, l’immense masse de la population reçoit les avantages des découvertes scientifiques sans contribuer à les créer.

Le tableau comparatif du nombre de Prix Nobel attribués aux savants par pays donne : Allemagne 17, France 15, Grande-Bretagne 7, Pays-Bas 6, Suède 5, Suisse 5, Italie 4, Belgique, États-Unis et Russie, chacun 3.

2. Les caractéristiques de l’apport de chaque nation à l’œuvre totale de la science sont fort intéressantes à constater, bien que les recherches à ce sujet n’aient encore donné que des résultats pou nombreux. La guerre a produit déjà et produira davantage par la suite des études sur le génie scientifique propre des peuples en présence. C’est le manifeste des intellectuels allemands qui a provoqué surtout ces études. On a opposé l’esprit de libre recherche à la discipline dans le travail scientifique, la synthèse généralisatrice et la découverte révolutionnante, la méthode rigoureuse et l’amour de l’exactitude dans le détail[229].

3. L’objectivité scientifique a été mise à dure épreuve pendant la guerre. Le souci de la vérité s’est trouvé en conflit avec le patriotisme et le nationalisme. Ici il y a eu aveuglement, contagion sociale de la folie guerrière, avec tendance volontaire à l’indulgence mais sans que la bonne foi ait pu être suspectée. Là au contraire il y a eu mauvaise foi absolue et volonté de faire servir la science, souvent le crédit attaché à la personne du savant, pour aider à des buts patriotiques. Il en est résulté une diminution sensible de la moralité scientifique. Si Pasteur a dit que la science n’a pas de patrie, mais que les savants en ont une, cela ne veut pas dire qu’ils ont à se compromettre dans les tâches lourdes de la politique ou à faire attention à la nationalité de celui qui découvre plutôt qu’à la découverte elle-même. Aussi la guerre a-t-elle créé des antagonismes profonds entre savants des pays qui se combattent. Que dirait aujourd’hui Renan qui après 1870 écrivait : « J’avais fait le rêve de ma vie de travailler à l’alliance intellectuelle, morale et politique de l’Allemagne et de la France, alliance entraînant celle de l’Angleterre et constituant une force capable de gouverner le monde, c’est-à-dire de le diriger dans la voie de la civilisation libérale. Ma chimère est détruite pour jamais[230]. » Cette autre déclaration, faite depuis la guerre mérite d’être retenue : « Les universités françaises, elles, continuent de penser que la civilisation est l’œuvre, non d’un peuple unique, mais de tous les peuples ; que la richesse intellectuelle et morale de l’humanité est créée par la naturelle variété et indépendance nécessaire à tous les génies nationaux[231]. »

263.7. SCIENCE ET GUERRE. — La guerre a été conduite comme une guerre scientifique, une guerre de machines, toutes construites d’après des principes et des procédés scientifiques, toutes mises en fonctionnement d’après les mêmes principes. Il y a peut-on dire unité internationale d’outillage de guerre. Ces applications scientifiques ont été poussées si loin et si en dehors de l’idéal du bien être humain que tout savant porte au fond de son cœur, qu’elles ont suscité cette appréciation du président Poincaré : « La science, déshonorée au service de la violence, de la sauvagerie ». Dans leur enthousiasme guerrier d’aucuns ont célébré la formule : « la guerre creuset d’idée », en disant que la guerre poussait aux découvertes et à la création scientifique. À la vérité, après 20 mois de guerre, ce qui a été découvert de neuf paraît peu important sur n’importe quel front. Des détails se sont perfectionnés, comme dans la balistique, la chimie, l’aviation, mais l’on n’a vu surgir aucune grande découverte originale et sensationnelle.

Les gouvernements pendant la guerre ont mobilisé le service de la science et une collaboration a été établie entre elle et l’armée. En France des comités scientifiques officiels pour les inventions ont été constitués au Ministère de l’instruction publique en liaison avec le Ministère de la guerre et l’Académie des sciences. En Angleterre un comité de recherches scientifiques a été créé aussi dans le but d’aider à la lutte économique contre l’Allemagne. Il s’agit de conserver aux Anglais le bénéfice de leurs inventions et de leurs applications à l’industrie. Un groupe de savants italiens et de membres de la société royale de Londres ont offert de collaborer avec ceux de l’Académie des sciences.

Triste constatation dans tous les pays, la guerre a fauché masse de jeunes savants et d’étudiants, perte d’un capital qui aurait permis à la longue de reconstituer tous les autres. Les universités, les écoles supérieures, les instituts, ont fourni partout aux armées des contingents plus que proportionnels. Les élèves de l’École Normale de Paris partis deux cents restent quinze[232]. Le demain de la science s’en ressentira. Ce sera pour un long temps, sinon tarie, du moins largement épuisée la source de la production scientifique. Mais surtout, ce qui pourrait porter un coup dans ses œuvres vives, c’est l’orientation des luttes entre savants qui serait la suite de la guerre. Déjà les Académies et les sociétés scientifiques des pays belligérants ont procédé respectivement à la radiation d’un grand nombre de membres étrangers. De là au protectionisme scientifique il n’y aurait qu’un pas. Dans la Suisse neutre même la réaction s’est fait sentir. Les universités y constatent que dans les facultés de droit de la Suisse alémanique le 45 % des professeurs étaient étrangers, et que dans les facultés de médecine il fallait admettre le 80 % comme proportion. Une association des universitaires suisses fut fondée en décembre 1915, avec la préoccupation que les universités forment désormais des professeurs pour le pays, afin de veiller à l’indépendance nécessaire dans le domaine de l’esprit et éviter une pénétration allemande aussi méthodiquement combinée que la pénétration économique. D’autre part il faut craindre aussi qu’à l’avenir le secret n’entoure les grandes découvertes et les grandes inventions, chaque gouvernement s’efforçant d’en conserver le fruit pour soi-même et de les utiliser dans des buts militaires. Ce serait la fin du régime actuel du libre développement de la science, un régime où une pensée de désintéressement humanitaire et de progrès universels anime les savants ; ce serait aussi placer à l’avenir, les armées devant l’inconnu d’armes nouvelles et la surprise de moyens d’attaque et de défense insoupçonnés.

Après la guerre, il n’y aura cependant que la science en mesure de découvrir pour l’homme des sources nouvelles de richesses dont l’acquisition puisse compenser tout ce qui aura été volontairement détruit, mais la science peut être stimulée. La preuve est faite que les découvertes sont en grande partie devenues fonctions de programmes de recherches poursuivies opiniâtrement, d’une coopération suffisamment nombreuse et disciplinée, de laboratoires et instituts parfaitement outillés. Il faudrait donc que dans une haute pensée d’humanité le futur traité de paix impose à toutes les nations indistinctement la constitution d’un fonds international de recherches d’un milliard à mettre à la disposition de la science. Tous les résultats de ces recherches seraient utilisables par tous et ne pourraient faire l’objet d’un monopole, d’un secret ou d’un brevet quelconques. Les recherches seraient dirigées vers la découverte ou l’utilisation pratique des forces nouvelles (radium[233], rayons de toute nature, électricité), la chimie alimentaire et agricole, l’amélioration des espèces végétales et animales, les problèmes d’eugénisme et d’éducation humaine, etc.

264. Système universel d’unités et de mesures.


Il faut instituer un système universel d’unités et donner une garantie internationale au système qui s’est progressivement constitué au cours des siècles. Ce système a pris sa forme scientifique dernière en se fondant sur le centimètre, le gramme et la seconde, et en s’exprimant en la forme de nombres ordonnés suivant la multiplication et la subdivision décimale de toutes les unités (système décimal, système métrique, système C. G. S.). Ce système est applicable à la fois dans la science, dans l’industrie, dans la vie courante. Il comprend notamment des unités de longueur, de masse, de force, de temps. Il doit s’étendre au calendrier, à l’heure, au méridien fondamental, à la monnaie.

Un système général d’unités et de mesures est nécessaire pour que les transactions puissent s’établir aisément et rapidement dans le monde entier, pour que les travaux des uns puissent être utilisés par les autres. Il doit être unique, comprendre un petit nombre de bases fondamentales auxquelles serait rattaché tout l’ensemble des unités secondaires ; être simple et parfaitement ordonné. Il doit être mondial, c’est-à-dire s’imposer à tous les pays par entente entre les États.

Toute unification a pour résultat la simplification. Celle-ci économise le labeur matériel et le labeur de la pensée ; elle rend disponibles des énergies d’ordre intellectuel ou pratique pour des tâches nouvelles ou plus considérables. L’unification est un des principaux objets de l’organisation internationale. L’histoire entière de l’humanité n’est, à un certain point de vue, que l’histoire de l’unification croissante du genre humain s’étendant à des cercles de plus en plus étendus. Spontané, irrégulier, indépendant et éparpillé à l’origine, ce processus s’est de notre temps essentiellement transformé à cause du perfectionnement des moyens techniques de communication. Il est devenu conscient, voulu, coordonné et généralisé[234].

264.1. SYSTÈME MÉTRIQUE DÉCIMAL. — Tout d’abord, des besoins particuliers avaient donné naissance à des unités locales, dont quelques-unes bientôt sont devenues plus répandues par suite de l’évolution politique et principalement de l’évolution commerciale. Pour enrayer la diversité des mesures qui existait en France, la Commission du mètre, instituée par la Révolution française, choisit alors une nouvelle unité de longueur tout à fait indépendante des autres. Elle utilisa pour sa définition les dimensions mêmes de la terre et décréta que cette unité serait constituée par la dix-millionième partie du quadrant du méridien, c’est-à-dire par la quarante-millionième partie de la périphérie terrestre. — Le système métrique ainsi établi date de 1799. Il est définitif en France depuis le 22 juin 1799. En 1800, il est introduit en Italie et en 1816 les Pays-Ras déclarent le système métrique obligatoire. Il se répand alors dans le monde entier. Certaines législations le rendent obligatoire, d’autres en font un système facultatif, mais à des titres divers (Russie, Japon, Chine). Aux États-Unis, en 1897. il est déclaré légal au même titre que le système traditionnel du pays, mais rendu obligatoire dans la médecine et dans la pharmacie d’État. L’Angleterre conserve son système, mais les progrès du système métrique y sont constants. — Les grands systèmes de mesures qui se partagent le monde sont, outre le système métrique, les systèmes britannique, russe, japonais et chinois. Le système britannique n’a de lien avec aucune unité voisine. Il comprend donc des mesures de largeur comme le yard, des mesures de surface et des mesures de volume comme le pied cube, le pouce cube et des mesures spéciales pour le blé, le foin ou la paille, pour tous les domaines de transaction. Le système britannique est différent aux États-Unis et en Angleterre : la livre des États-Unis n’est pas équivalente à la livre anglaise. Les étalons du système se sont modifiés avec le temps. — Le système russe est basé sur la sagène, mais les mesures russes ont été mises en rapport avec le mètre. — Le système japonais, introduit depuis 1891, est en rapport avec les unités métriques : il est décimal. — Le système chinois, régularisé depuis 1908, a pour base une unité de longueur qui équivaut exactement à 32 centimètres. — L’unification des mesures a donné une importance considérable à l’établissement des étalons. En 1867, les géodésiens, frappés par la discordance dans la triangulation, avaient obtenu la création d’un Bureau géodésique international, qui fut chargé de coordonner toutes les mesures de triangulation de la terre. En 1875 fut signée la Convention du Mètre, instituant un Bureau international des poids et mesures. Les États en supportent les frais et s’engagent à reconnaître les étalons fondamentaux du système métrique[235]

Le système métrique est adopté aujourd’hui par plus de 300 millions d’hommes. Ce qui l’a fait adopter ce n’est pas la supériorité de son étalon, mais la conformité de ses divisions avec le système numérique décimal, ce qui simplifie extrêmement les calculs. Le conservatisme anglais en matière de poids et mesures est tout à fait rétrograde et doit disparaitre : c’est ainsi que la livre sterling comprend 20 shillings, lesquels comprennent chacun 12 pences, lesquels se divisent chacun en 4 farthings. Le mille anglais comprend 1760 yeards, lesquels comprennent chacun 3 pieds, lesquels comprennent chacun 12 pouces, lesquels comprennent chacun 12 lignes. La tonne des Anglais comprend 20 centweights, qui comprennent chacun 112 pounds, qui comprennent chacun 16 onces. C’est un système anti-scientifique, car il n’est pas homogène. Le moindre problème commercial exige plusieurs opérations là où une seule opération suffit dans le système métrique. Pour conserver sa situation dans le monde, l’Angleterre doit renoncer à ce système archaïque. L’Allemagne lui en a montré l’exemple après 1870, et le séjour d’un million d’Anglais sur le continent pendant la guerre facilitera la réforme.

264.2. MÉRIDIEN UNIVERSEL ET UNITÉ DE L’HEURE. — L’adoption d’un méridien initial est indispensable pour obtenir une concordance dans la désignation des lieux et, partant, pour établir les cartes géographiques et marines. Dans la pratique, le méridien de Greenwich (observatoire de Greenwich près de Londres) est quasi universellement adopté. La Convention internationale pour la carte de la Terre à l’échelle du millionième l’a consacré en même temps que l’échelle métrique. — L’entente internationale s’est établie pour l’heure sur la base d’une division du globe en vingt-quatre fuseaux horaires, avec le méridien de Greenwich comme point de départ. Les heures ont été comptées de une à vingt-quatre. La tour Eiffel par ondes radiographiques a donné l’heure à une grande partie de terre et de mer. Une conférence internationale de l’heure s’est réunie à Paris en 1912. On a proposé la décimalisation de l’heure en divisant un jour en dix parties égales.

264.3. CALENDRIER UNIVERSEL. — Trois calendriers principaux sont aujourd’hui en usage : le calendrier Grégorien, le calendrier Julien et le calendrier de l’Hégire.

Le calendrier Grégorien est reconnu dans l’Europe centrale et occidentale, en Amérique, en Afrique, en Océanie et utilisé pour les usages commerciaux dans une bonne partie de l’Asie. Il date de 1582, année où le pape Grégoire XIII corrigea l’inexactitude du calendrier Julien. Les dates du mois et les jours ne sont pas en concordance. Notre division du temps est conventionnelle. Elle prend son origine à celle de l’ère chrétienne et l’année civile ne se confond pas avec l’année scolaire, de là les difficultés d’adaptation du calendrier. D’autre part la date de la naissance du Christ est loin d’être établie. Des divergences nombreuses divisent les chronologistes et les historiens de Jésus, divergences qui vont jusqu’à sept années pour l’époque extrême de la naissance et de la mort[236]. Des associations internationales ont travaillé à l’unification des calendriers et à la fixation de la fête de Pâques.

264.4. SIGNAUX INTERNATIONAUX. — La Convention internationale d’avril 1857 a arrêté internationalement un Code commercial des signaux. Le code actuellement usage fut préparé en 1896i ; il est basé sur l’emploi de 26 pavillons et assure la transmission de 375,076 signaux.

265. Les Lettres et les Arts.


Les Lettres et les Arts sont l’expression même de la pensée profonde et intime des peuples. Ils occupent une place éminente dans leur vie. Ils participent aussi à la vie internationale et c’est sous ce dernier aspect que nous avons à les examiner ici.

265.1. LES LETTRES. — Les dialectes, « les patois primitifs » se sont combinés ou l’un d’eux a fini par prédominer. De parlées les langues sont devenues écrites, fixant ainsi le vocabulaire, la grammaire, l’orthographe. Chaque peuple a sa littérature : poésie, théâtre, contes et romans, genres secondaires. Cette littérature raconte sa vie, ses mœurs, ses idées, ses jugements sur les choses, ses rêves et ses idées. Elle est exprimée en sa langue, qui trouve ainsi en elle à la fois son expression la plus haute et son moyen de conservation le plus sûr. La littérature est l’âme de la vie publique, la conscience de la nationalité[237].

2. La littérature constitue une force sociologique vitale. Elle impressionne un à un, mais elle impressionne tous de la même manière. Certaines œuvres exceptionnelles agissent sur une élite intellectuelle et, par l’intermédiaire de celle-ci, sur la masse ; d’autres œuvres agissent directement sur la masse.

3. Les œuvres littéraires ont voyagé, elles ont traversé les frontières. On les a lues, traduites, adaptées. Des influences se sont établies. La littérature grecque, la littérature latine ont agi sur toutes, avec l’universalité qui caractérise l’humanisme. Mais les littératures nationales se sont compénétrées. Pour ne prendre que la littérature française, on constate successivement l’influence sur elle, subséquente aux littératures anciennes, de la littérature italienne et espagnole, puis allemande et anglaise, puis russe, enfin scandinave, sans parler des autres influences moindres, comme la littérature exotique. Des poètes (Herder, Goethe) ont songé à une littérature du monde entier. Les mêmes types littéraires, la même matière époque se retrouvent dans plusieurs littératures. De nos jours les romans et les pièces de théâtre à succès font leur tour du monde, et des institutions internationales sont nées pour assurer cette diffusion ou en régler les conséquences : sociétés internationales d’auteurs et de gens de lettres, conventions internationales pour la protection de la propriété littéraire avec une association internationale libre auxiliaire pour la perfectionner et en étendre sans cesse les effets. Les bibliothèques de tous pays s’ouvrent aux ouvrages de toutes les littératures. — Or, la littérature est forme et fond. Elle a un contenu qui agit sur les intelligences isolées et, par elles, sur la pensée publique.

4. Dans son Cours de littérature (1813) Frédéric Hégel cherchait déjà à faire ressortir l’influence de la littérature sur l’évolution politique des peuples. Depuis les littératures comparées ont fait l’objet d’études incessantes ; les faits d’interaction littéraires ont été relevés et l’on a commencé à formuler quelques lois générales d’influence. Les relations de la littérature et de la politique, elles, ont été très vivement mises en lumière. L’ouvrage de Mme de Staël : De la littérature, considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800), a le premier attiré l’attention sur cette question, il y a plus d’un siècle, et beaucoup de travaux l’ont suivi[238].

Dans chaque pays des études ont été faites sur les écrivains qui ont exercé le plus d’influence sur l’âme des générations ; on a défini et expliqué leurs œuvres en tant qu’éducatrice de l’esprit et du cœur[239]. On a précisé ainsi les facteurs internationaux de la littérature. Georges Brandès. par exemple, montre dans ses Principaux courants de la littérature au XIXme siècle l’influence capitale de Jean-Jacques Rousseau sur les lettres universelles. Le premier réveil national de l’Allemagne, le romantisme de Herder qui entraîna dans son courant Gœthe et Schiller, fut engendré par l’influence combinée de Jean-Jacques et de Diderot. Et Rousseau de son côté a été directement influencé par l’Angleterre, par Richardson avec sa Clarisse Harlowe.

5. Quelle direction prendra la littérature, en particulier la poésie, le théâtre, le roman après la grande commotion ? Déjà des critiques attentifs se posent cette question. Paul Flatt pense que la littérature dramatique et la littérature féminine seront vraisemblablement emportées toutes deux par un courant idéaliste. Il se substituera aux tendances purement sensualistes qui les avaient caractérisées. « On se hâte trop, dans certains milieux, dit Camille Mauclair de pronostiquer un « retour au classicisme ». C’était déjà là avant la guerre une panacée mal définie, le souhait d’une sorte de protectionnisme intellectuel. Évidemment, à mesure que la « Kultur » est mieux connue des Français, elle leur inspire plus d’horreur, et l’exclusion rigoureuse de tout germanisme déterminera une permanente mobilisation du « front littéraire » français. Mais qui peut affirmer que cette tendance nationaliste si légitime ne sera pas compensée par une influence mutuelle des lettres anglaises, russes, italiennes, belges et françaises, dans le grand rapprochement créé par la communion des alliés ? Quel sens pourra garder, dans une France expurgée de tout élément teuton, le grief contre « les métèques » déjà contestable naguère ? Les lois des mouvements littéraires sont trop internes pour qu’à tout ceci une réponse préalable puisse être valablement faite[240]. » Après 1870 la littérature en France, sauf de rares exceptions, a trompé les espérances de ceux qui attendaient d’elle un sursum corda : elle s’est mise à remuer tout ce qu’il y a de fangeux dans les bas-fonds de l’humanité[241].

6. Pendant la guerre, d’une manière générale, le respect de la propriété littéraire n’a pas eu trop à souffrir. L’Union internationale n’a pas été détruite. Son organe, Le droit d’auteur, publié à Berne, le Börsenverein et le Cercle de la Librairie de Paris ont manifesté leurs sentiments en faveur du respect intégral de la Convention de Berne. Une trêve a été conclue tacitement en matière de propriété intellectuelle[242].

265.2. LES ARTS. — 1. L’amour de l’art est devenu l’un des grands mobiles de notre vie, un trait distinctif des peuples qui ont des aspirations supérieures. Déjà l’exaltation de l’art avait tenu dans les esprits de la Renaissance la même place que l’idée de la science tient dans l’époque moderne.

2. La peinture et le dessin, la sculpture et l’architecture, la musique ont ceci qui les différencie de la littérature : ils n’ont pas à employer l’intermédiaire d’un moyen d’expression aussi exclusivement national que la langue. Ils sont directement intelligibles pour les hommes de tous les pays, arrivés à quelque degré de civilisation ; ils constituent des langues universelles. Il s’en suit qu’ils ont une immense puissance de diffusion. Chaque pays les reçoit, les imite, les adapte, les combine avec ses propres créations. L’art a suivi à peu près la même évolution que l’économie et la politique, mais plus rapide. Les écoles nationales se sont formées de bonne heure, fusionnant tous les artistes de plusieurs régions. Bientôt aussi ont apparu les formes internationales, ou plus exactement les formes a-nationales, ou les formes mondiales basées sur un art national. L’architecture des Grecs, celle des Romains, est devenue classique pour tous les peuples. Le style des cathédrales du moyen âge, parti de l’Île de France et du Nord de la France, s’est répandu à travers toute l’Europe (devenu ensuite par erreur le « gothique »). Le style Louis XIV, les styles Louis XVI et Empire, d’origine française, ont été universellement répandus, imités de nos jours encore dans les salons des deux mondes. La musique italienne, influencée au début par la musique flamande, est devenue partout le prototype de la musique.

3. Ce caractère des œuvres a déterminé celui des institutions qui leur ont été vouées : les musées, formés des œuvres de toutes les écoles ; les conservatoires de musique et les opéras, dédiés à toutes les musiques ; les expositions d’art, faisant circuler les œuvres de capitale en capitale ; les écoles des beaux-arts, ouvertes aux sujets de toutes nationalités (par exemple les instituts que beaucoup de gouvernements entretiennent à Rome et à Athènes). Les artistes voyagent en tournée de pays en pays ; le commerce de leurs œuvres est international. Aux fouilles artistiques et archéologiques opérées dans les contrées à civilisation antique ont coopéré beaucoup d’États, souvent dans des organisations communes (fouilles d’Herculanum, fouilles en Grèce, en Asie Mineure, en Égypte). Des Congrès internationaux réunissent périodiquement les critiques, les historiens d’art, les amateurs, les artistes. Des conventions internationales (Convention de Berne) protègent juridiquement leurs œuvres. Des lois et des coutumes garantissent à chaque État son patrimoine artistique (le cas de la Joconde). Mais en même temps se développe le sentiment que ce patrimoine est aussi celui de toute l’humanité. En fait foi l’émotion causée dans le monde entier, et révélée par la presse, lorsqu’il est constaté quelque négligence ou indifférence d’un pays à l’égard des œuvres qu’il détient. Ajoutons que la vie nous paraît aujourd’hui inconcevable sans une culture artistique internationale[243].

4. À l’art se rattache la mode, elle est un facteur d’internationalisation. Autrefois les ornements extérieurs étaient des signes de distinction militaire, politique, financière. Aujourd’hui les différences disparaissent, la mode nivelle l’aspect extérieur des diverses classes d’un même groupe et des individus de diverses nationalités.

5. La destruction, pendant la guerre, des œuvres d’art, des monuments de l’architecture notamment, a soulevé dans le monde une vague de protestations (la bibliothèque de Louvain, la cathédrale de Reims, le beffroi d’Arras, les halles d’Ypres, les fresques de Tiépolo dans l’Église des capucins de Venise, etc.). Elle a accentué encore ce sentiment universel que les œuvres d’art constituent un patrimoine collectif. L’enlèvement des œuvres d’art des pays envahis a fait à son tour l’objet de vives discussions. Des altistes allemands, hélas, ont fait valoir le droit au butin d’art[244]. Au début de la guerre entre l’Italie et l’Autriche, le pape a fait écrire à l’empereur François-Joseph pour lui recommander de faire épargner les édifices du culte par les attaques d’aéroplanes. N’empêche que deux fois des bombes furent lancées sur la piazetta de Saint-Marc et la Riva degli Schiavoni, visant le palais des doges. La demande a été faite au corps diplomatique de Bruxelles, au début de la guerre, par l’Union des Associations internationales, de faire reconnaître immédiatement un drapeau conventionnel pour la désignation des monuments protégés par les conventions de la Haye.

6. Quelle sera la tendance générale de l’art après la guerre ? La limitation de la production artistique chez les belligérants ne permet guère encore de s’en rendre compte. Il est à croire que les événements auront profondément troublé les artistes. Un art social exprimant de grands sentiments généraux et universels en sera peut-être la conséquence. Déjà en ces dernières années certains ont blâmé l’art sensuel réservé à une élite et qui laisse inculte l’âme du peuple souffrante et féconde (Tolstoï). Mais les horreurs de la guerre pourraient faire aussi que beaucoup d’artistes s’enferment plus étroitement encore dans leur rêve et fuient une réalité qui s’est révélée par trop brutale.

260. L’Instruction et l’Éducation.


266.1. LA LUTTE CONTRE L’IGNORANCE. — Le grand travail à accomplir c’est la lutte contre l’ignorance, fléau du genre humain.

1. Où les peuples aujourd’hui vont-ils chercher leurs notions ? À quatre sources. a) Dans les traditions orales et familiales. Dans toute l’organisation familiale on se fie à la tradition orale ; c’est une grave erreur : la tradition orale n’a souvent pour base qu’un réseau de croyances grossières unies à des idolâtries renversantes. b) Dans les livres religieux. Ainsi, pour les Turcs et les autres musulmans, jusqu’à notre époque, il n’y a eu d’autre science que la coranique. c) Dans les littératures nationales. d) Dans la science. — Le livre et la presse, l’enseignement, écoles et universités ; les églises et les associations, sont les moyens modernes de formation des esprits. Nous ne sommes qu’à l’aurore des temps où leur action a pu réellement s’exercer en grand.

2. Sur une population européenne de 412 millions, on compte 88 millions de 5 à 15 ans. Pour l’instruction il existe 465.000 écoles, environ 1 million d’instituteurs et 45 millions d’élèves. Les dépenses s’élèvent en Europe à 2100 millions tandis que les États-Unis seuls dépensent 925 millions (G. Sundbärgh). Les analphabètes en % des conscrits sont 30 %. — Aujourd’hui l’instruction obligatoire et gratuite devient une formule universelle.

3. Il existe dans le monde environ 276 universités, collèges, académies et facultés indépendantes ; 90 instituts techniques, 107 écoles supérieures d’agriculture, de sylviculture et d’arts vétérinaires. Il y a 32 universités et 6 autres institutions ayant plus de 4000 étudiants. Quant aux universités on compte à Paris 17.556 étudiants ; Berlin, 14.178 ; Moscou, 9760 ; Le Caire, 5940 ; Vienne, 8784 ; Budapest, 7814 ; Munich, 7708 ; Saint-Pétersbourg, 7455 ; Minneapolis, 6955 ; Chicago, 6802[245]. Ces chiffres énormes obligent à reconnaître que toute direction d’ensemble donnée à travers le monde à l’enseignement supérieur serait capable de transformer rapidement l’état de l’humanité.

266.2. L’INTERNATIONALISATION DE L’ENSEIGNEMENT. — Elle comporte deux ordres de questions : internationalisation des matières enseignées ; internationalisation de l’organisation[246].

1 Internationalisation des matières enseignées. — Toute formation intellectuelle comporte l’instruction et l’éducation ; l’acquis de connaissances d’une part, le développement des facultés intellectuelles et morales de l’autre.

En ce qui concerne l’instruction, il importe qu’aux trois degrés de l’enseignement on fasse pénétrer un enseignement, en cycles gradués, des grandes données fondamentales sur l’homme et les sociétés, les destinées humaines, les caractères des peuples, l’histoire des grands progrès humains, la valeur de la civilisation œuvre commune des peuples, le monde et ce qu’il est devenu. C’est en réalité le programme des anciennes « humanités », révisé, élargi et ramené à ce qu’il y a d’essentiel, qui doit faire l’objet de l’enseignement[247]. Il faut faire des hommes des êtres de leur temps, des habitants réels de la planète connaissant et comprenant l’importance croissante des relations internationales. Dans les Universités devrait être donné un enseignement approfondi et systématique des connaissances relatives à la vie mondiale économique, intellectuelle, juridique et politique. Cet enseignement ne devrait pas seulement être donné dans des Facultés spéciales et séparées, mais leurs éléments essentiels et abrégés doivent être largement mis à portée des étudiants de toutes les Facultés.

À côté de l’instruction prend place l’éducation, c’est-à-dire les buts à atteindre, au premier rang desquels figure l’amour de la patrie, le respect de la patrie des autres et l’aspiration à une ère de concorde et d’entente loyale[248].

La guerre doit faire réfléchir. Jamais dans l’histoire les écoles de tous les degrés n’ont pu influencer davantage les populations qu’elles ne l’ont fait pour la génération actuelle et jamais cependant l’histoire n’a enregistré des horreurs et des égoïsmes aussi systématiques que dans la présente guerre : fourberies, mensonges, cruautés, absence de sens moral. Quelles relations existent donc entre les deux phénomènes ? Comment expliquer qu’en Allemagne toute l’éducation scolaire et universitaire est saturée du plus agressif orgueil « Deutschland über alles ! » Les générations des belligérants ont toutes été enseignées dans les mêmes sortes d’écoles et elles ont appris peu à peu les mêmes choses ; pourtant les voilà ennemies et haineuses jusqu’à la mort. Où la cause ? Tous les chefs ont passé par les universités. Mais dans les universités s’amalgament les traditions et les espérances, les passions et les préjugés d’où se dégage enfin ce code de philosophie pratique auquel la nation confirmera pour quelques années son activité vitale. L’Université aide à composer et à répandre en chaque pays la légende nationale, le poème de mysticisme impérial qui appuie ensuite les entreprises conquérantes du groupe national[249] (E. Seillière).

2. Organisation internationale. — Les professeurs s’échangent entre Universités, tels les échanges entre Universités américaines, anglaises, allemandes, françaises ; les cours donnés à Harvard, à Oxford, à Berlin, à la Sorbonne. Les étudiants s’échangent[250]. Le tour traditionnel des Universités d’un pays s’élargit jusqu’à comprendre des semestres dans les Universités étrangères ; de là les ententes pour l’unification du calendrier universitaire, l’équivalence internationale des diplômes de l’enseignement supérieur et des titres académiques. Des voyages scolaires sont entrepris à l’étranger, des cours de vacances sont organisés avec des éléments cosmopolites combinant à la fois l’étude des pays et l’acquisition des langues. Des efforts sont faits pour l’unification des méthodes pédagogiques. Il existe des associations internationales d’étudiants.

Des premiers essais d’enseignement international ont été entrepris : Académie de droit international créée à La Haye, installée au Palais de la Paix et subsidiée par la Dotation Carnegie ; Cours internationaux organisés par la « Société internationale pour le développement de l’enseignement commercial[251] » ; Faculté internationale de pédologie de Bruxelles[252] ; Université internationale de philosophie fondée en 1915, à Amersfoort (Hollande).

Le projet a été élaboré d’une Université internationale. Elle serait formée d’une élite de professeurs de tous les pays venant professer en leur langue, ou en une langue de grande circulation mondiale, devant des auditoires composés d’une élite d’étudiants, recrutés parmi toutes les Universités. Cette élite est celle qui demain aura partout, dans tous les domaines, la conduite des affaires humaines. Il suffirait de rassembler un pourcent des étudiants ayant achevé leurs études dans les universités nationales. On organiserait pour eux un enseignement semestriel dans l’Université internationale avec pendant tout ce temps une vie commune ; six autres mois seraient consacrés par eux à un voyage autour du monde, avec stations organisées dans les grandes universités nationales, points d’où les contacts seraient établis avec les institutions et les cercles des divers pays. Une telle organisation serait de haute valeur pour la formation des futurs chefs et aussi pour l’éducation d’une diplomatie renouvelée et avertie[253].

267. La Presse.


267.1 CE QU’EST DEVENUE LA PRESSE. — La Presse étend sur toutes les parties du globe le réseau de ses correspondants et l’action de ses organes. Elle est devenue le plus puissant des véhicules de la pensée, l’accompagnement nécessaire de toute organisation politique libre, dont le Gouvernement doit s’appuyer sur l’opinion publique. La Presse est un quatrième Pouvoir dans les États, on pourrait presque dire le premier car les trois autres sont prêts à lui obéir. Maîtresse des affaires, de la fortune, de la destinée des peuples, elle s’arroge pareillement la magistrature des croyances et des mœurs. Sa fonction sociale se dégage cependant : être le Pouvoir informateur ayant pour mission à la fois d’éclairer et d’exprimer l’opinion publique. Pour se représenter à quel point ce rôle est accompli actuellement, il suffit de rappeler qu’il s’imprime annuellement dans le monde 72,000 publications périodiques, journaux et revues. Cette masse énorme d’imprimés est le transmetteur des faits, des idées, des informations, des opinions. Elle agit au loin, ne connaissant pas de frontières. Le journal offre chaque jour à ses lecteurs, le résumé de l’histoire du monde dans les dernières vingt-quatre heures. Pour lui le globe entier n’est qu’un vaste théâtre sur lequel il braque ses objectifs et apporte, à tous en même temps, les mêmes images commentées par les mêmes dépêches et les mêmes communications téléphoniques. Le livre, de son côté, travaille sans cosse à accroître de par l’univers, la somme des notions et des croyances communes. À ces titres, la presse sous toutes ses formes, journaux, revues, livres, doit jouir de la liberté et cette liberté organisée doit s’élever au degré international[254].

267.2 LA PRESSE ET LA GUERRE. — l. Unité mondiale des effets de la presse, censure et emploi de la presse aux fins nationales et gouvernementales, avec le corollaire des communiqués officiels, des bureaux de presse et de la propagande à l’étranger, tels sont surtout les caractères qu’a présentés la presse pendant la guerre[255]. Les événements ont mis en lumière l’unité d’action mondiale de la presse. Les journaux de tous les pays ont annoncé aux peuples les mêmes nouvelles ; toute importante révélation faite par l’un d’eux a été immédiatement reproduite par les autres. Des centaines de millions de lecteurs, depuis des mois apprennent an même moment les mêmes faits et ont l’esprit tendu vers les mêmes points. Les opinions émises et les accusations portées ont été discutées en grand par la presse des belligérants et par celle des neutres. Le journal a été vraiment pour les populations le hérault, la tribune et le forum.

2. Les propagandes ont été intenses et se sont servies de tous les moyens. Le plus moderne est l’emploi de la télégraphie sans fil. Les Allemands notamment se sont attachés à donner par la presse et par l’image, à l’aide du livre et du cinéma, au banquier comme à l’homme de la rue, l’impression que leur puissance serait nécessairement victorieuse. Au début de la guerre les Allemands semblaient faire peu de cas du jugement des neutres ; après le ravage de la Belgique, l’opinion de l’univers s’étant dressée contre eux, ils redoutèrent sa puissance et tâchèrent de se la concilier en achetant ou en fondant des journaux dans beaucoup de pays, en Espagne, Italie, Turquie, Amérique. En Bulgarie, ils ont distribué pendant la campagne plus de deux millions de proclamations célébrant les victoires allemandes et promettant au peuple bulgare la réalisation de toutes ses aspirations nationales si la guerre se terminait par leur victoire alliée. De curieuses révélations ont été faites par eux, malgré eux (publication par le New-York Herald de documents interceptés). « Pour arriver à notre but en Amérique, y était-il dit, il faut commencer par susciter dans la presse une agitation adaptée au caractère, aux vœux et à la manière de penser du public américain. Tout doit lui être communiqué sous forme de nouvelles, ainsi qu’il en a l’habitude et parce qu’il ne comprend que cette forme de propagande. Pour l’agence que nous avons en vue il sera absolument nécessaire de fonder un nouveau syndicat américain d’informations avec un capital allemand[256] ».

3. En août 1915, l’Association allemande de la presse, à Berlin, décidait ouvertement de créer une vaste organisation à l’étranger pour « contre-balancer l’influence partiale, désastreuse, des grandes agences étrangères par rapport aux intérêts allemands ». La réunion demandait l’institution d’attachés de presse auprès de tous les représentants diplomatiques de l’Allemagne à l’étranger. Dans tous les pays ont fonctionné des bureaux officiels de presse. Ainsi les Allemands donnèrent à l’agence Wolff le monopole des informations officielles. Pendant la guerre plusieurs mouvements nationaux ont été servis, peut-être desservis, par das bureaux de presse (exemple ; Ukranischen Pressbüro, Berlin : Polnischen Pressbüro, Berlin, etc.).

4. Partout la censure a fonctionné durant la guerre comme jamais auparavant. La vérité officielle, pour mieux dire, souvent le mensonge tout au moins par réticence, a été érigé en règle absolue. Des protestations se sont élevées. En France, la pétition des intellectuels au Parlement (pétition du Figaro) en faveur d’une liberté de presse plus grande a conclu ainsi : « Un gouvernement non contrôlé, une assemblée non contrôlée c’est le despotisme. » De son côté, l’Association allemande de la presse, dans sa réunion d’août 1915, prenait une résolution relative à la censure allemande, laquelle, par « son manque d’unité et ses multiples manières d’appréciation, rend la tâche de la presse allemande au service des intérêts patriotiques particulièrement difficile ».

« La censure, a dit le ministre Salandra, est une institution anormale, fastidieuse et désastreuse pour ceux qui la subissent, mais encore plus pour ceux qui l’exercent. Pour mon compte personnel, depuis le jour où il m’a fallu organiser et exercer ta censure, je suis devenu plus qu’avant partisan de la liberté de la presse la plus large. » En Angleterre, lord Selborn, ministre de l’agriculture, disait : « la plus grande erreur que puissent commettre ceux qui ont la responsabilité des nouvelles publiées est de cacher au peuple anglais les mauvaises nouvelles. Il ne devrait jamais y avoir dissimulation des nouvelles désagréables, ni exagération de l’importance des bonnes nouvelles. Les unes et les autres devraient être données exactement dans leur simplicité toute nue. Si quelques-uns de nos compatriotes ne se rendent pas compte de la grandeur de la crise qu’ils ont à surmonter ou des sacrifices qui s’imposent à eux, la faute n’en est pas complètement et exclusivement à eux, mais pour une large part à ceux qui ont si malheureusement commis le crime de dissimuler les mauvaises nouvelles et d’exagérer les bonnes. » — En Allemagne le gouvernement commença par interdire la vente de tous les journaux ennemis. À partir du mois de juin 1915 cette vente fut permise. On a cru voir là un moyen du gouvernement de recourir à « l’autre cloche » pour avertir le public de la situation et préparer une évolution de l’opinion. Ce fait montre combien les gouvernements ont su « jouer » de la presse.

267.3. L’UTILISATION DE LA PRESSE À L’AVENIR. — La guerre a mis en pleine lumière le problème social de l’utilisation de la presse. Cette puissance a grandi d’abord dans la liberté ; puis est venue la phase du monopole de fait, obtenu par les tout grands journaux grâce à l’écrasement des concurrents faibles ; les trusts de journaux ont achevé la concentration. Aujourd’hui la presse qui a une action véritable est, dans tous les pays, aux mains d’une très petite poignée d’hommes. Les journaux sont de puissants meneurs parce qu’ils manient à leur aise les véritables facteurs affectifs de l’opinion des foules : l’affirmation, la répétition, la suggestion et le prestige (G. Lebon). Il s’en suit deux conséquences : la presse fait souvent beaucoup de mal, elle ne fait pas tout le bien qu’elle pourrait faire. Le mal résulte des campagnes intéressées, à l’aide de moyens sensationnels. En matière internationale ce mal résulte de la facilité avec laquelle les actes et les intentions des autres peuples sont présentés au public.

Le mécanisme de la presse moderne explique l’enchaînement des causes : 1° Une presse à bon marché et sans scrupules (presse jaune) se déverse sur la population dont elle est presque la seule lecture. Elle ne vise qu’aux gros tirages, non point pour la diffusion de ses idées — elle n’en a point, — mais pour faire payer sa publicité et sa réclame, pour faire payer aussi ses attaques ou ses silences intéressés à l’occasion de gros intérêts particuliers. Cette presse est donc uniquement soucieuse de flatter les passions populaires et les préjugés. 2° Le peuple égaré par cette presse laisse libre cours aux passions les plus grossières auxquelles elle fait appel. 3° Les souverains ensuite répondent aux sentiments de la nation, qu’ils soient déviés eux-mêmes ou cherchent à maintenir leur trône.

On a pu voir pendant la guerre la facilité avec laquelle la presse de tous pays a été prête à trouver aux peuples toutes les qualités et tous les défauts suivant qu’ils allaient marcher avec ou contre leur pays ! Ceci démontre tout ce qu’a d’artificiel beaucoup de soi-disant mouvements antinationaux.

Voici un exemple typique : M. Harmsworth, devenu aujourd’hui Lord Northcliffe, éditeur du Daily-Mail, du Daily Mirror, du Daily Graffic, du Daily Express, de l’Ewening news, du Weekly Dispatch et plus tard du Times, publiait ceci en 1899, dans le but de boycotter l’exposition de Paris : « Les Français ont réussi à persuader John Bull qu’ils sont ses ennemis acharnés. L’Angleterre a longtemps hésité entre la France et l’Allemagne, mais elle a toujours respecté le caractère allemand, tandis qu’elle en est arrivée à avoir du mépris pour la France. Une entente cordiale ne peut subsister entre l’Angleterre et sa plus proche voisine. En voilà assez de la France, qui n’a ni courage, ni sens politique. » En 1907, dans une interview du Matin, le même Harmsworth s’écrie : « Oui, oui, nous détestons les Allemands et cordialement. Ils se rendent odieux à toute l’Europe. Je ne permettrais pas qu’on imprima dans mon journal la moindre chose qui put blesser la France, mais je ne voudrais pas qu’on y insérât quoi que ce fût qui pût être agréable à l’Allemagne. » Pour apprécier le rôle de la presse dans les événements de la guerre, il faut se rappeler ce qu’étaient les journaux de l’Europe en 1913 et 1914, notamment les attaques des feuilles austro-hongroises contre la Serbie ; le langage insolent de la presse pangermanique, les ripostes de la presse de la Triple Entente.

Quant au rôle que l’argent aura joué dans la presse pendant la guerre, il ne sera connu que plus tard. On peut le deviner. Au temps de la formation de l’unité italienne, Cavour laissa entendre eu plein parlement italien qu’il avait employé 80 millions des fonds secrets à échauffer l’opinion de la presse française en faveur de la guerre d’Italie. En 1914-1915, les prix de toutes choses ont haussé !

Des mesures contre la presse sensationnelle sont donc nécessaires[257]. Mais les meilleures de toutes doivent être cherchées dans un contrepoids, une presse complémentaire : presse officielle et presse libre. La littérature officielle (Documents parlementaires, rapports des gouvernements, publications faites à leur initiative ou sous leur patronage) acquiert une importance de plus en plus grande pour la mise en circulation de données exactes et complètes. Elle témoigne du degré de publicité dans les affaires publiques. Les gouvernements doivent la lumière et la vérité à leurs nationaux, et ceux-ci doivent devenir des citoyens utiles à la chose publique grâce à une information opportune. Le principe que l’État doit être publicateur est donc acquis depuis longtemps. Reste la question du degré, des domaines que doit couvrir la publication, des modalités selon lesquelles elle doit s’opérer. En réalité les publications officielles constituent presque partout une littérature lourde, indigeste, manquant de l’actualité désirable, mal distribuée. C’est le Journal officiel qui, en tous pays, ne répond plus aujourd’hui à toutes les nécessités du temps. Transformé, développé, il pourrait être un utile « antidote », à la condition toutefois d’être sous le contrôle parlementaire et public.

Quant à l’utilisation de la presse libre pour des buts sociaux et humanitaires, il reste fort à faire. La presse s’est ramifiée. Il y a le grand journal national quotidien et le journal régional quotidien, les hebdomadaires locaux, les suppléments du dimanche, les publications illustrées, les périodiques, la grande revue générale, les revues spéciales, les innombrables bulletins, organes des associations. Et nous ne citons pas le livre, depuis la simple feuille et la brochure, jusqu’aux grands ouvrages, en passant par tous les intermédiaires des publications de science, d’utilité pratique, de distraction ou de propagande d’idées. Or toutes ces formes de la presse ne sont pas systématiquement utilisées pour répandre des notions justes, vraies, utiles, pour faire naître ou entretenir des idéals élevés[258].

Quels exemples ont donné les journaux belliqueux sur la manière de former, de cuisiner une opinion publique ! Les bonnes causes, elles, ne savent pas se servir de la presse. Les pays anglo-saxons sont plus avancés à ce sujet que le Continent et de bien plus longue date. L’action de la presse imprimée peut se continuer aujourd’hui par celle du cinéma, nouvel et précieux instrument de diffusion. Aux États-Unis les cinématographes (movies) sont devenus à ce point une nécessité de la vie générale qu’en 1914, les dépenses du peuple pour ce spectacle se sont élevées à 1,457,000,000 francs payées par 7,300,000 spectateurs quotidiens.

267.4. UN JOURNAL OFFICIEL INTERNATIONAL. — Les fausses nouvelles, l’ignorance mutuelle du caractère national, les informations tendancieuses, les interprétations de faits inexactes, les partis pris, causent chaque jour d’irréparables malentendus entre les peuples, d’autant plus grands qu’ils ne reposent pas sur des faits objectifs et des divergences de vue réelles. L’organisation centralisée des grandes agences télégraphiques et téléphoniques, les relations de ces agences avec les gouvernements et les hautes sphères économiques ont fréquemment contribué à créer un tel état de choses, si bien qu’on avait pu dire, non sans apparence de raison, que « la prochaine guerre serait déclarée par la presse ».

Des mesures de contrainte ou de surveillance préventive ne pourraient atteindre ici le résultat désiré. Mieux vaut, dans un but de bonne entente et de paix, employer les mêmes moyens d’action et leur opposer des versions authentiques de faits et des exposés contradictoires. Il faudrait publier un journal officiel international. Déjà la publication rapide des négociations diplomatiques par les divers gouvernements, réalisée pendant la guerre, a fourni un précieux moyen de comparaison et de contrôle. Leurs communiqués officiels, malgré leur art de dissimuler et d’influencer, ont servi à l’orientation des esprits. Une partie non officielle du journal devrait être mise à la disposition des nationalités qui s’en serviraient pour leurs appels au public. En faisant connaître au monde leurs misères et en intimidant ainsi leurs persécuteurs, cette publicité aiderait à diminuer les injustices et les abus de pouvoir. Dans cette partie pourraient aussi figurer tous les appels à l’opinion publique universelle émanant des associations internationales libres.

268. Expositions universelles et Congrès internationaux.


Les expositions universelles de notre temps sont devenues de grandes manifestations de la vie internationale dans tous les domaines. À leur début, simples créations d’ordre industriel et commercial, elles se sont graduellement développées et complétées jusqu’à devenir une expression intégrale de la vie de nos sociétés modernes, des résumés de civilisation. Elles ont successivement ajouté à leurs départements commerciaux et industriels, ceux de l’art, des sports, des sciences, de l’économie sociale et même, en dernier lieu, de l’action politique internationale. C’est l’Angleterre qui nous donna le premier exemple d’une exposition ouverte à tous les peuples et non plus seulement aux nationalités (1851). Ce fut-un grand succès : elle eut lieu au Cristal Palace et attira 17,000 industriels exposants. Le prince Albert l’avait patronnée, malgré une opposition passionnée des communes. La deuxième exposition universelle eut lieu à Paris en 1855, avec 24,000 industriels. À partir de ce moment les expositions internationales se sont succédé à intervalles de temps très rapprochés et ont eu lieu dans presque tous les pays, à Paris 1867, Vienne 1873, Philadelphie 1876, Paris 1878, Melbourne 1880 et 1888, Paris 1889 (45 millions de visiteurs), et 1900, Saint-Louis 1904, Liège 1905, Bruxelles 1910. Au cours de la guerre (1915) a eu lieu avec grand succès l’Exposition de San Francisco. Si la plupart des peuples européens ont manqué au rendez-vous, ceux des deux Amériques, de l’Extrême Orient et de l’Océanie s’y sont rendus nombreux et les réunions internationales tenues à cette occasion ont été l’occasion d’une nouvelle extension des relations internationales parmi les nations soustraites aux désastres de la guerre. Toutes les expositions internationales en effet, ont été l’occasion de réunir de grands congrès internationaux et de compléter l’exhibition des choses par celles des idées. Ces congrès, nous l’avons dit à propos des associations internationales, siègent comme autant de petits Parlements mondiaux s’occupant chacun des intérêts propres à leur domaine. On a enregistré plus de deux mille réunions de ce genre depuis un demi-siècle. Lors des grandes expositions on a créé des organismes centraux pour coordonner leurs sessions.

269. Conclusions.


1. L’examen des facteurs culturels conduit à quatre ordres d’études : valeur de ces facteurs en eux-mêmes et conditions de leur existence ; diversité des cultures nationales ; relations intellectuelles entre peuples tendant ici à s’opposer, là à coopérer ; constitution d’une pensée universelle.

2. À côté d’une politique ethnique, et d’une politique économique s’esquivent les grands traits d’une politique intellectuelle. Ici également se retrouvent aux prises les tendances fondamentales à antagonisme et à la coopération. Une sorte de protectionnisme intellectuel s’affirme en face du grand courant qui conduit vers l’universalisation de la pensée. De là les luttes pour la destruction de la culture des peuples poursuivies par leurs oppresseurs dans tous les domaines de la vie intellectuelle, dans l’Église, dans les écoles, dans la langue.

Mais en même temps le spectacle a été offert de peuples trop petits pour avoir une culture à eux seuls (les Suisses, les Belges, les Hollandais, les Scandinaves), et qui, tout en la marquant de leur génie national propre, tendent à vivre d’une culture internationale.

3. Les peuples ont besoin d’avoir des rapports spirituels d’après leurs sympathies. C’est pourquoi nous voyons se multiplier les Associations qui ont pour objet le développement des relations intellectuelles de peuple à peuple. La guerre en a créé de nouvelles entre alliés et entre nations sympathisantes. Ces alliances intellectuelles pour renforcer les civilisations communes à certaines races, paraissent aussi nécessaires aux nations que les alliances économiques et politiques[259].

4. Des peuples qui furent les maîtres par leur plus haute culture, mais matériellement faibles, furent écrasés par des peuples plus forts militairement. Leur culture dut succomber : la Grèce au temps de l’invasion romaine, l’empire romain au temps des Barbares, les Byzantins à l’époque des Turcs, l’Italie au temps de la Renaissance, la France en 1870. — Mais un secret instinct, fait de l’expérience de tout ce que la pratique de la vie incorpore aujourd’hui de notions hautement intellectuelles, nous tranquillise sur l’avenir de l’intellectualité. La vie du monde ne peut plus être sans elle et elle est essentiellement universelle. Rien ne peut arrêter l’idée. Si le livre parfois a dû demeurer en deçà des frontières, le voyageur, lui, passa, portant dans sa tête un monde nouveau quand il s’appela Bouddha, Socrate ou Platon, Jésus ou saint Paul ; quand ce sont les Grecs chassés de Constantinople et venant en Italie ; quand ce sont des novateurs religieux comme Jean Huss, Luther, Calvin, Zwingler. Rien n’a pu arrêter la diffusion des idées au XVIIIme et au XIX{e|me}} siècle. Rien ne l’arrêtera au XX{e|me}}.

5. Deux évolutions parallèles se poursuivent, développant, perfectionnant, renouvelant d’une part les idées, d’autre part les choses. L’une domine le monde de la pensée, l’autre celui de l’action. Et ces deux mondes, en leurs évolutions, agissent l’un sur l’autre. De nouveaux principes sont nécessités par des conditions et des besoins nouveaux ; à leur tour ceux-ci suscitent de nouvelles conceptions. — L’idée de la puissance intellectuelle doit être le dogme fondamental de la sociologie pratique. Le progrès ne se réalise que par l’intervention voulue de l’homme. C’est la coordination primitive et la succession déterminée des causes qui ont amené l’humanité et chacune des sociétés particulières à son état présent. Cela est certain et conforme aux lois du déterminisme ; mais ce qui n’est pas moins certain, c’est que, parmi toutes les causes, la cause capitale, absolument prépondérante est l’activité intelligente des hommes[260]. Il appartient à la Science de fournir la conception de la vie et de ses valeurs, la conception de l’homme, de sa place dans l’univers, de ses possibilités ; il lui appartient aussi de fournir l’explication de l’univers pour permettre aux humains de dominer la nature et de s’assurer la puissance sur elle. C’est le devoir de l’Éducation de former des hommes comprenant ces conceptions, et voulant les disciplines appropriées à l’action collective. Sur la Science et sur l’Éducation, aux fonctions ainsi définies, doit reposer le Régime démocratique, gouvernement conforme aux données scientifiques et réalisées par les intéressés eux-mêmes.

6. Entre toutes les manifestations de la vie intellectuelle, les unes spontanées, les autres réfléchies, entre les langues, les religions, les sciences, les lettres, les arts, les moyens de diffusion de la pensée et de formation des masses, l’éducation, le livre, la presse, il existe des liens de dépendance. À ces forces psychologiques supérieures, il appartient de gouverner de plus en plus les sociétés. Elles doivent faire apparaître aux hommes la véritable échelle des valeurs des biens, les amener à hiérarchiser leurs besoins, leur présenter des idéals élevés car la vie n’a pas épuisé ses possibilités avec le boire, le manger, le dormir, le vêtir, le reproduire. Essentiellement libres de leur nature, et sans que rien ne doive les entraver dans leur expansion, ces forces ont besoin d’une organisation pour croître et exercer une action régulière. Au lieu de flotter et de se dissiper dans le vide, elles doivent être captées, recevoir un façonnement, être incorporées, se fixer sur des points d’application dans des institutions. Cette organisation, indispensable pour les rendre utiles au corps social, doit naturellement être internationale à son degré ultime. Ainsi le veut la poussée spontanée des efforts, la coopération basée sur l’économie des énergies, le besoin d’une pensée universelle dominant toutes les pensées particulières, élaborant l’idéal de l’espèce, de l’humanité tout entière.

Pareille organisation est en réalité celle du Pouvoir spirituel. Il faut le concevoir agissant à côté du pouvoir politique pour informer, conseiller, éclairer, permettre à tous les degrés de l’action collective de mettre à profit le savoir organisé dans des buts de progrès. À lui ce pouvoir d’exercer la lointaine influence des données rationnelles sur les passions, les sentiments, l’égoïsme brutal des intérêts. « Les poètes et les savants, ou d’un seul mot les philosophes, élaborent l’idéal. Après quoi les législateurs et les gouvernants ou, d’un seul mot, les politiques le réalisent. Des poèmes et des systèmes, classifiés et fixés en lois et en décrets, telle est la double opération connexe du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, ou, d’un seul mot, du Pouvoir » (Izoulet).

Déjà Auguste Comte entrevoyait l’établissement d’un tel pouvoir, chargé d’élaborer et de propager une doctrine universelle, pouvoir dont l’autorité purement morale s’étendrait progressivement à l’ensemble de l’humanité. Il le concevait fondé exclusivement sur la compétence et le dévouement d’un côté et sur la libre confiance de l’autre. Il ne serait qu’un organe supérieur de ralliement et de règlement moral sas contrainte. Il n’aurait aucun caractère absolutiste ni mystique. Son ministère serait exercé en toute liberté et ne porterait pas plus atteinte à la liberté intellectuelle des hommes, entièrement respectée, qu’il n’empiétérait sur l’indépendance des nations, ni sur les attributions des pouvoirs politiques[261].

La constitution organique d’un Pouvoir spirituel apparaît comme la consolidation et la régularisation du vaste mouvement intellectuel des dernières décades.




27.
FACTEURS MORAUX : LA MORALE UNIVERSELLE




La morale est le cadre des prescriptions dans lequel doivent se placer les actions humaines. Notre morale n’a pas su s’affirmer à la hauteur des événements. Il est tout un domaine ou elle n’a pas pénétré : celui des relations entre États et entre hommes de nations différentes. Qu’on y fasse attention : ce n’est pas ici la faillite de la morale elle-même, mais celle des systèmes de morale d’hier qui, incomplets et insuffisants, n’ont pas su imposer assez catégoriquement leurs impératifs, ni étendre leurs domaines sur les champs nouveaux qui s’ouvraient aux perspectives des hommes. À côté de ses systèmes d’idées, la morale n’a pas défini des règles précises d’action, ni trempé les caractères pour transformer leurs règles en réalité. Aujourd’hui, sous l’empire de la nécessité, la nouvelle morale internationale devrait naître sur les débris de l’ancienne. Déjà, au milieu des brumes du présent, nous voyons se profiler les fondements, les premiers contreforts et la disposition générale de son édifice. Nous ne pouvons ici qu’effleurer un si vaste sujet.

271. Notions générales.


La morale est la science des règles de conduite fondées sur la notion du bien et du mal moral. C’est la doctrine formulant les principes de pratique de vie, qui envisage le problème des fins, des buts de la société et des individus sous son aspect relatif. Elle n’est que l’expression des conclusions générales auxquelles conduisent les expériences humaines. Kant définit le bien moral : « ce qui peut être l’objet d’une volonté universelle[262]. »

La morale prend place à côté de la technique, du droit et de la politique, sans se confondre avec eux. Elle embrasse le champ entier des actions humaines. Elle s’impose aux actes de l’homme considéré comme individu et aux actes des hommes réunis en société : associations privées et associations publiques. Elle vise donc tous les ordres de relations de l’homme : avec lui-même, avec sa famille, avec la cité et l’État. Le point de vue moral s’apparente aux autres points de vue. Un acte tel que faire du pain pour le revendre poursuit une fin économique et comme tel est conditionné aux principes de l’économie : le pain ne se vendra que s’il est demandé sur le marché, ce qui dépendra de son prix. Il doit être conforme à la technique de la boulangerie. Il ne doit pas enfreindre les lois sur le pain, au point de vue juridique. Une pensée morale aussi doit y présider : travailler pour gagner sa vie et subvenir aux charges de sa famille ; ne pas falsifier le pain ni le pétrir avec une négligence coupable. Enfin, pour beaucoup, s’impose la règle religieuse qu’il ne peut être cuit du pain le dimanche. Tous ces ordres de prescriptions s’imposent à la conduite humaine et tendent à faire régner la paix et l’harmonie entre les hommes. Mais ils sont distincts, ayant chacun leurs sanctions propres, c’est-à-dire des conséquences différentes attachées à leurs injonctions et défenses. La sanction de la morale se trouve dans la conscience humaine et dans l’opinion publique ; celle de la religion est supra-terrestre ; le droit, lui, tel qu’il est formulé par la législation des États, a en général sa sanction particulière dans la contrainte. Mais aussi bien ces ordres de prescriptions se superposent.

De là une conséquence : puisque le droit se superpose à la morale, il faut au droit international une morale universellement valable et pouvant agir sur toutes les parties de la Société des nations. Impossible donc d’ériger un droit dont les fondements mêmes seraient d’avance sapés dans les esprits.

272. Fondements de la morale.

1. Les actions humaines peuvent avoir plusieurs sources : l’égoïsme, la méchanceté, la pitié. La pitié seule est le principe des actes moraux. Elle est la compassion, le sentiment pénible qu’on éprouve à l’occasion des souffrances, des épreuves d’autrui, c’est le plus noble des sentiments qui honorent l’homme. D’autre part, ce qui est faible a intérêt à une règle venant d’ailleurs et qui le protège. Cette faiblesse est relative, elle peut être une force dans un autre ordre. Ainsi l’intelligence, la beauté, la bonté, la force ont chacune un ordre de valeur et de degré différents.

2. Quel est le fondement de la morale ? L’histoire des doctrines morales montre la diversité d’opinion sur ce sujet : morale religieuse, morale métaphysique, morale scientifique (qui assigne comme fin à l’individu l’utilité générale, le bien général, l’expansion de la vie). S’il est excessif de dire que toutes les morales ont montré l’inanité de leur fondement, il faut reconnaître cependant qu’aucune n’en a apporté la démonstration claire et complète. La difficulté est accrue aux époques comme les nôtres où toutes les règles de la morale sont mises en question, non seulement dans les débats entre les diverses écoles philosophiques, mais aussi dans la conscience de chaque citoyen, depuis qu’il n’y a plus de principes généralement admis auxquels la plupart des hommes les rattachent. En effet, les anciennes morales spiritualistes basées sur la conception d’un bien absolu, qui serait le but et la raison d’être de l’homme, ont perdu toute autorité.

3. Rapportons ici quelques opinions sur les fondements de la morale. Pour Izoulet : « La vieille morale est irrévocablement condamnée, la vieille morale des sanctions strictement individuelles, la vieille morale des destins séparés, du chacun pour soi. Tous pour un, un pour tous est la formule qui marque les passages de l’insolidarité à la solidarité. C’est l’instinctive affirmation d’une vérité scientifique et positive, l’instinct que la société est une association, c’est-à-dire un organisme, un corps, un système enfin où tout se tient. » — Pour Marion : « L’organisation d’un tout, consistant essentiellement dans le concensus des parties, les individus qui viennent à former un groupe coordonné, unifié, deviennent par cela seul étroitement solidaires. Pas un ne peut péricliter sans dommage pour tous. C’est le caractère propre d’un tout organique d’être immédiatement intéressé à tout ce qui survient en ses moindres parties. Comme il n’y a aucun point mort, ni qui soit sans liaison avec tout le reste, rien ne se passe nulle part qui, tôt ou tard, ne retentisse partout[263]. » – Lévy Bruhl s’efforce de remplacer la recherche des fondements de la morale par une science expérimentale des mœurs. Pour lui, les habitudes établies dans telles ou telles sociétés sont les seules réalités, et le bien et le mal sont simplement ce que l’opinion commune résultant de ces habitudes jugent bon ou mauvais. La science des mœurs n’a d’autre objet que d’établir, au moyen de l’observation et des documents historiques, les lois suivants lesquelles les mœurs se modifient, comme la physique et la chimie étudient les lois de la succession des phénomènes naturels. — Guyau conçoit la possibilité d’une morale sans contrainte. — « La sociologie et la morale, dit G. Renard, ont chacune leur hypothèse sur la nature du fait social et de la société. La sociologie construit son hypothèse en cherchant l’explicabilité des faits ; la morale construit la sienne au point de vue de l’action. Il n’est pas nécessaire que ces hypothèses soient identiques : il suffit qu’elles ne soient pas contradictoires. Pour la sociologie le fait moral élémentaire est une interaction d’esprit, qui se conserve et se développe pour certaines conditions naturelles et historiques ; pour la morale c’est un accord entre volontés, et la société a pour loi de tendre vers l’idéal d’une volonté générale qui serait en même temps complexe et stable[264]. »

4. Le problème du fondement de la conduite humaine sera résolu par l’emploi d’une méthode vraiment positive ; car une loi morale, à l’avenir, pour s’imposer à tous ne pourra plus invoquer que ce qu’il y a de commun dans tous les esprits, en faisant abstraction de l’histoire, des religions particulières, des diverses pensées ethniques. Ce sera le triomphe de la science, le débarrassement des mille problèmes qui retardent et dont l’importance est aussi insignifiante que ceux dont l’histoire a successivement débarrassé l’Humanité.

5. À la vérité les hommes doivent se faire leur morale eux-mêmes. Ils ne voient pas, avec la clarté de l’évidence, une autorité spirituelle, divine ou religieuse, leur présenter des principes de vie communs. Ils n’ont pas non plus en eux l’instinct invincible, automatique qui, tels les insectes sociaux par exemple, les déterminerait à des actes quasi mécaniques dont le résultat final soit la conservation de toute l’espèce. Au contraire ils voient la possibilité de raisonner leur situation et constatent une liberté relative de déterminer leur conduite selon le but qui leur aura paru rationnel. Ils constatent aussi qu’à leur raison ne s’impose irréfragablement aucun principe qui ne soit démontrable. De ces premières constatations les hommes passent à d’autres relatives à leur situation. Ils se voient placés au milieu de la nature, faisant partie d’elle, contraints d’en subir les lois. Celles-ci s’imposent à eux, avec la rigueur de la nécessité, mais par leur intervention intelligente ils parviennent à éviter leurs conséquences et à utiliser à leur profit certaines forces originairement dirigées vers d’autres buts que leur bien. Par là, ces lois n’apparaissent plus comme l’expression d’un plan, d’une volonté extramondiale, qui serait absolue, rigoureuse et inflexible. Et à supposer même que ce plan existe, il ne dessine pas d’avance la destinée de l’homme, ni comme individus, ni comme groupe, puisqu’il peut en déranger l’exécution. Ces raisonnements fondamentaux n’ont rien que de positif. Ils n’excluent nulle croyance, nulle hypothèse sur la fin dernière des choses ; c’est un minimum objectif et démontrable, auquel chacun peut ajouter, selon son jugement personnel. Serait-il convaincu que cette vie n’est pas un court passage vers une autre meilleure, que sa personnalité après la mort se dissoudra intégralement dans les éléments et les forces du vaste univers, ou pour parler le langage courant, aurait-il la certitude qu’il n’y a ni âme, ni immortalité, ni paradis, la conséquence de ces croyances ne serait nullement le suicide. Il accepterait volontairement de continuer une vie dont cependant il pourrait sortir à son gré ; il accepterait les limitations qui l’entourent de toutes parts, les heures de peine, de souffrance. Car il y a des heures qu’il sait bonnes à vivre, meilleures que le néant ou l’acte qui y conduit ; des heures que, par son effort et celui de tous ses semblables, il a la conviction, ou l’espoir, de pouvoir rendre plus fréquentes et plus longues. Simultanément se développe le sentiment de la dignité humaine. — Notre morale ainsi prend un point d’appui dans notre for intérieur. Nous sommes moraux pour nous, parce que nous nous voulons ainsi, plus forts et plus vrais et plus beaux ; que nous ne saurions nous souffrir faibles, faux et laids. N’étant ni cruels, ni mauvais pour les animaux, ce n’est pas parce qu'ils ont des droits moraux sur nous, ni parce qu’ils sont utiles : c’est parce que le spectacle de notre propre cruauté nous dégoûte. — Voilà de quoi est fait le fondement de la vie d’un nombre croissant d’hommes dégagés des croyances religieuses et des philosophies traditionnelles. Les autres acceptent la même règle pratique pour les mêmes motifs mais y ajoutent les leurs propres. Une base positive existe donc pour la morale, une base générale et démontrable, une base minimum qui n’est en contradiction avec celle d’aucun des systèmes métaphysiques et religieux, bien qu’elle ne fasse pas de ces dernières des postulats.

6. La finalité humaine étant la base de notre morale celle-ci repose en réalité sur la solidarité entre tous nos actes. Elle consiste à voir notre intérêt sans doute, mais pas exclusivement notre intérêt en ce moment et ici. C’est placer notre acte présent dans la série de tous les actes successifs de notre vie, afin de ne faire tort ni à ceux du passé, ni à ceux de l’avenir. C’est sacrifier aujourd’hui, pour obtenir un avantage plus grand demain ; c’est se sacrifier soi-même aux autres cette fois-ci, pour avoir leur sacrifice à eux une autre fois. Est donc moral un être capable d’ambition et de sacrifices pour réaliser son idéal moral et celui-ci est le plan qu’il se forme de sa vie. Suivant que s’élargit la sphère d’action de l’homme, s’élargissent aussi ses plans de vie, les buts qu’il peut se proposer et, corrélativement, les sphères de la solidarité, donc de la morale. C’est la même ascension que dans tous les autres domaines humains : de l’individu à la famille, au groupe, à la cité, à l’état, à la communauté humaine tout entière.

7. Une conclusion générale s’impose : la loi morale trouvant son fondement à la fois dans les lois de la nature physique et dans les mobiles rationnels de l’intelligence humaine, c’est l’intelligence humaine qui, dans les limites des possibilités naturelles, doit élaborer le plan d’organisation de la vie des individus et des nations. Ce plan doit être proposé à la libre acceptation, ensuite de quoi les mesures nécessaires pour sa réalisation doivent devenir les règles impératives de la conduite commune. Bien que purement conventionnelles celles-ci revêtiront à leur tour le caractère d’une nécessité naturelle : nécessité d’avoir une règle, sous peine de ne pouvoir coexister, nécessité que la règle dérive d’un plan d’organisation, nettement conçu. Il faut distinguer ainsi d’une part l’unanimité d’opinion sur la règle de conduite à suivre, comme sur la nécessité de cette règle ; d’autre part la diversité d’opinion sur son fondement même.

8. Notre époque ne donne guère d’importance aux questions morales. Il y a rupture entre les hommes de pratique et les hommes de théorie ; entre l’action et les religions, ou les philosophies. Et pourtant ce dilemme s’impose : ou bien les coutumes de l’action sont justifiées, et alors ce sont les théories et les systèmes de règle qu’il faut refondre et adapter ; ou bien les théories morales sont vraies, et alors c’est la volonté humaine, incapable de s’y conformer, qu’il faut développer et perfectionner.

273. Évolution de la moralité.

1. La loi fondamentale de la modificabilité chez les êtres vivants, a pour conséquence que les fonctions les plus élevées sont celles qui se modifient le plus. C’est le cas pour la moralité.

2. La loi d’évolution morale réside dans la progression des plus nobles attributs de notre espèce. Le développement des penchants sociaux est lié au progrès total. Nous nous sommes améliorés, cela n’est pas douteux, en devenant moins égoïstes ; l’amélioration porte essentiellement sur les sentiments de bienveillance qui nous font plus humains et plus sociables. Les trois instincts sympathiques : attachement, vénération, bonté, se sont développés simultanément. Certainement la civilisation a constamment eu pour objet de subordonner la force à la morale. L’état social qui est en élaboration a pour dominante affective la sociabilité universelle ou la bonté. Notre supériorité reconnue, constatée vis-à-vis des êtres qui nous environnent, l’accroissement de notre puissance, tout devait concourir pour provoquer l’essor de la bonté.

3. Les écrivains moralistes fournissent la matière la plus ample aux études des mœurs. Ils étudient spécialement les penchants et les habitudes de la nature humaine et, par simple représentation de ces mœurs, ou par admonestation plus directe ils se proposent d’en tirer profitable leçon.

Quant aux sociologues ils étudient, eux, la moralité comparée des diverses nations et des diverses classes dont elles se composent. Elle présente toute une échelle, avec au sommet les actes d’héroïsme, de dévouement, de désintéressement, et au dernier degré les formes variées de la criminalité, de la prostitution, du vice, de la déchéance morale. La sociologie criminelle s’est constituée depuis une trentaine d’années, apportant des résultats importants basés sur des quantités de faits coordonnés. Les moralistes ont contribué à ces travaux. C’est avec raison qu’un corps scientifique comme le congrès américain des sciences sociales a institué une section intitulée : « Droit pénal et Moralité publique[265] ».

4. Notre époque est à la fois l’une des plus morales et l’une des plus critiques. Elle fait preuve de délicatesse, de sentiment de l’honneur, d’altruisme. D’autre part elle témoigne d’une véritable amoralité dans l’amour, les affaires, la politique, les relations entre les États.

C’est un lieu commun de constater que notre époque a paru marquer le pas sur la route du progrès moral. Alors que jamais la science humaine n’a donné tant de réalisations, jamais l’activité individuelle n’a tant contribué au bien-être général, jamais les penseurs n’ont offert à l’humanité tant de conceptions plus généreuses et plus humaines, — ce développement n’a pas coïncidé avec un progrès comparable dans les esprits et dans les cœurs.

274. La Moralité et la Guerre.


La guerre agit puissamment sur les facteurs de moralité et d’immoralité. Par les réactions qu’elle impose elle permet aussi de juger de leur force respective de résistance.

1. La guerre a provoqué une immense diminution de la moralité dans le monde. Moralité publique : déchaînement de la guerre ; violation des conventions internationales, sans aucune protestation des puissances neutres, frappées de peur ou d’indifférence et laissant tomber dans le néant les actes de la Haye, auxquels elles étaient partie. Moralité privée : Libération des purs instincts, violences, mensonges, cruautés, vols, viols. Il y a tout ce que l’on sait ; mais en outre, en bas, les millions d’actes odieux, inconnus ou étouffés ; en haut, les compromissions politiques, les trahisons, les faiblesses, les corruptions ! Comment la moralité, fruit tardif des civilisations pourrait-elle être renforcée quand s’écroule tout à coup, l’appareil qui la soutient et qui a péniblement été édifié en temps de paix. La guerre est comparable à la paralysie générale dans le corps humain. Là aussi, c’est la moralité dernière acquisition, un vernis, qui la première disparaît. Si nous devions entrer dans une période de guerre il est bien des vertus lentement acquises qui devraient disparaître. La loyauté, la droiture, l’humanité, le respect de la parole et des traités, c’est-à-dire toutes les formes de l’honneur, deviendraient des sources de faiblesse dans une lutte contre les peuples qui ne les respectent pas.

2. En regard de ce passif du bilan il y a bien un actif : l’héroïsme et le dévouement que fait naître la guerre. Ils sont certes admirables et jamais les sentiments de fraternité entre nationaux et de sacrifice à la patrie n’ont été plus grands et plus généraux. Mais ces sentiments sont faits de haine autant que de pitié. C’est la solidarité contre quelque chose et non pour quelque but. D’autre part, notre psychologie s’est modifiée profondément. La valeur de la vie humaine n’est plus ce qu’elle était avant la guerre. Le mépris de la mort croît à mesure que la mort se multiplie. La pâle divinité n’effarouche plus les hommes d’à présent. Le courage est devenu chez les soldats, un sentiment simple et presque facile. On meurt pour sa patrie, alors qu’il faudrait pouvoir vivre pour elle[266].

3. Le courage s’accompagne d’une indifférence inouïe. « Un grand nombre de soldats sont tombés front à l’ennemi, portés disparus sans que l’on se soit même préoccupé d’une suspension d’armes de quelques heures pour relever les blessés, pour procéder à l’inhumation des morts et identifier les victimes de la journée[267]. »

Comment exprimer l’étrange état psychologique du peuple allemand en ce moment ! La guerre a produit en lui un état d’insensibilité, on pourrait presque dire une narcose morale, dont son chancelier s’est fait l’interprète en proclamant au Reichstag « qu’il fallait abandonner désormais toute sentimentalité ».

4. Il semble donc qu’à cette heure nous ayons descendu un à un tous les degrés de l’abîme. De l’antre affreux s’échappent des gaz si méphitiques que les plus résolus ont un moment d’hésitation. Déjà des indices de réaction s’annoncent. C’est que ceux de l’arrière commencent à réfléchir, comme ceux du front doivent eux-mêmes le faire dans les tranchées. Une immense pitié morale s’élève dans le monde et se montre dans les œuvres. Non seulement elles se sont multipliées dans les pays belligérants, s’ingéniant à aller au-devant de toutes les misères et agissant en grand, mais on a vu intervenir les neutres eux-mêmes. (L’aide de la Hollande aux réfugiés belges ; les États-Unis alimentant la Belgique, Carnegie lui donnant 60 millions de secours ; l’aide moral aux prisonniers de guerre ; le gouvernement américain ramenant à ses frais en Italie les femmes et enfants serbes réfugiés en Albanie, etc.). Chez beaucoup aussi cette guerre a réveillé les problèmes moraux. Une vie publique immorale est devenue pour eux l’objet d’un profond dégoût. Ils se refusent plus longtemps à admettre que la guerre aura la conséquence d’arrêter, de décourager ou de désorganiser les tentatives publiques et privées de réformes sociales et morales, les efforts vers plus de justice sociale et internationale, vers plus de liberté réelle. Une vérité commence à illuminer les esprits : « Tuer un homme doit être un crime, que ce soit au coin d’une rue ou au fond d’une tranchée. » Si cette vérité élémentaire n’est enfin reconnue, nous retournons à la bestialité de l’âge du renne ou de la pierre éclatée. Pour la faire triompher on dirait que tous les bons se recherchent et veulent une sorte d’union morale, un accord pour répudier certaines doctrines abominables, pour résister contre les brutalités, contre le cynisme, le sceptisme, la dépravation, l’appétit brutal, et aussi contre le Molochisme de l’État, impuissant à assurer la sécurité mais suffisamment fort pour imposer à des millions le sacrifice de la boucherie !

275. Codification de la Morale universelle.

Les règles principales de la morale sont peu nombreuses. Le Décalogue en ses dix commandements les comprend presque toutes : respect de la personne physique et morale d’autrui, respect de ses biens.

La morale pour les peuples civilisés, pour tous ceux qui se sont formés à l’école du christianisme a avant tout pour objet de réaliser plus d’humanité, de libérer les hommes des servitudes qui les dominent, de les rendre plus aimants et plus fraternels sous l’empire de ces règles. Les actes les plus importants de la vie, sous toutes les latitudes, empruntent les formes extérieures d’une même civilisation. Mais dans notre société extrêmement variée et complexe, pleine de nouvelles formes d’activité, elles se sont incomplètement développées. Une triple tâche s’impose à l’heure présente : affirmer et exprimer à nouveau ces principes directeurs, en utilisant les données scientifiques récentes, mettre en lumière les fondements de ces principes, c’est-à-dire leur justification conforme au système général des idées régnantes (science, histoire, philosophie), préciser les applications en préceptes clairs et prévoyant les principaux cas de la vie courante. Les efforts devraient donc tendre à l’avenir à l’institution d’un Code de Morale universelle. La morale doit sortir du vague. Le droit ne peut imposer qu’un certain nombre de règles. La morale embrasse un autre champ. Les vérités sur lesquelles tous doivent être d’accord, les faits fondamentaux, qu’il faut admettre alors que leurs explications seraient susceptibles d’interprétations philosophiques ou religieuses divergentes, devraient être à la base de ce code. Son préambule devrait rappeler les grandes lois (naturelles, biologiques, hygiéniques, sociologiques, psychologiques, économiques, techniques), auxquelles est soumise la conduite humaine, c’est-à-dire celles qui apportent une sanction nécessaire, ou plus exactement des conséquences fatales à certains actes. Ce code tendrait à unifier la conduite et le principe d’appréciation de la conduite humaine.

On peut constater que la morale se développe d’une façon précise dans ce qu’on a nommé la déontologie professionnelle. Chaque profession en s’organisant est appelée à formuler des règles éthiques qui deviennent la base du droit, des pratiques et des coutumes. Ces règles déterminent l’idéal de l’honneur professionnel (par exemple chez les avocats, les médecins, etc.) Elles permettent d’apprécier des degrés dans la manière d’effectuer les actes, de distinguer entre la conduite « canaille », habile, correcte ou généreuse. Comme les relations internationales des professions tendent à unifier ces règles, elles constituent des bases positives, très solides, à la morale universelle, et le Code à établir trouverait en elles des matériaux sûrs. Il servirait d’autre part d’entrée en matière à toutes les déontologies particulières de portée générale.

En tête d’un tel code, et dominant toutes ses prescriptions spéciales, devrait figurer une règle universelle et internationale de conduite, une règle qui puisse être pratiquement acceptée par tous les peuples, par tous les âges, par toutes les classes sociales, par toutes les confessions et opinions philosophiques (catholique, protestant, juif, ethicistes et libre penseur). Semblable règle devrait être assez générale pour embrasser tous les cas, assez précise cependant pour être d’une véritable utilité. Elle devrait être induite des meilleures pratiques de l’heure actuelle et basée sur la science psychologique la plus sûre[268].

276. La morale dans les rapports internationaux.

1. Les politiques de tous les temps offrent le spectacle de dirigeants et de grands chefs éloignés de toute préoccupation morale. Alexandre se faisait passer pour Dieu ; Romulus tuait son frère ; César passait le Rubicon ; Auguste feignait d’abdiquer l’empire pour le posséder plus sûrement ; et, chez les modernes, Philippe le Bel, Ferdinand le catholique, Louis XI, les Borgia, les Médicis et jusqu’au généreux Henri IV qui acheta Paris pour une messe : ils ont tous employé les moyens pour réussir, tantôt l’astuce, tantôt le crime. Quant aux républiques, aux nations, elles aussi ont agi de même : la mauvaise foi des Romains ; la tyrannie soupçonneuse, cruelle, terrible de Venise ; les procédés de conquête mis en œuvre autrefois par l’Angleterre, le spectacle actuel de l’élite de l’Allemagne. À la vérité ce n’est là qu’un des volets du dyptique de l’histoire. Il en est aussi un autre, bien plus long, où sont inscrits les actes qui émanent d’une moralité réelle. C’est que toute coexistence durable entre les groupes comme entre les individus exige une morale commune qui fournisse des règles respectées de tous, des sanctions efficaces pour tous.

2. Trois doctrines sont en présence au sujet de la morale et de la politique : celle qui sépare entièrement l’une de l’autre (Machiavel : le Prince) ; celle qui absorbe la politique dans la morale, en donnant à l’État la fonction de réaliser la vertu (Platon : la République ; les lois) ; celle qui, tout en proclamant la politique autonome et chargée de poursuivre ses fins propres, subordonne son action au respect des lois morales.

3. Au moyen âge existait un idéal politique fondé sur l’autorité religieuse. Cet idéal tomba et dès le XVIe siècle était proclamé la souveraineté absolue des États. Machiavel, dans son ouvrage le Prince, se fait le théoricien de l’idée que l’État n’est pas justifiable de la conscience morale et ne doit reconnaître d’autres lois que son intérêt. Son œuvre était l’expression d’un temps et d’un milieu profondément corrompus. Au XVIIe siècle les Jésuites proclament une théorie d’après laquelle la valeur morale des actes n’est pas relative mais dépend des intentions des agents. C’était l’anarchie internationale conduisant à l’absolutisme d’une part, au machiavélisme d’autre part. Il n’y a entre les États ni droits, ni devoirs, ni obligations ; les règles internationales ne sont que des convenances d’intérêts, elles changent avec les intérêts ; un traité n’est qu’un procès-verbal constatant un état actuel des faits.

Au XIXe siècle l’absolutisme a été chassé de la politique intérieure par la révolte des peuples. Il s’est retranché dans la politique étrangère et les peuples l’y laissent vivre par ignorance, parce qu’ils n’en voient pas bien le danger. Cette guerre le rend visible. En général les États suppléent au défaut de la morale internationale par des habitudes de morale générale, ils respectent la paix et les traités par égard pour l’opinion publique, ou par un sentiment d’humanité qui les fait reculer devant l’horreur de la guerre. Mais la Prusse n’a pas de ces formules et on sait maintenant comment elle exploite sa souveraineté.

4. Y a-t-il une morale ou deux morales ? L’État est-il soumis à la morale des honnêtes gens ou la morale des États entre eux est-elle de nature apparente ? Et, dans l’affirmative, qu’elles sont ses lois, s’il en est d’autres que celles de son intérêt[269] ? La morale a pour but d’assurer le bonheur de l’humanité en lui apprenant à régler ses actions dans le sens de la plus grande utilité pour tous. Et si la morale a pour fondement la nécessité pratique d’une règle entre êtres de même espèce qui coexistent et sont capables d’intelligence et de vouloir, ce fondement est aussi celui de la morale entre nations. La politique n’est qu’une partie et une application de la morale (Novicow).

L’honnêteté, la bonne foi, en un mot la morale humaine doit être le principe de la politique extérieure aussi bien que celui de la législation interne. Dans la société des États comme dans celle des individus, celui qui tient à l’estime des autres détermine ses actes par la fidélité aux engagements qu’il a pris. Que ce chemin de l’honneur et de la probité soit rarement le plus court, mais qu’il demeure le plus sûr et devienne avec le temps le plus profitable, c’est ce que Tocqueville a déjà si bien montré en étudiant les rapports de la morale et de la politique. Et Durkheim de son côté ajoute : « Il y a des forces morales qui s’imposent également, quoique à un autre titre et d’une autre manière, aux peuples et aux individus. Il n’y a pas d’État qui soit assez puissant pour pouvoir gouverner éternellement contre des sujets et les contraindre par une pure coercition externe à subir ses volontés. Il n’y a pas d’État qui ne soit plongé dans le milieu le plus vaste formé par l’ensemble des autres États, c’est-à-dire qui ne fasse partie de la grande communauté humaine et qui n’en soit sujet à quelques égards. Il y a une conscience universelle et une opinion du monde à l’empire desquelles on ne peut pas plus se soustraire qu’à l’empire des lois physiques ; car ce sont des forces qui, quand elles sont froissées, réagissent contre ceux qui les offensent. Un État ne peut pas se maintenir quand il a l’humanité contre soi[270] ». Il n’y aura de rapports sûrs et stables entre les États que s’ils se reconnaissent tenus à agir selon la morale en même temps que liés entr’eux par un système de droit[271].

5. Il faut distinguer d’une part l’autorité morale des règles internationales, d’autre part les institutions positives de droit international. « Les pays neutres, dit Romain Rolland, auront pour premier devoir de provoquer la formation d’une Haute Cour morale, d’un tribunal de consciences, qui veille et qui prononce sur toutes les violations faites au droit des gens, d’où qu’elles viennent, est-ce là une simple figure de langage, ou une institution de cette nature serait-elle réellement possible et utile ? Il serait un peu puéril de s’y fier exclusivement pour s’opposer efficacement aux brutalités de la force ; mais pour renforcer d’autres institutions et donner satisfaction aux besoins de moralité et de justice des peuples, il y aurait un effort digne du temps présent de tenter l’établissement d’une telle institution. Ses membres pourraient être désignés par les soins des grandes associations internationales poursuivant des buts de morale. Une telle Haute Cour déciderait d’une manière indépendante de toute institution juridique internationale, mais en s’aidant des actes de celle-ci. Elle statuerait sur la moralité de la conduite des États, domaine bien plus strict que le droit positif ; elle contribuerait ainsi à définir les principes de cette moralité, elle dissiperait le vague et le doute dans bien des consciences, elle stigmatiserait les États immoraux devant l’opinion universelle[272].




28.
FACTEURS JURIDIQUES : LE DROIT INTERNATIONAL




Le droit constitue, avec la morale, la religion et la politique, l’un des grands systèmes lentement créés par l’intelligence et la volonté des hommes pour commander à l’activité humaine.

Le droit international n’est pas un rameau indépendant du vaste tronc du droit. Il y est solidement attaché et ne fait qu’un avec lui. Il y a donc lieu tout d’abord de se rendre compte de ce qu’est en soi le système juridique, sur quoi il se fonde et quelle réalité objective possède l’idée de justice. Le droit particulariste à ses origines s’est unifié de plus en plus ; il faut donc considérer sa tendance à l’universalisation et les étapes déjà parcourues dans cette voie. Cet examen conduit à celui du droit international privé, ensemble des règles pour aplanir les conflits entre les droits nationaux et qui, influencé lui-même par l’unification du droit, tend à l’assimilation de l’étranger au national dans la sphère des intérêts privés. Le droit international public, enfin, met en présence les problèmes les plus difficiles, soulevés par la guerre : l’existence de ce droit, sa codification, le respect dû aux traités, les infractions aux règles établies, les procédés d’adaptation du droit, et comme conclusion les principes sur lesquels devra être fondé le nouveau droit international.

281. Le Droit en général.

281.1. NOTIONS. — 1. Le droit est défini l’ensemble des lois et coutumes qui régissent un peuple. C’est tantôt la règle édictée par un pouvoir assez fort pour imposer sa volonté, tantôt la convention faite par deux personnes, capables d’en appeler à une force sociale d’exécution suffisante. D’une manière plus précise, le droit est la faculté de faire quelque chose, d’en jouir, d’en disposer, d’y prétendre, de l’exiger, soit que cette faculté résulte naturellement des rapports qui s’établissent entre les personnes, soit qu’on la tienne seulement du pacte social, des lois positives, des conventions particulières. Attribuant la première place tantôt à tel élément, tantôt à tel autre, on a donné du droit des définitions caractéristiques : « les lois, c’est la tutelle de l’élite sur la foule, l’inoculation de la sagesse aux insensés, la socialisation des anarchiques, l’éducation des cerveaux bruts, la lente transformation du sauvage en civilisé, la transfiguration graduelle de l’anthropoïde en homme » (Izoulet). « Le droit est le souverain du monde. Au-dessus de tout, il y a la justice, et la justice armée d’un glaive (Mirabeau)[273]. »

2. La conception du droit est basée sur son identification, en Allemagne avec la force, en Angleterre avec l’intérêt social, en France avec l’idéal (Fouillée).

3. Les deux termes du droit, comme de la morale et de la politique, sont l’homme et la société, l’individu et le groupe. Le principe de l’existence de l’individu est l’expansion de la vie ; le principe de l’existence de la société est la solidarité. Le droit doit s’efforcer de concilier ces deux principes, en se basant sur le fait que l’homme a besoin de la société et que la société n’a d’autre fin que l’homme.

4. L’évolution du droit franchit trois étapes : a) À l’origine le droit est vague, diffus, fragmentaire. La société a une organisation que caractérise l’usage plus que les ordres formels de la loi, et cette organisation spontanée est quasi inconsciente pour la plupart de ses membres. Chacun fait ce qu’il a toujours vu faire ou ce qu’on lui dit de faire. b) Plus tard, très tard, intervient le droit écrit, rédigé, codifié, c’est alors beaucoup moins pour innover que pour constater ce qui est. Il décrit le plan social existant, le consacre et n’intervient, peut-on dire, que pour régulariser les exceptions. Il suit donc la vie. c) Dans sa phase ultérieure, celle où nous sommes entrés, le droit précède la vie, décrit un plan social nouveau et intervient pour l’imposer à toute la société. Les hommes ont reconnu en lui un instrument pratique de progrès et ils le mettent au service de l’organisation.

Remarque importante cependant : si le droit est l’ensemble des règles qui servent à maintenir l’organisation sociale, ce n’est pas lui qui crée cette organisation. Celle-ci est indépendante du droit, antérieure à lui ou concomitante ; elle est l’œuvre coordonnée de toutes les sciences s’appliquant au progrès volontaire et aux réformes sociales.

281.2. LA FORCE ET LE DROIT. — La force primant le droit, ou au service du droit ; l’intangibilité des droits acquis ; la conformité nécessaire du droit positif au droit naturel ; la légitimité de l’insurrection contre le pouvoir ou contre la loi injustes ; l’évolution de la force vers le droit : ce sont là autant de formules jetées dans les discussions dont il importe de sonder le contenu et la valeur.

1. La force doit être la base du gouvernement, mais une force mise au service du droit. « La force est le soutien de tout, chaque être et chaque chose a la sienne propre. La force est donc la base essentielle du gouvernement. Elle est cérébrale, musculaire et économique. – La force est cérébrale lorsqu’elle se manifeste comme puissance : a) éducative, tendant à constituer la morale, vraie ou fausse, des fonctionnaires du gouvernement, et celle de tous les gouvernés, c’est-à-dire leur manière habituelle de penser et d’agir, et par conséquent l’usage habituel et discipliné de leurs forces ;b) persuasive, lorsqu’elle tend à obtenir l’obéissance des gouvernés ; c) insidieuse, lorsqu’elle tend à surprendre les gouvernés et à diminuer l’efficacité de leurs forces contraires. – La force est musculaire lorsqu’elle se manifeste comme puissance de coercition, offensive ou défensive, exercée avec la rigueur, le nombre et l’armement des gouvernants et de leurs fonctionnaires. — La force est économique lorsqu’elle se manifeste comme réserve de provisions vitales aptes à augmenter et à prolonger l’exercice des deux forces précédentes, cérébrale et musculaire[274] ».

2. La force humaine c’est la vie même qui s’extériorise, c’est-à-dire, la volonté de l’homme qui est mue par des désirs conscients. Dans le système juridique la force physique prend le nom de contrainte ou de sanction. C’est l’acte qui a pour but de forcer quelqu’un à donner ou à faire quelque chose (contrainte par saisie, contrainte par corps). « C’est par une action coercitive que l’État arrive à faire régner l’ordre. Il exerce une contrainte externe. Il commande et les particuliers obéissent.  L’obéissance est le premier des devoirs civiques. Faut-il que la contrainte ait un effet sur l’intérieur des consciences ? Elle peut se borner à n’obtenir que des actes, les faits matériels de l’obéissance. Des empires se sont maintenus pendant des siècles en qualité d’États puissants et hautement développés sans cet acquiescement intérieur. L’effroyable principe βια βια βιαςετατ (la force est contrainte par la force) domine toute l’histoire des États[275]. »

Cependant, plus la loi sera conforme à l’intérêt général, plus ses motifs apparaîtront clairement, plus elle obtiendra assentiment intérieur et réfléchi, plus aussi l’exécution des lois sera aisée, grandira l’impression de liberté parmi le peuple. Toute l’évolution de la loi dans les pays libres et démocratiques va dans ce sens. C’est la discipline volontaire opposée à l’obéissance mécanique.

3. Quand les gouvernements ne réalisent pas la justice il faut bien, à moins de se résigner, que les particuliers recourent eux-mêmes aux mesures énergiques, à la force.

Toutes les classes gouvernantes a) d’abord se contentent de sourire à la demande de concessions de droits plus équitables et d’une observation plus exacte de la justice, jusqu’à ce que les gouvernés, pour obtenir ces concessions et cette observation, emploient les discussions équitables (le premier moyen de résistance) nonobstant les défenses humiliantes et les restrictions qu’on leur oppose ; b) puis les classes gouvernantes ont recours à la répression, en versant le sang, au fur et à mesure que les moyens successifs de résistance sont employés avec plus de force et de hardiesse ; c) vaincues, elles concèdent finalement les droits réclamés. Et en cédant elles feignent toujours de n’avoir pas souri d’abord, réprouvent la grossièreté des violences, osent dire sournoisement qu’avec des procédés aimables il y aurait un moyen de s’entendre. Mais peu de temps après elles recommencent à sourire des nouvelles réclamations en faveur de concessions d’autres droits équitables et de l’observation de la justice ; à réprimer, en versant le sang, les réclamants au fur et à mesure que ceux-ci emploient les moyens énergiques ; et finalement aboutissent encore à céder. Toute l’histoire humaine enseigne cela au petit nombre de ceux qui ne sont pas intéressés à l’interpréter faussement[276].

4. Le droit du plus fort est le pouvoir oppressif que donne la force. Le mot droit est ici abusif, car il n’y a plus de droit là où il n’est tenu compte que de la force, mais simplement proclamation de la volonté du plus fort. La fable du loup et de l’agneau, racontée par Phèdre avant La Fontaine, est l’apologue d’une loi sociologique : « La raison du plus fort est toujours la meilleure. » L’apologie de la force a été reprise par les Allemands d’aujourd’hui. « L’idée d’extension, de puissance, donnera à chacun le degré de puissance qui lui revient », écrivit von Bernhardi. Bismarck avait dit avant lui : « Là où la puissance de la Prusse est en question, je ne connais pas de loi. » On attribue aussi au Chancelier de fer la célèbre expression : « La force prime le droit. » Napoléon, lui, a écrit dans ses mémoires : « Ce que j’admire le plus dans ce monde, c’est l’impuissance de la force matérielle. À la longue le sabre est vaincu par l’idée. »

281.3. « ÉVOLUTION DE LA FORCE BRUTALE ». – Le Droit est l’opposé de la Force. À mesure que croît l’influence de l’un devra décroître celle de l’autre. Il fut une époque où la guerre était incessante entre la montagne et la plaine, le fleuve et la mer, la ville et sa voisine. Les peuples civilisés ont passé par une phase prolongée où la guerre et la conquête étaient l’un des principaux agents du développement de la cohésion et de la croissance des sociétés, de la solidarité et de la discipline civique. La guerre fut donc en son temps un facteur considérable d’ordre et de progrès. Nos sociétés ont dépassé maintenant ce stade de civilisation. Malgré certaines apparences, malgré quelques régressions jusqu’ici localisées et temporaires, l’histoire montre le déclin progressif de la guerre. Le champ de la sociabilité humaine s’étend et l’industrie, le travail, l’échange, grandissent comme modes essentiels de l’activité des peuples, et cela aux dépens de l’activité militaire qui décroît. La guerre d’ailleurs n’est plus que le fait des États et non des groupes qui le composent, encore moins des individus.

Dans le passé l’ordre juridique progresse parallèlement à la culture intellectuelle et à la coopération économique. Il passe d’un état où la procédure alterne avec la violence à un état de droit rudimentaire où sous l’égide de croyances religieuses, prévaut un mélange de règles civiles et de règles pénales. Ensuite le Droit pénal, le Droit civil et la procédure se différencient tout en devenant chacun homogène dans des cercles sociaux de plus en plus étendus. Puis on entre dans un âge nouveau, où le Droit constitutionnel vient pacifier les rapports des partis, des sectes religieuses, des classes. C’est un nouveau recul de la violence. Avec l’ère des discussions politiques au sein d’assemblées représentatives prend fin le régime des secrets d’État, si indispensables au succès de la politique guerrière.

L’inauguration de la discussion publique des questions de politique internationale rend inévitable un nouveau progrès du droit, celui qui doit doter la société des nations de la procédure et du droit public qui la pacifieront à son tour [277].

Telle est l’induction tirée du passé. On lui adresse la critique qu’elle schématise à l’excès l’histoire du droit et que la société des nations, qui en est encore à la phase d’incohérence économique (coopération économique internationale intermittente, précaire, partielle), devra passer elle-même par toutes les phases très longues par où a passé la société nationale. Cette critique ne tient pas compte de la loi d’accélération qui agit dans l’évolution sociale, comme dans l’ontogénie des êtres vivants. Les études de sociologie juridique au contraire nous autorisent à concevoir une transformation rapide des rapports internationaux, analogue à celle qui, au début de l’histoire des cités helléniques, a modifié les rapports des gentes, puis ceux des cités qui a fait apparaître les grands États nationaux ; qui plus tard encore a modifié les rapports des sectes et des factions et fait surgir le droit constitutionnel moderne. « À la vérité la force physique n’est qu’un facteur des choses humaines, des choses sociales. Une place doit lui être faite dans l’organisation des sociétés ; conséquemment dans celle de la société des nations. Maintenue à cette place la force physique devient une cause d’ordre, de progrès, de bonheur ; livrée à son arbitraire, non équilibrée par d’autres forces, elle conduit aujourd’hui à la destruction, au malheur, à la souffrance[278]. »

282. L’unification du droit et la loi universelle.

1. Nombreuses à travers l’histoire ont été les étapes vers l’unification du droit : celle qui se produisit du droit romain, lequel est encore en usage, comme droit supplétoire, dans beaucoup de pays, l’unification apportée par le Droit canon, qui eut un retentissement sur toutes les branches du Droit civil[279].

Ainsi le droit pourra résoudre, au profit des temps actuels, un problème d’élargissement qui n’est pas sans analogie avec celui qui s’imposa à Rome, au lendemain de ses conquêtes en Afrique, dans les Gaules, en Asie. Toutes ses institutions, son droit public, son droit privé, l’activité de ses concitoyens eurent alors à s’adapter aux conditions créées par cette fortune subite. Et l’adaptation se fit en élargissant toutes les conventions primitives jusqu’à nous offrir, quelques siècles plus tard, le monument jamais égalé du Jus Romanum. Ainsi les peuples modernes, façonnés par les conditions de la vie internationale, aspirent à une égale transformation de leurs lois dans le sens de l’unification.

2. L’unification universelle du droit est favorisée par l’unification qui est réalisée par groupes de pays. Moins nombreux, en effet, sont les systèmes de législation et plus facile paraît devoir être l’unification générale du droit. Ainsi le Code civil en France a unifié les coutumes provinciales. Le Code civil en Allemagne a unifié le droit des nombreux États germaniques. En Suisse, le Code unique des obligations est le premier stade dans une voie d’unification des divers départements du droit. Des conférences panaméricaines ont travaillé aussi à l’unification du droit, et des efforts ont été faits en certaines matières pour réaliser une législation scandinave unifiée.

3. Il existe de nos jours quelques grands types généraux de législation : le type français, le type allemand, le type anglais. Des types secondaires en sont dérivés ou inspirés. La législation belge, par exemple, se rattache au type français ; de même les codes italien et espagnol. Les pays scandinaves se rapportent au type allemand. Les pays anglo-saxons (colonies anglaises, Canada, Australie, Afrique du Sud, Indes et États-Unis d’Amérique) se rapprochent du type anglais.

4. L’unification du droit peut être obtenue par simple action concordante, quoique non solidaire, de la législature de divers pays. L’action des doctrines scientifiques et de l’opinion sont puissantes en ce sens ; celle de la coutume et du passé historique ne l’est pas moins. Le droit civil, le droit commercial, le droit maritime, le droit pénal ont de nombreuses parties analogues, parfois identiques dans plusieurs pays. De telles unifications ont été jusqu’ici exclusivement le résultat de la volonté législative unilatérale des États.

5. On a proposé de charger une institution internationale du soin de publier toutes les lois déjà votées dans des termes similaires en tous les pays du monde ; par cette promulgation elles deviendraient des lois universelles.

6. Les associations internationales sont intervenues de trois manières dans la réglementation et la législation internationale, et ont contribué ainsi à l’unification du droit :

a) En étudiant des règlements collectifs, obligatoires pour toutes les associations affiliées et pour leurs membres (codification des usages existants ou institutions d’usages nouveaux).

b) En élaborant des contrats internationaux-types destinés à régler les relations privées entre particuliers ou groupes des divers pays. Ces contrats sont rédigés de manière à n’aller à l’encontre des dispositions d’aucune législation nationale et réalisent ainsi un maximum d’unification internationale sans l’intervention des États. Les parties intéressées ont la faculté de déclarer dans leurs accords privés qu’elles se réfèrent à ces contrats-types.

c) En élaborant des projets de convention internationale à intervenir entre les États et en donnant à certaines mesures et réformes les sanctions de la puissance publique.

Les associations internationales ont demandé que des simplifications et des accélérations soient introduites dans la procédure d’élaboration des conventions internationales et qu’un organe soit créé auquel puissent être transmis leurs vœux et leurs projets[280].

283. Droit international privé.

283.1. NOTIONS GÉNÉRALES. – Avant la guerre, l’obstacle du droit entre nations paraissait vaincu. En dehors de quelques contrées, mises pour ce fait même au ban des nations, il n’y avait pratiquement plus « d’étrangers ». Chaque homme, qu’il voyageât ou qu’il résidât, était certain d’un minimum de plus en plus grand de protection légale. Cette situation était appelée à se généraliser et à se consolider.

1. Le droit international privé est défini actuellement l’ensemble des règles applicables à la solution des conflits qui peuvent surgir entre deux souverainetés, à l’occasion de leurs lois privées respectives ou des intérêts privés de leurs nationaux (A. Weiss)[281].

2. Le droit privé international est de formation assez récente. Il suppose en effet entre les peuples des rapports fréquents, des relations de tous genres, une vie internationale qui n’existait pas pour ainsi dire avant la révolution française[282]. Citons quelques exemples. – À Byzance la défiance était grande pour l’étranger. Les marchands étrangers obtenaient des privilèges, mais ils les payaient au prix de toute liberté d’action. Confinés dans des quartiers déterminés des villes ils se voyaient soumis à d’innombrables mesures de police et traités constamment en suspects. Leurs acquisitions étaient limitées, ils ne pouvaient acheter que certaines marchandises, ils ne pouvaient dépasser un chiffre fixé. Les agents de l’autorité surveillaient, examinaient. Comme sanction de leurs ordres et de leurs défenses, ils accordaient ou refusaient l’estampille impériale qui était exigée pour l’exportation[283]. – Les Chinois, eux s’appelaient les Fils du Ciel. Ils donnaient à leur pays le nom de « Fleur du milieu », « Céleste empire ». Quant aux nations voisines, au nombre de quatre, ils les désignaient : « Les Porcs », « les Démons », « les Sauvages », « les Chiens ». Les étrangers étaient à ce point considérés comme leurs inférieurs qu’ils les appelaient : sourds, muets, bredouilleurs, malpropres, idiots, monstres immondes. Au commencement de la conquête de l’Amérique, les Espagnols consentaient à peine à reconnaître les Américains pour des hommes. Ils les chassèrent de leurs possessions et en firent des esclaves. – Le droit d’aubaine, appropriation de la succession de l’étranger, a longtemps existé. Il est d’origine féodale. En l’abolissant, la Constituante le déclara « contraire aux principes d’humanité qui doivent lier tous les hommes, quels que soient leur pays et leur gouvernement. La France libre doit ouvrir son sein à tous les peuples de la terre en les invitant à jouir des droits sacrés de l’humanité ».

3. Aujourd’hui les droits des étrangers ont leur source soit dans des lois nationales, soit dans des traités internationaux. Ainsi, en Argentine, la constitution de 1853 déclare que tout étranger habitant le territoire jouit de la plénitude des droits civils. – En Belgique, la constitution déclare, en son article 128, que tout étranger qui se trouve dans le territoire de la Belgique jouit de la protection accordée aux personnes et aux biens, sauf les exceptions établies par la loi. La règle est d’ordre public et les incapacités civiles qui frappent les étrangers dans d’autres pays, par exemple celles qui pourraient atteindre certains Belges en Russie, ne sont pas applicables par réciprocité à des étrangers en Belgique, par exemple à certains Russes. En matière de droit privé l’assimilation est absolue. Peu de lois établissent en Belgique des différences entre les étrangers et nationaux, sauf au point de vue politique et administratif où leur incapacité est la règle (Constitution 4, 6, etc.). De nombreux traités spéciaux garantissent déjà dans une certaine mesure la propriété foncière et mobilière des étrangers, leur propriété littéraire et artistique, les brevets. Des stipulations particulières dans des conventions entre deux pays ont fait de même. Ainsi le protocole du 9 juin 1868, réglant les droits des Français en Turquie, stipule que la loi qui accorde aux étrangers le droit de propriété immobilière ne porte aucune atteinte aux immunités consacrées par les traités et qui continueront à couvrir la personne et les biens meubles des étrangers devenus propriétaires d’immeubles. L’article 2 du traité de 1898 mettant fin à la guerre hispano-américaine porte que « les Espagnols résidant dans les territoires sur lesquels l’Espagne, par le présent traité, cède ou abandonne sa souveraineté seront admis, en matière civile aussi bien que criminelle, à la juridiction des Tribunaux du pays où ils résident, conformément aux lois ordinaires régissant celui-ci, et ils auront le droit de comparaître devant ces tribunaux et de suivre la même procédure que les citoyens du pays auxquels les tribunaux appartiennent. »

233.2. PRINCIPES EN PRÉSENCE. — Deux principes sont en présence en matière de droits des étrangers et de conflits entre nationaux de plusieurs pays : le principe de la nationalité et le principe du domicile. Dans l’élaboration des conventions de la Haye relatives au droit international, les États ont marqué leur préférence tantôt pour l’un, tantôt pour l’autre de ces principes. Ils incluent, l’un la tendance à respecter le principe des nationalités, en accentuant l’idée qu’un État conserve juridiction sur ses nationaux où qu’ils se trouvent ; l’autre, le principe que la juridiction de l’État s’étend sur tout ce qui est dans son territoire, hommes et choses ; que les lois de police et de sûreté obligent tous ceux qui habitent le territoire. Cependant, une troisième idée se dégage peu à peu des faits. C’est qu’il y a des hiérarchies d’autorités, de lois, et non seulement de simples juxtapositions. Dans un même pays, par exemple, règlements communaux et impôts communaux frappent indistinctement quiconque habite la commune. Celle-ci est donc une autorité locale dans la pleine acception du mot ; elle régit une circonscription, et tout ce qui s’y trouve est placé, au point de vue communal, sur un pied de parfaite égalité. Dans la législation des États fédéralisés il a fallu établir tout un système de droits de cette nature. Ainsi, en Suisse, on a établi toute une théorie pour les délits de presse en distinguant le for intercantonal et le for ambulant. Au dessus du droit local, cantonal et national il y aurait un droit individuel supernational, le même partout, au lieu d’un droit dérivant de la loi nationale en conflit avec une autre loi nationale.

Aujourd’hui la différence qui existe entre l’étranger et le ressortissant de l’État, en ce qui concerne le droit privé, a été diversement résolue d’après les pays. Ici aucune distinction n’est faite, l’assimilation est complète ; ailleurs, la réciprocité est exigée, diplomatique et résultant de traités ou législative et de fait ; ailleurs encore, point de principes fixes nettement définis, ou bien des restrictions nombreuses au principe[284].

Il faut trancher dans le sens de la liberté la question encore si controversée du droit des étrangers. Écartant le principe, toujours sujet à discussion, de la réciprocité, il faut faire à chaque État une obligation de reconnaître en tout homme un sujet universel de droits civils, avec faculté de réserver aux nationaux seulement les droits politiques. L’homme doit être tenu pour « personne internationale » et il doit être investi de droits fondamentaux, abstraction faite de sa qualité de national d’un pays. Ainsi seraient étendus aux habitants de tous les pays les avantages de l’indigénat commun, que des constitutions nationales se sont efforcées d’établir entre habitants d’un même pays. [Cf. Constitution allemande, art. 3 ; Constitution autrichienne, art. 1.]

En ce qui concerne les manières de réaliser le droit international privé il existe soit la convention internationale, soit la loi uniforme adoptée par accord des États.

283.3. CODIFICATION. — La codification du droit international privé a été commencée en Amérique du Sud à l’initiative du Congrès de Montevidéo (1889) et du Congrès panaméricain. En Europe elle s’est poursuivie par la Conférence du droit international privé de La Haye. Sont actuellement codifiées, en matière civile, les relations du mariage, du divorce, de la tutelle ; en matière commerciale, la lettre de change ; en matière maritime, les connaissements, l’abordage, l’assistance ; en matière de droit intellectuel, la propriété artistique et littéraire, ainsi que la propriété industrielle.

Il faut poursuivre toute cette œuvre. En particulier, tout ce qui concerne la nationalité, l’extradition, l’exécution judiciaire internationale est urgente. Il doit surtout être mis fin à la désharmonie qui règne aujourd’hui entre la vie des hommes devenue internationale, et le droit privé demeuré national. Par toutes les branches de son activité, surtout par le commerce, l’homme entre en relations juridiques avec l’univers entier. Il a partout des biens matériels, des créances, des dettes ; il entre dans des sociétés ; il engage ses services et ses capitaux ; mais à chaque instant sa qualité d’étranger, aux yeux de la loi, vient mettre entrave à son action et le prive des protections nécessaires. Le droit international privé doit donc se transformer en un droit réglementant la société économique universelle des individus et il doit embrasser à la fois l’individu et les associations qu’il forme, en dehors des organismes politiques, lesquels sont du domaine du droit international public.

284. Le Droit International public.

298.1. NOTIONS GÉNÉRALES. — 1. Le droit international public, ou droit des gens, est l’ensemble des règles qui déterminent les droits et les devoirs respectifs des États dans leurs relations mutuelles. Le terme « droit diplomatique » est réservé à l’ensemble des rapports qui s’établissent entre nations par suite de contrats formels.

Le droit international est la clef de voûte de toutes les relations régulières entre les États. Sa notion suppose le concours des trois éléments suivants : a) La coexistence de plusieurs États autonomes ; b) Des faits de relations extérieures réglés et permanents entre les États autonomes ; c) La volonté de ces États de se reconnaître mutuellement comme sujets de droit dans les limites de leur communauté (Holtzendorff, Bonfils).

2. On peut ramener à quatre les principes fondamentaux du droit international dégagés par Grotius, élucidés ensuite par Wolff, Burlamaqui, Wattel et Kant. a) Il existe une loi universelle qui s’impose à tous les êtres raisonnables, sans distinction de nationalité et de civilisation ; b) La puissance inégale que les hommes acquièrent quand ils se groupent en États ne dispense jamais les membres des États puissants des obligations de la loi morale, notamment du respect de la personnalité humaine ; c) Dans leur politique extérieure, les États sont soumis à la morale comme les individus qui la composent ; d) La guerre n’est qu’un moyen extérieur de résoudre les litiges pour lesquels les États souverains ne peuvent reconnaître de juge.

Le mouvement du droit international rappelle le mouvement poursuivi par les juristes de l’Ancien régime qui, en s’appuyant sur l’autorité du droit romain, ont constamment travaillé à limiter le pouvoir souverain de la royauté. Les juristes du droit international, en s’appuyant sur le droit interne, ont cherché à limiter le droit absolu des États.

3. Le droit public international est devenu mondial, à l’exemple de la politique de la plupart des États européens qui, jadis restreinte à l’Europe et au domaine colonial, embrasse maintenant toutes les parties de l’Univers. Les dernières grandes réunions internationales, les Conférences de la paix, ont groupé à côté des puissances européennes les États américains et les grandes nations asiatiques[285].

4. Les traités, la coutume et la raison, sont les sources du droit international.

Les traités en se multipliant ont embrassé la plupart des relations extérieures des États et formé le corps déjà vaste du droit international. Les juristes ont généralisé les faits particuliers, en ont dégagé des principes et les ont ordonnés en système. Les traités internationaux sont innombrables ; les grands recueils de traités comprennent des séries et des volumes. Pour un seul pays, la Hollande par exemple, il a été publié un « Recueil de traités et conventions conclus par le Royaume des Pays-Bas avec les puissances étrangères, depuis 1813 jusqu’à nos jours, en 17 volumes (Lageman-Breukelman). Les collections de traités des États sont fort nombreuses. Pour s’y retrouver MM. Tetot et Ribe ont publié des Répertoires de traités (1866, 1875, 1895). On a demandé que les États s’entendent pour publier d’une façon ininterrompue et méthodique les Actes internationaux dont la connaissance est indispensable. À ce sujet, l’Institut de Droit international a élaboré en 1892 un projet d’union et une conférence diplomatique s’est réunie à Berne sans avoir encore abouti.

5. Le droit international a reçu une organisation scientifique très développée. Il a une littérature considérable, ancienne, et à laquelle des juristes de toutes nationalités ont coopéré[286]. Il possède de grandes revues et des chaires dans toutes les universités. Une académie internationale destinée à son enseignement a été instituée par la dotation Carnegie et sera installée dans le palais de la Paix à La Haye. On y a déjà fondé une bibliothèque centrale, autre don de Carnegie. À côté des sociétés nationales d’études travaillent deux organismes internationaux : l’Institut de droit international et l’Association de droit international fondés tous deux en 1875. Leur rôle a été actif et considérable. Il pourra l’être de plus en plus dans l’avenir en reprenant l’étude de tous les projets de loi et conventions élaborés par les groupes qui visent l’action pratique plutôt que la formule juridique, et en leur faisant subir toutes les transformations exigées par la technique du droit. C’est là une action préparatoire, scientifique et libre, analogue à celle que devra remplir officiellement une institution à créer, un Conseil d’État international aux côtés d’un Parlement international. Au cours même de la guerre a été créé un Institut américain de droit international, en vue d’unifier les vues de la politique et les principes fondamentaux des relations réciproques des pays américains. On a mis en avant à cette fin une fédération universitaire de ces pays. Cet institut a élaboré une Déclaration des droits des États.

284.2. RESPECT DES TRAITÉS. — 1. La paix et l’ordre ne peuvent reposer que sur la sainteté des contrats, sur l’obligation de respecter le principe des traités internationaux librement consentis et légalement ratifiés. Le contrat est l’aboutissement de la civilisation (Summer Maine).

2. Au début de la guerre l’Allemagne a violé avec préméditation la neutralité de la Belgique, solennellement garantie par elle, conjointement avec la France, l’Angleterre, la Russie et l’Autriche. Dans un discours célèbre le Chancelier de l’empire a cyniquement déclaré que l’Allemagne allait opérer cette violation et son Ministre des affaires étrangères a qualifié le traité de neutralité de « chiffon de papier ». L’émotion causée dans tous les pays par ces faits a été formidable. Du jour au lendemain l’Allemagne et son alliée l’Autriche se sont trouvées moralement isolées dans le monde ; l’Angleterre est intervenue. C’est que, pour toutes les nations du monde, si l’on excepte les empires centraux, l’espoir du genre humain en un lent progrès vers la paix internationale a pour base le respect des engagements entre nations. « Treatiees are the currency of international statemanship. — Les traités sont les lettres de change des États » a dit Lloyd Georges.

L’Allemagne a cherché, non pas à excuser son acte, mais à l’expliquer comme tout à fait normal et cela a aggravé considérablement son cas, car derrière le fait sont apparus la doctrine et le système. Le professeur Kohler, de Berlin, notamment, s’est fait le défenseur de l’acte allemand à l’égard de la Belgique dans une brochure : « Not kennt kein Gebot » (nécessité ne connaît point de loi). Il s’y exprime de la manière déconcertante et brutale que voici : « Vis-à-vis de la Belgique l’Allemagne se trouvait pouvoir invoquer le droit de nécessité. Au nom de ce droit, elle pouvait traverser la Belgique. Tout ce qui avait été convenu auparavant ne valait point contre cette nécessité. Ce droit de nécessité était d’autant plus évident qu’il ne s’agissait pas pour l’Allemagne d’anéantir la Belgique mais seulement d’obtenir d’elle le passage, c’est-à-dire une diminution presque insignifiante de sa puissance territoriale. En violant la Belgique, l’Allemagne a exercé son droit de nécessité et a rempli un devoir sacré envers elle-même et aussi envers la civilisation. Elle a sauvé son existence. La Belgique elle-même est responsable de sa destinée. » Et le professeur Harnack surenchérissant de son côté a dit : « Il y a un droit de nécessité qui brise le fer, encore bien plus un contrat. » Harden écrivait peu après (Zukunft, 29 juillet 1915) : « L’arrogance hostile des puissances occidentales nous délie de toutes les obligations contractuelles, nous fait échapper à toutes les geoles verbales. » Il est vrai que la confiance dans les accords internationaux avaient été largement détruite déjà en Allemagne par les procédés et les déclarations de Bismarck.

Nous sommes donc bien en présence d’un système affirmant que dans les affaires humaines des nations il n’y a pas de code de droit, que la force seule est la preuve et la mesure du droit ; et cela est particulièrement grave, car toute la vie internationale repose sur les traités. Ceux-ci sont des promesses. Si les promesses n’ont pas de valeur venant des États, il faudra désormais « traiter comptant ». C’est déjà ce que certains ont fait entendre parmi les alliés en disant qu’ils ne feront pas de traité de paix, mais imposeront la paix avec garanties réelles pour son maintien. De là la prolongation de cette guerre. C’est pour cela aussi que d’autres déclarent qu’il n’est plus possible de traiter avec le gouvernement de l’Allemagne qui pratique de telles théories, et qu’il faut poursuivre la destruction de son gouvernement[287].

3. L’histoire de cette guerre démontre l’urgente nécessité de réorganiser les relations internationales à partir de leur fondement. Or, aucune organisation ne peut se concevoir en dehors de liens de droit entre les nations, et par conséquent en dehors des traités. Le principe fondamental est donc le respect inconditionnel dû aux traités ; le principe Pacta sunt servanda opposé à la doctrine de la nécessité (Notrecht) et à celle de la relativité des contrats[288]. Cette dernière doctrine vicie par la base même tout le droit actuel. Voici comment les maîtres de la science l’exposent. « Il y a dans tout traité qualifié de perpétuel une clause tacite en vertu de laquelle les parties ne sont censées s’être liées que pour le temps où seront encore existants les intérêts et les motifs essentiels qui ont déterminé leur consentement, en sorte que l’accord reste seulement obligatoire tant que les circonstances dans lesquels il a été conclu ne se modifient pas d’une manière absolue. C’est la clause : rebus sic stantibus qui domine nécessairement l’ensemble des stipulations internationales et les dominera toujours, parce que les pouvoirs publics internes, gardiens et dépositaires des intérêts nationaux, ne peuvent contracter des obligations qui lieraient indéfiniment les générations futures. Ces stipulations ont donc des limites, par la force même des choses : le maintien des grandes lignes de l’état social existant lors de leurs conclusions. Le salut de l’État est leur loi suprême et aucune des nations ne consentirait à continuer l’accomplissement d’une obligation qui risquerait de compromettre des intérêts essentiels »[289].

Pareille doctrine est profondément immorale et impolitique. Elle revient à dire que les contrats n’ont de valeur que pour autant que l’on croit profitable de les observer. En droit privé cela s’appelle la clause potestative qui nullifie radicalement les conventions. Il faut se hâter de réformer cela. D’ailleurs, il est irrationnel, dangereux et antijuridique de passer des conventions internationales « ad æternum », c’est-à-dire « sans terme ». Ces conventions doivent, comme tous les contrats, être faites pour une durée déterminée et renouvelable. Elles auront ainsi une signification plus nette, comporteront un engagement plus formel et faciliteront l’adaptation constante du droit[290].

284.3. LES INFRACTIONS AU DROIT DES GENS. — La violation des droits de la Belgique et du Luxembourg n’a pas été la seule pendant la guerre. Il y a eu violation des conventions de La Haye qui interdisent les peines collectives, les bombardements des villes ouvertes, sans avertissement préalable et d’œuvres d’art sans nécessité stratégique, l’emploi de gaz asphyxiants, la mise à mort des blessés, la destruction de passagers innocents des navires de commerce, le pillage des territoires envahis, le viol des femmes, les contributions de guerre, l’astreinte des civils au travail au profit de l’ennemi, etc., etc. L’Allemagne pour se défendre a osé alléguer que les Conventions de La Haye n’ayant pas été signées par la Turquie et le Monténégro, n’avaient pas d’existence pour elle ! À défaut même de ces conventions n’y aurait-il pas eu les conventions antérieures, et même le droit naturel et la simple humanité ! À la vérité, si les Allemands n’avaient pas accumulé cruautés, barbaries et destruction de monuments, qui les ont déshonorés, leur situation militaire aurait été exactement la même et leur situation morale beaucoup meilleure. Mais déjà leur Manuel des usages de guerre, plein d’une inspiration féroce, avait indiqué ce qui allait être fait et comment ils entendaient systématiser la terrorisation[291].

6. La conscience juridique universelle a été meurtrie par tous les faits anti-juridiques de cette guerre, scandalisée, foulée aux pieds ; elle s’est révoltée et un tollé s’est élevé dans le monde contre ces abominations.

Aussi d’un mal naîtra un bien. L’opinion publique mondiale puisera dans les événements des éléments de force, d’unité et d’extension et après la guerre elle voudra des actes de réaction, non pas la suppression mais le renforcement du droit international. C’est à tort que l’on crie à la faillite du droit international. Les protestations provoquées par les événements suffiraient à elles seules à sauver le droit. On ne saurait conclure à la faillite du droit pénal parce qu’il y a des criminels qui le méconnaissent. On ne peut conclure à celle du droit international parce que 20 à 30 %, de ce droit est tombé en caducité. Au cours de cette guerre les belligérants eux-mêmes ont fait acte de reconnaissance du droit international à l’égard des neutres. L’Allemagne a fait des excuses répétées à la Hollande, à la Suisse et à la Suède pour navires torpillés et bombardement d’avions. La France a renvoyé en Suisse un aviateur prisonnier qui s’était évadé malgré sa parole. L’Allemagne a proposé aux États-Unis de faire trancher le cas de l’Hespérian par la Cour d’arbitrage. L’Angleterre a proposé à l’Allemagne un conseil d’enquête sur les attaques respectives de sous-marins. Les belligérants ont aussi tous publié des livres officiels relatant et dénonçant les infractions aux droits des gens constatées par les commissions officielles qu’ils ont nommées[292]. C’est donc qu’ils entendent se réclamer du droit international. À la vérité, de tous ces faits c’est une conclusion toute autre qui s’impose. Puisqu’il est impossible d’humaniser la guerre, il faut organiser son abolition pure et simple. Et cela est urgent si l’on veut écarter une future extermination des êtres humains.

285. L’Adaptation du Droit international.

1. Nécessité de l’adaptation. — Le droit est en constante évolution comme la réalité sociale à laquelle il s’applique. Quand il se crée dans la loi, la convention, ou le premier acte qui deviendra l’usage, il est l’expression d’un équilibre des forces en présence. Mais à peine existe-t-il que l’état des forces est déjà modifié, soit que la réalité matérielle (circonstances de fait, intérêts, utilité) n’est plus la même, soit que la réalité intellectuelle (aspirations, désirs, concepts) ait changé. L’équilibre qu’il consacre étant ainsi constamment rompu, il importe que le droit aussi puisse subir les modifications corrélatives.

Ses règles sinon se videraient de signification ou seraient contraires à l’utilité, à l’intérêt général.

À notre époque de vie intense et de changements rapides, le droit, pour être vraiment complet, ne doit pas seulement organiser un système d’injonctions et de défenses, de preuves et de sanctions, il doit posséder aussi le mécanisme nécessaire à son évolution et à son adaptation. Il faut éviter ainsi que la force arbitraire se mette au service de fins égoïstes pour briser les injustices et l’arriérisme qui se réclament des droits acquis et du statu-quo[293]. On ne peut vouloir que « le progrès humain reste cristallisé, que la vie avec ses vieilles mesquineries et ses iniquités s’écoule tristement jour par jour, suffoquée sous le sombre et large manteau d’un nombre infini de chicaneurs » (Humano).

2. Nature des conflits politiques. — L’adaptation du droit international est non moins impérieuse que celle du droit national. C’est une grave erreur, en effet, d’assimiler les conflits politiques aux procès des particuliers qui se terminent en justice. Ils sont comparables seulement aux luttes politiques et sociales, puisqu’ils sont en partie le résultat de la croissance des nations. Il ne s’agit donc pas d’appliquer les lois existantes, mais de modifier le droit lui-même, d’abolir des droits défavorables en vigueur et de créer des droits favorables nouveaux. Puisque la société des nations est une chose vivante, l’ordre international doit changer de temps en temps. Ces changements s’accompagnent d’antagonismes entre ceux qui veulent le maintien du passé et ceux qui veulent le modifier. Jusqu’ici les grands changements, qu’ils soient des progrès ou des retours en arrière, ont été accompagnés de grandes guerres. Et l’on peut se demander si ce sont les guerres qui ont causé les transformations, ou si les transformations ont amené les guerres, de toute manière les changements jusqu’ici ont été inséparablement liés aux guerres. Dès lors tout le problème de l’heure présente revient à savoir si à l’avenir les grandes transformations internationales pourront s’opérer par le jeu normal d’institutions appropriées et si des changements « constitutionnels » peuvent être apportés à la société internationale sans révolution sanglante[294].

3. Appropriation des territoires. — La répartition actuelle des territoires entre les États correspond à ce que l’ont faite les vicissitudes de l’histoire et le hasard des conquêtes dans le passé. L’immémorialité, la prescription, l’usucapion ont créé le droit : beati possidentes. Cela sera-t-il pour toute l’éternité ce que c’est ? Si la réponse est non, — ce qu’elle doit être, et que l’on veuille éviter les actes de violence, quels processus nouveaux imaginer pour atteindre à la source même beaucoup de conflits ?

Les territoires valent par leur richesse. Or, deux sortes de richesses sont à considérer : les unes naturelles, les autres nées d’efforts humains. a) Les richesses naturelles sont inégalement réparties de par la terre. Le globe n’a pas été soumis dans sa constitution à des causes dont la finalité serait les hommes ; encore moins les hommes tels qu’ils se trouvent être groupés en nations et en États en l’an de grâce tel ou tel. Il n’y a aucune corrélation harmonique et préétablie entre la vie de l’univers physique et celle des petits microcosmes conscients que sont les hommes. Ici la matière minérale, charbon ou pétrole a été concentrée dans de grands bassins, tandis qu’ailleurs l’écorce terrestre est minéralement stérile. Là, dans les montagnes, les chutes d’eau et les rivières étagées offrent la puissance hydraulique, tandis que les pays de grandes plaines en sont privés. Le climat est tempéré, habitable, agréable, stimulant dans telle zone, torride ou glacial dans les autres. Les hommes ont occupé les territoires, ils en ont fait leur propriété tantôt commune, tantôt divise. Ils ont élevé des barrières autour d’eux. Ils ont monopolisé ainsi les richesses naturelles. Beaucoup, par leur travail, les ont mises en valeur, les ont fait entrer dans la circulation générale. Certains n’en ont rien su faire, tout en défendant aux autres d’y pénétrer et d’en tirer partie. Quel est le fondement donné à leur droit. L’occupation, l’invention, la conquête, est-ce suffisant ? Dans une première période d’abondance, oui. Mais à partir du jour où le globe s’est couvert de populations nombreuses et développées, l’économie dans l’usage des biens et leur utilisation maximum est devenue une nécessité. Un droit nouveau doit remplacer alors le droit ancien pour préparer et organiser une nouvelle répartition. La « question sociale » a posé le problème à l’intérieur ; « la question internationale » pose le même problème à l’extérieur entre peuples. Notre époque a poursuivi une certaine socialisation de biens. Le régime féodal est tombé en 1789, l’égalité de droit a été proclamée, la mainmorte prohibée, le morcellement de la propriété facilité, l’expropriation pour cause d’utilité publique instaurée ; l’accumulation privée a été tempérée par les impôts sur le revenu, le capital et les successions, par la participation aux bénéfices, l’élévation de la part faite aux travailleurs, par les charges qu’impose le système d’assurance et de prévoyance sociale. La grande majorité reconnaît aujourd’hui la justice de ces mesures. Les socialistes et les collectivistes, eux, vont encore plus loin ; ils demandent la socialisation des moyens de production et proposent des moyens d’expropriation des droits acquis moyennant compensation. La « question internationale » c’est tout cela, transporté dans la sphère des compétitions de pays en pays. Il s’agit, si l’on peut employer cette expression, de socialiser le droit international, comme on a socialisé le droit privé et de prendre à l’égard des richesses naturelles des mesures de « mondialisation ». — b) Par l’accumulation des efforts de toute nature (techniques, industriels, commerciaux, financiers, politiques) de grandes sources de richesse ont pu aussi être créées artificiellement. Ainsi, par exemple, après des années, des créations humaines telles qu’une ville (Rome, Paris, Londres, New-York, etc.), un port (Hambourg, Marseille, Trieste), un canal (Panama, Kiel), un chemin de fer (Gothard, Transsibérien, Canadian Pacific) sont devenus des richesses susceptibles d’éveiller des convoitises au même titre que des richesses naturelles. À l’origine ces points ressemblaient à tous les points similaires. Mais au cours du temps, et à la faveur d’heureuses conjectures, leur possession constitue de véritables monopoles de fait. Pourrait-on pratiquement reconstituer une Rome, refaire un Hambourg ou un Panama, dédoubler un Gothard ? Puisqu’il faut répondre non, le problème international se pose ici aussi. Ces points acquièrent une valeur qui dépasse les limites d’une seule organisation nationale, soit que l’effort de tous ait contribué à les créer ou à les maintenir, soit que tous en subissent une profonde et inéluctable influence. S’il en est ainsi, eut-il été admissible que Panama ou Suez fussent livrés à l’usage arbitraire et égoïste, l’un des États-Unis, l’autre de l’Angleterre, et l’internationalisation n’a-t-elle pas été, ici, la seule solution possible ? Pour les ports, le conflit est né récemment. Les Italiens, les seuls Italiens de la génération présente, peuvent-ils être considérés comme les « propriétaires » de Rome avec jus uti et abutendi ? Rome est la patrie intellectuelle de tous ceux qui possèdent la culture des « Humanités » ; leur protestation serait prête à s’élever si une main sacrilège se portait sur l’intangibilité de la ville éternelle. Le mouvement international pour la protection des œuvres d’art en Italie et en Grèce, les campagnes qui s’indiquèrent dans plusieurs pays pour la protection des grands musées menacés, sont autant d’indices de l’état de la conscience universelle. Il y a des patrimoines intellectuels et collectifs, dont certaines populations sont en quelque sorte des fidéi commissaires. De même les points qui sont comme les carrefours ou les nœuds de la vie mondiale de production, de circulation et d’échange commencent à constituer des patrimoines similaires.

4. Droit aux territoires en friche. Peu à peu s’est donc formée cette idée, doublée d’un sentiment juridique, que l’humanité est en droit d’attendre de tout peuple qu’il tire de son sol tout le profit normal possible selon les méthodes scientifiques et techniques ; que s’il ne le fait pas par ignorance ou inertie, il prive d’autres peuples qui en ont besoin et pourraient le faire ; partant, il crée pour ces peuples des droits virtuels sur ces territoires en friche. Cette théorie a servi de justification d’abord à la colonisation ; aujourd’hui on l’étend à tous les pays. Les peuples n’auraient donc plus de droits de propriété absolue sur leurs territoires ; ils en seraient seulement des sortes d’usufruitiers, responsables de la fructification devant l’humanité. Il devrait donc être créé des institutions donnant une forme pratique à cette conception, et instaurant en quelque sorte l’expropriation territoriale pour cause d’utilité internationale, à appliquer immédiatement aux colonies. (Rapprocher cette théorie de la conception catholique de la propriété individuelle et du rôle des riches ; la rapprocher aussi des lois contre les effets de l’absentéisme et de celles qui caduquent les concessions de mines et les brevets d’invention, s’ils ne sont pas exploités dans certains délais[295]).

5. Moyens de transformation du droit. — Lorsqu’on examine, dans l’histoire et dans le présent, la manière dont le droit se modifie et dont se dénouent les conflits, on découvre des procédés très différents. a) Les conventions sont conclues à court terme permettant leur revision. b) Les intérêts concordant amènent les parties à substituer de nouvelles conventions à leurs accords antérieurs. c) La force et la violence employées par une des parties. d) La patience : une des parties acquiert elle-même par le temps et la lente accumulation les éléments qui font la puissance des oppresseurs (exemple : la classe ouvrière économisant et acquérant le capital). e) Les mesures de pressions légitimes, telles que la rétention, les représailles, le refus de commercer (grèves, lockout, boycott). f) La lutte des idées : on s’efforce de convaincre ceux dont on veut obtenir l’acquiescement volontaire à un régime nouveau et de modifier les idées générales de l’ambiance, de l’opinion publique, pour qu’elles se montrent sympathiques à la revendication et antipathiques à l’état de choses à modifier. g) Le recours volontaire ou obligatoire à un tiers qui peut trancher souverainement (arbitrage). h) Une institution (conseil de conciliation) à laquelle ait le droit de s’adresser quiconque a une revendication à présenter ou des conditions nouvelles motivées à faire consentir, institution qui aura ou à formuler des propositions, ou à prendre des décisions souveraines. i) Une institution (assemblée représentative) ayant pour objet de prendre les décisions à la majorité, et dont les membres sont nommés par un procédé de vote tel qu’il donne à toute idée la possibilité de conquérir les suffrages nécessaires pour la faire adopter et réaliser.

La révolution et l’émeute en matière politique, la grève et le lockout en matière sociale, ont été longtemps les seuls moyens de modifier l’état de choses existant. C’étaient les vrais analogues de la guerre. Mais l’organisation du droit de suffrage d’une part, celle des Conseils de conciliation et des Commissions d’enquête d’autre part, ont été les rouages imaginés avec succès dans ce domaine pour conférer pacifiquement des droits nouveaux.

La conduite des affaires internationales doit pouvoir recourir aux mêmes moyens que les affaires nationales ou privées. Les trois derniers que nous avons indiqués étant d’ordre juridique, ils doivent donner lieu à des institutions organisées. Déjà existe et fonctionne une Cour internationale d’arbitrage, mais il reste à créer un Conseil permanent de conciliation et un Parlement international.

6. Nécessité d’un terme à toute convention. — En ce qui concerne les traités, ils doivent être conclus pour un laps de temps déterminé d’avance et à l’échéance être soumis à la revision. Ils devraient autant que possible ne stipuler que les principes généraux et chacun d’eux recevoir un organe d’exécution et de contrôle chargé, dans les limites de ses principes, d’arrêter les règlements généraux utiles. Les traités pourraient aussi recevoir des bases mobiles, fluctuant d’après les circonstances (à l’instar des échelles mobiles de prix). On peut en imaginer variant dans leur application d’après les chiffres de la population, ou du commerce des États, ou toute autre base variable.

7. Limites à la modification des droits. — Le mécanisme créateur du droit nouveau aura-t-il le champ libre à toutes les transformations, à toutes les adaptations, ou sera-t-il lui-même limité par d’infranchissables barrières ? Dans notre civilisation avancée trois barrières principales ont été mises à l’égoïsme de quelques-uns et à l’arbitraire des intérêts particuliers même associés. a) D’abord le principe que la règle doit s’établir à la majorité, de telle sorte qu’il n’y a qu’une minorité qui puisse n’y point trouver son intérêt. Encore cette majorité est-elle exprimée en formes de plus en plus protectrices, comme par exemple dans la représentation proportionnelle, assurant une valeur au vote des minorités ; ou encore dans les majorités requises, s’élevant parfois aux deux tiers et aux trois quarts des voix. — b) Le principe que nul ne peut être privé de sa propriété et des droits légitimement acquis, sans indemnité et compensation. — c) Enfin le principe d’une protection spéciale accordée aux faibles, un droit pour eux à un minimum d’existence et de biens.

Ces trois principes devront aussi être instaurés et mis en œuvre dans le domaine international et y servir de limitation aux transformations du droit. Mais, eux respectés, toutes les dispositions du droit devraient pouvoir y évoluer constamment, d’après les circonstances.

286. Le nouveau Droit international.

Avant la guerre, les juristes disaient avec complaisance « Le droit public international a longtemps été traité de chimère ; puis il a été considéré comme une conception essentiellement imparfaite. Il constitue à notre époque un droit véritable, ne manquant d’aucun des éléments nécessaires, soit pour l’existence, soit pour le progressif développement » (A. Mérignhac). — Depuis que la guerre est survenue, quelle conception pouvons-nous encore nous faire du droit international ?

286.1. « CRITIQUE DU DROIT ACTUEL ». — Le vieux droit a été violé, foulé aux pieds. À la vérité il n’était qu’un timide essai, une première esquisse, dont les lacunes et les défauts étaient nombreux[296].

a) Pas de code. Les dispositions du droit sont éparses dans des sources innombrables (conventions internationales et ouvrages des auteurs) et beaucoup sont unilatéralement tenues pour abrogées. — b) Absence de sanction et de force publique de sanction : On se borne à édicter des règles sans se préoccuper de ce qu’elles deviendront. Ces règles manquent des déterminations nécessaires pour constituer de véritables devoirs juridiques. Le droit international est donc essentiellement un droit volontaire dans son exécution ; l’État qui a signé un traité « doit » tenir ses engagements, mais « peut » s’y soustraire, car toutes les garanties morales deviennent vaines devant les mauvais parti pris. — c) Pas de tribunal. On ne peut donner ce nom à la cour de La Haye, simple liste d’arbitres déposée dans un office. — d) Lacunes : domaines entiers non réglés et parmi eux les plus fondamentaux, tels que les relations normales entre États en dehors du temps de guerre et la conduite des affaires courantes de manière à créer l’entente et la coopération. — e) Manque de précision : les dispositions des traités sont insuffisamment développées, et le droit international non contractuel, coutume ou droit des gens, est vague. Les auteurs seuls s’en sont occupés mais ils n’ont aucune autorité officielle et, au surplus, ils ne sont pas d’accord entre eux. — f) Absence de conception d’ensemble, aucune idée centrale telle que l’existence d’une société de nations, de l’intérêt universel, l’intérêt de l’humanité. Le droit est dérivé presque tout entier de conceptions anciennes où les États ne connaissaient d’autres relations que celles de leurs souverains entre eux. — g) La manière défectueuse d’élaborer le droit international. Il manque des organes réguliers, permanents, pour formuler le droit au fur et à mesure que des besoins nouveaux sont constatés (Congrès ou Parlement international). La procédure de la formation des traités est lente ; ils ne sont pas communiqués à tous les États, ni soumis à leur approbation, ou à leurs observations préalable. De là des suspicions et des surprises dangereuses. L’accession des nouveaux États aux traités est rarement prévue. Il n’y a pas non plus de principes d’ensemble, supérieurs, auxquels les traités doivent se subordonner. La lecture d’un recueil de traités présente l’incohérence et le disparate le plus choquant[297]. En outre la procédure de ratification est une vraie chinoiserie, exigeant par exemple pour les seules conventions de La Haye 1892 actes séparés et disséminant les archives des traités dans un grand nombre de capitales ! — h) Esprit suranné. Le droit international a ses orthodoxes qui s’en tiennent aux vieilles règles établies et non respectées, à la routine de certaines interprétations étymologiques. Les réalités de la vie semblent ne pouvoir pénétrer ni dans les chancelleries, ni dans les cabinets des jurisconsultes, les seuls qui aient eu jusqu’à ce jour à formuler le droit international. — i) Reconnaissance du droit de faire la guerre, allant jusqu’à réglementer la manière de se battre. Or c’est contre ce droit même que s’élève aujourd’hui l’humanité indignée. Les idées et les sentiments ont évolué au point de voir désormais dans la guerre, pratiquée jusqu’ici par tous sans scrupules, le plus abominable des crimes contre les hommes.

286.2. BASES DU DROIT NOUVEAU. — Il est donc nécessaire de reconstruire ab ovo, ou plus exactement de construire, le système du Droit international, comme on reconstruit les institutions d’un État après une violente révolution. Si l’on suit le travail qui s’élabore actuellement dans les esprits et dans les consciences, si l’on interprète bien les événements qui se passent, et dont aucun n’implique du définitif, puisque après avoir détruit à la guerre, il faudra réédifier au traité de paix, il faut reconnaître que le nouveau droit international est en gestation. Déjà l’on peut indiquer quelques-uns des axiomes et des bases sur lesquels il devra s’asseoir.

a) Le droit nouveau se proposera pour objet d’organiser l’ensemble des relations internationales que la vie a spontanément créées. C’est la communauté mondiale elle-même qu’il faut établir sur des fondements stables ; c’est son existence qu’il faut reconnaître juridiquement et dont il faut assurer le fonctionnement, non seulement au point de vue de la sécurité mais aussi du développement. Le droit, plus complet que celui d’aujourd’hui, tiendra donc compte du point où en est arrivée l’évolution des faits, de la croissance formidable des États et de l’extension des relations internationales dans toutes les directions. Aucun des groupes d’États en présence ne pouvant imposer à l’autre l’adoption de son propre droit, ils sont contraints de créer ensemble une loi supérieure, une loi supernationale, pour réglementer des rapports qui ne peuvent être régis par ces droits disparates. Il faut fonder définitivement l’ordre juridique supernational, « le droit du genre humain, terme collectif embrassant cette grande république formée par tous les êtres considérés individuellement ou existant sous la forme d’individualités collectives » (Pasquale Fiore).

b) Le nouveau droit établira clairement la notion de l’État comme personne du droit international et membre de la Société des nations ; il déterminera ses relations obligatoires avec les autres États et avec l’Union des États. Cette notion reposera sur la conception moderne que l’État est l’entité chargée de réaliser certains services publics au profit de ses membres, que sa souveraineté est limitée par ses obligations inéluctables envers une Société des nations chargée, elle, d’assurer la coexistence pacifique des États.

c) Les États seront liés entre eux non seulement par les traités particuliers qu’ils auront librement consentis, mais aussi par une loi mondiale, s’imposant également à tous et aux obligations de laquelle ils ne pourront se soustraire. Cette loi sera faite par un Congrès, une Constituante ou un Parlement à sessions périodiques ; elle sera décidée à des majorités déterminés et sera essentiellement revisable. Les États ne pourront rompre ces traités arbitrairement sans s’exposer à des sanctions. Les traités viendront périodiquement à échéance et pourront alors être prolongés. Un organisme sera créé pour centraliser les ratifications des traités, les publier et en conserver les archives.

d) Le droit ne s’occupera pas seulement des États, mais aussi des peuples, des nationalités, seules réalités vivantes. Il leur fera dans son organisation la place qui leur revient. Il ne sera plus ainsi un protocole de princes, un guide des ambitions politiques, ni un processus pour régulariser des conquêtes, annoncer la guerre et la conduire avec gloire, honneur et profit.

e) Le droit nouveau fera sienne la triple division du droit, d’après son objet, en droit régissant des populations, droit régissant des territoires, droit régissant des catégories d’intérêts et de relations. Il embrassera la vie de la collectivité humaine tout entière dans ses divers domaines, biologique, ethnique, économique, intellectuel. Il procurera la solide armature nécessaire au maintien et à la création des institutions de tous ces ordres que nous avons rappelés ou proposés au cours de cet ouvrage.

f) Le droit fera notamment une large place aux questions sociales qui à leur stade évolué sont devenues des questions internationales. « Ce qui caractérise la phase actuelle du droit c’est sa socialisation. Le droit de jadis ne considérait dans une société humaine qu’une fraction de l’ensemble, les classes supérieures, noblesse, clergé, bourgeoisie, le groupe des possidentes. L’immense masse des ouvriers, travailleurs du muscle, voire travailleurs du cerveau, ne ramassait que les miettes de la table juridique. Désormais cette dernière, la plèbe oubliée ou dédaignée d’autrefois, est considérée à l’égal des autres dans l’œuvre législative ; celle-ci vise la société entière, elle s’est « socialisée », — le mot n’existait pas plus que la chose ; l’un et l’autre maintenant triomphent » (Edmond Picard). Le droit fera une part non moindre au droit économique.

g) Le système du droit international sera inspiré du système juridique national de droit public et de droit privé. Ce système a fait ses preuves. Toutefois le domaine international étant relativement neuf, rien ne limitera les possibilités. Les conceptions anciennes doivent simplement inspirer. Des conceptions nouvelles sont désirables chaque fois qu’elles peuvent conduire à une adaptation plus adéquate à la réalité et aux principes du système général à instaurer.

h) Il y aura un droit international commun, obligatoire pour tous les États, et un droit facultatif auquel il sera libre ou non de participer. C’est le régime des législations optionnelles. C’est aussi celui que réalisent sur une grande échelle nos codes de droit privé, qui ont eux-mêmes établi des régimes-types auxquels les parties peuvent cependant déroger (par exemple : les contrats de mariage, d’association, de location).

i) Le droit nouveau combinera toutes les données, tous les moyens que la science et l’expérience nous ont apportés. Il sera déterminé par les conditions qu’a dégagées la sociologie ; il tiendra compte des lois d’évolution et cherchera à réaliser l’extension progressive des concepts, des idéals et des aspirations de justice à toutes les relations des individus et des sociétés. Son organisation sera souple, susceptible de se plier aux incessantes modifications du milieu. Il saura utiliser toutes les ressources de la théorie et de la technique juridique, mais sa formation sera influencée par ceux-là qui ont la plus nette conscience des besoins internationaux, et en premier lieu par les associations internationales[298]. Cette formation s’aidera de tous les matériaux existants et de toutes les lois et études constamment produites dans le monde et qui marquent l’effort humain vers un progrès juridique. Ce n’est pas aux juristes seuls qu’il faut demander de construire la société internationale de demain. Le droit n’est que l’expression d’un état stable des sociétés ; un état social en formation est trop ondoyant, trop varié, trop incertain pour que des règles en puissent être déduites. L’essence du droit n’est pas de créer ces règles, mais d’élaborer un système avec des principes donnés, d’en tirer toutes les conséquences.

j) Le droit, bien qu’en général il puisse suivre seulement le développement économique et social, n’hésitera pas cependant, sur certains points, à prendre les devant sur lui. Son œuvre sera le fait de législateurs, hommes d’États aux vues larges, sachant envisager les nécessités du prochain avenir, disant ce qui doit être et se servant de l’outil du droit pour améliorer et faire progresser, plutôt que l’œuvre de jurisconsultes conservateurs décrivant ce qui est ou commentant des textes anciens.

k) Des explications complémentaires de définitions nouvelles dissipent souvent à l’avance bien des risques de froissement. Elles ne laissent pas la possibilité d’échappatoires. Les caractères francs et nets trouvent en elles un soutien. Le droit international sera explicite, à la fois synthétique et analytique. Il sera écrit et autant que possible codifié.

l) Le droit nouveau organisera les sanctions. Il réalisera la coexistence et l’union de la force et du droit. « La justice sans la force, disait déjà Pascal, est impuissante ; la force sans la justice, tyrannique ; et la justice sans force est contredite, parce qu’il y aura toujours des méchants ; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et, pour cela, faire que ce qui est juste soit fort et que ce qui est fort soit juste. » Une force collective de sanction sera mise au service de la paix et de la justice. La sanction ne sera plus une chose théorique, vague, purement morale. Sa forme dernière sera la menace de l’intervention armée, donc de la guerre, mais de la guerre conduite par tous contre les récalcitrants. Après les désastres de cette guerre-ci, sa menace seule sera de nature à agir comme frein, car nul ne paraît plus disposé à la considérer comme une chose gaie, heureuse et désirable.

m) Le droit nouveau comprendra un droit criminel international, déclarant crime contre la société des nations des actes graves opposés à ce droit ; aujourd’hui, faute de sanction définie, il n’existe pour les chefs responsables des États que des actes moralement condamnables, que le succès paraît absoudre. Lorsqu’un État reconnaît son tort, la seule sanction qu’il admette est celle de la coutume des clans barbares de l’âge héroïque. C’est une sorte de compositio homicidi, une indemnité pécuniaire. Désormais il faudra un jugement public et solennel des coupables devant un tribunal européen, suivi de leur exécution capitale[299].

n) Enfin le droit nouveau ne devra pas se contenter d’être une idée ; il faudra avant tout qu’il soit un sentiment pénétrant les masses populaires elles-mêmes. Elles sont profondément intéressées depuis cette guerre à la solution des problèmes nés de la coexistence des États et de leurs conflits.





29. FACTEURS POLITIQUES : LA POLITIQUE MONDIALE
ET LES ÉTATS




La politique est la forme que revêtent toutes les questions lorsqu’elles arrivent à intéresser soit l’ensemble des peuples, soit tout un peuple ou une de ses fractions importantes. Elle est ainsi l’organisation la plus élevée que prennent les intérêts généraux. Elle nous place en présence d’une série de questions. Après avoir fixé les notions de la politique, nous examinerons d’abord la conception de l’État et de la souveraineté, ses transformations historiques, ses caractères à l’époque actuelle et les conséquences qui en découlent, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Nous envisagerons ensuite quelques données relatives à la démocratie vers laquelle a évolué la société moderne et nous en dégagerons les tendances générales, en particulier les mouvements internationaux de la démocratie socialiste et de la démocratie chrétienne, le contrôle démocratique des affaires internationales. Nous étudierons ensuite les combinaisons d’État qui ont été réalisées, les unes sous la forme des fédérations, les autres sous la forme des alliances. Puis nous aborderons les systèmes de politique internationale : équilibre, hégémonie, union. Nous terminerons par une indication des principaux problèmes de la politique internationale et mondiale qui se posent pour les divers pays.

291. Généralités sur la Politique.

291.1. NOTIONS DE LA POLITIQUE. — La politique est l’art de gouverner un État ; elle est aussi l’ensemble des affaires qui intéressent l’État. Elle comprend l’organisation à donner au pouvoir et les pratiques suivies par lui. Le pouvoir ici est entendu au sens large, comprenant à la fois du gouvernement proprement dit et des diverses branches de l’administration publique. La politique d’un État doit être dominée par ses grands intérêts permanents et s’exprimer en principes directeurs qui en assurent la continuité à travers les multiples circonstances qui peuvent la faire varier[300].

De même que l’État est la force organisée des sociétés, la politique est la conduite de la vie collective. Elle est à l’ensemble ce que la règle de vie est au particulier. Dans sa forme la plus haute la politique doit s’attacher à concilier les intérêts. Toute question à son heure peut devenir politique et tous les grands intérêts permanents doivent faire l’objet de programmes poursuivis continuellement par la collectivité. C’est ainsi qu’il existe une politique commerciale, une politique des nationalités, une politique des intérêts intellectuels.

Parmi les tendances générales de la politique à l’heure actuelle, nous relevons les suivantes :

a) La politique devient rationnelle. Elle doit tenir compte des faits, les mesurer, leur faire une place. Elle doit appliquer à la solution des problèmes du jour les principes scientifiques qui ont tant contribué à faire progresser l’industrie et le commerce dans tous les domaines. Les matières qu’elle touche, elle doit le taire en tenant compte de tout le complexe humain. Elle ne doit pas être traitée comme chose isolée, mais comme une partie de l’ensemble de toutes les activités, de toutes les disciplines sociales.

À la vérité nous sommes loin de tels desiderata. Dans la pensée, la volonté, les sentiments collectifs, tout n’est pas précis et défini. Il reste beaucoup dans le vague, dans l’indéterminé ; on tâtonne, on marche sur des approximations ; on est bien loin de la rigueur du raisonnement scientifique. Quel abîme encore entre les méthodes de la science et celles de la politique ! L’esprit scientifique analyse, distingue, calcule, pèse ; il imagine des méthodes infiniment délicates et constate l’existence d’infiniment petits, (mesure des températures à degré, culture microscopique des bacilles, etc). En politique, au contraire, ce sont de grandes approximations, des formules d’une vérité encore grossière. Le scalpel et le rasoir diatomique y sont remplacés par la hache qui se borne à équarrir. Autre chose serait impossible aujourd’hui car, en haut, pour celui qui manie l’outil du pouvoir, la science politique est trop vague, trop incertaine encore, et en bas, chez ceux qui sont conduits, ce sont des idéologies encore trop frustes. (Les historiettes simplistes des religions marquent encore l’étiage de la compréhension de beaucoup de masses.) Mais cependant dans l’ensemble on peut dire que la politique interne des États tend aujourd’hui à passer du stade émotif et cahotique au stade rationnel et ordonné, en faisant une part de plus en plus grande aux sciences sociologiques.

b) Il y a tendance à distinguer de plus en plus le technique et le politique, à ne confier des fonctions qu’à des compétences réelles et à enlever les fonctionnaires à la désignation directe du vote populaire ou de la faveur politique. Il y a déformation de la mentalité administrative sous l’influence de la politique. Le vrai esprit administratif consiste à faire abstraction des intérêts de personnes ou de faits dont vit la politique. Cette tendance s’accompagne de cette autre que l’administration est organisée comme un ensemble de services publics destinés à satisfaire non les intérêts de l’autorité, mais ceux du peuple.

c) Les bases de la politique ont changé au cours des siècles. Pour l’époque moderne il n’y a plus de droits légitimes des souverains, plus de jugement de Dieu, plus d’autorité religieuse, plus de raison d’État, plus d’équilibre. Il ne reste d’autre base possible que la force, le sentiment national ou l’organisation conforme à la liberté et à l’égalité, sanctionnée par des institutions juridiques internationales.

d) Le caractère positif, objectif, des méthodes politiques, n’implique pas nécessairement une préférence pour une politique nationale, réaliste (Realpolitik), plutôt que pour une politique généreuse et idéaliste. « Ce n’est pas en voulant avant tout « faire des affaires », qu’on élève une nation saine. La fonction essentielle de l’État n’est pas de claculer des prix de revient. Au-dessus des questions d’argent, il y a pour l’État aussi bien que pour l’homme des intérêts supérieurs à cultiver. La politique est à l’État ce que la religion ou la philosophie est à l’individu. Inférieure, elle l’abaisse ; supérieure, elle l’élève. À l’État de donner aux citoyens qu’il représente et synthétise l’exemple du désintéressement et de l’élévation des vues ». (Henri Chenevard). Toutefois une distinction s’impose entre une politique purement idéale et verbale et une politique de réalisation. La société ne vit pas pour faire acte de philosophie ou de science. Tout ce qui ne passe pas dans les faits est politiquement inexistant. Ceux, parmi les Latins surtout, qui se figurent qu’un mot heureux, un discours impressionnant, peuvent tenir lieu d’actes positifs, conduiraient leurs peuples, s’ils triomphaient, à la stagnation, prélude de la décadence.

291.2. ÉVOLUTION DES DOCTRINES POLITIQUES.. — La science politique traite de la formation, de l’organisation et des fonctions de l’État. Elle est inconnue dans l’antiquité orientale, où règne le despotisme absolu d’un homme ou d’une caste, qui représente la divinité. Seule la Chine, avec Confucius et Mencius, s’inquiète des devoirs du gouvernement. Elle apparaît en Grèce. Platon expose le plan d’une république idéale (la République, les Lois) ; Aristote (la Politique), appliquant la méthode d’observation, analyse les différentes formes de gouvernement, la notion de souveraineté, les droits des hommes libres, sans séparer encore la politique de la morale. Au moyen âge les docteurs de l’Église, précédés déjà par saint Augustin (La cité de Dieu) et trouvant leur haute expression dans saint Thomas d’Aquin, déclarent que le pouvoir civil vient de Dieu, mais par l’intermédiaire du peuple en qui Dieu l’a mis et qu’il communique aux chefs de l’État. En cas de conflit, ils placent la théologie au-dessus de la politique. Au XIVme siècle le pouvoir civique, avec Ockam, avec Philippe le Bel, revendique son indépendance en se réclamant lui aussi du droit divin. Au XVme siècle Machiavel envisage la politique en soi, sans préoccupations religieuses ni morales. Au XVIme siècle d’audacieuses recherches sur le droit naturel, les prérogatives du peuple, les limites du pouvoir des princes, illustrent, à des titres divers, Hubert. Languet, Hotman, Buchanan, Suarez, La Boëtie, Bodin, Thomas Morus, Campanella. Au XVIIme siècle, Grotius et Puffendorf érigent le droit naturel en science indépendante ; Hobbes en déduit l’absolutisme, tandis que Locke expose un système de gouvernement représentatif. Les philosophes du XVIIIme siècle essayent de dégager de la doctrine des conclusions pratiques ; ils s’éclairent aussi par l’étude des institutions de l’antiquité classique et de l’Angleterre, de la Chine, puis des États-Unis. Les physiocrates et d’Holbach préconisent le despotisme éclairé ; Rousseau, le gouvernement direct ; Mably, le gouvernement représentatif, avec prépondérance du pouvoir législatif ; Montesquieu (Esprit des lois), la séparation et l’équilibre des pouvoirs. La Révolution française proclame les droits de l’individu et réorganise l’État. Elle soulève les critiques des écoles historiques : Burke, Savigny, et des théocrates : Joseph de Maistre, de Bonald. Les doctrinaires et les libéraux laissent s’amoindrir la doctrine des droits de l’homme.

Mais les démocrates établissent en France l’égalité politique, manifestée par le suffrage universel. Dans la seconde moitié du XIXme siècle les historiens étudient les origines de l’État, les juristes son organisation comparée dans les diverses contrées, les philosophes et les économistes ses droits au regard des droits de l’individu, tandis que les hommes d’État cherchent à concilier les institutions existantes avec les principes d’égalité démocratique et de justice sociale. À la veille du XXme siècle et au commencement de celui-ci, le problème de la Société des nations est posé avec les questions de politique internationale qu’il soulève ; de grands congrès internationaux d’études en jettent les premières bases[301].

Il est intéressant de noter ici la lignée des ouvrages qui représentent, dans les doctrines politiques, ce qu’on peut appeler l’Utopie. Malgré leur irréalité au moment où ils étaient écrits ces ouvrages ont constamment agi sur l’esprit humain comme un stimulant et un idéal vers un meilleur devenir politique : La République, de Platon ; La Civitas soli, de Campanella ; Les Empires du soleil, de Cyrano de Bergerac ; Gulliver, de Swift ; L’Utopie, de Thomas Morus ; Le contrat social, de J.-J. Rousseau ; Le Tribun du Peuple, de Babeuf ; L’École individualiste, de Saint-Simon ; Le Phalanstère, de Fourier ; L’Icarie, de Cabet ; L’an 2000, de Bellamy ; Les Anticipations et La moderne Utopie, de Wells.

291.3. LA POLITIQUE INTERNATIONALE. — 1. La politique internationale, partie de la politique générale, est l’art de gouverner les affaires extérieures de l’État. La complexité de ces affaires, la gravité des conflits qu’elles peuvent susciter donne à cette politique internationale une importance révélée par tout ce que nous avons dit jusqu’ici de la vie internationale elle-même[302].

2. Il faut se garder d’identifier le droit international et la politique. Chaque État a sa politique qui n’est pas autre chose que le programme auquel il se propose de conformer son action collective à l’extérieur. La politique doit s’inspirer des principes de droit et s’y conformer, mais il est facile de comprendre que, même en y restant fidèle, il y a bien des manières d’agir ; tout en restant honnête l’on peut être prudent ou téméraire, perspicace ou aveugle (Renault).

3. La politique internationale est souvent conduite avec des soucis de politique intérieure : une autorité chancelante, ou aux prises avec des difficultés, cherche des diversions au dehors. La politique intérieure et la politique extérieure sont en relation étroite et s’influencent réciproquement.

4. Les questions officiellement traitées par le cabinet sont généralement des questions symboles. On les envisage moins en soi que dans leurs rapports avec la politique générale, avec les avantages ou les échecs qu’ils peuvent occasionner à un gouvernement. Ceci est démontré surtout par l’histoire de l’Europe des dix dernières années.

5. Il est pour un État diverses espèces de politique internationale possible : politique d’effacement et d’isolement, politique d’orgueil et d’ambition personnelle du souverain, politique de caste, de coterie, visant la satisfaction d’intérêts particuliers, politique d’hégémonie et d’impérialisme, politique de l’équilibre, basée sur les alliances et sur l’affaiblissement de l’adversaire (la saignée périodique de la guerre anémiant son organisme), politique de coopération cherchant des terrains d’entente et admettant l’accroissement de force de l’adversaire simultané à son propre accroissement.

6. Les répercussions que détermine le moindre progrès militaire d’une grande puissance dans des régions estimées jusque-là hors des prises : l’ébranlement que communique aux Bourses des capitales, centres nerveux de la finance internationale, le plus léger mouvement des peuples ; les aspirations nationales, forces impondérables qui s’introduisent désormais dans les calculs les plus réalistes, l’inquiétude partout ressentie en présence des revendications (non encore toutes exprimées) des travailleurs manuels : c’est dans un tel réseau d’intérêts universels que se meut maintenant la politique[303].

7. Cependant, à l’heure actuelle, nous avons à lutter contre une méthode de gouvernement international vraiment incohérente et machiavélique, aussi subversive de démocratie et de liberté populaire que le militarisme prussien lui-même (Ramsay, Macdonald). Si gouverner c’est prévoir, n’est-ce pas l’effondrement de toute la vieille politique qui n’a pas su imaginer à quels cataclysmes ses méthodes conduisaient l’Europe ? Chaque État a sa politique propre, étroitement égoïste. Là n’est pas le mal qu’il faut supprimer, car il est indispensable que chaque État ait une ligne de conduite propre pour ses relations avec ses voisins[304]. Mais à côté, au-dessus die ces politiques extérieures nationalistes, il y a place pour une politique mondiale dans ses conceptions ou ses directions, faite de la nécessité de donner une direction aux intérêts généraux de l’ensemble des peuples, des États, et des hommes[305].

8. Ce n’est pas uniquement un ensemble d’institutions internationales qu’il s’agit de créer. C’est aussi une transformation complète de l’action des États à l’égard les uns des autres. La nouvelle politique, à l’opposé de l’ancienne politique des antagonismes, doit se poursuivre au moyen d’accords entre les concurrents, de concessions mutuelles. Elle doit être l’art de compter avec la politique des autres et fondée sur la conciliation des vrais intérêts de chacun. L’organisation des institutions internationales est indispensable. « Mais ce qu’il importe en même temps, c’est qu’une transformation soit apportée à l’esprit lui-même, afin que l’esprit infuse sa force et sa vie à la lettre des textes et qu’ainsi, après l’écroulement, auquel nous assistons, de toutes les vieilles idées, il fasse surgir un monde nouveau. »


291.4. LES PARTIS POLITIQUES. — À l’intérieur la politique est appuyée sur les partis. Ce sont des unions de personnes contre d’autres qui ont un intérêt ou une opinion contraire. Les partis luttent, dans les limites des formes constitutionnelles, pour l’obtention du pouvoir et souvent aussi en dehors de ces formes. Les partis sont disciplinés. On ne peut laisser liberté complète aux membres et former un parti. La force du parti est en raison directe de sa discipline ; l’indépendance et l’originalité de ses membres en raison inverse. Les partis entretiennent la vie politique. Celle-ci d’après les époques est plus ou moins intense. Le scepticisme politique, ides nations civilisées a souvent été dénoncé. « Actuellement, dit Ferrero, la plupart des gens des classes hautes et des classes moyennes, pour se donner au trafic, à l’agriculture, aux études et aux plaisirs, négligent les affaires publiques et redoutent le service militaire. Il en était ainsi dans Rome après la conquête. Il en est ainsi dans les États modernes. » — La vie mondiale déjà a fait naître de grands partis politiques internationaux : les partis des socialistes et des révolutionnaires internationaux, le parti de l’Église (catholiques, ultramontains, cléricaux) et, peut-on dire aussi, le parti des francs-maçons (libres penseurs, anti-cléricaux) les trois internationales : rouge, jaune et noire. Les partis révolutionnaires internationaux ont été successivement les francs-maçons et les Carbonari, la « Jeune Europe » républicaine, les Écoles socialistes, partis communistes, les partis révolutionnaires pendant la révolution de 1848, la première Internationale (1862-72), la deuxième Internationale, les anarchistes, les révolutionnaires[306]. D’autres partis se formeront encore. Des libéraux de tous pays, avant la guerre, avaient projeté de constituer une organisation internationale et de s’appuyer éventuellement sur l’Union interparlementaire. — Mais à côté de ces partis, universels en ce sens qu’ils existent dans tous les pays, il faut prévoir d’autres groupements basés sur les conceptions mêmes de l’ordre et de la vie internationale. C’est ainsi qu’il existe aujourd’hui, non organisés mais virtuellement prêts à l’être, des partis politiques internationaux conservateurs et progressistes : conservateurs ceux qui trouvent que tout est bien dans l’organisation des rapports internationaux et que rien ne peut-être amélioré ; progressistes ceux qui croient à la possibilité de réformes et de transformations profondes. — Sans doute tout n’est pas excellent dans l’existence des partis. Les partis purement politiques sont basés sur des théories politiques. Ils s’opposent à la division par forces sociales. Les théories ne peuvent être classées d’une façon concrète et se contentent de formules imprécises ; elles se multiplient, elles s’engendrent les unes les autres, elles surenchérissent les unes sur les autres. Une campagne électorale les fait éclore ou disparaître, elles donnent une opinion à ceux qui n’en ont pas, ou modifient l’opinion de ceux qui en ont une, et on assiste au morcellement des partis, à une rivalité ardente entre des coteries jalouses, dont chacune, dépositaire d’une vérité fort relative, s’imagine qu’elle défend une vérité absolue (Prins). — Une représentation internationale donnée aux forces et aux fonctions sociales elles-mêmes constituerait en un certain sens un substitut des partis politiques. Cependant il est à croire que ceux-ci ne tarderaient pas à se former au sein même de cette organisation. Par tempérament, culture, tendance, les hommes sont conservateurs ou progressistes ; ils sont autoritaires ou libéraux ; aristocrates ou démocrates, religieux ou laïques ; réalistes ou idéalistes. D’après ces hases se sont formés les partis nationaux de presque tous les pays et quand on a vu s’instaurer de nouveaux corps politiques on va vu se produire les mêmes divisions (exemple : les partis au Reichstag allemand). On s’imaginerait difficilement un Parlement international où les socialistes et les catholiques par exemple n’auraient vite fait de s’affirmer comme tels. Ils sont par excellence des partis internationaux, d’autant plus que l’un et l’autre se considèrent comme dépositaires de la vérité absolue[307]. Il n’y aurait pas à le regretter. Plus une construction a ses parties liées par des traverses et des entretoises en sens divers, plus elle est solide. Il est désirable que dans un Parlement international des courants et des groupements puissent se manifester dans divers sens qui s’entrecoupent : groupements par État, par nationalité, par classes d’intérêts, par partis politiques.

292. Les États.


La vie sociale n’est possible, elle n’est avantageuse qu’à la condition qu’il y ait une loi. Celle-ci doit régler trois ordres de fonctions : a) Déterminer qui a le droit de faire la loi, c’est-à-dire organiser les pouvoirs. b) Déterminer les règles que les hommes doivent suivre dans leurs relations entre eux et avec le pouvoir. c) Organiser des services d’utilité publique, dont le premier est la sécurité tant à l’égard de l’intérieur qu’à l’extérieur. Ces fonctions essentielles c’est l’État, l’être collectif créé par les individus qui les assume.

La conception de l’État, de sa nature, de son rôle, de ses attributions, de ses droits et de ses devoirs est au centre du problème politique, à la fois de la politique intérieure et de la politique internationale. Car la personne de l’État offre ces deux aspects : vis-à-vis des citoyens il est l’organe supérieur de la constitution sociale ; vis-à-vis des autres États il est une personne du droit international et un membre de la société des nations. Suivant son évolution et son adaptation, toutes les luttes politiques intérieures retentissent sur la conception de l’État. Toutes les luttes extérieures pour l’indépendance, la souveraineté, l’association retentissent sur cette même conception. Celle-ci est donc essentiellement évolutive et a changé au cours de l’histoire.

292.1. GÉNÉRALITÉS. — 1. Notions de l’État. — a) On tient actuellement, comme caractère commun et nécessaire des États, qu’ils renferment un certain nombre d’hommes ; qu’une relation permanente existe entre la population et le territoire ; qu’une certaine unité et cohésion soit réalisée ; qu’une autorité politique possède la direction à l’intérieur et la représentation dans les relations extérieures ; qu’un but s’impose, le développement matériel, intellectuel, moral de la communauté.

La plus haute organisation sociale actuelle est l’État. Deux éléments le constituent à l’intérieur : des lois et une autorité chargée de les appliquer. Vis-à-vis de l’extérieur un État est une communauté indépendante organisée d’une manière permanente sur un territoire.

b) Il n’y a pas d’expression qui puisse davantage prêter à équivoque, et par suite à conséquences erronées, que celles par laquelle on désigne nommément les États. Les termes : la France, l’Angleterre, l’Allemagne ne signifient pas moins de quatre choses : 1. le territoire placé sous la domination d’un de ces pays. 2. Les Français, les Anglais, les Allemands, c’est-à-dire les membres d’une nationalité. 3. Leur gouvernement. 4. Les habitants du territoire (autochtones aussi bien qu’étrangers). Cette équivoque dans les termes en produit une dans les idées. L’intérêt d’un gouvernement ne se confond pas toujours avec celui des sujets. Un État peut parfaitement avoir fait « une bonne affaire », qui sera désastreuse pour les particuliers. Un État peut être à la veille d’une banqueroute, tout en ayant des membres riches et prospères. Cette sorte de « métaphysique politique et juridique » consistant à personnaliser des abstractions, bien que parfaitement nécessaire en pratique, ne doit pas aller cependant jusqu’à induire aux plus grossières erreurs.

c) Chaque État a une individualité propre, non seulement en fait, mais en droit. Les lois et coutumes générales du droit international sont pour chacun d’eux complétées par des conventions. Ainsi les individus, bien qu’égaux devant la loi, ont des situations différentes dues à l’ensemble des conventions qui les lient. C’est là le statut international de chaque État.

d) Il n’y a pas unité de vue sur la manière de concevoir l’État. Les uns voient dans l’État un organisme. L’État serait une création biologique vivant comme l’être humain, un organisme offrant les mêmes phénomènes de naissance, de croissance et de mort que les individus[308]. Pour d’autres, l’État est une personne, une personne morale, une fiction indispensable qui traduit les réalités les plus hautes ; la Nation et la Patrie[309]. À la notion de la nation-personne, certains auteurs allemands préfèrent l’idée de la nation-organe. Le peuple n’aurait pas de droits distincts de ceux de l’État ; la nation constituerait simplement un organe de l’État avec lequel il se confondrait[310].

e) La conception de l’État varie de peuple à peuple. Les uns s’inspirent davantage de la maxime : « Tous pour un, un pour tous », les autres de la maxime : « Tous pour un ». Pour les Français, héritiers de Rousseau, c’est encore en grande partie celle du Contrat social, mais modifiée par des théories plus récentes. Les Anglo-Saxons regardent l’État comme eux-mêmes. De là le gouvernement représentatif. Ils sont mécontents du gouvernement, ils le changent. Pour les Allemands, l’État est quelque chose d’extérieur, un corps qui se choisit lui-même, possédant un pouvoir absolu sur la vie du sujet. C’est l’État qui détermine ce qui est le mieux. Les Suisses, eux, sont constamment préoccupés de compenser l’extension des droits de l’État par celle des droits du peuple. De toute manière, avec Renan on peut dire : « L’État n’est ni une institution de police, comme le voulait Smith, ni un bureau de bienfaisance ou un hôpital, comme le voudraient les socialistes. C’est une machine de progrès[311]. »

2. États actuellement existants. — On compte actuellement 52 États souverains : a) 24 en Europe : Empire allemand (comprenant 22 monarchies et 3 républiques), Monarchie austro-hongroise, Belgique, Bulgarie Danemark, Espagne, France, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande, Grèce, Italie, Principauté de Lichtenstein. Luxembourg, Monaco, Monténégro, Norvège, Pays-Bas, Portugal, Roumanie, Russie, République de Saint-Marin, Serbie, Suède, Suisse (comprenant 22 ou plutôt 25 républiques), Albanie. b) 21 en Amérique : États-Unis de l’Amérique du Nord, République Argentine, République de Bolivie, États-Unis du Brésil, République du Chili, République de Colombie, République de Costa-Rica, République de Cuba, République Dominicaine, République de l’Équateur, République du Guatemala, République d’Haïti, République de Honduras, États-Unis du Mexique, République de Nicaragua, République de Panama, République de Paraguay, République du Pérou, République de Salvador, République Orientale de l’Uruguay, États-Unis de Vénézuéla. c) 5 en Asie : Chine, Japon, Perse, Siam, Turquie. d) 2 en Afrique : Empire d’Abyssinie, République de Libéria.

Les 52 États existant actuellement tiennent sous leur obédience le milliard et demi d’habitants du globe. La volonté commune des États peut donc créer ce fait formidable qu’à l’intermédiaire de toutes les organisations inférieures (États confédérés, cantons, provinces, communes, circonscriptions administratives diverses) un accord intervenu entre les représentants de ces 52 entités peut devenir une règle mondiale s’imposant à tous les habitants du globe. Avec le principe d’une puissance de vote, basée sur le chiffre de la population et le principe de la majorité, il suffirait même que quelques grands États soient d’accord. Une telle concentration possible de la volonté collective de l’Humanité mérite de retenir toute l’attention car les conséquences qui en peuvent être la suite sont considérables.

3. Classement des États. — On distingue les États simples et les États composés. Les premiers sont ceux qui, formant un tout indivisible, jouissent à l’intérieur comme à l’extérieur d’une souveraineté complète et permanente : la France est un État simple. Les États composés supposent la réunion plus ou moins complète et durable de deux ou plusieurs États sous un gouvernement commun ; il y en a de différentes espèces : 1o l’union personnelle, réunion sous la main d’un seul prince d’États ayant chacun une organisation distincte et se gouvernant par ses propres lois (exemple : autrefois l’État indépendant du Congo uni personnellement à la Belgique) ; 2o l’union réelle, réunion des États, non seulement par la personne de leur chef commun, mais par une disposition expresse de leurs constitutions, en vertu d’un accord international intervenu entre eux (exemple : union entre l’Autriche et la Hongrie) ; 3o La confédération d’États, associations d’États indépendants qui ne reconnaissent pas une autorité commune, à la fois supérieure et suprême (exemple : Confédération germanique avant 1866, Confédération suisse avant 1848) ; 4o l’État fédéral, organisme central, indépendant et complet, ayant ses organes propres et distincts, et qui absorbe, au point de vue international, tous les États composants, lesquels cessent d’être individuellement souverains (ex. : Suisse, États-Unis de l’Amérique du Nord). — Les États peuvent être classés, au point de vue de la souveraineté, en États souverains, protégés et vassaux. Les États souverains sont ceux qui ont l’entière autonomie intérieure et l’entière indépendance extérieure (exemple : France, Allemagne, Russie, etc.). Les États protégés sont ceux qui se sont, ou ont été placés sous la tutelle d’un État plus puissant et plus fort ; l’énergie de cette tutelle varie suivant les différents cas (exemples : Tunisie, Annam, sous le protectorat de la France). Les États vassaux sont ceux qui n’ont qu’une souveraineté amoindrie, dérivant d’un autre État souverain avec lequel ils sont dans un rapport de subordination (exemple : autrefois la Bulgarie vis-à-vis de la Turquie).

4. Noms et emblèmes des États. — Les États ont chacun un nom dont l’origine est expliquée par leur histoire. On a proposé de supprimer les noms nationaux des pays et de les remplacer par des expressions neutres et purement géographiques. Ces noms nouveaux impliqueraient l’égalité parfaite et naturelle de tous les habitants et un même droit pour eux au territoire du pays. Dans un pays portant le nom d’une des nationalités composantes, l’égalité ne sera jamais pleine ni durable ; le nom malheureux autorisera en quelque sorte les injustices en éveillant constamment le sentiment que le pays n’appartient qu’au peuple dont il porte le nom et que tous les autres n’y sont que des étrangers. Les États ont des armoiries. Elles sont faites des animaux les plus féroces : le lion, le léopard, l’aigle, l’ours. Elles sont, dit-on, les symboles de la dureté et de la rapacité des États !

5. Forme des gouvernements. Chaque État a un gouvernement organisé suivant des principes propices. On divise les États d’après leur forme de gouvernement en deux grands groupes : monarchies et républiques. Chaque groupe se subdivise en sous groupes. Les formes de gouvernement les plus variées ont été réalisées au cours de l’histoire. Parmi les États souverains, on compte aujourd’hui 27 républiques, 15 royautés, 3 duchés et principautés. La forme du gouvernement n’est pas sans influence sur la vie internationale des États. Nous pouvons voir ses effets dans l’action diplomatique et extérieure comparée de la France (république), de l’Angleterre (monarchie constitutionnelle), de la Russie (empire autocratique) et de l’Allemagne impériale. Celle-ci manifeste la volonté unique qui ne rend compte à personne et marche droit au but. En France par exemple, le gouvernement est dépendant de 900 sénateurs et députés.

L’expérience a démontré que tous les États acceptent de traiter avec d’autres et même de s’associer avec, quelles que soient leurs formes de gouvernement (exemple : la France avec la Russie, l’Allemagne avec la Turquie). Il était avéré qu’en Angleterre c’était le parti radical qui éprouvait le plus de répugnance à s’allier a la République.

Il y a des formes de gouvernement plus pacifiques que d’autres. Si la république était proclamée dans tous les pays d’Europe, il n’y aurait pas trop grande difficulté à les fédérer tous en États-Unis d’Europe. Les oppresseurs de population, l’impérialisme annexionniste, l’esprit militariste, les troubles dans la politique dérivant des droits dynastiques, les appuis donnés par le trône à l’autel, à la noblesse, à la grande propriété à laquelle il participe, toutes ces questions se liquideraient d’elles-mêmes, tandis qu’elles viennent peser indirectement de tout leur poids sur l’orientation de la politique extérieure des pays.

292.2. LA SOCIÉTÉ ET L’ÉTAT. — 1. Relations du Peuple et de l’État. — Deux théories, deux principes opposés s’affirment ici : l’un fait de l’État quelque chose de différent et de supérieur au peuple ; l’autre en fait l’expression même du peuple.

A. La théorie de l’État distinct du peuple est celle que l’Allemagne honore aujourd’hui. La voici résumée par ses écrivains politiques, notamment d’après Treitschke. L’État c’est l’unité, l’ordre, l’organisation au milieu de la pluralité, du désordre, de l’ignorance qu’est la société. L’État est une personne qui a conscience de soi : il dit : « moi, je veux ! » Et ce mot ne varie pas d’un instant à l’autre mais il se développe, identique à soi-même dans ses traits essentiels, à travers la série des générations. Son activité est faite d’efforts suivis et persevérants en vue de fins constantes, élevées, lointaines. La société civile comprend tout ce qui dans la nation ne ressortit pas directement à l’État : la famille, le commerce et l’industrie, la religion (là où elle n’est pas chose d’État), la science, l’art. Toutes ces formes d’activité ont ce caractère commun que nous nous y adonnons de nous-mêmes par pure spontanéité. Elles sont déterminées par des mobiles privés et non pour orienter vers un seul et même but. Chaque homme ou chaque association a ses intérêts propres, en conflit avec ceux des autres et qui ne peuvent s’harmoniser. Les relations multiples qui se nouent entre eux ne constituent pas un système naturellement organisé. La société civile n’a aucune unité de volonté, elle n’a pas d’organe commun. Lui attribuer une sorte d’âme et par conséquent une personnalité c’est se perdre dans des constructions abstraites. La Conséquence c’est qu’il y a véritable antagonisme entre l’État et la société civile, l’État et les individus. Pour que ces deux forces puissent former un tout, il faut que l’une d’elles subisse la loi de l’autre. Or c’est l’État qui doit exercer cette action prépondérante, qui doit commander, car il est le principe vital de la société. Le devoir des citoyens est d’obéir. Cette obéissance peut être machinale, n’implique aucun assentiment intérieur de la conscience. L’autorité ne doit pas être librement consentie. Peu importe si le résultat cherché est obtenu. L’État doit avoir la force de se faire obéir et tenir la main à ce que ses décisions, une fois prises, soient impitoyablement exécutées. Un État qui laisse le moindre doute sur la fermeté de sa volonté et de ses lois ébranle le sentiment du droit. Si l’on résiste, qu’il frappe et durement.

B. Dans les sociétés démocratiques une autre théorie s’oppose à la première. Le peuple et l’État ne sont que deux aspects d’une même réalité. L’État c’est le peuple prenant conscience de lui-même, de ses besoins et de ses aspirations, mais une conscience plus complète et plus claire. L’État est ainsi la représentation, la personnification officielle du peuple.

Sans doute un peuple, par cela seul qu’il est peuple, a un certain tempérament intellectuel et moral, un caractère qui s’affirme dans le détail de ses pensées et de ses actes, et dans la formation duquel l’État n’est pour rien. Forces impersonnelles, anonymes, obscures, qui agissent constamment, qui s’expriment dans des monuments littéraires, épopées, mythes, légendes, qui forment les coutumes juridiques auxquelles certains attribuèrent une sorte d’âme (die Volksseele). Mais cela ne suffit pas pour faire du peuple une réalité et une autre de l’État. « En s’unissant, en se liant les uns aux autres, les particuliers prennent, conscience des groupes qu’ils forment, depuis les plus simples jusqu’aux plus élevés, et ainsi prennent spontanément naissance des sentiments sociaux que l’État exprime, précise et règle, mais qu’il suppose. Son action trouve donc un appui dans les consciences individuelles loin de n’y rencontrer que des résistances (Durkheim).

Les historiens professent que l’État est une résultante plutôt qu’une cause. Les événements où il joue le premier rôle, guerres, négociations diplomatiques, traités de toute sorte, sont en réalité ce qu’il y a de plus superficiel dans la vie sociale. Les vrais facteurs du développement historique ce sont les idées et les croyances, la vie économique, la technique, l’art, etc. Ainsi la place des peuples dans le monde dépend avant tout de leur degré de civilisation et non de la croissance et de la force de l’entité politique qui les gouverne et s’appelle l’État[312].

2. Évolution du pouvoir. Conception actuelle. — Comme la plupart des institutions juridiques sur lesquelles ont vécu jusqu’à présent les peuples civilisés de l’Europe, la puissance publique trouve son origine première dans le droit romain. Au début le peuple y est titulaire de l’imperium et peut le déléguer à un homme. Plus tard il la transmet au prince et l’empereur concentre sur sa tête les pouvoirs que la république avait partagés entre les divers magistrats. Dans la période finale de l’empire c’est un droit qui appartient en propre à l’empereur. Il est titulaire d’un droit de puissance (imperium et potestas) c’est-à-dire un droit d’imposer aux autres sa volonté parce qu’elle est sa volonté, parce que comme telle elle a une certaine qualité qui fait qu’elle s’impose à l’obéissance de tous. Dans les premiers temps de l’empire cependant, comme sous la république, l’idée subsiste que l’empire était la propriété indivisible et éternelle du peuple romain, que l’empereur devait l’administrer, mais qu’il ne pouvait pas y porter atteinte. Par là, la monarchie des Flaviens et des Antonins fut essentiellement différente des monarchies asiatiques et ressembla plus aux monarchies modernes de l’Europe qui sont toutes animées d’un si puissant souffle romain[313]. — Pendant la période féodale, la notion de l’impérium s’éclipse presque complètement. Le seigneur féodal n’est pas un prince qui commande en vertu de l’impérium : il est un contractant qui demande l’exécution des services promis en échange des services qu’il a promis lui-même. — Dans la période moderne reparaît l’impérium. Sous l’action des légistes elle devient la souveraineté royale, mélange de l’impérium moderne et de la seigneurie féodale. C’est au déclin de la féodalité que les juristes, appuyant le mouvement des peuples vers l’unité nationale, cherchèrent à attribuer à l’État un caractère qu’il fut le seul à posséder, qui, tout en le distinguant des autres collectivités publiques permît de préciser la nature de sa mission interne et externe. Jean Bodin, le premier (1576), a défini la souveraineté : la puissance suprême, summum intperium summa potestas, qu’il attribue au roi, confondant, suivant l’usage de l’époque, l’État avec le monarque. On a basé sur ses écrits l’absolutisme royal. — En 1789 le roi est dépossédé du pouvoir par la nation, dont on essaie de légitimer les droits par la métaphysique du Contrat social[314].

Mais le droit comme toute chose subit continuellement une évolution ; il n’est qu’une sorte d’armature de la vie sociale, et comme telle il suit parallèlement révolution sociale, chose infiniment complexe et qui dure indéfiniment. Le système de droit public de la révolution française, sur lequel pendant un siècle ont vécu tous les peuples civilisés, reposait sur deux idées essentielles : l’idée de la souveraineté de l’État, ayant pour titulaire originaire la nation personnifiée ; l’idée du droit naturel inaliénable, imprescriptible, de l’individu, s’opposant au droit souverain de l’État. C’est un système subjectiviste, puisque au droit subjectif de l’État il oppose le droit subjectif de l’individu et fonde sur celui-ci la limitation de la souveraineté et les devoirs qu’il impose à l’État. C’est un système métaphysique puisqu’il repose essentiellement sur la conception du droit subjectif, ce qui est certainement d’ordre métaphysique. C’est enfin un système impérialiste ou régalien puisqu’il implique que les gouvernements exercent toujours la puissance commandante ; l’imperium de la nation organisée en État.

L’évolution de ces idées, dans une société toute pénétrée de positivisme, a fait comprendre d’abord que si le droit de puissance publique ne peut s’expliquer par une délégation donnée, il ne le peut davantage par une délégation nationale. Ce n’est là qu’une fiction, la volonté nationale se résolvant en celles de quelques individus. L’homme ne peut avoir des droits naturels, individuels, parce qu’il est par nature un être social ; si l’homme a des droits il ne peut les tirer que du milieu social et non les lui imposer. D’autre part, les transformations économiques de la société, survenues surtout pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, ont substitué une économie nationale à l’économie domestique. Seuls de vastes organismes peuvent donner satisfaction à la masse des besoins élémentaires. L’interdépendance sociale est devenue si étroite que le fait que quelques-uns ne remplissent pas leur besogne réagit sur tous les autres. Il est des besoins d’une importance primordiale, comme les relations postales, les transports par chemin de fer, l’éclairage, dont la satisfaction est assurée par des organismes très vastes, besoins tels que si le fonctionnement de ces organismes s’arrête un seul instant, il en résulte une perturbation profonde qui met en péril la vie sociale elle-même. C’est pourquoi on ne demande plus seulement aux gouvernements d’assurer les services de guerre, de police, de justice, mais encore d’organiser et de faire fonctionner toute une série de services industriels et d’empêcher qu’ils ne soient interrompus un seul instant. Or, cette obligation, que la conscience moderne impose aux gouvernements, est en contradiction flagrante avec la notion de souveraineté. Ce qui apparaît au premier plan ce n’est plus le pouvoir de commander, c’est l’obligation d’agir pratiquement. Le pouvoir n’existe que dans la mesure où sont remplis ces devoirs. Ces activités, dont l’accomplissement s’impose aux gouvernements, constituent l’objet même des services publics.

Dès lors le principe de tout le système du droit public moderne se trouve résumé dans la formule suivante : ceux qui en fait détiennent le pouvoir n’ont pas un droit subjectif de puissance publique, mais ils ont le devoir d’employer leur pouvoir à organiser les services publics, à en assurer et à en contrôler le fonctionnement. Le droit public n’est plus un ensemble de règles s’appliquant à des sujets de droits différents, l’un supérieur, les autres subordonnés, l’un ayant le droit de commander, les autres le devoir d’obéir. Toutes les volontés sont des volontés individuelles, toutes se valent ; il n’y a pas de hiérarchie des volontés. Toutes les volontés se valent si l’on ne considère que le sujet. Leur valeur ne peut être déterminée que par le but qu’elles poursuivent. La volonté du gouvernement n’a aucune force comme telle ; elle n’a de valeur et de force que dans la mesure où elle poursuit l’organisation et le fonctionnement d’un service public. Ainsi la notion de service public vient remplacer celle de souveraineté de l’État ; elle devient la notion fondamentale du droit public moderne. La loi n’est plus le commandement de l’État souverain ; elle est le statut d’un service ou d’un groupe.

En droit privé, l’évolution a conduit à faire disparaître l’autonomie de la volonté humaine ; la volonté de l’individu ne peut plus par elle seule créer un effet de droit. De même, en droit, public, on ne croit plus qu’il existe, derrière les individus qui détiennent la force dans un pays, une substance collective, personnelle et souveraine. Droit privé et droit public reposent tout entiers sur des conceptions réalistes et socialistes. Conception réaliste, puisqu’on ignore l’existence de cette substance personnelle, derrière les phénomènes d’ordre politique ; réaliste puisqu’on ignore l’existence d’une volonté souveraine, qui aurait par nature le pouvoir de ne se déterminer que par elle-même et de s’imposer comme telle à tous ; idéaliste puisque le système juridique repose tout entier sur un fait, une fonction sociale s’imposant nécessairement aux gouvernements. Conception socialiste puisque le droit public n’a plus pour objet de régler les conflits s’élevant entre le prétendu droit subjectif des individus et le droit subjectif d’un État personnifié, mais simplement de régler l’accomplissement des fonctions sociales du gouvernement[315].

292.3. RELATIONS DE DROIT ENTRE LES ÉTATS : LIMITATION NÉCESSAIRE DE LA SOUVERAINETÉ. — Dés que l’État existe dans la plénitude de sa personnalité il a certains droits fondamentaux sur la classification desquels on n’est pas toujours d’accord. On lui reconnaît généralement : 1o le droit de conservation et de défense : un État peut prendre les mesures destinées à garantir son existence contre les dangers qui le menacent ; 2o le droit de souveraineté et d’indépendance : chaque État jouit de la faculté d’exister librement dans une parfaite autonomie et de poursuivre la réalisation du but social en dehors de toute ingérence étrangère ; 3o le droit d’égalité : en tant que souverains et indépendants les uns des autres, les États sont égaux au point de vue juridique ; 4o le droit de respect mutuel : les États ont droit au respect les uns des autres, comme membres de la communauté internationale ; 5o le droit de commerce : le commerce est nécessaire à la vie des nations comme à celle des individus ; 6o le droit, de propriété ; 7o le droit de représentation : les États ont le droit de se faire représenter par des agents près des autres États. Tels sont les droits des États ; mais ces droits peuvent subir des restrictions : la mi-souveraineté, l’intervention, la neutralité perpétuelle, l’exterritorialité, les immunités de juridiction et les servitudes internationales. Les devoirs des États correspondent à leurs droits : les États doivent mutuellement respecter les droits qui leur appartiennent. La violation des devoirs internationaux, l’atteinte portée aux droits des États, entraîne la responsabilité de l’État, auteur de cette violation. Au point de vue du droit international on a donc défini l’État : « une personnalité morale souveraine et indépendante, reconnue comme telle, dans la collectivité des États, propriétaire d’un territoire fixe et permanent, dirigeant librement, sans aucune immixtion prépondérante sa politique intérieure ou extérieure et capable, grâce à son organisation interne, d’assurer soit l’exercice de ses droits, soit l’exécution de ses obligations » (Mérignhac).

Une telle définition, si elle correspond à la réalité pour le passé et le présent, est-elle encore admissible pour l’avenir ?

Nous avons vu qu’au point de vue interne la souveraineté de l’État n’est point l’omnipotence ; qu’il convient de la tempérer par des précautions légitimes et nécessaires, bien qu’en dernière analyse le droit de statuer appartienne à l’État et qu’il soit la source de tous les pouvoirs juridiques auxquels sont soumis les citoyens. Dans la sphère internationale la souveraineté doit aussi être limitée. « Tant que subsistera dans les relations internationales la notion surannée de la souveraineté, la paix ne sera pas définitive. C’est une révolution à faire dans la vie internationale, le pendant de la révolution qui dans l’intérieur de chaque État a établi le régime représentatif. L’opinion publique peut seule la faire[316] ».

L’indépendance est le passé, l’interdépendance est l’avenir. Il faut nous représenter toutes les conséquences internationales qui dérivent d’une conception de l’État basée sur le principe de la souveraineté absolue, conséquences que l’histoire et en particulier les événements de la présente guerre montrent comme s’étant réalisées ou tendant à l’être[317]. L’Allemagne semble avoir tiré de cette conception des corollaires qui jusqu’ici avaient fait reculer d’autres États, mais qui n’en dérivent pas moins logiquement de l’idée, commune à tous, que l’État ne doit connaître aucun maître, aucune force au-dessus de lui ; que, faite pour être obéie, sa volonté ne doit jamais obéir qu’à elle-même.

1re Conséquence : Pas de convention internationale absolue. L’État peut volontairement consentir des limitations à sa souveraineté, mais alors même il n’est pas tenu par ses engagements. Les liens qu’il a contractés ainsi sont l’œuvre de sa volonté ; ils restent pour cette raison subordonnés à sa volonté et n’ont de force obligatoire que dans la mesure où il continue à les vouloir. Les contrats d’où ces obligations dérivent visaient une situation déterminée ; c’est à cause de cette situation qu’ils les avaient acceptés ; qu’elle change, et il est délié. Et comme c’est lui qui décide souverainement et sans contrôle si la situation est ou non restée la même, la validité de ces contrats dépend donc de lui. Il peut, en droit, les dénoncer, les résilier, c’est-à-dire les violer quand et comme il lui plaît. C’est pourquoi tous les contrats internationaux ne sont consentis qu’avec cette clause : rebus sic stantibus (tant que les circonstances seront les mêmes). Un État ne peut engager sa volonté envers un autre État pour l’avenir.

2me Conséquence : Pas de juges internationaux. L’État n’a pas de juge au-dessus de lui. Il ne saurait accepter la juridiction d’un tribunal international, de quelque manière qu’il soit composé. Se soumettre à la sentence d’un juge ce serait se placer dans un état de dépendance inconciliable avec la notion de souveraineté. D’ailleurs, au nom de quel droit prononcerait le juge ? Si c’est au nom de la justice qu’il trouve dans sa conscience, c’est, trop vague, incertain, fuyant. Si c’est au nom du droit international établi, la base est inexistante puisque, on l’a vu, à tout moment les États peuvent juger de leur intérêt de sortir d’eux-mêmes des conventions qu’ils ont conclues.

3me Conséquence : La guerre nécessaire. Un État se doit à lui-même de résoudre par ses propres forces les questions où il juge que ses intérêts essentiels sont engagés. La guerre est sainte parce qu’elle est la condition nécessaire à l’existence des États, et que sans État l’Humanité ne peut vivre.


4me Conséquence : L’honneur de l’État avant tout. Une fierté, un orgueil sans bornes, voilà par excellence les vertus de l’État. L’État est un être éminemment susceptible et ombrageux. Il doit avoir un sentiment de l’honneur développé au plus haut point et si offensé, il n’obtient pas satisfaction immédiatement, il doit déclarer la guerre.

5me Conséquence : Pas d’État sans puissance. Ce qui constitue essentiellement l’État est la Puissance : « Der Staat ist Macht ». Pour pouvoir jouer son rôle, pour contenir les velléités d’empêchement des autres États, imposer sa loi sans en subir aucune, il faut qu’il possède de puissants moyens d’action.

6me Conséquence : L’armée, réalisation de l’État. C’est l’armée qui fait d’abord et avant tout cette puissance. Elle est la force physique de la nation. De là une place tout à fait à part doit lui être faite dans les institutions de la nation. Ce n’est pas seulement un service public de première importance, c’est la pierre angulaire de la société, c’est l’État incarné. Sans doute il faut aussi à l’État des esprits clairs et justes pour conduire la politique, dont la guerre n’est que la forme violente ; mais toutes ces qualités morales ne sont pas recherchées pour elles-mêmes : elles ne sont que des moyens en vue de donner à l’armée son maximum d’efficacité, car c’est par l’armée que l’État réalise son essence (Principes même du militarisme).

7me Conséquence : Plus de petits pays. Les petits pays sont destinés à disparaître. En effet, les États ne méritent d’être appelés ainsi que dans les mesures où ils sont réellement puissants, puisque l’État se défend par la puissance. Les petits pays, ceux qui ne peuvent se défendre et se maintenir par leurs seules forces, ne sont pas de véritables États, car ils n’existent que par la tolérance des grandes puissances. Ils n’ont et ne peuvent avoir qu’une souveraineté nominale.

8me Conséquence : Pas de morale liant l’État. La morale n’impose pas ses fins à l’État, lequel trouve sa propre force en lui-même. La morale peut être pour l’État un moyen. Il n’y a pas opposition nécessaire entre la morale et l’État. Il peut y avoir intérêt à la respecter, il peut être impolitique d’y contrevenir, mais s’il y a conflit l’intérêt de l’État passe avant tout. D’ailleurs la morale (morale chrétienne) n’est plus un catalogue d’actes bons ou mauvais en soi. L’intention de l’agent crée la moralité de l’acte. La hiérarchie des devoirs ne saurait être la même pour l’État et pour les particuliers. L’État étant essentiellement puissant le devoir est pour lui de développer sa nature de puissance. Le pire des péchés politiques c’est le péché de faiblesse.

9me Conséquence : La fin justifie les moyens. Puisque l’accroissement de son pouvoir est pour l’État la seule fin qu’il doive poursuivre, dans le choix des moyens nécessaires pour atteindre cette fin il ne doit être déterminé que par leur adaptabilité au but poursuivi. Tous les moyens qui mènent au but sont légitimes et l’État n’a pas ici à respecter les règles de la morale commune. L’homme d’État, pour atteindre les fins de puissance de l’État peut donc tuer, terroriser, mentir, ruser, corrompre. La politique est une rude besogne, dont il n’est pas possible de s’acquitter en gardant « des mains entièrement nettes. L’homme d’État n’a pas le droit de se chauffer confortablement les mains aux ruines fumantes de sa patrie, tout content de pouvoir se dire : Je n’ai jamais menti. C’est là une vertu de moine. La morale est faite pour les petites gens, qui ne font que de petites choses ».

10me Conséquence : La grandeur des nations est dans leur activité politique. La place des nations dans le monde ne dépend pas avant tout de leur degré de civilisation, mais de la manière dont l’État s’est acquitté de ses fonctions politiques. Les Romains qui ont eu le maximum d’influence n’ont été supérieurs ni en art, ni en littérature, ni en inventions. Ces choses-là peuvent créer la décadence des États, qui finissent pareil perdre leur puissance (la Hollande après sa lutte contre l’Espagne ; l’Allemagne au XVIIIe siècle).

11me Conséquence : L’absolutisme à l’intérieur. L’État est la source de tous les pouvoirs juridiques auxquels sont soumis tous les citoyens. Il est souverain en ce sens qu’il ne reconnaît aucun pouvoir du même genre qui lui soit supérieur et dont il dépende.

12me Conséquence : Négation du droit des nationalités. Goût des conquêtes. Les nationalités ne sont pas représentées par des États, donc elles n’ont pas de puissance et il ne faut pas les respecter. Puisque l’autorité peut être efficace, sans être librement consentie, il n’y a pas à craindre de violenter les peuples si par ces moyens on peut édifier de grands et puissants États. Dès lors, puisque les conquêtes et les annexions accroissent la puissance de l’État, il ne doit pas hésiter à les entreprendre[318]

13me Conséquence : L’hégémonie universelle. L’indépendance absolue à laquelle aspire l’État ne peut être assurée que par sa suprématie. Il ne peut en effet tolérer d’égaux en dehors de lui ; du moins il doit en réduire le nombre, car des égaux sont pour lui des rivaux qu’il est tenu de dépasser pour ne pas être dépassé par eux. L’hégémonie universelle est donc pour un État la limite idéale vers laquelle il doit tendre.

Telles sont les conséquences qui dérivent logiquement et historiquement de la conception de la souveraineté absolue de l’État, conséquences que l’Allemagne, non pas exclusivement, mais plus complètement que toute autre nation a réalisées jusqu’ici. La guerre actuelle a eu cet immense avantage de les mettre à nu une bonne fois. Spontanément les autres peuples ont réagi et se sont dressés contre l’Allemagne, dans la crainte et l’horreur que leur inspirait une existence gouvernée désormais par de tels principes.

L’examen que nous venons de faire nous conduit à deux conclusions :

a) Un État qui adopte la conception de la souveraineté absolue et en fait appliquer les conséquences pratiques qui viennent d’être indiquées va à sa ruine. « Car il ne peut pas remplir le destin qu’il s’est assigné, sans empêcher l’Humanité de vivre librement, et la vie ne se laisse pas éternellement enchaîner. On peut bien par une action mécanique la contenir, la paralyser pour un temps, mais elle finit toujours par reprendre son cours, rejetant sur les rives les obstacles qui s’opposaient à son libre mouvement (Durkheim) ».

b) Le nouvel ordre à instaurer dans le monde doit reposer sur le principe de l’interdépendance des nations et conséquemment de la limitation de souveraineté des États et leur subordination à un ordre supranational. Il faut proclamer que l’État a des devoirs vis-à-vis de l’Humanité et s’élever contre la théorie allemande de Treitschke qui dit : « L’État est ce qu’il y a de plus élevé dans la série des collectivités humaines. Dans toute l’histoire universelle on ne trouve rien qui soit au-dessus de l’État[319] ». Et ce mot prêté à Guillaume II : « Pour moi, l’humanité finit aux Vosges[320] ». De telles affirmations révoltent aujourd’hui la conscience des peuples. Que l’Humanité soit simplement rayée des valeurs morales dont l’État doit tenir compte, que tous les efforts faits depuis vingt siècles par les sociétés chrétiennes soient comptés comme inexistants, c’est ce qui constitue un scandale historique aussi bien que moral. C’est le retour à la morale païenne. Ce n’est pas assez dire, car les penseurs de la Grèce avaient depuis longtemps dépassé cette conception ; c’est un retour à la vieille morale romaine, à la morale tribale, d’après laquelle l’Humanité ne s’étendait pas au delà de la tribu ou de la cité (Durkheim).

La souveraineté de l’État doit donc être relative, car elle doit dépendre : a) des traités, libres conventions qu’il a signées et qui ont limité son indépendance ; b) des idées morales, qu’il a pour fonction de faire respecter et qu’il doit par conséquent respecter lui-même ; c) de l’opinion de ses sujets et des peuples étrangers avec laquelle il est obligé de compter ; d) des intérêts supérieurs de l’Humanité, représentés par une organisation supernationale. Traités, idées morales, opinions, intérêts de l’humanité ont au cours des temps revêtu des formes de plus en plus précises, systématiques, et ont exercé une action croissante sur la vie de l’État. Nous sommes arrivés à une période où les intérêts et la conscience sont en avance sur les anciennes formules. Leur vague et leur superficiel ne suffisent plus à protéger les meilleurs éléments contre les entreprises des moins respectables. La tâche s’impose donc de les préciser, de les systématiser, et de donner une organisation concrète à leur influence et à leur action.

292.4. GRANDS ET PETITS ÉTATS.  NEUTRALITÉ.
1. Égalité de droit des États. — Le principe de l’égalité des États souverains est la pierre angulaire du droit international. Il a été accepté comme fondamental et essentiel par tous les jurisconsultes, nationaux et internationaux, depuis le second quart du XVIIe siècle (Grotius) jusqu’à nos jours. Il a rencontré cependant deux sortes d’adversaires : a) Les États qui ont voulu conduire une politique d’hégémonie et se faire octroyer, ou s’arroger, le droit d’être au-dessus des autres. À part ces États, tous les autres ont combattu ces prétentions « Kein Land über Alles ». b) Les théoriciens qui se sont préoccupés d’assurer une organisation meilleure des relations internationales. Vouloir donner le droit à une représentation égale aux 52 États souverains est la cause du peu de progrès de l’organisation mondiale. Faire peser d’un poids égal sur les destinées du monde la Russie, la Hollande et la Principauté de Monaco est une absurdité et montre combien il est nécessaire d’adapter plus étroitement les fictions du droit aux réalités elles-mêmes. On a demandé qu’il soit accordé une suprématie en Europe aux grandes puissances et en Amérique à un Comité de grands États[321]. Nous recherchons plus loin comment une représentation des États, proportionnelle à leurs forces réelles, dans des institutions générales collectives, peut résoudre ce problème[322].

2. Grandes puissances. – Dès le XVIIIe siècle apparaît une réunion de puissances qui essaient d’imposer leurs volontés aux autres États. En 1814, l’Autriche, l’Angleterre, la Prusse et la Russie se constituent en « tétrarchie », qui devient la « pentarchie » en 1818, avec l’adjonction de la France ; l’« hexarchie » avec celle de l’Italie en 1867. Les États-Unis et le Japon y prennent rang à la fin du XIXe siècle[323]. Cette distinction en grandes puissances est basée sur l’importance des territoires, des populations, des armements. À la Conférence de La Haye, une lutte très vive s’est engagée au sujet de l’égalité des États. Lorsqu’il s’est agi de la manière de désigner les juges de la Commission des prises, des propositions furent faites tendant à donner, à huit grandes puissances seulement, le droit à la nomination d’un juge, les autres puissances étant placées sous un régime différent. Dans le projet d’organisation de la Cour Permanente d’Arbitrage, les grandes puissances aussi devaient être avantagées. Les petits États, ayant à leur tête les républiques de l’Amérique latine, firent une opposition irréductible à ces deux projets.

3. Les petits États. Dans la guerre actuelle se joue le sort des petits États. La Belgique, la Serbie, le Monténégro ne sont plus libres et au début des hostilités la diplomatie allemande proclamait que « la Belgique ne servirait de rien à l’Allemagne si elle n’avait pas la Hollande ».

Déjà, par la force des choses, en dehors même de son intention d’invasion et d’annexion, l’Allemagne était pour la Suisse, la Belgique et les Scandinaves une menace économique et intellectuelle ; il était à craindre qu’elle ne les réduisît peu à peu à l’état de « province » par la seule action mécanique de sa masse et de son extension. Il faut exposer le pour et le contre de l’existence des petits États.

A. Contra. – « Cette guerre disent les Austro-Allemands, a démontré que l’avenir de l’Europe et du monde appartient aux États puissants possédant une nombreuse population et de grandes richesses. Renoncer à appartenir à un grand État, c’est renoncer à toute possibilité intellectuelle et économique, que seul il procure ; c’est renoncer à faire entendre sa voix dans le concert mondial. » Le ministre des affaires étrangères, von Jagow, s’est exprimé très nettement peu avant la guerre : « Les petits États ne pourront plus jouir, dans la transformation qui s’opère en Europe au profit des nationalités les plus fortes, de l’existence indépendante qu’on leur a laissé mener jusqu’à présent ; ils sont destinés à disparaître ou à grandir dans l’orbite des grandes puissances[324]. »

On ajoute que si les petits États sont des tampons, c’est que l’entente ne s’est pas faite sur leur partage. Ils demeurent des « brandons de discorde ». « Une domination autrichienne en Serbie était évidemment aussi intolérable pour la Russie que pour l’Angleterre une domination allemande aux Pays-Bas. » (Réflexion de l’ambassadeur d’Angleterre en Russie, 1er août 1914.) – Tout cela est conforme à la théorie politique allemande. Treitschke traite avec mépris les petits États : la « Kleinstaaterei ». « Dans la notion des petits États, dit-il, il y a quelque chose qui prête incontestablement au sourire. En soi, la faiblesse n’a rien de ridicule, mais il en va tout autrement de la faiblesse qui affecte les allures de la force. La société des États devient de plus en plus « aristocratique »[325]. Pour Treitschke, dans les grands États, les larges perspectives qui y sont ouvertes aux individus y développent un « sens mondial » (Weltsinn). On ne peut plus se laisser enfermer dans des limites trop resserrées ; on a besoin d’espace. La domination de la mer agit surtout en ce sens. « La mer libère l’esprit. Le petit État au contraire rapetisse tout à sa mesure. Il développe une mentalité de gueux (eine bettelhafte Gesinnung). On n’apprend à n’y estimer l’État que d’après les impôts qu’il lève. De là résulte un matérialisme qui a sur le sentiment des citoyens la plus déplorable influence[326]. »

B. Pro. — À la vérité, les petits États dressent leurs affirmations à l’encontre de celles-là ; les sociologues sont avec eux et leur cause est devenue celle des alliés et des neutres. Les petits États (Hollande, Belgique, Suisse, États Scandinaves), non seulement n’ont jamais causé de dommages à leurs voisins, mais ils ont prouvé que malgré leur exiguité ils étaient capables de servir les intérêts les plus élevés de l’humanité. Ils ont contribué à former cette civilisation qui unit petits et grands États par des liens plus sacrés et plus durables que les liens de race, de force politique et d’intérêt matériel. En particulier la Suisse, la Belgique et la Hollande ont au cours du XIXe siècle développé les premières organisations internationales, qui demeureront pour l’histoire impartiale une des plus pures gloires humaines de notre temps. Les petits États ont une civilisation complète. En face des grands États ils peuvent être emplis de crainte, peut-être, mais non d’envie ; la soi-disant « grandeur » de ces États ne leur en impose nullement. Ils font valoir qu’ils constituent des exemples et des modèles pour les grands États. La Belgique depuis son indépendance (1830) n’a connu aucune révolution. La Suisse, depuis la guerre du Sonderbund (1846), a atteint les extrêmes limites de la liberté et du droit et n’a vu ses lois violées ni par des soulèvements militaires, ni par de tumultueuses multitudes. De même la Hollande, la Suède, le Danemark, la Norvège. Il n’y a aucun rapport entre l’étendue d’un pays et en particulier de son domaine colonial et la prospérité de ce pays. Les plus hauts chiffres d’importation et d’exportation par habitant sont fournis par la Hollande, que suivent la Belgique, la Suisse et le Danemark. Les grands États ne viennent qu’après ces pays. Avant la guerre, tandis que le 3 % allemand était coté à 83, le 3 % belge atteignait 96 ; tandis que le 3 ½ % russe valait 81, le 3 ½ % norvégien s’achetait à 102. Les petits États ont démontré la possibilité de croître en dehors de la possession de grands territoires. La Belgique nourrit avec de pauvres terres améliorées par le travail une population de 240 habitants par kilomètre carré. Elle a exporté ses capitaux et créé des entreprises dans le monde entier sans l’aide d’une diplomatie armée. On peut mettre sérieusement en doute que les grands États centralisés soient des créations d’un rendement sociologique vraiment efficace. Le contrôle y est presque impossible. Aussi les petits États sont-ils des formes de l’avenir, des « précurseurs » plutôt que des « anachronismes[327] ».

C. Transformation nécessaire. — Sans doute les petits États ne présentent pas que des avantages ; comme toute institution humaine ils ont les défauts de leurs qualités. Les créations y sont souvent mesquines ; faute de moyens, les idées manquent d’envolée, ne pouvant trouver pour se développer un vaste théâtre d’action ; les désastres y étant plus concentrés, ils affectent davantage tout le pays. Mais il est possible d’obvier à la plupart de ces inconvénients en faisant entrer les petits États dans des associations respectant leur individualité, et spécialement dans une union internationale des États dont ils pourraient bénéficier des services généraux[328]. Les petits États ne peuvent subsister et se développer que sous l’égide du droit, de la liberté, de la loyauté, et au sein d’une organisation qui les leur garantisse. Il faut en outre qu’ils soient créés rationnellement, non seulement quant aux nationalités qui les composent, mais aussi quant à la délimitation de leur territoire. Que deviendrait un État indépendant dépourvu de frontières naturelles, sans débouché, sans variétés de ressources. Il risquerait de sombrer vite dans le néant. Ces conditions ne doivent jamais être oubliées dans les projets de création de nouveaux États.

4. Neutralité. – Les États neutres ne sont pas souverains, mais protégés par les États souverains qui garantissent leur neutralité. Ils sont nés du fait que des rivaux ne veulent pas consentir à ce qu’ils appartiennent à l’un ou à l’autre et qu’ils sont trop faibles pour les conquérir seuls. La neutralité dans sa forme actuelle, c’est-à-dire limitée à quelques états et imposée à eux n’est donc pas un idéal en soi. Elle ne l’a jamais été. Née de circonstances données elle ne se justifie qu’autant que ces circonstances subsistent. Fait à retenir : depuis qu’elle a été introduite dans la politique et le droit, en 1815, la conception même de la neutralité ne s’est guère développée. C’est qu’elle est fonction de tout le système d’organisation internationale. Théoriquement le régime de neutralité occupe une place intermédiaire entre la liberté d’un lieu ouvert à tous (liberté des mers), la souveraineté nationale complète, et l’internationalisation de certains lieux.

La Suisse (1815), la Belgique (1830-1838), le Luxembourg (1867), et avant son annexion le Congo (1884), sont des États neutres perpétuels. Des projets ont existé concernant la neutralisation du Danemark[329].

À côté d’États entier qui sont neutralisés et qui jouissent de la neutralité dite perpétuelle, il y a des États qui ne sont neutralisés qu’en partie ; et la neutralisation peut s’appliquer aussi à des possessions coloniales entières ou simplement à un territoire déterminé, une ville, un détroit, un canal, un cours d’eau : les îles Pescadores ont été neutralisées après l’intervention des puissances à la suite du traité japonais de Shimonosaki (1895) ; une zone neutre a été créée entre la Norvège et la Suède.

Pendant la guerre ont été abominablement et cyniquement violées la neutralité de la Belgique et du Luxembourg. Ces faits ont été l’objet de discussions formidables et ont soulevé la conscience juridique universelle[330]. Le régime juridique de la neutralité est aujourd’hui mal défini. Comment peut-il être créé, quels sont les droits et les obligations des neutres perpétuels, de quelles garanties doit-on entourer les pays neutralisés ? Toutes ces questions demandent à être précisées au point de vue du droit international. Elles sont indépendantes de cette autre question d’ordre politique : y a-t-il lieu d’étendre le régime de neutralisation en vue de la paix. La Conférence interparlementaire de 1914 devait discuter un projet de convention ayant pour but de faciliter la neutralisation. Les États auraient pu, soit individuellement, soit par un traité collectif, déclarer leur neutralité permanente, indépendamment de l’approbation d’autres États[331].

Le projet d’une entente entre les États neutres a été fréquemment agité avant la guerre. L’idée a d’abord été soutenue par Charles Hilty. Depuis la guerre elle a été reprise de divers côtés sous la forme d’une Ligue des pays neutres. Une union politique de la Belgique, de la Hollande, de la Suisse, du Luxembourg et de l’Alsace Lorraine a été aussi préconisée[332].

Après la guerre le sort de la neutralité se posera nécessairement. Quel sera le statut international de la Belgique, dont deux des cinq garants se sont jetés sur elle et dont les trois autres sont arrivés trop tard pour la protéger ? Les Belges aujourd’hui raisonnent ainsi : La neutralité belge a été imposée dans l’intérêt de l’équilibre de l’Europe, lequel est solidaire de l’équilibre politique du monde entier. Il est donc rationnel que cette neutralité soit désormais garantie par tous les États, au moins par toutes les grandes puissances, comme c’était l’esprit des traités de 1838. L’Amérique, l’Italie, le Japon devenus grandes puissances depuis, devraient contresigner à l’avenir tous accords. À défaut de garanties générales et tout à fait sérieuses il faut dégager la Belgique de toute obligation de neutralité, car il est inique d’obliger un petit pays à préparer une défense éventuelle et théorique sur tous ses fronts, tandis que ses puissants voisins ont, eux, le droit de conclure des alliances défensives qui limitent d’avance les fronts à défendre. Ainsi posée, la question de la Belgique conduit directement à celle de l’organisation de la Société des nations, qui est la forme organisée de la garantie générale, et le nouveau droit international sort des sphères spéculatives pour entrer dans la réalité politique et juridique immédiate. Le problème de la neutralité de la Belgique influencera certainement celui de la Suisse et même des autres petits pays[333].

292.5. LE TERRITOIRE. — Le territoire d’un État est la partie du globe où cet État exerce sa souveraineté. Il est composé du sol, du sous-sol et de la superficie, de terres et d’eaux ; ces dernières comprenant les fleuves et cours d’eau, les lacs et les mers intérieures, la partie de la mer la plus rapprochée du rivage. D’une manière générale, les frontières d’un État coïncident avec les territoires qu’occupent ses nationaux, mais il y a à cela de nombreuses exceptions. Ainsi, avec les facilités de communication, se sont développées les possessions coloniales.

L’étude du territoire en lui-même soulève diverses questions : quels ont été au cours de l’histoire les facteurs de la formation territoriale des États ? La grandeur du territoire est-elle en proportion de la puissance des États et de la prospérité de leurs habitants ? Quelle est la valeur comparée de divers territoires au point de vue physique et économique : richesses naturelles, habitabilité, accessibilité, etc. ? Quelles sont les fictions en vertu desquelles le territoire peut être considéré comme prolongé : exemples, territorialité accordée aux légations et aux hôtels diplomatiques ; pavillon faisant considérer le navire comme une extension de territoire ? Un même territoire peut-il être soumis à plusieurs souverainetés (co-souveraineté, souverainetés hiérarchisées) ? Quels sont les procédés de l’acquisition et de la perte des territoires (Question de la conquête et des annexions traitée ailleurs) ? Quelles transformations territoriales apportera la guerre ? — Nous ne retiendrons ici que quelques-unes de ces questions, les autres ayant leur place ailleurs[334].

1. Transformation et concentration des territoires. – Le système territorial des États du monde et principalement de l’Europe contemporaine est le résultat complexe d’une longue série de révolutions qui, créant et détruisant tour à tour les États, modifiant sans cesse leur assiette et leurs limites ont abouti à donner à notre monde sa configuration politique présente. Pour expliquer l’état présent il faut remonter fort loin le cours des siècles et tenir compte d’une multitude presque infinie de faits dans le triple ordre : physique (configuration naturelle des pays), ethnographique (races et nationalités), et surtout historique et politique (guerres et traités, mariages et conquêtes, intérêts dynastiques, révolutions populaires)[335].

Depuis le moyen âge jusqu’à nos jours un travail lent d’unification humaine s’est opéré d’où sont sorties les nationalités modernes. Les communes se sont agglomérées en provinces et plus tard les provinces se sont fondues dans les États. C’est ainsi que les différents royaumes de l’antique Ibérie sont devenus l’Espagne ; que Provence, Languedoc, Aquitaine, Bourgogne, Bretagne, dépecées en départements sont devenues la France ; que royaume de Naples, États Pontificaux, Toscane, Lombardie, Vénétie, Piémont, duchés de Parme et de Modène, morcelés en provinces administratives, ont fait place à l’Italie ; que l’Écosse, l’Irlande, le Pays de Galles, l’Angleterre forment à cette heure le Royaume-Uni, etc., etc.

Une carte géographique du continent européen datant du commencement du XVIIIe siècle nous montre l’Europe centrale divisée en une foule de petits États. La Russie à l’est, la France à l’ouest, pareils à deux colosses, cherchent à engloutir leurs petits voisins. (La Russie seule a réussi à garder ses proies : la Pologne, la Finlande, etc.) Pour les pays moins puissants il ne pouvait y avoir de salut que dans l’association et c’est grâce à elle que les États situés au sud de l’Europe centrale ont pu conserver leur liberté et leur autonomie. Ce mouvement s’étendit ensuite vers le nord. Il y avait à la fin du moyen âge, dans les pays que couvre l’empire d’Allemagne, 320 souverainetés, aujourd’hui absorbées par une seule. Hors d’Europe même mouvement. À l’époque de la conquête, la race américaine formait sur les vastes territoires devenus depuis la République de Colombie, environ quatre cents nations indépendantes les unes des autres, généralement ennemies, fréquemment en guerre, et distinctes dans leur origine, leur langue, leur coutume, leur religion et leur civilisation. De ces nations 300 ont survécu et sont aujourd’hui sous la domination de l’État de Colombie. — Ce mouvement de concentration des souverainetés politiques est général dans le monde, bien qu’il ne soit ni uniforme, ni continu et qu’il s’accompagne aussi de ses agrégations (par ex. la Turquie et l’Autriche). De nos jours il demeure 52 États indépendants et souverains. Ce chiffre n’a rien de fatidique, naturel ni providentiel. La disparition d’un État, la naissance d’un autre ne sont pas des faits à ce point extraordinaires qu’ils puissent troubler essentiellement la marche de l’Humanité. La reconnaissance du caractère relatif et transitoire des structures politiques faciliterait bien des adaptations et des transformations nécessaires, car les forces qui ont agi dans le passé agissent encore de nos jours ; l’évolution historique se continue sous nos yeux.

La configuration matérielle d’un territoire lui donne moins de valeur s’il est divisé que s’il est d’un seul tenant (territoire concentré ou allongé, ayant des bras dans diverses directions) ; la logique apporterait bien des démembrements aux territoires actuels. – La théorie des frontières naturelles par fleuves ou montagnes est d’origine française. En réalité toute frontière naturelle est artificielle. On a dit que les divisions nationales doivent déterminer les frontières de chaque État, car c’est la seule limite naturelle aux empiétements et une base objective à la répartition des territoires. L’idée a été proposée en Allemagne de transplanter réciproquement des populations et de les échanger pour assurer une meilleure répartition de territoire. Ce procédé est brutal.

2. Causes des agrandissements territoriaux et évolution de ces causes. Quelle cause pousse les États aux agrandissements de territoire et, pour ce que ceux-ci ont de rationnel et justifié, quel processus juridique et pacifique pourrait-on substituer aux transformations violentes ? À voir, dans un atlas historique, les cartes politiques successives du monde, à lire dans une histoire générale la formation du territoire de chacun des États actuels, on croirait devoir conclure à cette loi sociologique : le territoire est l’expression de la vitalité des peuples et tout agrandissement ou diminution de leur force se marque dans des transformations corrélatives de leur territoire. « Des agrandissements progressifs, dit von Ghentz, l’historien allemand, sont devenus à un certain degré la maxime politique constatée de la Prusse, comme le seul moyen de maintenir son influence et de veiller à sa conservation. » Et en effet, depuis les jours du Grand Électeur, la Prusse s’est successivement agrandie d’une partie de la Suède, de la Pologne, de l’Autriche (Silésie au XVIIe siècle), du Danemark en 1864, de différents petits États prussiens, des provinces rhénanes en 1815, de la Hesse et du Hanovre en 1866, de l’Alsace-Lorraine en 1870. L’Angleterre, la France, la Russie se sont agrandies de colonies, montrant une fringale de vastes territoires qui n’ont pas toujours pour elles une utilité réelle. C’est une maladie sociale qu’on a désignée sous le nom de kilométrite (Jacques Novicow) et d’extensiomanie (amiral Réveillère).

Mais à l’époque contemporaine on assiste à une véritable dématérialisation des forces d’un État, qui deviennent plus intellectuelles, morales, économiques, et ne s’incorporent plus toutes dans un territoire. La Belgique par exemple est la sixième puissance économique du monde et son territoire minuscule fait songer au volume infinitésimal de la substance grise du cerveau qui commande à toute la masse musculaire et osseuse du corps de l’homme. La Grèce avec ses vieilles colonies non territoriales, répandues dans toute la Méditerranée, est un autre exemple. La transformation du rôle que joue le territoire dans la vie d’une nation affecte déjà nos conceptions traditionnelles. Nous aurons à en tenir compte.

3. Territoire, Population et Souveraineté. – Les deux éléments essentiels de l’État sont la population et le territoire. Chaque État a donc juridiction sur une partie de la surface terrestre nettement délimitée par des frontières et, avec le développement des communautés humaines, il est advenu que les terres du globe tout entier sont aujourd’hui divisées en territoires nationaux. Les populations habitant ces territoires sont les sujets de l’État, ses nationaux, à l’exception de ceux d’autres États qui y habitent en étrangers. L’État a juridiction sur eux. Cette situation conduit à se poser cette question : À côté des États souverains ayant territoire et population, ne peut-on envisager l’existence de certaines entités sans territoire ni population propre, mais pouvant exercer des droits de souveraineté ? Connexement, les éléments territoire et population doivent-ils être envisagés comme des blocs, des unités absolues qui doivent nécessairement être placées sous l’une ou l’autre souveraineté, ou peut-on distinguer en eux des éléments, les uns matériels, les autres abstraits, qui permettent de les faire dépendre, quant à ceci de telle souveraineté, quant à cela de telle autre ? Les faits donnent une réponse affirmative à cette dernière question. Le développement des relations des hommes entre eux et avec les choses a procédé naturellement de distinctions semblables que le droit est venu sanctionner. Sur une même chose on peut exercer un droit de propriété, de possession, de jouissance, de gage, et ces quatre droits peuvent être disjoints au point d’appartenir à quatre personnes différentes. Dans une fédération une même fraction de territoire est soumise à trois juridictions différentes superposées, l’autorité de la fédération de l’État, du canton, de la commune, et ces juridictions sont représentées par trois systèmes de lois coexistants, auxquel sont astreints tous les hommes et toutes les choses qui s’y trouvent. Les relations d’une même personne dans un État étranger sont régies, les unes par son statut personnel (loi de sa nation), les autres par le statut réel (loi du lieu où elle se trouve). Des autorités purement spirituelles enjoignent leurs ordres aux fidèles ; mais elles ne commandent aux esprits que dans le seul domaine du dogme et de la morale et se disent des souverainetés ayant droit de parler et d’agir au delà des frontières dans la sphère de leurs attributions.

D’autre part, bien des cas de division de souveraineté ont été réalisés. L’administration du territoire d’un État par un autre État est un exemple (administration de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche-Hongrie). La souveraineté de l’empire ottoman ne se trouvait pas seulement atteinte par le régime des capitulations, par l’organisation d’un contrôle financier international, etc. ; elle était encore diminuée dans les parties de son territoire où les puissances s’étaient réservé certains droits comme le contrôle administratif, la protection des chrétiens, le droit de choisir le gouverneur et d’en approuver le choix. C’est le cas des deux îles de Samos et de la Crète ainsi que du Liban (firman de 1832, traité de Constantinople). Autre exemple : cessions à bail consenties après 1888 par la Chine : c’est la faculté d’exercer certains droits de souveraineté sans qu’en théorie la souveraineté de l’État concédant doive en être amoindrie : Russie, Port-Arthur (1898) ; France, Kouang-Tchéou-Ouan ; Grande-Bretagne, Wei Haï Wei ; Allemagne, Kiao-Tchéou. La société du Chemin de fer de l’Est chinois, à laquelle la Russie a forcé la Chine à accorder la concession d’un chemin de fer reliant la frontière sibérienne à la mer, possède des droits d’administration sur certaines parties du territoire chinois. En vertu de la convention de Berlin, de 1896 la Russie a installé en plein territoire chinois de véritables organisations municipales russes, dont l’exemple le plus caractéristique est celui de Kharbine, où les fonctionnaires russes perçoivent les impôts, assurent la police, même sur les échanges, tandis que les autorités chinoises parallèlement continuent à exercer leurs pouvoirs sur les indigènes.

Ces divisions, dissociations, limitations de la souveraineté (définie le droit de commander aux hommes et par leur intermédiaire aux choses), conduisent à cette conception que la souveraineté n’implique pas union nécessaire avec un territoire. On peut envisager des souverainetés dont les compétences, limitées à certains ordres de relation, pourraient s’exercer sans égards aux frontières, elles auraient à respecter les lois de simple police édictées en vue d’aplanir les conflits qui pourraient naître de l’exercice de ces « souverainetés fonctionnelles » avec celui des « souverainetés territoriales ».

Une telle conclusion est fort importante. L’État moderne, en effet, a voulu absorber en lui toutes les forces, être la plus haute représentation de tous les intérêts du territoire sur lequel il exerce sa juridiction souveraine et des intérêts de tous ses habitants. Sans doute le morcellement du globe en 52 États est le résultat souvent irrationnel du hasard et de l’histoire, et bien des remaniements seraient désirables, mais ces modifications n’éviteraient en rien la difficulté essentielle, l’impossibilité radicale de faire coïncider exactement les trois espèces de frontières : frontières politiques des États, frontières ethniques des nationalités, frontières économiques des intérêts matériels, on pourrait même ajouter les frontières des intérêts intellectuels. Une circonférence, un triangle, un carré, un losange, images de ces frontières différentes, ne sauraient être ramenés à l’unité de figure, alors qu’aucune des quatre ne circonscrit entièrement les autres, et qu’aucune n’est entièrement inscrite en elles. Dès lors la solution doit être cherchée ailleurs, dans une conception de l’État qui laisse leur autonomie et aux nationalités et aux intérêts matériels ; qui admettrait que les uns et les autres se groupent à leur manière. Tant mieux pour les États actuels s’ils sont formés d’une nationalité unique et s’ils ont pu ériger à peu près leur territoire en une circonscription économique autonome (en dehors de la France et de la vieille Chine, quels autres États pourraient être de ce nombre ?) ; mais non pas, tant pis pour les autres États, nous voulons dire pour leurs habitants, dont le bonheur seul importe en dernière analyse. Dans ce système nouveau les États seraient conçus comme entités groupant tous les territoires soumis à une même police, les Nationalités comme entités groupant tous les hommes ayant une communauté d’origine et de langue, les Unions économiques comme entités groupant tous les intérêts matériels similaires. Et ces trois ordres d’entités trouveraient leur place et leur équilibre dans une superstructure qui les embrasseraient toutes. On ferait une part à la représentation de tous, qui ne serait autre que la « Société des nations ». Celle-ci, la communauté humaine tout entière, doit être dotée, comme les États, de la triple personnalité morale, juridique et politique. Sa souveraineté doit coexister avec celle des États, de la même manière que dans les fédérations coexistent plusieurs souverainetés qui se limitent les unes les autres, s’associent ou se hiérarchisent, mais ne s’absorbent pas. Qu’on y fasse attention : il ne s’agit pas seulement de créer une association d’États. Le problème est autre ; il est plus vaste. Un État lui-même n’est pas seulement une association de communes : les communes en constituent une partie, mais les grandes fonctions sociales, organisées sur une base autre que la division du territoire, en sont une autre ; les citoyens ont des relations directes avec l’entité qui est l’État, sans devoir passer nécessairement par l’intermédiaire des entités qui sont les communes. De même la Société des Nations devra reconnaître plusieurs espèces de membres : les États ; les hommes en tant qu’êtres humains ; les grandes unions internationales par classes d’intérêts ; peut-être même certaines villes déclarées libres, ne relevant que de l’autorité internationale. C’est donc une société très complexe, très variée, dont il faut tracer les cadres et régler les relations. Ces forces diverses en se combinant feront sa force ; elles coexisteront autonomes. — La notion de l’emboîtement, de la hiérarchie des souverainetés causerait ici de graves erreurs de jugement, conception romaniste du Pouvoir, reprise à son compte par l’impérialisme germanique : l’État absorbant en lui toute souveraineté et ne laissant survivre ni autorité, ni puissance en dehors de lui. La société moderne est bien trop complexe pour se plier à une simplicité aussi rigoureuse. Au contraire la conception anglo-saxonne est plus près de la vérité et c’est d’elle qu’il faut s’inspirer.

292.6. ADMINISTRATION, SERVICES PUBLICS ET VILLES. — Ces divers aspects de la collectivité mériteraient un examen spécial en se plaçant au point de vue international. La place fait ici défaut. Nous nous bornerons à noter ces deux points :

1. Les services publics et administratifs augmentent en nombre et en extension dans tous les pays. Le critère de la création d’un service public est le fait qu’il se produirait un désordre social par la suspension, même pendant un temps très court, de l’activité libre qu’il s’agit de transformer en activité publique. L’organisation du service public se perfectionne ; de nos jours, parallèlement à la décentralisation locale et régionale, s’opère une décentralisation par service.

2. Les villes sont devenues des organisations formidables ; elles ont attiré partout la population. Les États changent et se modifient, les villes restent avec leurs besoins propres. Parmi elles il en est qui sont tenues pour de véritables métropoles internationales d’une spécialité. Des unions entre villes ont existé de tout temps, en dehors des liens supérieurs de subordination aux États. On devra reconnaître à l’avenir des villes internationales relevant seulement de l’Union des États, comme les villes impériales relevaient seulement de l’Empire.

293. La Démocratie.

293.1. NOTIONS. — Nous vivons en un temps qu’on a pu justement qualifier « démocratie cosmopolite » : tous peuvent atteindre à tout et l’atteindre partout.

Dans l’histoire, toutes les démocraties ne se sont pas ressemblées. À Athènes, quelques milliers de citoyens libres, qui ont les loisirs nécessaires aux nombreuses occupations qui leur impose le soin des affaires publiques, gouvernent 400,000 esclaves et 45,000 métèques. Platon légifère pour une petite commune de 5040 foyers. La Révolution fait de la démocratie universelle son grand œuvre. En répandant partout ses principes, ce n’est pas une conquête guerrière et politique qu’elle se propose, mais une supériorité d’ordre purement intellectuel et moral. Parmi les peuples modernes, les États-Unis ont apporté au monde un magnifique exemple de démocratie. Leur gouvernement repose sur le principe devenu célèbre du « government of the people, by the people, for the people[336] ».

On distingue deux grandes doctrines en politique : la politique absolutiste et la politique libérale. La première ne reconnaît à l’individu d’autres droits que ceux que le pouvoir civil lui confère et lui constitue par sa volonté. La seconde reconnaît à l’individu des droits naturels, indépendants en soi du pouvoir de l’État et que celui-ci protège et garantit, mais qu’il ne fonde pas et qu’il peut encore moins supprimer.

Il existe deux types de démocratie : l’absolue construite d’une pièce par les théoriciens (Rousseau) ; la démocratie relative réalisée, qui tient compte de la relativité de la vie, des traditions, des nécessités pratiques. La première agit sur la seconde. Ce sont les idées de Rousseau qui ont bouleversé la vieille Europe et exercé sur les institutions du monde une énorme influence directe et indirecte. Elle affirme que la nation est une somme d’individus réunis par le contrat social, que tous les hommes sont également doués de raison et ont également droit au gouvernement des sociétés. Elle est la souveraineté illimitée et directe, inaliénable et imprescriptible du peuple. Cette souveraineté est basée sur le consentement libre et volontaire de tous les individus égaux, chacun d’eux étant considéré comme le centre et la mesure de toute chose. Elle n’existe, ne se manifeste et n’agit que dans l’assemblée de tous.

La démocratie classique repose sur trois principes fondamentaux : a) Principe égalitaire. Tous les individus étant égaux, toutes les volontés étant égales, tous les hommes ont le même droit et la tendance à l’égalité des conditions est la seule base rationnelle d’une société démocratique. b) Principe majoritaire. Pour savoir ce que veut cette société, il suffit de totaliser et de condenser les volontés individuelles égales, et l’expression démocratique de la volonté populaire, c’est la majorité numérique. c) Suffrage universel. Comme, pour trouver cette majorité, il est impossible de réunir en permanence la totalité des individus ou le peuple lui-même, il faut se contenter de réunir des délégués, et le seul procédé démocratique de délégation c’est le suffrage égalitaire de tous les individus[337]. Les corollaires déduits de ces principes ont été notamment le plébiscite, le référendum, la législation directe, la maxime que chaque député représente la nation entière, le mandat impératif, la rétribution du mandat, l’égalité des districts électoraux, la redistribution périodique de ces districts, la représentation des minorités, la responsabilité du ministère devant le Parlement, la mise en accusation personnelle des ministres[338].

À la base du principe démocratique il y a quelques affirmations très claires : la société doit être organisée dans l’intérêt du plus grand nombre (le dêmos, le peuple) ; il est plus sûr pour chacun de s’occuper soi-même de ses intérêts ; l’autorité doit donc venir d’en bas et non d’en haut (supériorité, intelligence, religion, dynastie, caste) ; tout pouvoir constitué doit être surveillé, car nul n’est certain de ce qui peut arriver ; ce contrôle s’exerce le mieux en divisant les pouvoirs, en leur donnant une origine différente (élection ou nomination) et en établissant entre eux une sorte de concurrence ; la liberté est le meilleur régime, car les désordres apparents qu’elle peut provoquer ne sont que la rançon des immenses biens qu’elle assure.

Le principe fondamental de la démocratie est un principe énergétique : utiliser au mieux les forces humaines. Il consiste essentiellement a) à laisser à chacun la pleine liberté, avec son corollaire de la pleine responsabilité de faire ce qui est le mieux pour sa croissance et son développement ; b) à créer en même temps un ensemble d’institutions communes, un milieu social particulièrement adapté aux besoins de tous ; c) à faire appel pour cette création à tous ceux qui savent, qui peuvent et qui veulent quelle que soit leur origine sociale.

Tout le nouveau continent, tant saxon que latin est démocratique et libéral. L’Europe latine et saxonne l’est également ; l’Europe germanique et russe ne l’est pas.

293.2. LA DÉMOCRATIE SOCIALISTE. — 1. Histoire. Par socialisme on entend une quantité de doctrines et d’aspirations la plupart contradictoires mais qui toutes ont comme but final une société nouvelle sur la base de l’association (Bernstein).

Le socialisme s’est élaboré en France de 1750 à 1789 dans les « théories de la parcelle ». Il se manifeste après la Révolution par les doctrines de Babeuf et la « Conspiration des Égaux » ; il se retrouve au fond des doctrines de Saint-Simon (sans communisme mais avec de l’étatisme) et de Fourier (sans étatisme mais avec appel à la coopération et aux syndicats). Puis il se fortifie de 1830 à 1848 dans les sociétés secrètes et avec l’appui de Louis Blanc, Pecqueur, Cabet et Proudhon ; il se formule avec Karl Marx et le Manifeste Communiste et il donne lieu à la création de l’Internationale. Le socialisme français (républicain, patriote, idéaliste, dit Hervé) est fils de la Révolution française, des révolutions de juillet 1830, de février 1848, de juin 1848, du 18 mars 1871.

La première Internationale socialiste a été fondée à la suite de l’Exposition universelle de Londres, où se trouvaient réunis des ouvriers de tous les pays. L’inspiration venait de Karl Marx et d’Engels qui, dès 1847, dans leur célèbre Manifeste Communiste avaient prévu ce rapprochement des prolétaires de l’industrie par-dessus les frontières. Des congrès eurent lieu à intervalles réguliers, depuis celui de Genève en 1866 jusqu’à celui de la Haye en 1872. Son organisation était très incomplète, ses ressources financières presque nulles. Elle n’avait formé dans les divers pays que des cadres auxquels les troupes manquaient, sauf en Angleterre, où les Trade Unions lui apportaient les meilleurs contingents. Celles-ci désertèrent l’Internationale par horreur de la Commune de Paris. L’état-major était déchiré par la rivalité de Marx et de Bakounine, l’esprit d’autorité et de discipline des Allemands, opposé à l’anarchisme destructeur des Slaves et des Latins. Après le congrès de la Haye, l’Internationale dut se dissoudre. Cependant, de 1873 à 1888 des congrès ouvriers en maintinrent la tradition jusqu’en 1889, où deux congrès rivaux avaient été convoqués à Paris. La seconde Internationale ne fut définitivement constituée qu’au second congrès de Paris, en 1900[339].

La nouvelle Internationale socialiste a reçu une organisation très complète. Ses congrès ont lieu périodiquement (Bruxelles, Zurich, Londres, Paris, Amsterdam, Stuttgard, Copenhague). Dans l’intervalle de ces assises l’Internationale est représentée par le Bureau socialiste international, qui siège à Bruxelles, à la Maison du peuple, et qui comprend les délégués des différentes sections ou leurs remplaçants. Le congrès de Stuttgard a codifié les décisions des congrès antérieurs. Le programme a condamné toute espèce d’asservissement, que ce soit d’une classe, d’un parti, d’une société ou d’une race. Le congrès de Londres (1896) a exclu de l’Internationale les anarchistes et les antiparlementaires, n’admettant que : 1° les partis socialistes politiques formés dans les différents pays et qui professent le collectivisme, c’est-à-dire la socialisation des moyens de production et d’échange, qui proclament que l’action de la classe ouvrière n’a point de frontières, et qui visent à la conquête de la puissance politique par le prolétariat organisé en parti de classe ; 2° les organisations syndicales, qui se placent sur le terrain du combat des classes, mais reconnaissent aussi la nécessité de l’action politique, législative et parlementaire, sans toutefois prendre part d’une façon directe parce qu’elle diviserait les syndicats, d’opinions mêlées. Dans l’Internationale, représentée actuellement par 33 nations, soit les pays du globe à développement industriel, ces sections représentent 8 millions d’électeurs. Elles correspondent moins à des États qu’à des nations. Celles qui luttent pour leur indépendance forment des sections spéciales. Ainsi la Pologne, la Finlande, etc., possèdent des partis distincts de ceux d’Allemagne et de Russie. Les congrès nomment des délégués au bureau international de Bruxelles à raison de deux par section. La conférence interparlementaire socialiste s’y rattache.

Parallèlement à l’internationale politique, une Internationale syndicale s’est constituée : elle tient, non des congrès, mais des conférences, auxquelles prennent part les secrétaires généraux appartenant à diverses nationalités. En outre des organisations de métiers, métallurgistes, mines, ouvriers des transports, etc. sont liées distinctement en fédérations internationales et se réunissent en congrès. Le Secrétariat des organisations ouvrières, dont le siège est à Berlin, groupe les organisations de 19 pays avec 7,394,461 membres et un patrimoine de 175 millions de francs. Il existe aussi une Internationale coopérative. Tous ces courants tendent à se fondre dans le fleuve socialiste.

Les éléments révolutionnaires du socialisme estiment qu’il faut reconnaître trois étapes à l’organisation du mouvement : a) développement théorique ; b) formation des masses sous la direction des chefs ; c) action révolutionnaire des masses.

2. Force politique du parti socialiste. – La conquête du pouvoir politique par le parti socialiste est loin d’être encore réalisée dans aucun pays, mais elle fait des progrès rapides. Voici une statistique de 1910 indiquant le nombre de députés socialistes dans les divers parlements.

xxxxxxxxxxxxxxx Finlande 84 députés sur 300xxxxx 42 %
Suède 36  » 165 22 »
Danemarkxxxxx 24 » 114 21 »
Belgique 25 » 166 21 »
Autriche 39 » 516 17 »
France 76 » 584 13 »
Allemagne 45 » 397 11 »

3. L’internationalisme et le socialisme. – On a pu dire avec raison que si Platon avait construit pour la Cité, Thomas Morus pour la Nation, Marx, lui, a construit pour le Monde. On a vu que le mouvement socialiste s’est constitué en Internationale des travailleurs. Par d’autres côtés encore que l’organisation des forces de conquêtes économiques, le socialisme intéresse l’internationalisme. C’est d’abord la combinaison en lui de différentes tendances nationales. Le vrai marxisme révolutionnaire est une synthèse de trois éléments : la philosophie dialectique allemande, la pratique révolutionnaire française, l’histoire de l’évolution économique anglaise. Et, suivant les circonstances, c’est l’une ou l’autre de ces tendances qui a prédominé. En Russie par exemple les socialistes se divisent en deux écoles : ceux qui veulent « parler allemand », c’est-à-dire ceux qui préconisent une lente organisation et un opportunisme réformiste, et ceux qui veulent parler français » c’est-à-dire préfèrent l’élan révolutionnaire des masses populaires décidant elles-mêmes de leurs destinées.

Autre fait à noter, les socialistes prétendent que tant que n’aura pas été résolu le problème social – équation de justice entre l’effort productif et sa rémunération – on n’aura trouvé aucun fondement réel et solide à l’association humaine et par conséquent à la solidarité générale. Les socialistes placent donc avant tout l’internationalisme dans la réalisation du problème social.

Mais la question internationale se pose encore d’une autre manière pour le socialisme. Pas de véritable socialisme à entrevoir sans socialisation internationale. Tous les socialistes collectivistes sont partisans du retour des biens à la communauté. C’est la socialisation des moyens de production, la répartition équitable entre tous du travail commun, et la distribution des objets de consommation, soit selon le travail de chacun, soit selon ses besoins. Or, pour les uns, la collectivité qu’ils envisagent est communale (Socialisme municipal, Sydney Webb et les Fabiens en Angleterre), pour les autres elle est nationale, pour d’autres encore elle est internationale. Des problèmes spéciaux se posent ici, qui n’ont guère été posés, encore moins résolus. S’il s’agit d’une collectivité nationale (étatisme), quels rapports nouveaux devra avoir l’État avec les autres États, du chef de ses fonctions économiques ? S’il s’agit au contraire d’une collectivité internationale, comment organiser celle-ci et quelles relations établir entre les dites fonctions économiques et les fonctions politiques ?

4. Le Socialisme et la Guerre. — Certes la guerre a été une dure épreuve pour le socialisme. Elle a divisé l’entente internationale, solidarisé davantage les sections nationales sur la base du groupement des pays belligérants. Le parti socialiste allemand et le parti socialiste français avaient d’un commun accord publié en 1913 un manifeste destiné à faire entendre la protestation de la classe ouvrière des deux pays contre les armements annoncés et contre les entreprises belliqueuses formulées de part et d’autre. Ils dénonçaient les agissements insensés des classes dirigeantes (Humanité du 1er mars 1913. « Revue socialiste » du 15 mars 1913). Les socialistes français étaient pacifistes et ne voulaient aucune agression. Ils niaient l’invasion subite, les frères et les amis de la sociale démocratie devant, selon eux, s’opposer à la guerre en Allemagne.

Ce n’est pas le lieu de refaire en détail l’historique de la crise du socialisme international dans les journées de juillet et d’août 1914. Il a été relaté par les socialistes de chaque pays, en donnant les motifs pour lesquels le serment de résistance à la guerre, juré une fois de plus au meeting du Cirque à Bruxelles, jeudi 30 juillet 1914, s’est trouvé quatre jours après parjuré par les Allemands. Ceux-ci ont allégué pour leur défense que la crainte du tsarisme a dicté leur conduite. On leur a répliqué que cela ne pouvait justifier l’invasion de la Belgique. Les socialistes alliés ont voté les crédits militaires et ont marché aux armées par la nécessité de se défendre contre l’agression des Allemands. « Nous affirmons, disent les socialistes alliés, qu’il n’y aurait pas de possibilité de développement du socialisme dans une Europe dont la moitié serait écrasée par l’autre et où, par conséquent, ce qui serait au premier plan des préoccupations de tous ce serait uniquement les querelles et les haines nationales[340]. »

Les socialistes alliés ont tenu, en janvier 1915, à Londres, une conférence socialiste internationale. Dans la déclaration qui est sortie de leurs délibérations on lit ce passage : « La conférence ne peut pas ignorer les profondes causes générales du conflit européen, qui est en lui-même le produit monstrueux de l’antagonisme qui déchire la société capitaliste et de la politique d’extensions coloniales et d’impérialisme agressif »[341]. Quelques mois plus tard, à l’occasion du 14 juillet, les socialistes français ont résumé ainsi leur point de vue : « Lutte pour que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes soit reconnu, lutte contre tous les impérialismes, lutte pour que les peuples se groupent et se fédèrent, lutte pour la paix, non la paix menteuse des armements, mais la douce paix des peuples libérés, nécessité de la fraternité et du rapprochement politique des peuples. »

Le socialisme international a-t-il fait définitivement faillite avec la guerre ? On a versé des flots d’encre à propos de cette question. Certains socialistes font valoir que l’internationalisme n’est pas propre à la politique ouvrière ; qu’ils ne peuvent renoncer à la conception d’une entente internationale pour régler les droits du travail tant que les chrétiens catholiques n’auront pas renoncé à l’internationalisme de leur religion, tant que les industriels, les commerçants, les financiers n’auront pas renoncé les uns à embaucher des ouvriers étrangers, les autres à acheter ou vendre des marchandises ou à consentir à des banques autres que les banques nationales des acceptations et des ouvertures de crédit. La lutte sociale, disent-ils, reprendra après la guerre avec plus de force parce qu’ils seront innombrables les prolétaires des villes et des champs, aveuglés hier, auxquels la guerre aura enfin déssillé les yeux et qui auront compris qu’une société basée sur les antagonismes d’intérêt est forcément génératrice de guerre ; parce qu’aussi la tourmente économique en balayant les classes moyennes trop faibles pour résister aura sensiblement accru le nombre des prolétaires.

L’Internationale revivra-t-elle ? Y aura-t-il une nouvelle Internationale ? Y aura-t-il plusieurs Internationales, réunissant séparément les socialistes de chaque groupe de belligérants avec certains neutres ? Questions posées auxquelles l’événement répondra. Certes, la confiance entre les diverses sections de l’Internationale est ébranlée et un fort mouvement s’est dessiné en faveur d’un socialisme national, mais à ce sujet même les groupes sont divisés. En France, en Angleterre, en Allemagne les 33, il y a eu des internationalistes quand même, se prononçant les uns pour la reprise immédiate, des relations, les autres après la guerre, d’autres, en France, seulement avec ceux qui surtout ont abjuré l’impérialisme. La Conférence de Zimmerwald, tenue en septembre 1915 a été internationale et l’on sent se dessiner un mouvement pour faire des socialistes les arbitres de la paix prochaine. Le secrétaire général du Bureau socialiste international, Camille Huysmans, un Belge, a déclaré en décembre 1915 : « La reprise des relations internationales ne fait aucun doute. L’Internationale n’a jamais cessé d’exister. » « Les camarades étrangers peuvent être assurés, écrivait le Vorwärts, (reproduit par le Journal de Genève du 14 octobre 1914 ; cet article a fait suspendre le Vorwärts par la censure) que si les travailleurs allemands défendent leur patrie, ils n’oublieront pas pour cela que leurs intérêts sont les mêmes que ceux des prolétaires des autres pays, comme eux-mêmes, contre leur propre volonté, en dépit même de leurs démonstrations pacifiques répétées et formelles, ont été entraînés dans la guerre et font leur devoir. »

On peut aussi se demander ce que seront encore après la guerre maints dogmes socialistes : la lutte des classes après l’union sacrée ; l’internationale après la boucherie et l’appel à la haine ; la menace de
la grève générale, après la réalité de l’arrêt de toute vie économique dont la guerre aura fourni le spectacle ; le principe anti-monarchique, quand on a vu des socialistes se rendre chez les souverains, accepter d’eux des missions, collaborer étroitement avec eux ; la socialisation, quand on a cru reconnaître dans le fond du collectivisme autre chose que le système impérialiste de l’État lui-même poussé à l’extrême.

Des polémiques de presse ont été pleines d’indications intéressantes et il semble que chez maints socialistes une évolution même doctrinale se soit produite. Ainsi, les Français et les Anglais ont dénoncé l’influence des conceptions trop matérialistes de Marx sur le socialisme. « Marx, disent-ils, est entré dans l’Internationale alors qu’elle était déjà formée ; il l’a organisée d’après ses idées ; il était pangermaniste ; il désirait des masses ouvrières révolutionnaires dans tous les pays, mais ralliées au gouvernement en Allemagne[342]. » Et en Allemagne des hommes comme Bernstein en sont venus à se demander si l’internationalisme n’est pas un danger pour le socialisme.

Mais si la guerre a jeté le désarroi chez les partis socialistes nationaux elle aura fait faire un pas considérable à l’idée socialiste elle-même. Toute la guerre est une sorte d’aventure militaire socialiste, faisant application des principes du plus pur collectivisme, non seulement dans la conduite des armées, la fabrication des armements et des munitions, l’approvisionnement, mais dans l’organisation économique même des pays au cours de la guerre. Dans presque tous les pays belligérants et ailleurs, les principes socialistes l’ont emporté sur les principes capitalistes. « Aucune réglementation dans le monde entier, disent par exemple les socialistes allemands, n’a aussi brillamment fait ses preuves que notre système de répartition du pain. » L’alimentation collective de la Belgique est un autre exemple. Une immense vague de solidarité, charité ou altruisme s’est aussi étendue sur tous les pays belligérants, créant des œuvres d’assistance, de secours, de toute espèce, développant le sentiment de l’entr’aide et la connaissance mutuelle des misères humaines. D’autre part, quelles réflexions auront faites dans les tranchées les millions d’hommes qui s’y battent maintenant et quelle action de transformation plus tard que leurs pensées ? Il y a lieu de croire que ce n’est pas précisément bénir l’organisation actuelle de la société bourgeoise qu’ils y font. Il ne faudrait pas oublier qu’il y a eu guerre sociale avant la guerre internationale, et que celle-là avait mis déjà sur pied des forces considérables. Qu’on se rappelle les grèves générales et les lockhouts des années 1910-1914, notamment en Angleterre, en Italie, en Suisse, en Belgique, en France. Y a-t-il des raisons sérieuses de croire que les causes profondes de semblables luttes auront disparu du jour au lendemain ? Au contraire, n’y a-t-il pas à craindre après la paix une révolution sociale tendant à la conquête définitive du pouvoir ? Même, semblable révolution n’a-t-elle pas été escomptée dans le plan des alliés pour détruire l’impérialisme et ses soutiens ? Ce mouvement à l’égard de l’organisation intérieure de la société pourrait être fortifié par le mécontentement que produirait une paix n’ayant résolu aucun des grands problèmes posés par la guerre et démontrant l’inanité du massacre de dix millions d’hommes[343].

293.3. LA DÉMOCRATIE CHRÉTIENNE. — Au regard de la démocratie socialiste se développe la démocratie chrétienne qui elle aussi a son organisation et ses syndicats. Dans l’encyclique Rerum Novarum, du 15 mai 1891, Léon XIII a fait connaître ce qu’est l’ordre social chrétien. « Tout comme au temps de Grégoire VII et de Sixte Quint, dit M. Anatole Leroy Beaulieu, le pape voulut dire son mot sur les affaires humaines. Il semble que nous assistions à la rentrée en scène d’un des grands acteurs de l’histoire humaine. Sur les vieux théâtres d’où on l’avait crue à jamais bannie, la papauté aperçoit à la place des dynasties consacrées par ses mains un personnage nouveau la Démocratie. Émouvante rencontre en vérité et de laquelle dépend beaucoup le dénouement du drame des temps prochains. La papauté va droit à elle. Et de quoi lui parle-t-elle ? De ce qui tient le plus au cœur du peuple : la question sociale. »

L’encyclique, que l’on a appelée la grande Charte des ouvriers, pose d’abord en fait que le socialisme n’est pas une solution et la première chose qu’elle établit c’est la légitimité de la propriété domestique, transmissible héréditairement. C’est par contre l’illégalité d’un collectivisme ou communisme des biens qui serait la pire des tyrannies, la ruine du travail, le règne de tous les désordres et de tous les débordements, de tous les maux. Le socialisme condamné, le Pape invoque le Christianisme et c’est à lui, à sa doctrine, à sa morale qu’il demande d’établir les devoirs et droits réciproques du patron et de l’ouvrier, selon les règles de la justice et de la charité de l’Évangile. Une suite de propositions doctrinales se déroule ensuite. La propriété qui a des droits a aussi des devoirs : devoirs de l’aumône, du juste salaire, de la limitation des heures de travail proportionnées aux forces de l’ouvrier, du ménagement de la femme et de l’enfant. Devoir d’observer le repos dominical. Le contrat de travail entre le patron et l’ouvrier doit être libre également de part et d’autre et non imposé par l’urgence du besoin et la contrainte morale. L’association comme moyen d’amener le règne de la justice sociale. L’État donnant un concours d’ordre général préventif, et même actif s’il y a nécessité. Enfin, le remède suprême à la crise c’est le retour à la religion et la pratique de ses lois. Dans une lettre de Léon XIII à M. Decurtins, en 1895, envisageant l’opportunité d’une convention internationale, il déclarait que « sans cette législation générale, la protection donnée au travail ne servirait qu’à enrichir une nation au préjudice de l’autre[344] ».

Ainsi l’encyclique a apporté quelque chose de nouveau à ceux qui prétendent que la question sociale est une question morale, et que les remèdes aux maux les plus cruels qui travaillent l’humanité se trouvent tous dans l’Évangile.

L’encyclique Graves de communi, publiée le 18 février 1901, est venue préciser le sens et les limites du nom de Démocratie chrétienne.

293.4. CONTRÔLE DÉMOCRATIQUE DES AFFAIRES INTERNATIONALES. – 1. En quoi le pouvoir autocratique a-t-il contribué à provoquer la guerre ? Comment le contrôle de la politique internationale doit-il être démocratisé ? Cette question se pose dans tous les pays. La politique internationale de tous les gouvernements a été conduite d’après des méthodes surannées. Elle est demeurée le monopole des chefs d’États assistés de quelques ministres, aidés eux-mêmes par des diplomates recrutés parmi une aristocratie de naissance.

« Il fut un temps, pas très lointain, hélas ! où on considérait la politique étrangère comme sorte de science hermétique, réservée à des spécialistes, comme la chimie, la préhistoire et le droit canon. On avait sur les pays voisins ou lointains des vues brèves et schématiques, généralement acquises dans la lecture des romans, des revues illustrées et dans l’audition des opérettes internationales. Et quand, dans les Parlements, on parlait de l’Orient, de l’Afrique ou de l’Adriatique, la plupart des députés gardaient le plus prudent des silences, comme s’il s’agissait de Smerdis le mage ou du Masque de fer. Cette ignorance systématique allait même parfois très haut, et on a connu des présidents du conseil qui affectaient de se désintéresser des questions extérieures et d’en laisser toute la responsabilité à leur ministre des affaires étrangères[345] ». Ces questions aussi ont été traitées comme une matière secrète. Les peuples ne sont mis au courant des alliances et des conflits qu’après que les faits ont eu lieu. On ne les consulte pas sur la paix, encore moins sur la guerre. La presse aussi demeure souvent dans l’ignorance des crises jusqu’à ce qu’elles aient atteint un degré aigu. La politique étrangère ainsi concentrée aux mains de quelques-uns est, en trop grande partie, affaire d’intrigues et d’ambitions, d’intérêts de coterie, souvent même de luttes de personnes opposées aux intérêts des masses. C’est pourquoi la politique étrangère doit être désormais soumise à un contrôle démocratique.

2. Les traités politiques lient les destinées d’un peuple à celles d’un autre peuple. Trop d’exemples de traités secrets ou de clauses secrètes dans des traités publics ont montré ce que cette coutume a de néfaste. Elle prive les peuples du moyen de contrôler leur politique extérieure ; elle les place devant des faits accomplis ; elle entretient une atmosphère de suspicion et de crainte autour des relations internationales, alors que la première condition de la paix doit être la clarté et la franchise. Le secret, a-t-on dit, est le bouillon de culture de la guerre, et le secret est le propre des gouvernements personnels[346].

Le traité de Vienne du 7 octobre 1879 entre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, traité concernant l’alliance austro-allemande et qui fut l’origine de la Triple Alliance, contient l’article 3 suivant : « Ce « traité, en conformité de son caractère pacifique et pour éviter toute fausse interprétation, sera tenu secret par les deux hautes parties contractantes. Il ne pourrait être communiqué à une troisième puissance qu’à la connaissance de deux parties et après entente spéciale entre elles. » Le texte du traité fut publié en même temps à Berlin et à Vienne le 3 février 1888, c’est-à-dire après neuf ans. — En avril 1904, l’Angleterre et la France font une déclaration relative à l’intégrité du statu quo du Maroc. En même temps elles passent un traité secret par lequel l’Angleterre stipule que dans certaines éventualités le Maroc de la Méditerranée appartiendra à l’Espagne. Ce traité est révélé par le Matin en novembre 1911. — Le traité de l’alliance franco-russe qui remonte à vingt ans n’a pas encore été communiqué officiellement dans toute sa teneur au parlement français !

Il faut désormais que les lois fondamentales des peuples stipulent toutes que « les traités secrets seront nuls de plein droit ; » c’est-à-dire que ceux qui les contractent doivent être avertis par cette disposition formelle qu’à aucun moment ils ne pourront s’en réclamer et qu’aucune considération de politique ou de morale ne pourra être invoquée pour leur faire ressortir le moindre effet.

En Suisse il y a interdiction absolue de conclure des traités politiques secrets (et même des alliances séparées : « Sonderbündnisse »). Un projet de loi récent y propose même de soumettre au referendum la ratification des traités internationaux. Les États-Unis sont favorables à la publicité sous toutes les formes ; les traités secrets y sont aussi interdits.

3. Tous les arguments qu’on fait valoir contre la démocratisation de la politique nationale ont été allégués en leur temps contre la démocratisation et la publicité de la politique nationale. Les réformes accomplies dans celle-ci démontrent par analogie le peu de fondement des objections présentées contre la réforme de celle-là. Jusqu’en 1815 les délibérations des États généraux en Hollande étaient secrètes. Les Belges demandèrent et obtinrent qu’elles devinssent publiques. Ils alléguèrent le danger de voir donner par le peuple de faux motifs aux décisions prises.

On peut se demander il est vrai si les peuples, c’est-à-dire les gouvernés, sont plus pacifiques que les gouvernements. Que de guerres ont eu un caractère réellement populaire. « Il ne serait peut-être pas exagéré de dire », écrivait le 15 août 1907 un ancien ambassadeur, « que si l’Allemagne jouissait d’un régime démocratique, les incidents les plus fâcheux se seraient déjà produits. » « Le socialiste, dit de son côté M. Millioud, lutte contre le patron pour relever la condition du prolétaire, mais il s’entend fort bien avec eux pour briser la concurrence et asservir les marchés étrangers. »

Ces constatations sont exactes, mais on doit dire cependant qu’en général la guerre n’est pas déchaînée par les nations, auxquelles elle répugne, mais par des groupes qui représentent des intérêts particuliers. D’ailleurs qu’a-t-on fait jusqu’aujourd’hui pour entretenir les peuples dans les idées de paix et de tolérance internationales ? Rien, ou presque rien. Au contraire, chaque fois qu’interviennent leur gouvernement, c’est semble-t-il pour éveiller en eux les plus basses passions de haine. Les foules ne sont pas maîtresses d’elles-même ; c’est aux gouvernements de les éduquer et de les encadrer dans des institutions qui leur enlèvent leur caractère de foule.

4. Il y a lieu sérieusement de craindre qu’après la guerre, au lieu d’un régime de publicité et de libre discussion, nous n’entrions au contraire dans une phase où le secret sera la modalité de toutes les affaires : secret militaire, secret scientifique, secret politique. Chacun gardera pour lui ce qu’il aura appris ; chacun fera de l’espionnage, qu’il appellera pour s’en disculper du contre-espionnage ; chacun prendra l’initiative d’avantages qu’il dénommera de la défensive préventive.

5. On peut résumer ainsi les réformes à introduire pour étendre le principe démocratique aux affaires internationales. a) Organisation [347] dans chaque pays d’une représentation nationale à base de suffrage universel. b) Renforcement du principe démocratique par l’application générale du principe d’autonomie, de self-government. c) Droit de conclure des alliances et des traités transféré des chefs d’États aux Parlements. d) Institution au sein des Parlements de Commissions des affaires étrangères collaborant avec le ministère à la direction des affaires internationales, partageant le travail et la responsabilité du gouvernement. Est-il admissible que toute la correspondance diplomatique, ayant un caractère politique, centralisée aux mains du ministre des affaires étrangères et de ses bureaux, et non communiquée à des délégations parlementaires. Il faut distinguer le silence, l’inaction, le secret. On a demandé que les négociations diplomatiques entre les États ne puissent plus se poursuivre en secret et à l’insu des représentants des peuples. La publication rapide, et si possible au jour le jour, des pourparlers engagés serait organisée. Dans tous les pays une délégation parlementaire serait immédiatement tenue au courant des pourparlers diplomatiques dès le moment où ils seraient entamées. Cette délégation serait juge du moment où il y aurait lieu de les communiquer au parlement et de provoquer l’intervention de celui-ci. En France, aux États-Unis fonctionnent déjà avec un caractère officiel les commissions des affaires étrangères des deux chambres. Une tendance au contrôle parlementaire doit être vue dans ce fait qu’en pleine guerre (décembre 1915) les deux parlements français et anglais ont créé une commission parlementaire anglo-française. e) Obligation pour les gouvernements d’organiser la publicité et les moyens de diffusion des affaires internationales (rapports et publications officiel, presse, enseignement, débats parlementaires et publics). f) Déclarations périodiques obligatoires du ministre des affaires étrangères sur la politique extérieure ; droit effectif des parlements à discuter les détails des traités internationaux avant de les ratifier en bloc ; discussions périodiques de tous les traités avec droit de les amender, de les confirmer ou de les annuler. g) Réorganisation du service diplomatique dans un sens plus scientifique et plus démocratique[348]. h) Loi sur la responsabilité des ministres. Elle peut être un frein aux folies des ministres des affaires étrangères et des chanceliers.

i) Mesures spéciales en ce qui concerne la déclaration de guerre. La guerre a été déclarée sans que les peuples l’aient su, ni marqué leur accord préalable. En particulier le gouvernement autrichien, fauteur du conflit, a décrété la guerre sans même convoquer le Reichsrath pour un seul jour depuis le début des hostilités ! Aujourd’hui la déclaration de guerre appartient : en Allemagne, à l’empereur, avec l’assentiment du Conseil fédéral, sauf cas de défensive ; en Autriche-Hongrie, à l’empereur ; en Belgique, au roi ; en France au président de la République, avec l’assentiment des Chambres ; en Italie, au roi ; en Russie à l’empereur ; en Suisse à l’Assemblée fédérale. On a proposé d’obliger toutes les nations à inscrire dans leur constitution la disposition : « Toute mobilisation est illégale si elle n’a pas été précédée d’un vote du Parlement ». Certains vont plus loin et demandent le referendum. Ceux qui ont le plus à souffrir de la guerre en porteraient ainsi la responsabilité. Toutes les nations étant dans la même position, il n’y aurait pas d’exception à faire pour le cas d’agression.

j) Organisation et renforcement de l’opinion publique internationale. Dans la vie intérieure des nations l’opinion publique joue un rôle de plus en plus considérable. Elle devient plus éclairée et plus dominatrice. Elle constitue le plus sûr moyen de pondération et de contrôle des autorités existantes qui tenteraient sans elle à abuser de leur pouvoir. Elle est aussi une sanction des lois, meilleure que la force. Le grand facteur de la vie internationale à organiser actuellement, c’est l’opinion publique internationale. Elle existe, appuyée sur les forces morales considérables qui régissent le monde ; elle doit désormais pouvoir affirmer sa suprématie, servir de soutien aux institutions internationales destinées après tout à la régulariser, et à lui servir de moyen d’expression. Cette grande et longue guerre aura préparé l’éducation politique internationale des peuples. Ce n’est pas sans résultat que depuis 18 mois les journaux sont pleins de détails de toute nature sur les peuples d’Europe, leur histoire, leur caractère, sur les traités, leurs principes et leur application, sur les aspirations et les intérêts contradictoires qu’il s’agirait finalement de concilier sur la base du droit et de la tolérance[349].

294. Les combinaisons d’État.

Les combinaisons d’État ont été réalisées sous forme de fédérations, d’alliances et d’ententes. Les colonies, possessions et protectorats en sont un autre mode.

Nous allons examiner ici les premières, ayant déjà examiné antérieurement les autres.

294.1. FÉDÉRATIONS ET PRINCIPE FÉDÉRATIF.
1. Notion. Le principe de la fédération est un système par lequel les divers groupes humains, sans perdre leur autonomie et ce qui leur est propre et particulier, s’associent et se subordonnent conjointement à ceux de leur espèce, pour toutes les fins qui leur sont communes. Applicable à tous les groupes et à toutes les formes de gouvernement, la fédération établit l’unité sans détruire la variété et peut réunir en un corps toute l’Humanité sans porter atteinte à l’indépendance, ni altérer le caractère des nations, des provinces et des peuples. C’est pourquoi, tandis que la monarchie universelle a toujours été un rêve, la raison et les événements ont préparé sans cesse la fédération universelle, l’union des États du monde. « La fédération repose sur des faits qui sont incontestables. Les sociétés ont deux sphères distinctes d’action : une en laquelle elle se meuvent sans affecter la vie de leurs semblables, une autre, en laquelle elles ne peuvent se mouvoir sans l’affecter. En l’une, elles sont aussi « autonomes » que l’homme dans celle de sa pensée et de sa conscience ; dans l’autre, aussi « hétéronomes » que l’homme en sa vie de relations avec les autres hommes. Dans la première sphère, livrées à elles-mêmes, les sociétés agissent séparément et indépendamment. Dans la seconde, elle se concertent avec les autres sociétés dont l’existence est connexe à la leur ; elles créent avec elles un pouvoir qui les représente toutes et exécute leur commun accord. Il ne peut y avoir autre chose, en réalité, entre entités égales. Ainsi la fédération est le système qui s’accommode le plus à la raison et à la nature. » (Pi y Margall.)

Au cours de l’histoire, dans l’antiquité, au moyen age, dans les temps modernes, la forme confédérative est celle qu’ont adoptée de nombreuses organisations politiques : ligues et amphyctionies en Grèce ; ligues des Latins, des Sammites, des Étrusques, en Italie ; confédération des Celtibères en Espagne ; confédération des Gaulois ; confédérations successives établies en Allemagne. Dans les temps modernes, de nombreux États ont accepté la forme fédérative. La Suisse, population de race, de langue, de religion hétérogène, est une fédération ; les États-Unis, amalgame de 100 millions d’habitants de toutes les races sont une confédération de 44 États ; l’empire d’Allemagne et l’empire d’Autriche ont revêtu la forme fédérative ; le Mexique, la Colombie, le Vénézuéla, la République Argentine, le Brésil sont des organisations fédératives ; la Grande-Bretagne avec ses Dominions et ses tendances au Home Rule, évolue rapidement dans le sens d’une fédération. Deux des Dominions anglais sont de véritables fédérations intérieures : l’Afrique du Sud, composée du Cap, du Natal, du Transval, de l’Orange, de la Rhodésia, qui tous jouissent d’une administration autonome ; l’Australie constituant une République fédérative (Commonwealth : Union pour le bien public) comprenant les États du Queensland, Nouvelle-Galles du Sud, Australie du Nord, de l’Ouest et Méridionale[350].

2. L’Union panaméricaine. – Parmi tous les mouvements fédératifs celui du nouveau continent mérite un examen à part. La guerre a accéléré en Amérique le mouvement, ancien déjà, tendant à l’Union de tous les États du continent. C’est en 1823, à l’occasion de l’indépendance conquise par les colonies espagnoles et portugaises de l’Amérique du Sud, que le président Monroe énonça, dans son message annuel au congrès, le principe de politique que les États-Unis ne souffraient pas d’intervention européenne en Amérique. Jusqu’à ce jour ce principe est passé dans les faits. Les jeunes républiques ont su se développer avec leur gouvernement propre. La doctrine de Drago a complété celle de Monroe en 1894, proclamant l’illégitimité de guerres basées sur des réclamations financières. Vers la même époque était constitué le Bureau panaméricain, transformé en Union quelques années après, et travaillant au rapprochement économique et plus tard intellectuel des deux Amériques. Cependant l’expansion économique des États-Unis vers le sud, leur guerre de Cuba, leurs tentatives coloniales, la main mise sur le canal de Panama, avaient éveillé dans les républiques méridionales de vives appréhensions. Elles les exprimèrent lors de l’intervention récente du Nord dans les affaires intérieures du Mexique. Les trois plus importantes républiques sud-américaines : l’Argentine, le Brésil, le Chili (A. B. C.), se décidèrent à éprouver la loyalité de certaines déclarations yankees et offrirent leur médiation. Immédiatement acceptée, ce fut le point de départ d’une ère nouvelle de confiance. L’A.-B.-C. forma désormais un bloc autour duquel vinrent s’agglomérer les États secondaires ; les trois grandes républiques latines se sont imposées à la puissante république du Nord, elles sont devenues quelque chose comme les grandes Puissances de leur continent. Au mois de mai 1915, l’entente entre elles trois a été consacrée par un traité à base d’arbitrage, suivi d’un autre traité à base similaire signé avec les États-Unis.

Telle l’évolution. Mais il lui manquait en fait une expression unique et autorisée. Le message du président Wilson au congrès, le 7 décembre 1915, est venu donner à la doctrine de Monroe une formule définitive. Il a tenu à effacer le soupçon d’impérialisme que les récentes interprétations et applications avaient entretenues chez les républiques latines, inquiètes de toute apparence d’hégémonie. Les États-Unis ne se présentent plus aujourd’hui comme le protecteur, le tuteur prêt à s’arroger sur elles un droit de contrôle et de police. Ils offrent au contraire « une complète et honorable association pour la cause commune de leur indépendance nationale et de leur liberté, aux États de l’Amérique, conscients de leur communauté d’intérêts politiques et économiques et placés tous indistinctement sur un pied de parfaite égalité et d’indépendance incontestée ». Affirmant encore que les États-Unis regardent comme une cause commune l’indépendance de la liberté politique des Amériques, le président ajoute : « Nous avons fait de tout le continent américain le domaine exclusif des nations indépendantes et d’hommes politiquement libres. Nous regardons la guerre simplement comme un moyen d’affirmer le droit des peuples contre une agression et nous nous élevons aussi vigoureusement contre tout pouvoir coercitif ou dictatorial dans notre propre pays que contre toute agression du dehors. » Quant au panaméricanisme, M. Wilson le définissait : « une association d’intérêts et d’affaires faite d’avantages réciproques en vue du remaniement économique, auquel le monde va inévitablement assister dans la prochaine génération, quand la paix aura enfin repris son labeur salutaire. » Quelques jours après (Noël 1915), M. Lansing, secrétaire d’État, précisa ainsi cette formule devant le Congrès scientifique panaméricain : « La doctrine de Monroe représente la politique nationale des États-Unis, tandis que le panaméricanisme représente leur politique internationale. » L’évolution de la doctrine de Monroe aboutit donc, après un siècle presque, à un groupement de tous les pays du nouveau continent, à une alliance panaméricaine dont le statut formel est négocié en ce moment même. Le plan mis en avant comporte une alliance défensive des républiques transatlantiques avec une fédération des armées de terre et de mer, l’institution d’un tribunal et d’un corps de police panaméricain, l’interdiction de conclure aucun traité avec les États du nouveau monde. Il sera peut-être question aussi d’une union douanière.

La politique apparemment faible de M. Wilson au Mexique s’inspire d’un plan tendant à ce que toutes les républiques américaines agissent unies. Il a compris que la doctrine de Monroe, par laquelle les États-Unis s’arrogeaient la police du continent américain, était une menace pour la paix, et il s’est arrangé de telle sorte que ce fardeau reposât sur toutes les républiques américaines. De toute façon les Américains cherchent une base d’une véritable fédération continentale, une alliance panaméricaine assez forte pour faire face à toutes les éventualités futures.

Cette Amérique, désormais organisée et possédant sa charte panaméricaine, entend bien ne pas s’isoler dans le monde. Elle s’applique non seulement à la défense du continent contre toute intervention européenne, au maintien de la paix continentale et au développement des rapports d’intérêts entre les républiques ; elle tend aussi à jouer un rôle important dans le rétablissement de la paix du monde et la reconstruction de son équilibre économique. Déjà au cours de la guerre la défense du droit des neutres a été étudiée en commun et c’est un fait que les notes aux puissances belligérantes émanant de la Maison Blanche ont été communiquées aux grandes républiques sœurs avant leur envoi. L’existence du bloc panaméricain au moment de la paix ne peut manquer de peser d’un poids réel, par sa puissance de modèle d’abord, par sa position d’intéressée dans toutes les grandes questions ethniques, juridiques, économiques, politiques impliquées dans la réorganisation de l’ancien continent. Par le fait, ces questions deviennent des questions mondiales.

Le passé des États-Unis est considérable, leur avenir est immense. Les États-Unis étaient peuplés de 9 millions d’habitants en 1820 : aujourd’hui ils sont 100 millions et de 1870 à 1905 la population a doublé. Par la puissance du fer, du blé, du coton, par le pouvoir de son industrialisme conquérant, la démocratie américaine aspire à des destins mondiaux. Les Américains du Nord offrent des traits bien caractéristiques parmi les autres peuples : énergie nerveuse, intelligence vive, méthodes directes, initiative indépendante, esprit d’entreprise combiné avec le goût du succès matériel ; ingéniosité dans les inventions et aptitude particulière à se servir de machines ; mélange d’idéalisme et de matérialisme, besoin de liberté, d’égalité, mais aussi de discipline et d’organisation, amour du progrès. La contribution des États-Unis à la civilisation universelle peut s’établir ainsi : 1° son énergie industrielle ; 2° l’établissement du principe républicain ; 3° la séparation de l’Église et de l’État ; 4° son zèle pour l’instruction publique, allant des écoles gardiennes à l’université ; 5° le mélange des différentes races européennes formant une seule nationalité ; 6° la tentative souvent douloureuse de vivre en une union sociale avec dix millions de concitoyens ayant du sang africain dans les veines ; 7° une tendance vers la paix internationale.

L’Amérique latine, de son côté, est une force en pleine croissance. Ce sont des États dont certains ont un degré de culture et de valeur civilisatrice bas encore, mais qui tendent tous à s’organiser. La richesse de leur sol est fabuleuse ; la série des climats et des altitudes complète. Leur population est si faible encore qu’on a pu appeler l’Amérique latine un désert. Elle compte cependant aujourd’hui 80 millions d’habitants, et comptera à la fin de ce siècle 250 millions d’habitants, rompant probablement en sa faveur l’équilibre démographique avec le Nord. Le créole Sud-Américain d’aujourd’hui est l’espagnol des siècles héroïques, lentement transformé par le métissage et le climat. La constitution d’un grand chemin de fer panaméricain qui relierait les deux Amériques et dont de nombreux tronçons existent déjà va aider à l’unification économique. L’Amérique du Sud est divisée en républiques, toutes libérales et démocratiques, mais libres politiquement ; elle est vassale dans l’ordre économique ; sans le capital européen ou yankee elle n’aurait ni ports, ni chemins de fer, ni même de gouvernement stable. Mais, premier stade dans l’affranchissement, elle a déjà son indépendance au point de vue agricole. Malgré la grande diversité des races qui s’entre-croisent dans l’Amérique du Sud, l’action constante et séculaire des lois romaines, de la religion commune, des idées françaises, semble avoir donné à ces jeunes républiques une conscience latine. L’Amérique du Sud a donc une réelle unité, fondée sur la religion, la race, le langage, les analogies du développement ; ni l’Europe, ni l’Asie, ni l’Afrique ne présentent au même point cette unité morale. Celle-ci s’accentue chaque jour. Les Congrès internationaux sud-américains, comme ceux tenus à Montevideo et à Santiago, travaillent maintenant systématiquement à unifier intellectuellement cette partie du monde. Certes, l’Amérique latine a des attaches intellectuelles avec l’Europe, en particulier avec la péninsule ibérique, attaches que des associations matérialisent (Union Ibero Americana, Casa de America) ; mais politiquement c’est dans la sphère continentale que paraissent être ses intérêts naturels, ceux de son avenir surtout. Le morcellement de l’Amérique du Sud en subdivisions politiques, dû à de simples accidents de leur histoire, ne sera pas éternel. Dès à présent s’esquissent des futurs groupements des peuples qui remplaceraient par 7 nations puissantes les 20 républiques divisées : 1° l’Amérique centrale, (5 petits États, qui étaient unis jusqu’en 1842 et qui se joindront peut-être au Mexique), 2° la Confédération des Antilles (îles de la mer Caraïbe), 3° la grande Colombie (les anciens États-Unis de Colombie), 4° la Confédération du Pacifique (le Vénézuéla et l’Équateur, déjà réunis autrefois, et le Pérou), 5° la Confédération de la Plata (union de la Bolivie, de l’Uruguay et du Paraguay, à la république Argentine, union déjà rêvée en partie par Rosas), 6° le Brésil, 7° le Mexique. De son côté, l’alliance de l’A. B. C., les trois peuples les plus riches en civilisation et en organisation, les plus avancés du continent sud-américain, viendra exercer une tutelle bienfaisante sur les républiques sœurs, et une action modératrice sur les États-Unis ; elle saura réaliser ainsi l’équilibre entre les Saxons et les Latins.

Les faits récents accentuent le caractère de l’évolution américaine. La guerre européenne a montré à l’Amérique ce qu’elle doit éviter à tout prix : la politique de rivalité, de compétitions, de chicanes, de taquineries et de domination. La guerre l’a aussi enrichi immensément (14 milliards de réserve d’or) : triplement des exportations, et sa richesse doublée encore par le fait que les peuples d’Europe sont en train de s’épuiser en hommes, en énergie et en capitaux. L’ouverture du canal de Panama va déplacer probablement l’axe de la politique du monde qui était jusqu’ici dans l’Atlantique. En se rapprochant de New-York, l’Orient s’éloignera de Liverpool et des ports d’Europe. Il est vraiment suggestif de mettre le développement politique international du nouveau monde en parallèle avec celui de la vieille Europe. Là sont les réserves d’avenir de l’humanité, une nouvelle civilisation anglo-saxonne (voire germanique) et une nouvelle civilisation latine. En Amérique existent pour le Monde les motifs de conserver l’optimisme[351].

294.2. LES ALLIANCES. — 1. Notions. — L’alliance est une union régulière, ou revêtue de certaines formes, et répondant à un besoin qui doit durer entre des nations, des États ; la ligue est une union passagère entre des souverains et des particuliers puissants, en vue de mettre à exécution un projet commun, de repousser un péril présent ; la confédération est une association permanente d’États. Dans les alliances générales (ex. : le Pacte de famille), le lien équivalait presque à celui de la confédération, avec cette différence que la confédération suppose une représentation collective des États confédérés, tandis que les alliés délibèrent cabinet à cabinet. On a discuté la question de savoir si les traités d’alliance sont personnels ou réels, c’est-à-dire s’ils lient le souverain seul ou l’État. Ils donnent lieu très souvent à des difficultés sur le point de savoir quand se présente le casus fœderis, c’est-à-dire si les circonstances d’application du traité sont nées.

2. Alliances contemporaines. Les grands peuples européens sont aujourd’hui dominés par la politique des alliances et des ententes. Ils étaient, avant la guerre, partagés en deux grands groupements. La Triple alliance (Allemagne, Autriche, Italie) existe entre les deux pays depuis 1879, entre les trois pays depuis 1882. La Triple entente (France, Russie, Angleterre), conclue sous sa forme trinitaire seulement pendant la guerre, avait été précédée de l’alliance franco-russe, l’entente cordiale franco-anglaise, du rapprochement anglo-russe. Ce premier noyau d’alliances était complété par d’autres qui ont conduit à la situation telle qu’elle existe depuis la guerre : le rétablissement des relations cordiales entre la France et l’Italie, l’alliance anglo-japonaise, l’entente anglo-italienne, les conventions particulières de l’Angleterre avec l’Espagne et le Portugal, de la France avec l’Espagne, de la Serbie avec la Grèce[352]. Depuis la guerre, les deux groupes se sont modifiés et complétés. D’une part, l’Allemagne, l’Autriche, la Bulgarie et la Turquie ; d’autre part, l’Angleterre, la France, l’Italie, le Japon, la Russie, la Belgique, la Serbie et le Monténégro. Une alliance a été faite entre la Perse, la Russie et l’Angleterre.

Toutes les alliances conclues après 1870 se disaient défensives, conclues pour maintenir la paix. Elles s’accompagnaient d’une recrudescence d’armements et d’inquiétudes respectives.

3. Accords généraux. — Des accords généraux réglant les points en discussion entre gouvernements ont rendu possibles les alliances. Trois accords, en particulier, sont à citer ; ils montrent qu’en y mettant l’esprit de conciliation et de transaction les États, aussi bien que les particuliers, peuvent substituer la coopération à la lutte. S’il était trois inimitiés profondes, anciennes, quasi invétérées disait-on, et héréditaires, c’étaient bien celles de l’Angleterre et de la France, de l’Angleterre et de la Russie, de la Russie et du Japon. Or, à la suite de négociations habiles, ces trois inimitiés ont fait place, à un rapprochement d’abord, puis à l’entente et finalement à l’amitié. L’accord franco-anglais date du 8 avril 1904. La France obtenait sa liberté d’action au Maroc, tandis que l’Angleterre se voyait reconnaître le même avantage en Égypte. L’accord réglait en outre les questions qui divisaient les deux pays et relatives à Terre-Neuve, au Siam, aux Nouvelles-Hébrides, au Niger, etc. Le Maroc et l’Égypte formaient la rançon de toutes les autres stipulations et l’accord marquait la fin de plusieurs siècles de rivalités coloniales, que l’affaire de Fachoda avait menacé de faire résoudre par une guerre. L’immémoriale rivalité anglo-russe (la baleine et l’éléphant), manifestée notamment en Perse, en Afghanistan et au Thibet, a pris fin par les accords anglo-russes de 1907. Pour obtenir sa liberté d’action dans la grande province qui longe la frontière de l’Inde, la Grande-Bretagne a abandonné toute la partie nord de la Perse à l’influence russe, ne réservant à son influence que la zone nécessaire pour s’assurer par le littoral du golfe persique la route de l’Inde. Enfin, le 4 juillet 1910, avait lieu la réconciliation du Japon avec la Russie. mettait fin à une rivalité devenue sans objet et rendait à la Russie sa liberté d’action en Mongolie en même temps qu’elle la débarrassait de toute préoccupation immédiate sur le Pacifique. Certes, les accords engendrent moins la paix qu’ils ne sont produits par la volonté de paix. Ainsi on avait pensé que les accords de 1911 relatifs au Maroc et à la cession d’une partie du Congo auraient mis fin à la tension entre la France et l’Allemagne. Il n’en fut rien. L’Angleterre et l’Allemagne avaient aussi réglé certaines questions pendantes par un accord relatif à l’Afrique. En outre, à la veille de la guerre les deux pays négociaient un nouvel accord dont l’Afrique encore faisait une de ses bases. Néanmoins ces mesures n’arrivèrent pas à provoquer la détente entre eux.

La conclusion des accords généraux prouve cependant que quand des gouvernements veulent réellement la politique d’entente ils peuvent la réaliser. L’antagonisme est maintenu pour lui-même, bien plus que ne l’entretient la lutte pour des objectifs déterminés. Voilà la vérité.

4. Conclusions au sujet des alliances. — L’étude des alliances conduit à quelques conclusions générales : a) La durée de deux grandes alliances actuelles a été remarquable. L’alliance franco-russe a débuté il y a 23 ans, l’alliance austro-allemande il y a 34 ans. Dans ces conditions de longévité le régime de l’alliance acquiert le caractère d’une institution. En Allemagne déjà avant la guerre on parlait des conditions d’une « alliance perpétuelle » avec l’Autriche. — b) L’intervention italienne dans la guerre démontre que les alliances, basées uniquement sur les exigences politiques au lieu d’être soutenues par les sympathies et fondées sur la poursuite d’un idéal national ne peuvent pas résister à une crise comme celle qui a mis l’Italie en présence d’elle-même. — c) L’alliance peut fausser le jeu de la politique intérieure. L’influence de la France sur le développement des institutions politiques intérieures de la Russie dans un sens libéral a été très faible. Au contraire, la tribune et la presse française, toujours prêtes autrefois à dénoncer les abus de la Russie, sont devenues presque silencieuses depuis l’alliance. — d) Les alliances offrent une garantie bien précaire. On sort des alliances au moment critique (Italie). On entre dans les alliances alors qu’on s’y attend le moins (l’Angleterre). On conclut des alliances imprévues (Turquie, Balkaniques). « Les Autrichiens, disent les Italiens, ont mis ironiquement à profit notre crédulité pour dissimuler par de longues années des préparatifs d’attaque contre nous. » Déjà un an avant la guerre un publiciste allemand écrivait : « Le présent système des relations d’État à État est tellement artificiel et tellement embrouillé par les alliances et les ententes que l’on ne saurait plus y voir clair si on prenait les choses au sérieux et si on ne savait pas comment elles s’annihilent et se contredisent. Quand le premier éclair des canons aura traversé les nébuleuses de cette politique d’universelle crainte de la guerre, ces monstruosités inextricables deviendront transparentes et limpides. » (Daniel Frymann). — e) L’alliance n’a pas en elle-même de principes constructifs. Après 20 ans, 30 ans d’alliance, les choses dans ce qu’elles ont de fondamental, restent au même point. Une simple union économique entre l’Allemagne et l’Autriche aurait cimenté les intérêts des deux peuples plus étroitement que l’alliance. — f) L’histoire des alliances montre tout le factice de la lutte des peuples. Aujourd’hui ennemis, demain amis, pour des raisons auxquelles le sentiment des peuples n’a rien à voir. La « haine des peuples » est forcée d’évoluer au gré de la « Raison d’État » (ex : chrétiens Allemands et Turcs, Bulgares et Turcs pendant cette guerre). — g) Après la conférence de Londres on pouvait envisager la possibilité que d’une Triplice et d’une Triple Entente se serait formée une alliance entre les six puissances. Les alliances, en effet, ont été un acheminement vers l’organisation de l’Union des États. Les intérêts directs sont tellement noyés dans les grandes alliances, flanquées chacunes d’ententes et d’accords collatéraux, il s’agit pour chacun d’être « ami » avec tant de monde que l’esprit s’est accoutumé à la possibilité d’une alliance générale. En outre, toute alliance étant une limitation de souveraineté, les États se sont habitués à la nécessité de ces sacrifices. Le bon sens des peuples finit par dire : « Puisqu’on a pu répartir déjà tout le monde en deux blocs, qu’on fasse un pas de plus et que pour éviter la guerre on fasse un seul bloc des deux. » Ainsi nous sommes conduits des alliances temporaires et particulières à l’alliance générale et perpétuelle.

295. Changements dans la situation relative des États.

Dans l’antiquité et au moyen âge, le monde connu et en relation, l’« œcumène », se limitait à l’Europe et aux rives de la Méditerranée. Les grandes découvertes du XVe siècle décuplèrent la superficie des terres connues ; l’émigration peupla des continents nouveaux ; les grandes inventions du XIXe siècle supprimèrent les distances et donnèrent une formidable impulsion à l’activité humaine. En moins de trois siècles, la planète fut transformée. — Des colonies comme les États-Unis d’Amérique naquirent, grandirent, secouèrent le joug de la métropole, et furent bientôt, par leurs richesses et le nombre de leurs habitants, plus puissantes que les plus grands États de l’Europe. — Des États étrangers, comme le Japon, se réveillèrent d’un sommeil séculaire et, en quelques années devinrent des puissances redoutables avec lesquelles les plus forts doivent désormais compter. — Une partie du monde, jusqu’alors à peu près déserte, se peupla avec une rapidité effrayante et forma l’Empire russe. — L’Angleterre constitua le plus vaste empire qui ait jamais existé et sépara nettement sa destinée de celle de la petite Europe, aux dépens de laquelle elle avait du reste acquis son hégémonie maritime. Des colonies, comme les Indes, le Canada, l’Australie, l’Afrique du Sud, l’Égypte prennent chaque jour de l’extension. — Enfin, l’Empire chinois, qui sommeilla longtemps, menace avec ses 370 millions de travailleurs, de conquérir économiquement une partie de la terre. L’Amérique du Sud et du Centre, rompant les liens coloniaux qui l’unissaient à l’Espagne et au Portugal, s’est organisée en vingt républiques autonomes et indépendantes qui toutes commencent à compter dans le mouvement économique du monde. De tous ces faits résulte une diminution de l’importance relative de l’Europe dans le monde, puisque les Puissances extérieures ont fait depuis un siècle des progrès beaucoup plus rapides que les Puissances européennes, tant au point de vue de l’augmentation de leur population qu’à celui de leur développement économique. Un autre fait capital est la modification d’importance relative des États européens entre eux. Voici les transformations successives dans la population des principaux pays depuis la révolution de 1789 (situation en millions d’habitants et en rang[353]:

  En 1788   En 1914
Allemagne 15 ½ 4e 065 3e
Autriche 11 ½ 6e 051 ½ 4e
États-Unis 03 ½ 7e 100 1er
France 25 1er 040 6e
Grande-Bretagne 12 5e 045 ½ 5e
Italie 15 ½ 3e 035 ½ 7e
Russie d’Europe 25 2e 090 2e

L’Allemagne est économiquement la première nation de l’Europe continentale, tandis que la France, longtemps le pays le plus prospère du monde, s’est laissée dépasser dans le courant du XIXe siècle. Aujourd’hui, ce sont les États-Unis qui sont les premiers dans la voie du progrès. « L’un de nos principaux avantages, reconnaissent-ils dans Tenth Census, c’est que nous sommes affranchis de l’impôt du sang, de l’entretien d’une armée permanente, de l’inconvénient plus grave de voir une foule de personnes détournées des carrières utiles et productives, et par suite que nous pouvons consacrer nos ressources à des choses utiles et productives. »

Que seront les Puissances européennes dans vingt-cinq ou cinquante ans, manquant de place pour grandir, tandis qu’en possèdent les Américains, les Russes, les Anglais, les Sino-Japonais ? « Le monde n’est pas infini et le développement industriel et commercial des peuples atteindra forcément un maximum. Alors un tassement, une répartition aura lieu et chaque pays ne produira dans l’ensemble que la part à laquelle l’a destiné la nature. Il en résultera qu’à égalité de richesse des grands pays comme les États-Unis, la Russie, les Indes, la Chine deviendront forcément plus puissants au point de vue économique que des petits pays comme l’Allemagne et la France. Si donc, l’Europe ne modifie pas sa situation actuelle, elle sera de plus en plus débordée par les Puissances extérieures qui croissent plus rapidement qu’elle[354].

296. Politique mondiale.

296.1. PROGRAMME DE POLITIQUE MONDIALE. — La poursuite des désidérata d’intérêt universel que nous avons exposés relativement aux nationalités, aux intérêts matériels et intellectuels, aux systèmes de la morale et du droit, à l’organisation de la Société des nations, donne lieu à autant de questions distinctes de politique mondiale qui constituent en quelque sorte un programme général pour cette politique. Rentrent aussi dans cette catégorie toutes les questions relatives à l’organisation générale des continents qui, par leur ampleur et leurs conséquences, intéressent toutes un grand nombre de nations.

296.2. LES QUATRE GRANDS GROUPES D’ÉTATS EXISTANTS. — Le nombre des États souverains a été sans cesse en diminuant à mesure que s’opéraient les fusions et les concentrations. Il est aujourd’hui officiellement de 52, mais un simple examen fait tomber rapidement ce nombre à une quarantaine d’États réels, si on élimine les États minuscules ou sans importance. D’autre part, parmi ces trente États, huit se sont élevés à un rang qu’ils ont qualifié de grandes puissances : six en Europe (Angleterre, France, Russie, Allemagne, Autriche, Italie), deux hors d’Europe (États-Unis et Japon). Enfin des États se sont groupés, ne formant plus qu’une unité, tandis que d’autres exercent sur des voisins une influence telle qu’en fait ils ne sont plus autonomes. Si nous envisageons de ce dernier point de vue les cinq parties du monde, nous constatons qu’il en est deux qui n’ont politiquement pas d’existence propre, l’Afrique et l’Océanie : elles sont tout entière partagées entre les puissances européennes (sauf exception pour l’Abyssinie et le Liberia). L’Amérique est aujourd’hui sous l’influence politique, prépondérante des États-Unis, qui cherchent loyalement une entente et une amalgamation supérieure avec les républiques du Sud, en leur reconnaissant leur libre existence ; l’Union panaméricaine devra bientôt être tenue pour l’organe des directives communes à tout le continent. L’Asie est partagée entre les puissances européennes, ou bien placée sous l’influence des jaunes avec influence politique du Japon (Chine, Siam). Reste l’Europe (26 États dont 4 minuscules et 16 petits et moyens). Les six grandes puissances se sont divisées en deux groupes dont quatre forment les alliés, deux les empires du centre. Déjà la guerre a entraîné dans leur orbite 5 puissances secondaires. En ce moment donc, on peut schématiser la situation en disant qu’il n’y a plus en présence dans le monde que quatre volontés collectives. Tous les événements de ces dernières années de paix, et tous ceux aussi de ces vingt mois de guerre ont eu pour résultat une consolidation de ces quatre volontés, une plus grande concentration tendant à accroître leurs forces, à se subordonner de quelque manière, soit volontairement, soit malgré elle, toutes les forces encore indépendantes. Le monde tend donc spontanément à former une Tétrarchie.

Voici la répartition actuelle des 52 États indépendants.

L’Entente.
8
L’Alliance.
4
L’Union panaméricaine.
21
Les Jaunes.
3
États indépendants.
16
Grandes Puissances.
Angleterre. Allemagne. États-Unis. 0 Japon.  
France. Autriche.
Italie.
Russie.
Moyens et petits États.
Belgique. Turquie. 15 républiques 0 Chine. Espagne.
Serbie. Bulgarie. latines. Portugal.
Perse. Suède.
Norvège.
Danemark.
Hollande.
Suisse.
Grèce.
Roumanie.
États tout petits ou sans importance politique.
Monténégro.   5 petites républiques centrales américaines. 0 Siam. Albanie.
Luxembourg.
Lichtenstein.
San Marin.
Monaco.
Abyssinie.
Liberia.

Comme situation à l’avenir, il serait possible que les alliances et les fédérations poursuivissent simultanément une évolution, chacun de leur côté, les premières basées sur des avantages extérieurs (défensifs et économiques), les secondes sur des avantages intérieurs (affinités de race et de civilisation). À la faveur de circonstances nouvelles, l’évolution future pourrait aussi se dessiner dans le sens de cinq groupes différemment répartis, une Pentarchie : bloc formé de tous les AngloSaxons, empire britannique et Amérique du Nord ; bloc de tous les Slaves conduit par la Russie ; bloc latin qui comprendrait outre la France, l’Italie et l’Espagne, le sud Amérique et tout le nord de l’Afrique ; bloc de Germains au centre de l’Europe ; en Extrême Orient, le bloc jaune.

296.3. SORT DES ALLIANCES. — L’impossibilité de dissoudre les grandes alliances après la guerre est un fait probable. Il semble que les gouvernements belligérants aient déclanché des forces dont ils ne sont plus les maîtres, dont nul n’est plus le maître. Pour lancer un ultimatum, pour déclarer la guerre, on peut être seul ; pour faire la paix, il faut être deux. Cela caractérise la fatalité de l’état actuel de la guerre. Mais, après elle, une autre fatalité pèsera sur les peuples. Ceux qui auront été unis dans l’attaque ou dans la défense ne pourront plus se désunir plus tard, sous peine de rompre les équilibres et de tomber dans l’abîme les tout premiers. L’entente et l’alliance sont ainsi devenues deux confédérations dont les nations composantes ont perdu leur individualité et leur complète indépendance. Elles sont de plus en plus des branches d’un système qui, après la guerre, développera les contraintes imposées et auquel chacun devra obéir par nécessité évidente. Qu’elles le veuillent ou non, elles devront continuer à se supporter, à s’entr’aider, se connaître, à développer entre elles des relations économiques et politiques. Le temps de la liberté pour les États semble donc passé. Il ne leur reste plus qu’un choix : association à quelques-uns dans une alliance à base militaire, ressemblant fort à un mariage de raison, entourée d’une atmosphère de crainte et d’alerte, parce que dominée par la menace constante d’une nouvelle guerre ; ou bien union générale, peut-être tout aussi restrictive de liberté que la première, mais éliminant au moins la nécessité d’un perpétuel qui-vive et constituant une sorte de « supernation » créée contractuellement pour obvier à l’insuffisance démontrée des alliances partielles.

296.4. DOUBLE PROCESSUS HISTORIQUE. — Les faits révèlent un mélange de deux processus : l’un social, commencé en Grèce, continué à Rome, aujourd’hui représenté principalement par la France, l’Angleterre, les États-Unis, et tendant à la liberté, au respect de l’individu ; l’autre historique tendant à l’assimilation des peuples orientaux, entreprise par l’empire asiatique de la Russie et qui pourrait faire un jour entrer la Chine elle-même dans l’unité du monde (V. Lutoslawski).

296.5. GRANDS TYPES D’ORGANISATION POLITIQUE. — Trois types différents se dessinent pour l’avenir : 1° Empires coloniaux (France, Angleterre, Russie). L’assimilation des pays étrangers par une nation ne va pas sans inconvénient : envoi des meilleurs hommes au dehors, dépendance de pays inférieurs, fardeau pour l’homme blanc de travailler sous des climats torrides. Ces sacrifices ralentissent la marche du développement purement national ; 2° Les organisations politiques purement nationales : États unitaires, débarrassés de colonies ou n’en ayant jamais eu ; elles peuvent travailler au perfectionnement intérieur de leur civilisation nationale (ex. : Suède, Espagne, demain l’Allemagne peut-être, si elle ne peut réaliser ses plans d’expansion) : 3° Les organisations politiques combinant plusieurs peuples sur un même territoire : Fédérations (ex. Autriche-Hongrie, la future Pologne).

296.7. ÉTUDE DES CONDITIONS DE L’ÉQUILIBRE. — En ces dernières années, les conditions qui déterminent l’équilibre des forces dans le monde ont été complètement modifiées. Une étude concrète de la politique internationale exigerait un examen successif de trois points : Comment est réalisé l’équilibre (exposé des situations politiques) ; Quels sont les éléments en travail qui risquent de rompre l’équilibre ? Vers quelle situation nouvelle tend la nouvelle distribution des éléments ?

297. Tableau de la politique internationale actuelle.


Nous devons nous borner à de simples indications : énumération des questions actuelles de la politique internationale, problèmes à la veille de la guerre, objectifs de la guerre, possibilités diverses entrevues[355].

297.1. EUROPE. — L’Europe, centre de la culture mondiale, mais le plus divisé, le plus hétérogène des continents ; religions, systèmes politiques, traditions, langues différentes. L’histoire n’y est qu’une succession d’hégémonies turbulentes : Espagne, Angleterre, France, Allemagne ; les alliances s’y font entre peuples de races et de types de gouvernements différents, tandis que des rivalités y ont lieu entre peuples de même race. Depuis 1880, les puissances ne pouvant s’étendre en Europe, ont occupé tout ce qui restait disponible dans le monde et cela s’est fait avec une rapidité extraordinaire.

1. Angleterre. — Force de l’individualisme et de la politique d’adaptation, lenteur de la nation à réaliser les situations nouvelles. L’Angleterre s’est laissée vivre, jouissant de son ancienne avance économique. Elle avait des hommes libres, mais pas de gouvernement ; elle n’est pas un État, au regard des autres États très concentrés, car chez elle rien n’est concentré pour l’action collective. Elle n’a guère de grand plan politique, ayant peu de goût pour l’imagination constructive ; c’est le pays de l’ « asymétrie ». — Problème de la fusion intime de ses divers éléments : en un empire britannique ou en une confédération des nationalités britanniques. Question irlandaise, Conservation de la maîtrise des mers ; rivalité économique avec l’Allemagne ; rivalité territoriale avec la Russie en Asie et aux Dardanelles ; politique traditionnelle de n’admettre aucune hégémonie sur le continent ; sentiment populaire favorable à la défense des petites nationalités.

2. France. — Pays de haute et vieille culture ; dominée par ses souvenirs anciens ; amour de la liberté politique et de l’égalité ; elle se complaît dans un nationalisme qui suffit à son idéal national. Problème intérieur de la dissolution politique pesant sur les problèmes extérieurs ; sa faible natalité lui interdit de grandes ambitions et de larges desseins. Elle ne renouvelle ni ses villes, ni ses industries, ni ses transports et laisse à d’autres le soin de tirer profit de ses colonies. — Deux grosses questions : la défense contre l’Allemagne et la reprise de l’Alsace-Lorraine, d’où ses alliances avec la Russie et l’Angleterre. Lutte pour l’unité de son domaine colonial englobant le Maroc ; elle est devenue une grande puissance islamique.

3. Italie. — Laissée en 1866 sans frontières dans les Alpes orientales : menaces de l’Autriche qui fait du Tyrol un arsenal. Rivalité avec l’Autriche la conduisant à sortir de la triple alliance. — Irrédentisme : ; Trente et Trieste. — La mer Adriatique : quel sort faire à Vallona, sur la côte d’une Albanie aux sympathies autrichiennes. Développement de l’Italie économique dans le Nord ? Son intérêt dans le panlatinisme. Intérêts coloniaux en Afrique et en Asie Mineure.

4. Allemagne. — Pays de croissance rapide avec des appétits, de l’esprit d’aventure, des plans de longue portée. Un gouvernement, instrument collectif, et toute une nation transformée en une machine. Elle se vante d’avoir une culture intellectuelle supérieure à celle de la France, une civilisation industrielle et commerciale plus riche que celle de l’Angleterre : « Deutschland über Alles ». — Son pangermanisme ou impérialisme vise trois objectifs : a) la mer : concurrence à l’Angleterre sur les routes commerciales de l’Atlantique, établissement de stations de charbon, colonies lointaines (Afrique, Asie Mineure. Amérique du Sud). Conséquences : abolition de la maîtrise des mers des Anglais, contrôle sur la Belgique et la Hollande, affaiblissement de la France démembrée selon une ligne Calais-Belfort. b) l’Orient, les terres asiatiques, l’Asie Mineure, moyennant entente avec l’Autriche, les Balkans et la Turquie, à réaliser sous forme d’une confédération de l’Europe centrale. c) La constitution d’un royaume de Pologne : septième grande puissance européenne, créant un état tampon contre le redoutable danger russe.

5. Autriche. — Assemblée de peuples divers. L’Autriche essentiellement allemande est chassée de l’Allemagne et de l’Italie par Napoléon ; elle se voit offrir en échange les côtes de la Dalmatie. Bismarck lui enlève Venise et la lance le long du Danube, voulant la faire slave. Elle s’assimile des territoires slaves jusqu’à saturation et perd son caractère allemand (Drang nach Osten). Conception d’une monarchie trialiste (Allemands, Madgyares, Slaves). — C’est la monarchie aux douze nationalités, non compris les juifs très puissants. Les Roumains de Transylvanie veulent être rattachés à la Roumanie ; la Bohême (Tchèques) désirerait former un État indépendant avec les Slovaques ; la Galicie pense à son rattachement à la Ruthénie (Ukraine) ; les Yougo-Slaves (Dalmatie, Bosnie) veulent être joints aux Serbes ; Trente et le Trentin veulent passer à l’Italie. — Après la guerre balkanique l’Autriche s’est vue imposer ou la dissolution ou le problème du nationalisme constructif de ses diverses nationalités, dont la solution ne pouvait être obtenue sans une diminution du prestige allemand. Les pangermanistes veillaient, voulant faire de l’Autriche un État unitaire avec un peuple-État, les Allemands. Aujourd’hui nous assistons à l’absorption de l’Autriche-Hongrie par l’Allemagne. — Intérêts de l’Autriche dans les Balkans qui sont pour elle un débouché économique et où elle rencontre la Russie et l’Italie. Antagonisme de l’Autriche et de l’Italie ; avantage cependant pour celle-ci du bourrelet autrichien contre l’Allemagne.

6. Balkans. — Le « puzzle » politique de l’Europe pendant tout un siècle ; démembrement de la Turquie au profit de qui ? Russie, Autriche ou peuples balkaniques eux-mêmes ? Antagonisme des nations balkaniques ou Confédération balkanique. Macédoine : complexe inextricable, de nationalités diverses. Intérêt, pendant longtemps, de la France et de l’Angleterre à l’intégrité de la Turquie, barrière contre l’expansion de l’Autriche et de l’Allemagne ; puis, quand ce furent les Balkaniques qui entamèrent la Turquie, leur intérêt devint de soutenir ces derniers. La Grèce et ses prétentions à l’égard des Hellènes des îles et d’Asie Mineure ; la Serbie et les Yougo-slaves ; les Bulgares et leur ambition d’être royaume accédant à trois mers et d’aller à Constantinople. — L’Albanie État artificiel, vaguement défini, débordant sur les conquêtes de la Serbie pour apaiser Vienne ; proposition de faire de l’Albanie une sorte de Reichsland balkanique, clef de voûte d’une fédération balkanique. — Le Danube, fleuve allemand aussi, puisqu’il traverse Ratisbonne ; canal du commerce allemand vers la mer Noire ; les possibilités d’amélioration de sa navigation.

7. Turquie. — Son élimination progressive de l’Europe. Conquête des États musulmans par l’Angleterre, la France et l’Italie (Maroc, Algérie, Tunisie, Égypte). — Constantinople, les Dardanelles ; intérêt de la Russie de s’y installer conformément au testament de Pierre le Grand. Intérêt des Balkaniques, Roumanie et Bulgarie à l’ouverture des Dardanelles. L’Angleterre autrefois y voyait la clef des Indes, mais plus aujourd’hui. — Problèmes de la Turquie d’Asie.

8. Pologne. — Quatre siècles de vie historique, puissance spirituelle, vitalité malgré l’oppression, nécessité de sa reconstitution. Problème : sera-t-elle sous l’influence allemande, autrichienne ou russe, ou bien indépendante de toute attache ? La Pologne restreinte, limitée au peuple polonais, ou la Pologne historique des Jagellons, de la Baltique à la mer Noire, avec la Lithuanie et Ruthénie (Ukraine), même la Bohême, la Finlande (confédération orientale slave) ?

9. Russie. — Pays de jeune civilisation encore en pleine croissance ; population de races, de religions, de langues différentes, disséminée sur d’immenses territoires pauvres en voies de communications. Inculture de la population voulue par le gouvernement. — Esprit impérialiste de conquête et de domination. Politique traditionnelle de refoulement des Turcs. Elle a tendance à devenir « asiatique ». Mais après Moukden elle redevient « européenne » et songe aux Balkans. Après Bucarest elle est coupée des Dardanelles. Sa recherche de ports en eau chaude. Rivalités avec l’Autriche, l’Angleterre (aux Indes). Ressentiment contre l’Allemagne qui l’a frustrée au traité de Berlin du fruit de ses victoires ; et envie suscitée par le rapide développement de la puissance allemande. — Intérêt de la France et de l’Angleterre à seconder le développement de la Russie, capable d’agir comme contrepoids de la force grandissante de l’Allemagne. D’autre part, danger russe : dans 50 ans la Russie aura 300 millions d’habitants ; l’Allemagne 100 millions. — État composé de nationalités arriérées et asiatiques ou l’unité est nécessaire, faisant de l’empire une centralisation autoritaire sans liberté. La Russie, seul peuple semi-oriental qui a accepté la civilisation, peut faire en Asie, au profit des peuples asiatiques, une œuvre que ne peuvent ni veulent l’Angleterre, l’Allemagne, la France.

10. Espagne. — Nécessité d’un développement économique intérieur et d’une réorganisation des institutions. Bons rapports avec la France et l’Angleterre ; courants germanophiles. Questions : Gibraltar ; autonomie de la Catalogne ; problème marocain. Intérêts intellectuels et moraux avec l’Amérique latine.

11. Portugal. — Rattachement à l’Espagne ou fédération avec lui ; son alliance avec l’Angleterre ; partage des colonies portugaises.

12. Belgique. — Question des races flamandes et wallonnes. Neutralité, insuffisance des armements ; frontières stratégiques : la liberté de l’Escaut et le Limbourg hollandais, les Wallons de Malmédy et Montjoie. — Difficultés d’existence économique d’un petit pays entouré de murailles douanières ; l’Hinterland économique d’Anvers. — Problème colonial : charges du Congo à la suite des réformes intérieures y opérées depuis l’annexion à la Belgique ; remaniement des frontières congolaises. — Mission internationale de la Belgique.

13. Suisse. — Difficulté du maintien de la neutralité au centre d’une Europe divisée ; problème de la concilier avec l’indépendance économique. Mission internationale de la Suisse.

14. Hollande. Les deux axes de sa politique : ses ports sur l’embouchure du Rhin, convoités par l’Allemagne et à sa merci ; ses colonies (Java) à la merci des Anglais et convoitées par les Japonais. — Projet d’union hollando-belge,

15. États Scandinaves. — Groupement possible, annoncé par la conférence de Malmoe tenue durant la guerre, et par les réunions interparlementaires ; liberté désirée de la Baltique. La Suède, ancienne nation conquérante qui concentre aujourd’hui ses énergies à cultiver sa civilisation propre ; — intérêt porté à l’autonomie de la Finlande ; crainte des Russes, cherchant un débouché sur l’Océan ; — le Danemark désire le retour du Schleswig-Holstein.

297.2. AFRIQUE. — L’Afrique, groupe immense de peuples esclaves, de races primitives colonisées par les grandes puissances européennes. — Problème du remaniement du partage de l’Afrique qui fut opéré sans plan d’ensemble. Les possessions anglaises, non continues ; de même les possessions allemandes ; questions internationales des grands chemins de fer. Congo belge : neutralité, convoitises allemandes ; Afrique du Sud : one or two stream policy ; partage des colonies portugaises ; fin normale de toute suzeraineté de la Turquie en Afrique ; importance de l’Égypte pour l’Angleterre. — Possibilité d’internationaliser une partie de l’Afrique, de créer une Union coloniale africaine, d’accorder une large autonomie à toutes les colonies européennes de l’Afrique centrale, leur permettant de se fédérer entre elles et de ménager l’amour-propre de toutes les métropoles. L’Afrique devrait être au XXme siècle ce que l’Amérique a été au XIXme.

297.3. ASIE. — L’Asie est composée de populations nombreuses et diverses, dont la coexistence soulève des problèmes de race et de religion dans l’Inde (Musulmans et Bouddhistes), au Turkestan, en Perse, au Thibet, etc. — Problèmes de la pénétration des Européens, de l’opposition de leurs intérêts aux intérêts asiatiques (occidentaux et orientaux). Le péril jaune. — Deux sphères de compétitions européennes : Asie Mineure (Orient), Mers de Chine (Extrême Orient). Plan allemand pendant la guerre, de voir se constituer une alliance entre les trois États musulmans indépendants : Turquie, Afghanistan et Perse.

1. Asie-Mineure. Problème du partage de la Turquie. On parlait avant la guerre de zones anglaises (le sud et l’Arabie) ; zone russe (Arménie) ; zone française (Syrie, Liban) ; zone allemande (Mésopotamie). — Compétitions autour du chemin de fer de Bagdad : grande importance de l’Asie Mineure pour les chemins de fer internationaux. Question des nationalités : Arméniens, Hellènes, Libanais (ils demandent l’indépendance sous le protectorat français). La Palestine (sionisme, internationalisation des lieux saints.) — Les Allemands voulant conquérir la Mésopotamie, étaient regardés comme une menace à la fois par les Anglais et les Russes ; depuis la guerre leur ambition d’absorber toute la Turquie. — Projet anglais de réunir les Indes à l’Égypte par une ligne continue de possessions.

2. Perse. — Région turbulente ; pouvoir central souvent exposé. Projet de chemin de fer transpersan pouvant conduire aux Indes. Objectif : faire de la Perse un État tampon entre l’Angleterre et la Russie ; entente anglo-russe pour la délimitation de sphères d’influence.

3. Indes. — Population considérable, inassimilable : problème de son émancipation ; émigration des Indous dans d’autres dominions.

4. Indo-Chine. — Manque d’élément de civilisation propre du Siam. Ses affinités avec l’Indo-Chine française (Annam, Tonkin, Cambodge). -- Préférence indiquée par les Français pour des colonies concentrées et d’un seul tenant impliquant éventuellement échange de ces possessions extrême-orientales.

5. Asie russe. — Rôle de la Russie : Assimilation des populations de la Sibérie, du Turkestan. Liaisons transcontinentales par le Transibérien et les ramifications projetées, et par les autres chemins de fer : Samarkande, Caspienne, Volga, Oural, Turkestan, Taschent.

6. Extrême Orient. — Plusieurs nations y sont intéressées : la Chine, le Japon, la France (Indo-Chine), l’Angleterre (Canada), les États-Unis (Philippines).

7. Chine. — A fait naître en Europe l’appréhension du péril jaune. On redoutait de voir, avec le démembrement de ce « corps sans tête ni muscles », la race blanche submergée sous la marée montante des jaunes. Or, jusqu’ici la Chine n’a pas été dépecée, mais elle a cherché à s’organiser, et les capitaux étrangers pourraient transformer le pays et créer des occupations aux Chinois chez eux. Création des chemins de fer avec l’argent européen. L’affaire du prêt des six puissances à la Chine. — Certains pensent qu’il vaudrait mieux ramener la Chine à un ensemble de 18 provinces parfaitement gouvernées et d’en détacher le Thibet, la Mongolie et la Mandchourie pour être attribués respectivement à la Grande-Bretagne, à la Russie et au Japon. — Pendant la guerre l’absorption pacifique de la Chine s’est faite par le Japon. Celui-ci a su profiter des luttes immobilisant les puissances européennes pour imposer son protectorat à la Chine et lui dicter des mesures qui amèneront l’élimination rapide des étrangers. Non seulement c’est la perte pour l’Europe d’importants débouchés économiques, mais en perspective 400 millions de Chinois qui seront dressés militairement par le Japon pour les conflits futurs.

8. Japon. — Élévation du Japon au rang des grandes puissances. Existence d’un impérialisme et d’un militarisme. Son alliance avec l’Angleterre ; sa recherche d’une base navale de l’autre côté de ses mers (baie de la Magdalena). Le Japon transforme la Chine et lui transmet les méthodes d’Occident[356]. Le Japon aspire à la domination politique et à l’hégémonie économique dans la Chine septentrionale. Il a annexé la Corée et par là est devenu une puissance occidentale. Il a fait accord avec la Russie pour assurer la domination économique de la Chine. De la Chine ancienne le Japon a reçu des leçons de sagesse, des artistes, des philosophes. Aujourd’hui, l’initié veut dominer l’initiateur.

La population japonaise croît d’une manière excessive. Les Japonais sont à l’étroit dans leurs îles, le gouvernement stimule l’exode. L’ouvrier nippon envahit les chantiers chiliens, péruviens, brésiliens, comme le Far West américain. La suprématie du Japon tend à s’étendre sur tout le Pacifique, le Japonais étant comme l’Allemand imbu d’idées impérialistes. Les Japonais vainquent les métis et les mulâtres dans la lutte économique. Le « Bushido ». culte de l’honneur et de la fidélité aux ancêtres, et base d’un fort nationalisme, le mépris de la mort, l’orgueil d’un peuple insulaire, la soumission de l’individu à la famille et à la patrie, l’ascétisme des samouraïs constituent une formidable supériorité pour les Japonais, Le « péril nippon » menace la Chine, le Pacifique, l’Indochine, les Indes, l’Australie.

Lutte gigantesque en perspective pour la maîtrise du Pacifique et même de l’océan Indien. — Défense par le Japon de l’intégrité asiatique. Il proclame la formule : « l’ Asie aux Asiatiques », et l’oppose à celle des Yankees : « l’Amérique aux Américains ». La lutte est engagée entré deux peuples, l’un s’efforçant de venir chez l’autre, en dépit des maximes opposées : les États-Unis voulant prendre pied économique en Asie, les Japonais dans le Far West oriental. Les Philippines pour les premiers, Hawaï pour les seconds sont des positions avancées de l’expansion commerciale et de l’impérialisme. Après l’élimination de ses deux proches rivaux, la Russie et la Chine, le Japon pourrait donc s’attaquer aux États-Unis[357].

Actuellement, à l’intérieur, situation financière obérée. Essai d’établir un gouvernement de parti ; naissance d’une opinion publique hostile à l’impérialisme.

297.4. AMÉRIQUE. — Doctrine de Monroe ou de la non-intervention européenne. Politique du panaméricanisme. Lutte en perspective contre l’envahissement des Jaunes.

1. Les États-Unis : Mixture de peuples ; pays inachevé où les œuvres et les institutions grandissent encore au hasard de l’effort industriel ; leur enthousiasme, leur amour de la nouveauté ; ils ne se sont pas servis des instruments qu’étaient l’État et la loi pour réaliser des plans politiques. — Les États-Unis sortent de leur isolement ( participation à l’expédition de Pékin, à la Conférence d’Algésiras, à la Conférence de la Haye). — Impérialisme américain, « panaméricanisme » et « américanisation du monde ». — Leur colonisation : Cuba, les Philippines, Hawaï. — Panama ; route de jonction entre côtes américaines. Abstention néanmoins de se réserver le canal. Nécessité déclarée par certains d’une flotte pour détendre le canal dans le Pacifique et la mer des Antilles. Par le canal de Panama les Américains ont attiré l’univers à leur porte, et maintenant ils doivent défendre l’enceinte de leur maison.

Tendance chez certains à vouloir annexer le Canada, le Mexique et les républiques centrales ; résistance de la majorité cherchant l’entente avec ces pays. — L’alliance anglo-américaine esquissée déjà par certains traités d’arbitrage qui y préparent. Cependant une vieille jalousie à l’égard de l’Angleterre et le souci de la défense de leur commerce maritime font appréhender aux États-dénis un triomphe complet de l’Angleterre maîtresse des mers.

Influence ou suprématie dans le Pacifique. — Problème des Germano-Américains posé pendant la guerre ; attitude devant l’Allemagne. Absence d’armée aux États-Unis. — Croissance économique ; arrivée au point où le pays devenait grand exportateur et détenteur de réserves d’or ; enrichissement énorme au cours de la guerre, alors que l’Europe s’épuise et s’appauvrit.

2. Amérique latine. — Elle est sous le coup de menaces diverses. Le péril nord-américain, tant que le « monroéisme » ne sera pas défini dans un sens plus égalitaire pour tous les États américains et que des formules ne soient trouvées harmonisant les oppositions entre Latins et Anglo-Saxons. — Le danger allemand : par ex., le Deutschtum dans le Brésil méridional. — La menace japonaise sur toutes les côtes du Pacifique. — L’Amérique latine est aux prises avec de grands problèmes : problème de l’unité du continent ; problème d’unir en un type unique les trois races européenne, indienne et nègre ; problème de politique intérieure : les révolutions et l’action personnelle des « caudillos » ; problème économique des emprunts, du papier-monnaie et de la formation d’un capital national.

297.5. Océanie. — L’Océanie, ensemble d’îles, dont la possession est partagée entre l’Angleterre, la Hollande, la France, l’Allemagne et les États-Unis. — L’Australie, centre du monde océanien, entourée d’une douzaine d’archipels qui pourraient un jour vivre d’une vie rattachée à elle. — L’Australie et les îles océaniques d’accord avec les États-Unis, le Canada et l’Amérique latine, sur la nécessité de s’opposer a l’immigration des Jaunes et des Indous ; point autour duquel pourront croître des sympathies entre gouvernements, aujourd’hui divisés. — Le canal de Panama, capital pour l’avenir de l’Océanie. Il ne peut manquer d’européaniser le nord-est et le sud-ouest du Pacifique, tout en laissant la partie occidentale de ses mers sous l’influence asiatique. — Questions particulières diverses : le Condominium anglo-français et les Nouvelles-Hébrides ; les Indes néerlandaises livrées sans défense aux compétitions et aux pressions ; avenir de Tahiti à mi chemin entre Panama et la Nouvelle-Zélande ; Nouvelle-Calédonie contenant les mines de fer dont l’Australie aura besoin un jour. — Tendance de l’Australie à souhaiter l’annexion par l’Angleterre de toutes les îles océaniennes.

297.6. Les mers. — Les mers, leurs approches et leurs détroits font l’objet de grandes compétitions politiques. Méditerranée. La France la veut ouverte : sécurité de la base navale de Bizerte et de la route de transport de ses troupes coloniales dans le conflit européen. L’Angleterre la veut aussi ouverte : voie essentielle de ses principaux fournisseurs de denrées alimentaires, route des Indes et d’Australie, liaison avec la « Pipe line », de l’Anglo-Persian Oil Company. L’Angleterre possède Gibraltar ; d’où mécontentement de l’Espagne. Le sort de Melilla en face, aujourd’hui au Maroc espagnol, ne laisse pas l’Angleterre indifférente. La liberté du canal de Suez lui est indispensable comme route maritime. — Dardanelles. Leur liberté est en relation avec l’équilibre méditerranéen tout entier qui comporte notamment la répartition définitive des îles « grecques ». Le protectorat français sur les communautés chrétiennes de l’Orient. La Russie veut arriver aux détroits et à la Méditerranée ; l’Angleterre n’y fait plus objection. Îles de l’Égée, pourvues de ports excellents pouvant tenir lieu de base navale et servir au contrôle du commerce des Dardanelles. L’Italie tient surtout à l’île de Rhodes qui commande à la fois la route des Dardanelles, d’Asie Mineure et de Suez. — Adriatique. Compétition de l’Italie et de l’Autriche ; importance à ce sujet de l’occupation de la côte de l’Albanie (Vallona). — Mer Noire. Compétition : sera-ce un lac russe ou une mer ouverte ? — Baltique. Question des détroits. — Atlantique et mer du Nord. Compétition de l’Allemagne pour étendre ses côtes et le nombre de ses ports. Accords sur le statu quo de la mer du Nord. — Mer des Antilles. Importance acquise à raison du canal de Panama ; îles possédées par les puissances européennes dans cette mer. — Pacifique et Mers de la Chine. Lutte pour leur maîtrise ; projet pour leur police et leur contrôle international.

298. Conclusions.


1. La politique est la coordination supérieure de l’activité du corps social. Elle est nationale et internationale.

2. L’État, de nos jours, demeure pratiquement le centre et le pivot de la politique. Tous les mouvements sociaux, tous les conflits viennent retentir sur sa conception, sa composition et ses attributions. L’État doit être envisagé dans sa double existence : à l’intérieur, à l’égard de ses nationaux ; à l’extérieur, à l’égard des autres États.

3. L’évolution de l’État moderne a son point de départ dans l’absolutisme. a) L’absolutisme à l’intérieur est parti de la formule du roi : « L’État c’est moi » ; il en est arrivé, de concessions démocratiques en concessions, au régime constitutionnel, parlementaire, même fédératif et républicain. b) L’Absolutisme à l’extérieur domine au contraire encore tout le système des relations internationales. Ce système repose sur le dogme de la souveraineté absolue des États à l’égard les uns des autres, avec ce corollaire, destructif de tout droit et de toute morale internationale quelconque, que la puissance seule est le fondement, le but et la limitation de l’activité nationale. Mais pareil absolutisme lui-même est battu en brèche et cette guerre, en mettant aux prises l’Europe et le monde, sans autre cause au fond qu’une lutte pour la plus grande puissance, a révélé la folie et le danger du système. La paix n’est plus concevable désormais que sur la base d’un système répudiant le dogme faux et lui substituant celui de l’interdépendance des nations et de la limitation de son absolutisme.

4. Nous assistons à deux tendances opposées. L’une consiste à concentrer dans l’État toutes les forces politiques des peuples, tous les pouvoirs, dont l’expression est la loi, la justice rendue et l’administration. L’autre tendance aboutit à l’attribution de pouvoirs à d’autres organismes que lui-même. Ce partage de la souveraineté prend plusieurs formes. a) Au-dessous de l’État, et subordonné à lui, c’est l’importance croissante des grandes villes, de l’autonomie locale et régionale mouvement qui trouve son achèvement dans l’application à tous les degrés du principe fédératif. b) À côté de l’État, et sur le même plan que lui, c’est le développement et l’incorporation dans des organisations indépendantes de grandes forces sociales se détachant du faisceau de celles de l’État, forces ethniques, économiques, intellectuelles. Le terme ultime de cette évolution apparaît la constitution de vastes entités fédératives érigées en personnes de droit international et douées même de certains droits politiques. c) Enfin au-dessus de l’État et sur un plan supérieur, se multipliant et s’élargissant, les associations entre États, les coalitions et les alliances. Au bout de son développement est la Société des nations, avec la formation d’une autorité supernationale.

5. La Société des nations est la limitation organisée de la souveraineté absolue. À l’avènement de celle-ci concourt un ensemble de causes politiques particulières que nous avons examinées en détail et qui sont : a) l’effort des petits États pour maintenir leur existence à côté des grands. b) La notion de la neutralité en vertu de laquelle sont placés, au milieu des territoires de grandes puissances, les territoires théoriquement intangibles des États neutres. c) La nécessité d’alliances de plus en plus vastes pour résister aux alliances opposées, si bien que le monde entier est entraîné dans trois ou quatre systèmes d’associations d’État. d) Le progrès des conceptions positives pour lesquelles le pouvoir n’a d’autre fondement que son utilité en égard à la masse des individus, et l’imperium admissible seulement en tant qu’il est nécessaire pour le fonctionnement des services publics. e) La volonté des peuples d’arracher les affaires politiques internationales aux intrigues dynastiques et au secret de la diplomatie, pour les placer dorénavant sous un contrôle démocratique efficace, à l’instar des affaires politiques nationales.



  1. La littérature de la sociologie est fort développée. Voici l’indication de quelques ouvrages de première importance :
    xxKidt, Social évolution. — Spencer, Principle of sociology. — Ward, Dynamic Sociology ; Outlines of Sociology. — Flint, Philosophy of history in Europe (1874). — Gidding, Principles of Sociology (1896). — Sidgwick, Elements of politics, (1901). — Leroy-Beaulieu, L’État moderne et ses fonctions. — Pattes, The theory of Prosperity. — Tarde, La logique sociale (1895), les Lois sociales (1898), les lois de l’imitation (1895), Psychologie économique (1902). — G. de Greef, Introduction à la sociologie (1902). — E. Durckheim, La division du travail social (1893), Les règles de la méthode sociologique (1896). — G.-E. Waxweiler, Esquisse d’une sociologie. — R. Worms, Les principes biologiques de l’évolution sociale ; Philosophie des sciences sociales. Voir aussi les études de sociologie criminelle de Lombroso, E. Ferri, Rossi, Tarde. — Il parait plusieurs grandes revues de Sociologie. — Des chaires de sociologie ont été créées depuis une vingtaine d’années. Un institut de sociologie a été créé à Bruxelles (Institut Solvay). L’Institut international de sociologie a été fondé pour grouper les efforts des sociologues du monde entier.
  2. Léon Walras, Éléments d’économie politique pure, page 32.
  3. Voir ci-après n° 334. Voir aussi les travaux de l’Institut international de statistique et ceux de l’Institut international d’agriculture sur l’indice unitaire du blé. — C. Henry, Sur les principes d’analyse statistique (Bruxelles, Institut de sociologie). — Sur la méthode dans les sciences sociales, voir J. Durieux et Descamps dans les Documents du Progrès, mai 1910 et sept. 1913.
  4. On peut comparer un principe général à un passe-partout, qui ouvre toutes les portes d’une maison et résume en lui vingt clefs particulières.
  5. A. Fouillée, Les idées-forces.
  6. Chamoine Moulart, L’Église et l’État.
  7. On a pu dire avec raison, en une seule formule, que le monde est arrivé à un âge « d’objectivité générale, humaine, mondiale, scientifique ». (De allgemeenmenschelyke wereld — wetens chappelyke objektiviteit, van Embden.)
  8. André Chevrillon donne cette conclusion à une étude magistrale sur l’Angleterre et son adaptation pendant la guerre (Revue de Paris, 1915).
  9. Voici quelques-uns des principaux travaux sur l’histoire universelle : Histoire générale de Polybe (milieu du IIme siècle avant J.-C.). — Discours sur l’Histoire Universelle, par Bossuet (ouvrage daté de 1681), C’est un essai d’histoire générale fondé exclusivement sur la Révélation : il expose les « époques » ou la suite des temps, comment les empires se succédèrent les uns aux autres, les causes de leur grandeur et de leur décadence, et comment la religion dans les différents États se soutient depuis le commencement du monde, jusqu’au moment où il écrivait. — Principe de la Philosophie de l’Histoire (1725), par Vico (traduite en français et adaptée par Michelet). Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations, au moyen desquels ou découvre de nouveaux principes du droit naturel des gens. Vico voulait dégager les phénomènes réguliers des phénomènes accidentels et déterminer les lois qui régissent les premières. — Idées sur la Philosophie de l’Histoire de l’Humanité (1784-1791), par Herder. Pour Herder tout a sa philosophie. Pourquoi, dit-il, l’histoire n’aurait-elle pas la sienne ? Il doit exister un plan dans le gouvernement des destinées générales de l’humanité. C’est ce plan qu’il cherche à comprendre. Après avoir traité de la terre, de l’organisation des êtres végétaux et animaux, de l’homme organique, des pouvoirs de la création, il aborde le climat, l’influence des milieux, sur L’éducation et le développement des facultés de l’homme moral. Il trace ensuite l’histoire des races humaines et des grands empires. Cette revue de toutes les nations amène Herder à s’incliner devant la sagesse du Créateur et à affirmer l’existence d’un autre monde où l’homme doit trouver le complément de sa destinée. — Histoire universelle, de Cesare Cantu (1838-1846), 18 volumes et 10 volumes de documents, 3e édition française par Lacombe, en 1865. (L’ouvrage s’étend de la création du monde à 1830) — Histoire générale, de Lavisse et Rambaud. — The Cambridge Modern History (limité à la période moderne). — Ces œuvres de Karl Lamprecht tendent aussi à constituer une histoire générale du développement humain. — L’art de vérifier les dates, chronologie publiée par les Bénédictins en France, qualifiée une des plus merveilleuses productions de l’esprit humain dans le domaine de L’histoire (I. Jusqu’en 1770 ; II. De 1770 à 1827 ; III. Avant l’ère chrétienne (5 vol.). — Le manuel d’histoire, de généalogie et de chronologie de tous tes États du globe, de Stokvis (Leiden, Brill, 1888), en 3 gros volumes (mise à jour de l’art, de vérifier les dates, qui a paru de 1818 à 1844 : tableaux généalogiques, liste des princes et des gouvernements). — Laurent, Études sur l’histoire de l’Humanité. — Évolution du monde moderne. Histoire politique et sociale (1815-1913), Paris, Alcan. — Xénopol, Théorie de l’Histoire
  10. Pour la Bibliographie, consulter : Ch.-V. Langlois, Manuel de, Bibliographie historique (1896). — Le Staats-Archiv, recueil des actes officiels pour l’histoire du présent, publié depuis 1861, contient les documents officiels, surtout diplomatiques. — Le récit des événements politiques est donné chaque année sous la forme d’annuaires qui reproduisent les documents officiels : Annual register (depuis le XVIIIe siècle). L’Annuaire historique universel de 1818 à 1861, L’Annuaire des deux mondes de 1850 à 1870), L’Année politique depuis 1874, Europæischer Geschichte Kalender (Schultess) depuis 1860. — Sur les méthodes, consulter : E. Berkheim, Lehrbuck der historische Methode (Leipzig, 1889), P.-R. Trojano, La storia como scienza sociale (Naples 1898). — Ch.-V. Langlois et Ch. Seignobos, Introduction aux études historiques (Paris 1897). — Comme études générales, consulter : Seignobos, Ch. 1815-1915. Du congrès de Vienne à la guerre, La revue de Paris. 1er juillet 1915. — Seignobos, Ch. Histoire politique de l’Europe contemporaine : Évolution des partis et des formes politiques : Paris, Colin, 1897. — Driault, Édouard. Le monde actuel. Tableau politique et économique 1905. Exposé général avec bibliographie choisie. — Viallate et Claudel, La Vie politique dans les deux modules, 1903. — H.-S. Chamberlain, La Genèse du XIXe siècle, Paris, Payot. — Histoires contemporaines de l’Europe, en allemand, de Gervinus, de C. Bulle et de Stern. — Oncken, Allgemeine Geschichte in Einzeldarstellungen. — Marquardsen : Handbuch des öffentlichen Recht der Gegenwart (depuis 1883). — Alcan : Bibliothèque d’histoire contemporaine formée d’histoires par pays, ouvrages la plupart de vulgarisation.

    Sur la Politique contemporaine : a) Des résumés chronologiques de faits sont publiés en France (année politique, Paris in-12 ; en Angleterre, Annual Register, Londres ; en Allemagne, Geschichte Kalender). Pour les années 1889-1891, voir aussi : La vie politique à l’étranger, publiée sous la direction de M. E. Lavisse (Paris, in-14).
    xxb) Recueils diplomatiques officiels : France, Livres jaunes ; Angleterre, Livres bleus ; Allemagne, Livres blancs ; Italie, Livres verts.
    xxc) Documents et articles dans : Archives diplomatiques ; Mémorial diplomatique ; Revue diplomatique et consulaire ; Revue générale de droit international public ; Chronique mensuelle de faits internationaux ; Revue de droit international ; Chroniques internationales : Relevés de faits classés par date, publiés dans la revue la Vie internationale.
    xxd) En outre : En France : Chronique bi-mensuelle de Mazade, puis Charmes dans Revue des Deux Mondes ; articles dans Nouvelle revue, Revue de Paris, Correspondant, Revue bleue. — Correspondance de grands journaux : Temps, Débats, Figaro. — En Allemagne : Principales revues et journaux. — En Angleterre : Parliamentary Papers.

  11. On trouvera dans l’Annuaire de la vie internationale la liste chronologique complète de ces congrès.
  12. Élisée Reclus, Géographie universelle. — A. de Foville, L’évolution géographique des civilisations, Revue Économique internationale, nov. 1910, p. 334.
  13. Camile Vallaux, La mer (1908), Le sol de l’État (1911), parus dans la bibliothèque de l’Encyclopédie Scientifique.
  14. Voir aussi les œuvres de Ratzel ; Jean Brunhes, La géographie humaine ; Aug. Robin, La Terre (géologie) ; de Launay, L’Histoire de la Terre.
  15. « Elle est assise en plein sur le subconscient qui nous paraît inconscient, car, quoique inscrit (engraphé} dans le cerveau, ce subconscient, est oublié ou n’a même jamais paru au seuil de notre conscience ; du moins nous ne le savons plus. » — Auguste Forel, L’âme et le système nerveux (1907) ; Psychologie comparée, théorie de la mnême et déterminisme (1910). — Seemon, Richard, The mneme. Die mnemischen Empfindungen.
  16. Izoulet, page 79. La cité moderne.
  17. A. Forel, Human perfectibility in the light of evolution, The international-Monthly, Aug. 1901.
  18. A. Forel, États-Unis de la Terre, page 5.
  19. L. Querton, Augmentation du rendement de la machine humaine, Bruxelles, Institut de sociologie.
  20. F. Nitti — Wallas, Human nature in Politics, 1908.
  21. Sur le rêve humain de fabriquer des hommes, voir le « Faust » de Gœthe, où Wagner fabrique l’homonculus ; l’« Eve future », du Villiers de l’Isle-Adam ; les géants de Wells, le surhomme de Nietzsche, etc.
  22. Izoulet, La cité moderne. — G. Lebon, L’évolution de la matière. Paris, Flammarion, 1905. — A. Veronnet, Les hypothèses cosmographiques modernes (exposé de différentes explications données de la genèse des mondes). Paris, A. Hermann.
  23. Séailles, Les génies dans l’art (1883). — Lombroso, L’homme de génie (1889). — Carlyle, Les Héros. — Plutarque, Vie des hommes illustres. — Vico, Philosophie de l’histoire. — Taine, Philosophie de l’art ; — Napoléon. — Ostwald, Les grands hommes. — Sighele, Les foules criminelles. — Lebon, Les foules.
  24. Voir ci-après ce qui concerne les races et les nationalités, N° 24. — Des études internationales et comparatives sur la démographie sont conduites par l’Institut international de Statistique.
  25. Statesman yearbook, Almanach Gotha. — Peterman’s, Mitteilungen. — Mulhall (Dictionary of statistics). Levasseur, Juraschek, Fournier de Flaix.
  26. A. de Candolle, Histoire des sciences et des savants, p. 181.
  27. Jean L’Homme, En 1916, p, 108.
  28. Ed. Heberlin, Doit-elle mourir ? Étude sur la régression de la natalité en France. — Ch. Richet, La dépopulation de la France, Revue des Deux Mondes (15 mai 1915). — A. Girault, La diminution de la population adulte mâle en Europe et ses conséquences économiques et sociales (1915).
  29. Jean Signorel, La répression de l’avortement (La guerre aux ennemis du dedans.) Revue politique et parlementaire (10 juillet 1915).
  30. M.-A. Legrand, La Longévité. — J. Héricourt, L’Hygiène moderne.
  31. Auguste Brachet, Pathologie mentale des rois de France (1903). [Une vie humaine étudiée à travers six siècles d’hérédité (852-1483)]. — Le cabinet secret des souverains de l’Europe. — Beyens, La famille impériale allemande, Revue des Deux Mondes, 15 mars 1915. — E. Neukomm et d’Estres, Les Hohenzollern, — Deutschland im Waffen (le livre du Kronprinz, intéressante répression de sa mentalité).
  32. Victor Hugo, La pitié suprême (1879).
  33. On a parlé d’accords « personnels » entre Guillaume II et Constantin de Grèce, accords dont n’auraient pas à connaître les peuples et déterminant le droit du souverain en matière de guerre.
  34. René Lobstein, Les origines du droit dynastique allemand, 1914. Lyon, Georg.
  35. Yves Guyot, Causes et conséquences de la guerre, p. 352.
  36. Maurice Beaufreton, L’éducation sociale de la femme, en Amérique, en Angleterre, en Hollande, en France. « Action populaire », n° 61. — Auguste Pawlowski, Les syndicats féminins et les syndicats mixtes en France, leur organisation, leur action professionnelle, économique et sociale, leur avenir. Paris, Alcan. — Georges Deherme, Le pouvoir social des femmes.
  37. Umano, Essai de constitution internationale, page 47.
  38. Noëlle Roger, Héroïques femmes de France. Les carnets d’une infirmière. Paris, Attinger frères, 1915. Exemples d’œuvres en Belgique. «L’Union patriotique des femmes belges. »
  39. Journal de Genève, 23 août 1915.
  40. Arthur Girault, L’ère des femmes.
  41. Congrès international des femmes. La Haye, 28 avril 1915. Résolutions adoptées. Amsterdam-Concordia. — Torvards permanent Peace. A record of the women’s international Congress 1915, avec un article de Paul Otlet (Levant l’étendard de l’action).
  42. Sur ces associations internationales consulter l’Annuaire de la Vie Internationale.
  43. Le Congrès a adopté cette résolution : « que la Conférence des Puissances vote une résolution affirmant la nécessité d’étenbdre aux femmes de tous les pays civilisés la franchise politique et parlementaire.
  44. Voir publications de l’Union, Genève, 6, rue du Rhône et C. Zangelaan Stoop, Pensées de l’heure actuelle vivant en bien des femmes.
  45. J.-S. Frazer, Totemisme (Londres, 1887). — Lang, Mythes, Cultes et religions, (Paris, 1896).
  46. M. Millioud, Idéologie de castes, « Revue universelle », nov. 1914, p. 198.
  47. Il existe des sociétés animales. Il faut distinguer aussi les associations entre individus d’espèces différentes (parasitisme, symbiose) de celles entre individus de mêmes espèces. L’intérêt est à la base des unes et des autres. Dans les sociétés animales les plus parfaites, comme celle des abeilles, l’adaptation aux diverses fonctions sociales est si étroite qu’il en est résulté un polymorphisme, plus ou moins varié, c’est-à-dire qu’une même espèce, d’après les fonctions des individus, offre des formes différentes (reines, faux-bourdons, ouvrières, chez les abeilles). On constate chez les fourmis et les termites un polymorphisme du même ordre. — A. Espinas, Les sociétés animales (1878 et 1883). — Romanès, L’intelligence des animaux, (1899). — Le Dantec, Traité de biologie (1903).
  48. Jaques Novicow, L’association humaine, Solidarité sociale, (Congrès de l’Institut international de sociologie.) — F. Faulhan, Qu’est-ce que l’association ?
  49. On objecte qu’un organisme vivant est un continu tandis que la société ne l’est pas ; mais qui peut dire en ce moment si nous ne faisons pas partie d’un vaste organisme qui occuperait toute la terre ou presque toute. Entre les cellules de la colonie qui forme notre corps il y a, à l’échelle de grandeurs des cellules, des espaces qui sont au moins aussi grands que ceux qui séparent naturellement un homme d’un autre homme. Et pourtant il ne vient pas à l’idée de personne de nier que notre corps soit un continu. La masse humaine au même sens serait un continu et dire d’elle quelle est un organisme aurait alors un sens précis.
  50. Le Dantec, L’unité de l’être vivant (1902).
  51. Voir le chapitre relatif à la conception de l’État souverain (n° 292.3.)
  52. Ed. Clunet, L’association, n° 48.
  53. E. Gide, Économie sociale, 1902, p. 41.
  54. A. Prins, Esprit du gouvernement démocratique, chap. IV et II. Les associations et les initiatives individuelles.
  55. Voir les notices descriptives générales : l’Union des Associations internationales et le Centre mondial. Henri La Fontaine et Paul Otlet ont été les promoteurs de l’Union, dont ils sont aujourd’hui les dirigeants.
  56. Parmi les associations internationales les plus remarquables d’organisation et de rouages on peut citer : Institut de droit international ; congrès international de chemins de fer ; congrès international de navigation ; association internationale des Académies ; Institut international d’agriculture, etc. Les statuts de ces associations constituent de véritables constitutions internationales dans un domaine spécial. Voir Annuaire de la vie internationale, et Paul Otlet : L’organisation internationale et les associations internationales. — Sur les formes diverses d’activité des associations, voir Actes du congrès mondial, 1913, CXIX. — Protection du nom et de l’emblème des associations internationales. Ibid., p. 103. — Statistique des associations internationales mondiales 1913, Ibid., p. 617. — L’opportunité d’établir un code général des résolutions, conclusions et vœux des associations internationales a été examinée au congrès mondial de 1913 (Actes, p. 569). Déjà une première partie de ce code a été publiée sous forme de « conclusion générale » dans les Actes des congrès de 1910 et 1913. — Le calendrier des réunions internationales (congrès, conférences, assemblées, sessions, convents, etc.), est publié chaque mois dans la Vie internationale.
  57. Sur le statut juridique des associations internationales, voir rapport au congrès mondial 1913, p. 129, 299, 425. Un projet de convention intergouvernementale à ce sujet a été élaboré. — Voir aussi la « Conférence internationale de l’assistance aux étrangers (novembre 1912) ». La question a des affinités avec celle de la situation en droit international de la papauté, ainsi que chambres de commerce et des associations ouvrières constituées à l’étranger.
  58. Voir à ce sujet les travaux du Congrès des associations internationales 1913, p. C. V. — Il est intéressant de rappeler que le passé a connu des personnalités internationales. On peut citer l’ordre teutonique créé en 1128 ; l’ordre des Chevaliers de Malte fondé, au XIme siècle à Jérusalem ; la ligue Hanséatique, groupant jusqu’à 80 villes ; l’Union douanière allemande de 1867 à 1870.
  59. Deherme, Démocratie vivante, 1909.
  60. La Combe, De l’histoire considérée comme science, Paris, 1894, p. 405.
  61. Lamarck, Darwin, Hæckel, Weissmann, Semon et autres marquent les grands jalons des progrès de nos connaissances au sujet de la transformation et de la perpétuation des espèces. Lamarck, Philosophie Zoologique (1807). — Darwin, L’origine des espèces par voie de sélection naturelle (1862) ; La descendance de l’homme. — Delage, L’hérédité (1895) ; Les théories de l’évolution. — Le Dantec, , Lamarckiens et Darwiniens (1899) ; La Science de la vie ; Les influences ancestrales. — G. Lebon, L’évolution de la matière ; L’évolution des forces. — Hæckel, Origine de l’homme. — Huxley, Du singe à l’homme.
  62. Prins, Esprit du gouvernement démocratique.
  63. E. Solvay, Notes sur des formules d’introduction à l’Énergétique Physio et Psycho-sociologique (1986). Discours-programme prononcé à la fondation de l’Institut populaire des sciences sociales-Bruxelles. E. Solvay a développé, dans des notes successives sur les applications de l’énergétique, les principes scientifiques du productivisme, le chômage-capacitariat, la libre socialisation, l’impôt unique successoral et réitéré, et en ordre subsidiaire le comptabilisme, points d’un programme de perfectionnement social tendant à approcher de la production intégrale et de l’égalité sociale du point de départ et réalisant la forme supérieure et définitive du progrès social (Voir publications de l’Institut de sociologie Solvay). — Voir aussi William Ostwald, L’Énergétique et Discours à l’ouverture du 1er Congrès mondial des Associations internationales (1910). Actes, tome II, p. 887.
  64. Mark Baldwin, La solidarité sociale, Rapport au Congrès de l’Institut international de sociologie, 1909, p. 23. L’auteur cite l’exemple de la sociologie criminelle. Elle a, dit-il, mis en lumière l’existence de trois types caractéristiques de criminels qui correspondent à ces trois phases : les criminels-nés ou instinctifs, les criminels d’occasion ou émotionnels, les criminels de profession ou volontaires.
  65. J.-D. Moehler, Histoire de l’Église, p. 2.
  66. Moehler, Histoire de l’Église. II, p. 6. — Voir aussi Bossuet, Discours sur l’Histoire universelle.
  67. G. Sorel, Le Confessioni, 1910.
  68. Spencer, Les premiers principes, 1862.
  69. Albert Lemoine, L’habitude et l’instinct, l’intelligence. — Joly, L’homme et l’animal. — Romanones, L’intelligence des animaux et l’évolution mentale des animaux. — P. Hachet-Souplet, La genèse des instincts.
  70. Th. Ribot, Maladies de la volonté, 1883. — Jules Pavot, L’éducation de la volonté.
  71. Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit.
  72. « En des circonstances anormales comme celles-ci, dit-on dans la presse allemande, la haine est une vertu supérieure. Qui aime sa patrie a pour devoir de haïr ceux qui ont juré sa perte ; si aujourd’hui il est sans haine c’est qu’il n’aimait pas hier sa patrie. Les mots creux de réconciliation et de fraternité universelle sont de simples pavillons pour tromper les imbéciles. (« Rheinische Westfälische Zeitung », cité par le « Temps », 30 août 1915.) « Es muss dem deutschen Jungen schon Klar gemaçht werden auch dem deutschen Mädels : « Du hast ein Recht, die Feinde deines Vaterlandes zu hassen » (Tu as un droit, celui de haïr l’ennemi de ta patrie), » (Discours du général Keim, président du Wehrverein). — Voir aussi le Hassengesang de Lissauer.
  73. H. Stöcker, Lieben Oder Hassen ? (1915)
  74. De Wrangel, La fomentation de la haine entre les peuples « La Voix de l’humanité », 4 septembre 1915.
  75. « Le grand crime de l’Allemagne, c’est d’avoir réveillé, secoué, talonné, fouaillé pour qu’elle reparte au galop, la Haine… Nous avons fait un tel effort pour l’endormir enfin au cœur des hommes, nous tous, écrivains, poètes, orateurs, philanthropes, pacifistes, ennemis du sang, de la colère et des vieux antagonismes de races ! Nous avions multiplié nos pages fraternelles, nos discours apaisants, nos arguments irrésistibles à la raison et plus encore au sentiment, nos chansons et nos pièces, nos poèmes et nos œuvres. Les plus grands génies du siècle, les Lamartine, les Hugo, les Michelet avaient joint leurs cris de pitié à nos indignations. Chiffres en mains, l’horreur aux yeux, l’âme vibrante de cette impérieuse bonté qui malgré tout et comme l’affirma magistralement Rosny perdure au cerveau des fils de la Terre, non seulement nous avions dénoncé la folie criminelle des hégémonies brutales et des conquêtes sanglantes, mais encore ramené dans les esprits la plus grande douceur que trouvent en l’Évangile ceux qui savent le lire, la fraternité sainte qui devrait être si naturelle à ce grouillement d’atomes que nous sommes, accrochés au flanc de la Planète, qui les emporte en sa formidable aventure, et qui aurait un tel emploi meilleur de la brève existence à tâcher de vivre en harmonie sous la grande menace de l’Inconnu. Et voilà tout cela gâché, toute cette besogne anéantie, à recommencer, parce qu’une nation se refuse à cette tendance qui partout grandissait de solutionner à l’amiable d’inévitables conflits d’intérêts, parce qu’une nation veut à toute force dominer, conquérir, oppresser, parce que persiste en elle L’âme dure et mystique du moyen âge qui n’adopta du moderne que les progrès en l’art de tuer (M. C. Poinsot). » — « La haine réciproque entre différents peuples qui composent l’Humanité n’est pas une chose naturelle ; pas plus que ne le serait une haine entre les différentes familles d’un même peuple. C’est l’existence des peuples opprimés et des peuples oppresseurs qui cause la haine ; c’eût l’égoïsme aveugle, fier et calomnieux des uns, la réaction naturelle des autres. Il est facile de faire fraterniser des hommes libres et égaux de droit, mais cela n’est pas faisable quand il s’agit d’hommes dont les uns se considèrent comme les maîtres des autres (Zamenhoff). »
  76. Ribot, Psychologie comparée des Français.
  77. C’est le cas par exemple de l’Allemagne. Voir au n° 292.3 sa conception de l’État.
  78. Voir la suggestive étude de Millioud : La caste dominante allemande, sa formation, son rôle.
  79. Empruntons un exemple à l’histoire. Parlant de la question des investitures et des luttes entre l’empereur et le pape, Mœhler fait cette remarque typique : « Il est à croire que peu d’hommes méditaient alors sur le rapport de l’Église et de l’État et cherchaient dans cette étude la raison d’embrasser tel ou tel parti. On trouvait que Henri IV et son successeur avaient tort dans leurs actes. Quant aux droits stricts, on s’en souciait médiocrement. »
  80. Gennep, La formation des légendes. — G. Le bon, La psychologie politique ; Les opinions et les croyances.
  81. F. Le Dantec, L’Égoïsme.
  82. Le Bon, Psychologie des foules, p. 178.
  83. Jean Finot, La science du Bonheur. — Sébastien Faure, La douleur universelle. Voltaire, dans Candide, a raillé l’optimisme béat.
  84. Voir les études de Metschnikoff.
  85. Izoulet, La Cité moderne, Paris, Alcan, page 319.
  86. Théorie développée par Gabriel Tarde. C’est, sous un autre aspect et avec d’autres mots, la trilogie de Hegel : thèse, antithèse, synthèse (Bourdereau).
  87. Le Progrès. Discussion à l’Institut international de sociologie, 1912. — Ferriere, La loi du progrès en biologie et la question de l’organisme social. Paris 1915. — Proudhon, Philosophie du Progrès. — H. Spencer, Progress, its law and cause. (Essays, scientific, political and speculative, vol. I).
  88. A. Forel.
  89. Lester Ward.
  90. Karl Marx a surtout mis en lumière l’influence des facteurs matériels. Buckle celle des facteurs intellectuels et moraux.
  91. Nos lois nationales supposent aussi l’existence d’un tel minimum. Elles le visent quand elles veulent par exemple que les libres conventions ne soient contraires ni aux lois, aux bonnes mœurs, ni à l’ordre public. Ces trois termes impliquent les conditions générales de la société en dessous desquelles il n’est pas permis de vivre.
  92. Guizot, Histoire de la civilisation européenne, (1828-1830).
  93. Comte, Plan de travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société.
  94. Le dantec, La lutte universelle.
  95. Dastre, La Vie et la Mort, page 152.
  96. M. Lanzel.
  97. Ostwald, déclaration au Dagen, de Stockholm. L’auteur a exposé, antérieurement à la guerre, ses idées sur la technique de l’organisation dans les publications d’une association dont il a été l’un des créateurs : « Die Brücke », Munich. Voir aussi les publications du« Monistenbund », dont il est le président.
  98. Voir n° 292.3. — Van Gennep, Le génie de l’organisation. — La formule française et anglaise opposée à la formule allemande (1905). (Principes inconciliables d’organisation politique et sociale).
  99. Wilson, La nouvelle liberté.
  100. Patten, Protectionnisme.
  101. Le problème des nationalités est examiné au N° 24.
  102. Définition donnée par le Temps, 7 mars 1915.
  103. Du Bled, Victor, L’idée de patrie à travers les âges. Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1915. — Paul Pilant, Le patriotisme en France et à l’étranger, 1912 — Jean Jaurès, Patriotisme et internationalisme, 1895. — A. Hamon, Patria e internationalismo, estudio filosofico, 1906.
  104. Maurice Barrès, L’âme française et la guerre. (L’union sacrée. Les saints de la France).
  105. Funck Brentano, Le tarif douanier et les traités de commerce.
  106. E. Seillière.
  107. Ludwig Stein, Sur l’internationalisme. — Outre les publications de l’« Union des Associations internationales », notamment la Revue et l’« Annuaire de la Vie internationale », voir Gumplowitz, Nationalismus und Internationalismus im 19. Jahrhundert (1902). — La Grasserie, l’Internationalisme. — Jean Jaurès, Patriotisme et Internationalisme (1895). — A. Hamon, Patria e internationalismo estudio filosofico, Rio de Janeiro (1906).
  108. C’est dans ce sens qu’on a dit : « les grandes expositions internationales et universelles ».
  109. « Annuaire de l’Institut de droit international », 1910, p. 250 ; 1911, p. 220 ; 1912, p. 611 et 648. — Bluntschli, Völkerrecht, 3e édition, 1874, §38. — Martens, Völkerrecht, Berlin, 1886, édition allemande. Bergbohm II, 4, 88. — Ulmann, Völkerrecht, 1908, p. 474. — Despagnet, Cours de droit politique international, Paris, 1910.
  110. Voir à ce sujet l’intéressant article paru dans le « Bulletin des transports internationaux par chemin de fer » (avril 1915) : La convention internationale pour le transport des marchandises a-t-elle été abrogée par suite de la guerre pour les États belligérants ? Voir aussi Dr Ernest Rötlisberger, Das Schicksal der Literarverträge und Literar, so wie andere Rechtsschutzunionen im Kriege, Schweiz. Juristen-Zeitung, Heft 6/7, 1. Oct. 1914 et Internationalen Verpflichtungen der Schweiz, Bern, 1915, p. 24.
  111. Voir Bulletin de l’« Union des associations internationales » qui donne le compte rendu de deux séances de l’Union, tenues pendant la guerre à Bruxelles, octobre 1914, et à La Haye, avril 1915.
  112. Bulletin international de la Croix-Rouge, juillet 1915.
  113. Albert de Berzeviczy, L’esprit de l’Humanisme. Revue politique internationale. Juillet-août 1915, page 30.
  114. Voir n° 266.2, l’Enseignement.
  115. Nos connaissances de l’antiquité ont fait des progrès étonnants depuis cinquante ans. Elles ont transformé, peut-on dire, notre conception de l’idéal classique que déjà la période de Winkelmann et de Lessing avait perfectionnée depuis celle qu’avaient dégagé les humanistes de la Renaissance. Voir à ce sujet les exposés de von Willamowitz-Moellendorf ; The classical Renaissance, par Sir Richard C. Jebt in Cambridge modern History, Ier chapitre XIV, et la « Pauly’s Real Encyclopädie der classischen Altertumswissenschaft », nouvelle édition par G. Wissowa (Stuttgart, Metzlerscher, 1894-1904). Les huit gros volumes de cette encyclopédie témoignent des résultats féconds des recherches constamment entreprises dans tous les pays pour reconstituer à nos yeux la Grèce et Rome.
  116. Puiseux, dans « Scientia », 1915. — Edm. Perrier, discours d’ouverture à l’Académie des sciences, 1915.
  117. A. de Candolle, Histoires des sciences et des savants depuis deux siècles (1873. Livre V, Part d’influence de l’hérédité, la variabilité et la sélection dans le développement de l’espèce humaine et de l’avenir probable de l’espèce humaine). — H. Spencer, Principles of Biology (Vol. II, livre 6, ch. 13). — Galton, Hereditary genius (p. 336-362). — Buchner (L’utopie développée dans la 4me conférence, trad. franç., p. 178). — Wells, Anticipations.
  118. Sur la « Religion de l’humanité » voir n° 269 ; sur les « Fondements de la fraternité universelle » voir n° 293.3. — Sur la « Conception de l’humanité », voir les œuvres de Comte et des continuateurs de sa pensée réunis en la Société positiviste internationale. (E. Cora, L’Humanité). — Sur la « Communauté internationale envisagée comme conceptions juridiques » voir Leseur, Introduction à un cours de droit international public, 1893, p. 121 ; Pillet, dans la « Revue générale de droit international public », 1894, p. 1 ; Alfred Naquet, L’Humanité et la patrie.
  119. Nous avons examiné ces questions en détail dans notre ouvrage : La Fin de la guerre (1914), pages 61 et suivantes, et dans une étude : Les peuples et les nationalités, en cours d’impression dans les Annales des nationalités, 1916. Nous y renvoyons. Les conclusions sont celles que, sur notre proposition, a acceptées la commission chargée de poursuivre les travaux de la Conférence internationale des nationalités (Paris, 26-27 juin 1915), et exprimées sous la forme d’une Déclaration des droits des Nationalités.
  120. Karl Bücher, Étude de l’histoire de l’économie politique, traduite par A. Hansay (1901). — Nogaro et Oualid, L’évolution des transports, du commerce et du crédit depuis cent cinquante ans. — Martin Germain, Conférences sur l’évolution économique des grandes nations au XIXe siècle et au XXe siècle (1910). — Wells, Economic changes and their effects on the distribution of wealth and the well being of the society.
  121. Clarke, Principes d’économie, p. 509.
  122. E. Colbon, Organisme économique et désordre social. — Masslow, L’évolution et l’économie nationale.
  123. R. Péret, La puissance et le déclin économique de l’Allemagne.
  124. Garcia Calderon, Les démocraties latines de l’Amérique, p. 362.
  125. Les calculs ont été présentés par M. Edmond Théry.
  126. Raoul Péret, Puissance et déclin économiques de l’Allemagne.
  127. Cette théorie fut surtout développée par Norman Angell (Ralph Lane) dans son livre : La grande illusion. L’économiste russe J. de Bloch avait esquissé avant lui la même idée dans son ouvrage sur la guerre.
  128. Paul Descamps, La question du Pacifisme. Documents du progrès. Juillet 1915, page 190.
  129. Statesman Year Book, Statistisches Handbuch et Statistisches Jahrbuch für das Deutsche Reich.
  130. Cette conclusion est notamment celle, appuyée de chiffres, que présente E. Schmitt, La rivalité anglo-allemande, dans la « Revue politique Internationale », juillet-août, 1915, p. 11. — Consulter aussi sur la même question : Emile Holevaque, Les causes profondes de la guerre, Allemagne-Angleterre, Paris, Alcan, 1915. — Victor Bérard, L’Angleterre et l’Impérialisme, Paris, 1902. — Sarolea, Le problème anglo-allemand. — Schutze-Gaevernitz, Deutschland und England et un article dans « American Review of Reviews », 1909. — Germany and England, par J.-A. Gramb, Professeur d’histoire moderne au Green College, Londres.
  131. G. Renard et A. Dulac, L’évolution industritelle et agricole depuis cent cinquante ans.
  132. G. Galliard, La force motrice au point de vue économique et social, 1915.
  133. Prins, Esprit du gouvernement représentatif.
  134. Jules Renard, Évolution du travail.
  135. Georges Renard, L’évolution industrielle depuis 150 ans, 1912. — Yves Guyot, L’industrie et les industriels, 1914. — E. Waxweiler, Enquête sociologique dans une usine moderne, Bruxelles, Institut Solvay. — Billiard, La Belgique industrielle et commerciale, 1915 (auquel nous avons emprunté maints renseignements sur industries spéciales). — Pour la situation douanière des industries, voir numéro 254.2. — Paul Otlet, L’organisation rationnelle de la documentation internationale en matière économique. Rapport au Congrès d’expansion économique mondiale, 1905.
  136. Prins, Esprit du gouvernement représentatif, p. 60. — H. Hanotaux, La démocratie et le travail. — Van Bruyssel, La vie sociale. — D’Avenel, Le nivellement des jouissances.
  137. — G. Renard, L’évolution industrielle. — Voir aussi n° 612.1.
  138. F.-W. Taylor Scientific management. — Arthur Grenwood, Next in factory and Workshtop Reform, Political quaterly, September 1914. — On a désigné du nom de Welfare work, l’ensemble des conditions qui intensifient le travail humain en accroissant le confort de l’ouvrier et en évitant le surmenage inintelligent.
  139. M. Dufourmanstelle, La législation ouvrière en France et à l’étranger. — « Annuaire de la législation du travail », publié par le ministère du Travail de Belgique et contenant les lois ouvrières de tous les pays.
  140. Conventions italo-françaises de 1905 et de 1906, en matière d’accidents du travail. Traités de réciprocité ouvrière en cas d’accidents entre l’Italie et l’Allemagne (1909) et entre l’Italie et la Hongrie (1909). Prato, Le protectionnisme ouvrier, 1912. — Renard, Droit international ouvrier. — Albert Métin, Les traités ouvriers ; accords internationaux de prévoyance et de travail.
  141. Un Comité consultatif des conventions internationales en matière de prévoyance sociale et d’assistance a été créé en France en décembre 1915. — Le Bulletin de l’Office international du travail a publié les « mesures de guerre dans le domaine de la protection ouvrière ».
  142. Émile Levasseur, Histoire des classes ouvrières et de l’industrie en France, 1903-1904. — F. Simiand et Al. Goineau, Les conditions des travailleurs depuis 50 ans. — André Liesse, Le travail, 1899. — Charles Benoit, L’organisation du travail, 1905. — Paul Hudry-Ménos, L’évolution du service domestique, Revue socialiste, mai 1897.
  143. Paul Louis, Mémoires et Documents du Musée social, 1913 ; Le syndicalisme européen. Sur le syndicalisme et l’internationalisme, voir : Albert Marinus, La vie internationale, t. I, p. 454 et 482 ; Statistique Internationale, Ibid., t. III, p. 252. — Nous traitons plus loin de l’organisation socialiste internationale (n° 293S. 5).
  144. E. Vandervelde, Le collectivisme et l’évolution industrielle, 1900.
  145. Karl Marx, Kapital, 1867. — Engels, Socialism. — Bernstein, Socialisme théorique et Social-démocratie pratique (trad. Cohen, 1900). — P. Leroy-Beaulieu, Le collectivisme, 1884. — Achille Loria, Il capitalismo et la scienza, 1901. — Andler, Les organismes du socialisme d’État en Allemagne. — Métin, Le socialisme sans doctrine, 1901. — Au cours de la guerre même, des associations de mineurs ont répété la vieille revendication « qu’il n’est plus possible de voir à l’avenir les richesses nationales du sol attribuées à quelques-uns au détriment de la nation ». — « La sociologie, dit Fouillée, doit dépasser les deux systèmes adverses de l’individualisme et du collectivisme (Le socialisme et la sociologie réformée).
  146. James Whelphley, The Trade of the World.
  147. Gide, Cours d’économie politique, p. 401.
  148. Le Traité de Francfort, intervenu en 1871 entre la France et l’Allemagne, a réservé à cette dernière le traitement de la nation la plus favorisée. Voici l’article 11 de ce traité :

    « Les traitée de commerce avec les différents États de l’Allemagne ayant été annulés par la guerre, le Gouvernement français et le Gouvernement allemand prendront pour base de leurs relations commerciales le régime du traitement réciproque sur le pied de la nation la plus favorisée.

    « Sont compris dans cette règle les droits d’entrée et de sortie, le transit, les formalités douanières, l’admission et le traitement des sujets des deux nations ainsi que de leurs agents.

    « Néanmoins, le Gouvernement français se réserve la faculté d’établir sur les navires allemands et leurs cargaisons des droits de tonnage et de pavillon, sous La réserve que ces droits ne soient pas plus élevés que ceux qui grèveront les bâtiments et les cargaisons des nations susmentionnées.

    « Toutefois, seront exceptés de la régie susdite les faveurs qu’une des parties contractantes, par des traités de commerce à accorder ou accordera à des États autres que ceux qui suivent : l’Angleterre, la Belgique, les Pays-Bas, la Suisse, l’Autriche et la Russie.

    « Les traités de navigation ainsi que les conventions relatives au service international des chemins de fer dans ses rapports avec la douane, et la convention pour la garantie réciproque de la propriété des œuvres d’esprit et d’art, seront remis en vigueur. »

  149. E. Worm, L’Allemagne économique ou Histoire du Zollverein. — Richelot, Le Zollverein.
  150. Paul Dehn, Deutschland und den Orient (1884) ; Deutschland nach Osten (1888).
  151. G. Salvioli, Le capitalisme dans le monde antique. — Karl Marx, Le capital, critique de l’économie politique, 1867. — Bastiat, Capital et rente. — W. Sombart, Der moderne Kapitalismus, 1902.
  152. L. de Launay, L’or dans le monde.
  153. Jean L’Homme, En 1916, p. 131.
  154. Clément Juglar, Les crises. — Voir aussi les intéressants graphiques des conditions générales des marchés, publiés périodiquement par la « Babson statistical Organisation », Wellesleys, Hills (Mass.).
  155. Le Temps, 2 août 1915, p. 4, col. 3.
  156. Plan suggéré par John-J. Arnold, vice-président de la First National Bank, Chicago.
  157. Pierre Bonnet, La Banque d’État du Maroc et le problème marocain (1912).
  158. Gide, Cours d’économie politique, p. 321 et suivantes. — Martin Saint-Léon, Cartels et trusts, (1903). — Paul Des Roussiers, Les industries monopolisées aux États-Unis ; Les syndicats industriels de producteurs. — R. Liefman, Cartels et trusts. Traduction française 1914 (nombreux renseignements). — J.-W Jenks, The Trust Problem, 2me édition, 1903. — Report of the Industrial commission. (United States), Vol. I, II, XII (Contains a bibliography), XIX (Final report) (1900-2).
  159. Margaine à la Chambre française, reproduit dans « la Vie internationale », 1915, v. p. 104.
  160. J. Randles, Internationalisation des lois sur les sociétés, Conférence parlementaire internationale du commerce, Paris, mars 1916.
  161. Une section de la route et de son histoire a été créée au sein du Musée international. On y a conservé les modèles, en matériaux réels, des types de routes aux diverses époques.
  162. Des modes fantastiques de transport et communication ont germé dans l’imagination humaine : forces neutralisant l’action de la pesanteur sur un véhicule aérien ou placé dans un tube circumterrestre, de manière à ce qu’immobile il attende que la terre, par sa rotation, présente sous lui le point où atterrir (tour du monde en 24 heures) ; procédé électrique de translation des corps à distance par parcelles, imité de la galvanoplastie ; vision agrandie à distance, à travers l’opacité des corps (télévision, téléphote) ; action directe à distance de la pensée selon les modes d’extériorisation de la sensibilité, la pensée s’inscrivant par seule émission de rayons, transformés automatiquement en caractères lisibles, et supprimant toute intervention de la main écrivante, etc. !
  163. Paul Rohrbach cité dans le « Times », 25 août 1915, p. 6. — Voir pour le chemin de Bagdad : Sarolea, The Baghdad Railway and german expansion in the Near-East, sumarised in the « Times history ». — Sydney Low, The middle East. Edinburgh Review, April 1915, p. 328.
  164. Voir un résumé intéressant sur la situation actuelle des ports dans l’ouvrage de R. Billard, La Belgique industrielle et commerciale de demain.
  165. Conf. Travaux de l’Union postale Universelle et les Actes du Congrès Mondial des Associations Internationales, 1913, page 73. — Réformes à réaliser dans le trafic postal international. La vie internationale, 1914, tome V, page 232.
  166. Le Musée de la Poste a Merlin conserve les souvenirs se rattachant au développement postal. Une remarquable collection comprenant plus d’un millier d’instruments a été remise au Musée International du Bruxelles. Elle fait voir les transformations progressives du télégraphe et du téléphone depuis les premiers instruments, appareils à signaux de Chappe et téléphone à ficelle.
  167. Journal télégraphique, 1914, 01, 25 ; Vie internationale, tome II, page 125 ; tome V, page 121.
  168. Hauser, La guerre européenne et le problème colonial.
  169. Jean Lhomme, En 1916, p. 128.
  170. C. Fidel, Colonies allemandes (publication de la Société des Études coloniales et maritimes) ; L’Allemagne d’outre-mer, grandeur et décadence. — Allemands en Afrique, « Le Correspondant », 10 septembre 1911. — L’Allemagne coloniale et la guerre, « Le Correspondant », 25 janvier 1915. — Pierre Alype, La provocation allemande aux colonies, Paris, Berger-Levrault. — Der Weltpolitik und Kein Krieg (publication anonyme sous les auspices, croit-on, du ministère des Affaires étrangères d’Allemagne). — A. Supan, Die territoriale Entwicklung der europaïschen Kolonien, Gotha, 1906.
  171. Opinion du général von Bernhardi : « Notre population est de 63 millions d’habitants et elle augmente de 1 million par an. Il est impossible que l’agricul- ture et l’industrie parviennent à procurer à cette masse humaine, sans cesse croissante, des moyens d’existence suffisants. Nous sommes donc acculés à la nécessité de déverser dans des colonies le trop-plein de notre population. Mais si nous ne voulons pas augmenter la puissance de nos rivaux par le flot de nos émigrants, il nous faut prendre des terres nouvelles, dont nous avons besoin, aux États voisins ou bien les acquérir d’accord avec eux. Nous devons devenir une puissance coloniale. Ce que nous voulons, il nous faut l’obtenir par la force même au risque d’une guerre. À cet effet, le Deutschtum doit affirmer avant tout sa position au cœur de l’Europe et développer tous ses moyens d’action de manière à jeter dans la balance le poids entier d’une nation de 65 millions d’habitants. »
  172. Projet de loi déposé à la Chambre belge en 1908 par Hector Denis.
  173. Dans notre ouvrage, la fin de la Guerre (p. 135), nous avons examiné les possibilités et les conditions d’une internationalisation de toute l’Afrique. On a beaucoup parlé depuis la guerre de la mise en valeur de « l’Afrique néo-latine. »
  174. Joachim von Bulow, West-Marokko, Deutsch ? 1911, p. 23.
  175. Hans Kappe, Kriegswirthschaft und Sozialismus.
  176. Yves Guyot (supplément aux feuilles de dépêches de l’Agence économique et financière). Programme no 2, mars (Russie).
  177. Eggenschwyler, Die Schweizerische Volkswirthschaft am Scheideweg, Zurich, Orell-Füssli, 1915.
  178. En 1908 un « boycottage » a eu lieu des marchandises autrichiennes en Turquie, après l’annexion de la Bosnie et l’Herzégovine.
  179. Rudolphe Kobatsch, La politique économique internationale. — W. Morton-Fullerton, Les grands problèmes de la politique mondiale. Livre III, influence des facteurs économiques sur la politique des États. — Achille Loria, La synthèse économique (version française de Camille Monnet. 1911).
  180. Consultez les Annales de la Régie directe, dirigées par Edgard Milhaud.
  181. Voir les publications du Congrès et les Atlas annexés : Iron Ore ressources of the World, XIth International géological Congress, Volume I, 1911 ; — Coal ressources of the World, XIIth Intern. geol. Cong., 1913.
  182. Aquillon, La nature, 26 décembre 1914., — Houllevigne, Le Temps, 6 août 1914.
  183. Paul Descombes, L’utilité internationale des forêts. « La vie internationale », 1914, page 27.
  184. Le cadre forcément restreint de cet ouvrage ne nous a pas permis d’aborder plusieurs questions, cependant fort importantes, celles notamment qui concernent la consommation et la répartition ; la tendance à faire, de la consommation plutôt que de la production, la base de l’organisation économique ; la transformation des besoins ; la hausse des prix, problème déjà mondial avant la guerre ; les conceptions nouvelles relatives au rôle du capital, du crédit, de l’amortissement rapide et la possibilité de généraliser et d’internationaliser les faits récents produits en Allemagne et aux États-Unis dans ces domaines, etc.
  185. George Renard, L’évolution industrielle et agricole depuis cent cinquante ans, page 257.
  186. Gaston Gaillard, Culture et Kultur, (1915). — Romain Rolland a écrit pendant la guerre : « Jamais je n’ai cessé de combattre, comme le pire ennemi de l’unité morale de l’Europe, le militarisme prussien et ses doctrines monstrueuses. Mais en même temps ma connaissance du peuple allemand et l’étude attentive de son état d’esprit depuis le commencement d’août m’ont fait voir la criante injustice qu’il y aurait à l’envelopper dans la même haine que ses maîtres, dont il est la victime héroïque et aveugle. C’est contre cette injustice que j’ai protesté. C’est le rôle des intellectuels de travailler à dissiper les malentendus meurtriers entre les peuples. Que la guerre se livre entre des armées et non entre les pensées. La pensée c’est la cité de Dieu. Que la haine se taise et s’éteigne à la porte ! » (Au dessus de la mêlée).
  187. Voir à ce sujet, sur les malentendus anglo-allemands : Lord Haldane, La Vie internationale t. I. fasc. 1. — Sur les malentendus franco-allemands et l’emphase de l’Allemagne, Intéger, Belgique et Allemagne, p. 25.
  188. Michel Bréal, La Sémantique. — Albert Dauzat, La philosophie du langage. — Abel Hovelacque, La Linguistique, Paris, Schleider, 4me édition, 1888. — Fr. Müller, Précis de linguistique, Vienne 1876-1888. — Steinthal Misteli, Caractéristiques des principaux types des langues, 2me édition, Berlin, 1893.
  189. Il est intéressant de signaler que l’Almanach de Gotha a continué à paraître en français pendant la guerre (édition 1915).
  190. La Voix de l’humanité, juin 1015.
  191. Michel Bréal, Le choix d’une langue internationale, « Revue de Paris », 16 juillet 1901.
  192. On a proposé d’utiliser les gestes, et dde les organiser en un langage international (mimique ou pantomisme international) ; déjà les marins de tous les pays ont des gestes conventionnels, comme ils ont des signaux (Jean Lhomme, En 1916, page 131).
  193. Max Muller, Essai sur l’histoire des religions. — Encyclopédie des sciences religieuses. — Salomon Reinach, Orpheus, Histoire générale des religions. — Religions et religions, poésies de Victor Hugo (1880). — L’étude objective des religions chez tous les peuples et de leur histoire a donné lieu à une organisation inter nationale, le « Congrès international de l’histoire des religions ».
  194. Dodge, War inconsistent with the religion of Jesus-Christ. — La guerra et l’insegnamento della scuola cattolica. Estrate della Civitta Catt. Quard 1555 del 3 Aprile 1915. — A. Loisy, Guerre et Religion (1915). — Scholz, Der Krieg und das Christenthum (1915).
  195. L. Emery, Prof. de théologie à Lausanne. « Gazette de Lausanne », août 1915.
  196. Georges Holley Gilbert, The Bible and universal peace, New-York (1915). Martin Rade, Der Beitrag der christlichen Kirchen, zur internationalen Verständigung, Stuttgart, Kohlammer, (1913). — Le groupe anglais de la « World Alliance of churches », publie dans son journal, Goodwill, des articles pour promouvoir à l’entente internationale à l’intermédiaire des Églises.
  197. « Les erreurs de la France, c’est-à-dire les violations du pacte conclu par Clovis avec l’église catholique, ont toujours été punies, par des catastrophes nationales. Au XVme siècle, l’Invasion anglaise punit la France de son infidélité. Au XVIme siècle, nouvel oubli des droits de Dieu, par suite de l’empiétement du pouvoir civil sur le pouvoir spirituel de l’Église ; nouvelle sanction. Au XVIIme siècle, la science déifie l’impiété ; nouvelle sanction. Au XXme siècle, continue l’expiation par l’horrible guerre actuelle » (Bulletin de St-Michel. 1915).
  198. Lettres pastorales de Mgr Mercier et de Mgr Amette. Voir aussi « Cahiers documentaires belges », n° 53.
  199. Voir le cantique de la guerre de Lamprecht dans sa harangue prononcée le 23 août à Leipzig, Zur Neuen Lage. Leipzig, Hirzel
  200. Cardinal Hartmann, archevêque de Cologne, reproduit dans « Indépendance belge », 10 février 1915.
  201. Mgr. Batifol, À un neutre catholique, « Pages actuelles », 1914-1915, n° 38. — Maurice de Sorgues, Les catholiques espagnols et la guerre, « Pages actuelles », 1914-1915, n° 36. — Comité catholique de propagande française à l’étranger : « La guerre allemande et le catholicisme » (avec album de documents graphiques.) L’ouvrage du Dr Rosenberg. Der Krieg und der Katholizismus, est une réponse à cet ouvrage. Le Comité français a répliqué par « L’Allemagne et les alliés devant la conscience chrétienne » — R. Johannet, La conversion d’un catholique germanophile, « Lettre ouverte » de M. Emile Prüm. chef du parti catholique luxembourgeois, à M. Mathias Erzberger, député du centre, — Comte Bégouen, Les catholiques allemands jadis et aujourd’hui. — Balmes, Les catholiques espagnols et la guerre. — Comte Bégouen, La guerre actuelle devant la conscience catholique. — Mgr. Henri Chapon, La France et l’Allemagne devant la doctrine chrétienne de la guerre.
  202. Geoffroy de Grandmaison, Les aumôniers militaires, « Pages actuelles », 1914-1915, n° 41. — Mgr. L. Lacroix, Le clergé et la guerre de 1914. — René Gaell, Les soutanes sous la mitraille. — Actes d’héroïsme, de bravoure et de dévouement, d’abnégation, de charité et de loyauté du clergé et des catholiques français et belges pendant la guerre, recueillis par Gabriel Langlois et présentés par Mgr. Herscher.
  203. Georges Fulliquet, Dieu et la guerre. — Sedir, La guerre actuelle selon le point de vue mystique (Comité des Conférencences Sedir). Maurice Neeser, La part de Dieu à la guerre (Association chrétienne d’étudiants).
  204. E. Fournier de Flaix, Statistique et consistance des religions a la fin du XXMe siècle. Mémoires communiqués au Congrès international de l’Histoire des religions, en 1900, à Paris (1901).
  205. Th. Bonnard, Recteur de l’Université catholique. Un siècle de l’Église en France, 1800-1900, page 1-12. — Abbé Turnile, Histoire du dogme de la Papauté (1908).
  206. Bompard, La papauté en droit international, 1888. — Olivart, Le pape, les États de l’Église et l’Italie, 1897. — Vergnes, La condition internationale de la papauté, 1905. Rostoworoski, La situation internationale du Saint-Siège au point de vue juridique, Annales de l’école des sciences politiques, 1892, — v. Taube, La situation internationale actuelle du pape et l’idée d’un droit entre pouvoirs, Archiv für Rechts und Wirtschaftsphilisophie. — Delzons, La souveraineté du pape, Revue des Deux-Mondes, 15 juillet 1911. — Jenn, Ist der Papst Subjekt des Völkerrekts ?Laband, Der Einfluss des Krieges auf die Stellung des Papstes, Deutschen Juristen-Zeitiing, 1915, S. 648 ff. — Wehberg, Das Papstum und der Weltfriede, 1915 [avec une biographie très complète].
  207. Prof. Mahling, conseiller privé de consistoire dans la conférence à Berne, le 12 mars 1915 (Norddeutsche Allgemeine Zeitung, 13 mars 1915, n° 72, erste Ausgabe, p. 2).
  208. Père Didon, Jésus-Christ, p. 7.
  209. R. P. Overmann, S. J. dans « Stimmen der Zeit : Das Erwachen der Ukraïne, p. 546-555.
  210. Rév. R, J. Cambell, Le christianisme de l’avenir.
  211. Goblet d’Aviella, « Cœnobium », 31 août 1915.
  212. Abbé Savoye, De l’origine de quelques idées modernes, p. 81.
  213. Les Suisses du canton de Vaud aiment à dire : « Le prêtre c’est comme la pompe à incendie : on n’aime pas à s’en servir, mais on tient a savoir qu’elle est là. »
  214. Drumont, La France juive, 1886 ; la Franc-maçonnerie ; la Tyrannie maçonnique. — Copin-Albancelli, La Franc-maçonnerie et la question religieuse. — A. Bouché-Leclercq, L’intolérance religieuse et la politique. — Dietrich Bischoff, Freimaurers Kriegsgedanken, Leipzig (1914).
  215. Goblet d’Aviella, Science et religion. — Auguste Dide, La fin des religions. — C. Guignebert, L’évolution des dogmes. — Félix le Dantec, L’Athéisme.
  216. Aug. Forel, La libre pensée internationale, 30 avril 1915.
  217. Jean-Marie Guyau, L’irréligion de l’avenir.
  218. W. James, L’expérience religieuse.
  219. Pointcaré, La valeur de la science. — Frederico Enriques, Les concepts fondamentaux de la science. — Émile Picard, La science moderne. — W. Ostwald, L’évolution d’une science, la chimie. — Félix le Dantec, Science et conscience. — E. Boutmy, La vérité scientifique, sa poursuite. — Gustave Le Bon, La vie des vérités.
  220. Une convention internationale a protégé les sciences en Afrique. «  Toutes les puissances exerçant des droits de souveraineté ou une influence (dans les territoires du Bassin du Congo) protégeront et favoriseront sans distinction de nationalité ni de culte toutes les institutions et entreprises religieuses, scientifiques ou charitables. Les missionnaires chrétiens, les savants, les explorateurs, leurs escortes, avoir et collections seront également l’objet d’une protection spéciale. » Acte de Berlin 1884, art. 6. — Voir aussi : Rapport sur la nécessité des subventions gouvernementales internationales dans Congrès mondial des Associations internationales, 1910, p. 259.
  221. P. Otlet, L’organisation internationale du travail scientifiqueP.-H. Eykmann, L’internationalisme scientifique (sciences pures et lettres) ; L’internationalisme médical. La Haye, Van Stockum, 1911. — Wilhelm Ostwald, Das Gehirn der Welt, 1912, München, die Brücke (Nord und Süd, 1912, H).
  222. Cf. Annuaire de la Vie Internationale qui contient des notices monographiques sur toutes Les Associations internationales. — Sur l’Association internationale des Académies, voir Actes du Congrès mondial, 1913, p. 551.
  223. Voir à ce sujet tes travaux de l’Institut international de Bibliographie, notamment son Bulletin et le Manuel du Répertoire Bibliographique Universel, contenant les tables de la classification décimale, avec 40,000 divisions. Voir aussi les travaux du Congrès mondial et son Code de règles pour l’Organisation des publications. — P. Otlet, L’organisation internationale de la documentation ; Le Livre et ses fonctions ; L’avenir du Livre.
  224. Frédéric Passy, Les machines et leur influence sur le développement de l’Humanité, Paris, 1877), — Albert Colson. L’essor de la chimie appliquée, Paris, 1910.
  225. Voir à ce sujet les travaux du Congrès mondial des associations internationales.
  226. De Fuisseaux, Le brevet international. Congrès mondial de 1913, p. 1193. — Organisation de la documentation technique : Bulletin de l’Institut international de bibliographie et actes du Congrès international de l’enseignement technique.
  227. Liste des desiderata dressée en vue du Grand Concours international de Bruxelles, 1888 (Exposition internationale).
  228. Voir A. de Candolle, Histoire des sciences et des savants depuis deux siècles, Genève, 1873. Voir aussi les calculs basés suc l’attribution du prix Nobel pour les sciences.
  229. M. Ed. Perrier, de l’Institut de France, directeur du Musée national d’histoire naturelle, leur a consacré tout un livre, France et Allemagne. Il exprime cette conclusion : « Tandis qu’en France la science servait de base solide aux plus hautes et aux plus généreuses spéculations et porte en elle l’aspiration vers la paix universelle dans la liberté, en Allemagne elle est demeurée la servante des visées dominatrices de ses surhommes et l’instrument néfaste d’une barbarie moderne. » M. Perrier rapporte comment Pasteur a refusé, après en avoir référé à J.-B. Dumas, le million qu’on lui offrait pour monopoliser sa découverte sur le charbon et cacher au public sa méthode. Cent autres, en France, se sont inspirés de tout temps des mêmes sentiments. — Voir aussi Duheim, La science allemande et la culture française, et la définition d’Appel à l’Académie des sciences, décembre 1914.
  230. Renan, Réforme intellectuelle et morale de la France.
  231. « Université française », 3 novembre 1914.
  232. Il s’est constitué une œuvre universitaire suisse des étudiants prisonniers de guerre ; elle s’efforce d’aider les jeunes gens à continuer leurs études.
  233. Ramsay évalue l’énergie que développe le radium en se détruisant à deux millions de fois celle que développe la cordite, l’un des plus puissants explosifs connus.
  234. Voir les actes du Congrès Mondial des associations internationales de 1913 sur l’établissement d’un système universel d’unités et les sources citées dans ces travaux, notamment ; Ch.-Ed. Guillaume, Le système de mesures et l’organisation internationale du système métrique, p. 329. — W. Ostwald, Theorie der Einheiten, p. 377. — F. Cellérier, Fixation des systèmes internationaux d’unité légale, p. 317. — Voir aussi Ch.-Ed. Guillaume, Unités et étalons.
  235. Voir les travaux du Bureau international des poids et mesures. — Voir aussi les travaux d’ensemble de MM. Guillaume et Ostwald sur l’unification des unités de mesures, dans la Vie internationale, 1913.
  236. Père Didon, La vie de Jésus, LXXXIII.
  237. F. Baldensperger, La littérature. — Pour F. Brunetière (Études critiques sur l’histoire de la Littérature française) le « classicisme » consiste surtout eu un complet équilibre de toutes les facultés et un sens très vif de l’esprit national.
  238. Reynaud, L’influence française en Allemagne.
  239. Voir, pour ce qui concerne la littérature française du XIXme siècle, les Essais de psychologie contemporaine de Paul Bourget, 1883-1886.
  240. 1 Camille Mauclair, Le front littéraire de demain.
  241. Henry Dartigue, L’influence de la guerre de 1870 dans la littérature française.
  242. Bulletin du Cercle de la Librairie, décembre 1915, janvier 1916.
  243. Les ouvrages illustrés, avec histoire, commentaire et critique, ont extraordinairement répandus la counaissance des œuvres (ex. : Le musée d’art). — Combarieu, La musique.
  244. Emile Schaefer, Kunst und Künstler, 1er October 1914. p. 35. Traduction dans « Cahiers documentaires belges », numéro 142.
  245. Minerva., Jahrbuch der Gelehrten Welt, 1913-1914 (23e année).
  246. L.-P. Lochner, Internationalisation among Universities. Actes du Congrès mondial, 1913, page I78. — Bureau international de fédérations d’instituteurs. La vie internationale, 1914, voir page 205. — Sur la fédération internationale des étudiants Corda Fratres, voir Annuaire de la Vie internationale.
  247. Voir n° 237.31. « Humanisme et Humanité ».
  248. Travaux des deux sessions du Congrès international d’éducation morale, sur la théorie et la pratique de l’éducation morale ainsi que les méthodes à mettre en œuvre à l’école pour former le caractère moral de la jeunesse. — F. Buisson, L’instruction et l’éducation internationale (1905).
  249. De Lanessan, Comment l’éducation allemande a créé la barbarie germanique. — N.-M. Butler, Educatton in the United States, 2 vol., Albany, 1905. — C. W. Eliot, Educational reform, New-York, 1898. — United States, « Commissioner of Education ». Reports 45 Vol. ; Washington (depuis 1867). — Gustave Lebon, Psychologie de l’éducation.
  250. Pendant la guerre les Universités allemandes ont adopté des mesures d’exception d’une rigueur extrême à l’égard des étudiants étrangers.
  251. « Annuaire de la vie internationale », 1908, p. 949 ; 1910-1911, p. 1731.
  252. Congrès mondial des associations internationales, 1913, p. 743.
  253. Voir projet et discutions dans les Actes du Congés mondial de 1913.
  254. Il existe une Association internationale de la Presse. En 1913 ses travaux ont porté sur le rôle de la presse, notamment dans le but de lutter contre les informations hâtives, erronées, nuisibles (presse sensationnelle). Il existe aussi un Congrès international de la presse périodique, qui a tenu ses sessions en 1910 et 1912.
  255. Raoul Narsy, La presse et la guerre, « Pages actuelles », 1914-1915, nos 53,54. — Jèse, Le régime de la presse en Angleterre, pendant la guerre.
  256. Matin, 18 août 1915. - Voir aussi The war and the german propaganda, 1915.
  257. Il existe un arrangement international du 4 mai 1910 relatif à la répression de la circulation des publications obscènes. Le Carnegie-Endowment en 1914 a examiné des plans pour un bureau de presse mondial dans l’intérêt de l’entente internationale (Yearbook for 1915, p. 60).
  258. En ces dernières années les internationalistes et les pacifistes se sont préoccupés d’avoir des journaux à eux ; ils ont fait à cet effet des sacrifices sérieux, mais bien insuffisants. — Des projets du journal international ont été élaborés mais sans aboutir. Une agence de presse, Potentia, avait été proposée. La Carnegie Endowment a examiné, en 1914, des plans pour un bureau de presse mondial dans l’intérêt des idées pacifiques (Yearbook for 1915, p. 60).
  259. Les Associations France-Amérique, France-Italie, France-Belgique, Suisse-Belgique, etc. Le Comité d’études franco-britannique a défini ainsi son objet : étudier scientifiquement les problèmes d’ordre économique, intellectuel et moral que soulève la coopération désormais désirable de la Grande-Bretagne et de la France et préparer ainsi les grandes solutions qu’il appartiendra à d’autres groupements, tel que le comité interparlementaire franco-britannique, de faire entrer dans la pratique. — Les bases ont aussi été jetées d’une Association franco-anglo-italienne, pour le développement d’un programme intellectuel de demain, commun aux trois peuples, sous la présidence d’honneur de leurs trois chefs d’État. Cette association, d’après les promoteurs, « viserait à une nouvelle Renaissance, en cherchant à renouer les traditions interrompues à l’époque de la Renaissance, en constatant que dans le domaine intellectuel et moral, tous les trésors dont les humains sont si fiers, ont été surtout créés par les trois peuples aujourd’hui alliés et amis et que l’Union des trois génies principaux du monde pourra avoir des conséquences bienfaisantes et décisives sut l’évolution et l’activité des peuples en marche vers la beauté et la vérité. Il faudra pour cela créer une sorte de solidarité intellectuelle entre les nations. Chacun de leurs grands écrivains, penseurs ou savants doit pouvoir être connu et aimé par les trois peuples à la fois » (projet de la Revue et de l’Athenæum). — Consulter Harry-Ervin Bard, Intellectual and cultural Relations between the United States and the other Republics of America.
  260. A. Bauer, Essai sur les révolutions, page 295.
  261. A. Comte, Système de politique positive, 1851-1854.
  262. Kant, Principe métaphysique de la morale (1885). — J. Bentham, Introduction aux principes de morale (1789). — Ch. Renouvier, Science de la morale (1868). — P. Janet, La morale (1873). — Schopenhauer, Fondement de la morale (1879). — H. Spencer, La morale évolutionniste (1879). — Ch. Secretan, Le principe de la morale. J. M. Guyau, Esquisse d’une morale sans obligations ni sanctions. — P. Janet, Histoire de la philosophie morale (1858). — Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains (1883) ; Les éléments sociologiques de la morale (1915). — Renouvier, Esquisse d’une classification systématique des doctrines philosophiques (1886). — Spencer, Qu’est-ce que la morale ?
  263. Marion, « De la solidarité morale », II, 5, 244.
  264. G. Renard, La morale sociologique et la crise du droit international, « Revue philosophique », novembre 1915, p. 412.
  265. Dr J. Maxwell, Le crime et la société. — H. Lecky, Histoire de la morale en Europe.
  266. Ch. Richet, « L’idée de la mort et le prix de la vie ». Revue des Deux-Mondes, 15 septembre 1915. – Paul Bourget, « Le sens de la Mort ».
  267. Lettre ouverte du Comité international de la Croix-Rouge aux chefs d’États belligérants, novembre 1915.
  268. La formule suivante a été proposée au Congrès mondial des associations internationales par le délégué de l’International Union of Ethical societies : Required to utilise all the faculties of the mind i. e. to carry out promptly and intelligently, in a sympathetic, genial and tacful manner, what an enlightened conscience demands ». « Faire ce que demande une conscience éclairée, le faire avec promptitude, intelligence, sympathie, bonne humeur et tact ; utiliser ainsi toutes les facultés de l’esprit.-G. SPILLER, An international conduct Rule, Actes du Congrès mondial, 1910, p. 119.
  269. Jean Pelissier et Émile Arnaud, « La morale internationale, son origine, ses progrès », (Institut international de la Paix, Monaco, 1912). – Olphe Gaillard, « La morale des nations contemporaines ». – P. Janet, « Histoire de la science politique dans ses rapports avec la morale ».
  270. E. Durkheim, Deutschland über alles, page 45.
  271. Kant, Éléments de métaphysique de la doctrine du Droit. (Notamment l’appendice : sur l’opposition de la morale et de la politique au sujet de la paix perpétuelle.)
  272. À rapprocher de cette idée les faits suivants : le Censeur à Rome, l’excommunication et l’interdit du Pape au moyen âge. Dans son projet de constitution présenté à Angostura (1819), Bolivar créait une autorité nouvelle, le Pouvoir moral, imitation de l’aréopage athénien et des Censeurs romains. — Après les raids des Zeppelins sur l’Angleterre la Cour centrale criminelle de Londres a rendu un verdict déclarant le Kaiser, le Kronprinz et l’Allemagne convaincus de meurtre avec préméditation (février 1916). Les évêques Belges ont demandé l’enquête à leurs collègues Allemands.
  273. E. Picard, Le droit pur. — Roguin, La règle de droit. — Holtzendorf, L’encyclopédie du droit. — E. Kant, Principes métaphysiques de la théorie du droit (1797). — Von Ihering, Zweck im Recht, Leipzig (1884). – M. Aguilera, L’idée du droit en Allemagne depuis Kant jusqu’à nos jours (1893). — A. Boistel, Cours de philosophie du droit (1899). — Beline, Philosophie du droit ou cours d’introduction à la science du droit (1881). – Courcelle-Seneuil, Préparation à l’étude du droit, Études des principes (1887). — J. Cruet, La vie du droit et l’impuissance des lois.
  274. Umano, Essai de constitution internationale, page 32
  275. Treitsche, Politik 1. T. p. 32.
  276. Umano, « Essai de constitution internationale », p. 34.
  277. G. Renard, Revue philosophique, novembre 1915.
  278. Edgar Milhaud, Du droit de la force à la force du droit, 1915.
  279. « Non erit alia lex Romæ alia Athenis, alia hinc alia posthac, sed et apud omnes gentes et omni tempore una eademque lex obtinebit » (Cicéron).
  280. Voir Actes du Congrès mondial des associations internationales 1908, p. 61 et 227.
  281. A. Weiss, Traité de droit international privé. — von Bar, Lehrbuch des internationalen Privat und Strafrechts, 1892.
  282. Lainé, Introduction au droit international privé, 1888, page 44.
  283. Nys, Recherches sur l’histoire de l’économie politique, page 3.
  284. Jean Thomas, La condition des étrangers et le droit international, Revue générale de droit international public, t. IV. page 621.
  285. L’exclusion du Transwaal et de l’Orange, alors libres et indépendants, a été fort critiquée. V. Mérignac, Conférence internationale de la Paix, 1900-1906.
  286. Les auteurs des principaux traités de droit international sont : Grotius, Puffendorf, Bluntschli, Bonfils, Bulmericq, Garcia, Hartmann, Heffter, Heilbronn, v. Holtzendorff, von Liszt, v. Martens, Perels, Rivier, Stoerk, Ullmann, Zorn, Chrétien, Despagnet, Mérignhac, Nys, Piedelièvre, Pradier-Fodéré, Bello, Calvo, Baker, Hall, Lawrence, Oppenheim, Phillimore, Taylor, Travers Twiss, Walker, Weaton, Wharton, Pasquale Fiore, De Olivart, Torres Campos, Nippold.
  287. « Il ne doit pas, il ne peut pas y avoir la signature d’un Hohenzollern sur le traité de paix. Nous ne traiterons qu’avec le peuple allemand, maître de ses propres destinées (les socialistes Français). »
  288. Tout odieux que soient les faits actuels, il ne faut pas oublier qu’antérieurement dans l’histoire nombreux ont été les cas où des traités ont été déchirés sans sanction efficace. En 1871, au mépris du traité de Paris, la Russie s’arroge le droit d’envoyer des flottes de guerre dans la mer Noire. L’Autriche, en 1908, s’annexe la Bosnie et l’Herzégovine en déchirant le traité de Berlin.
  289. A. Mérignhac, Traité de droit public international : I page 133. Conf : Pradier Fodéré, loc. cit  II § 905. — Bluntshli, loc. cit : art. 414 et 416. — Rollin Jacquemyns, Revue de droit international, 1888, p. 620.
  290. Stuart Mill a déjà fait cette proposition.
  291. Louis Renault, La guerre et le droit des gens au XXe siècle. — (À la séance politique annuelle des cinq académies). — Rapport sur la violation du droit des gens en Belgique. Préface de J. van den Heuvel (2 volumes. Publication officielle du gouvernement belge). — La guerre allemande par la combustion, l’asphyxie, l’empoisonnement de l’adversaire, Paris, 1915. — Charles de Jongh, L’Allemagne et les Conventions de La Haye Pacifisme, démocratie, Lausanne, Léon Martinet. — Walther Schucking, L’Allemagne et le droit international, « Revue politique internationale ». — Lois et coutumes de la guerre continentale, par le gouvernement d’état-major allemand. — Militarische Notwendigkeit und Humanität « Deutsche Rundschau », XIII, page 119. — Brenet, La France et l’Allemagne devant le droit international pendant les opérations militaires de la guerre de 1870-74 (1902). — E. Doumergue, La moralité et la politique des belligérants. — Le droit et la force, d’après le Manuel des états-majors allemands et français.
  292. On a proposé la création de Commissions d’enquête internationale, destinées à vérifier les faits allégués (Projet des professeurs Mercier, Sauser-Hall et Simons et du « Nederlandsche Anti-Oorlog Raad »). Les évêques belges ont demandé l’enquête contradictoire à leurs collègues allemands. De telles institutions devraient avoir une organisation permanente et les infractions devraient pouvoir être dénoncées par elles en cours de guerre à la Cour internationale, au même titre que les conflits, causes de guerre.
  293. F. Lassalle, Théorie systématique des droits acquis.
  294. J.-T. Lawrence, The peaceful settlement of International disputes, 1915.
  295. Voir à ce sujet N° 257.5, Cession conventionnelle des colonies.
  296. Dr A. Heringa, De crisis van het volkenrecht. Vrede door Recht. Mei-Juni, 1915, p. 118. — Sir H. Earl Richards, Does international law still exist ? (London, Oxford, University Press, 1915). — Charles Dupuy, L’avenir du droit international, Revue des sciences politiques, 15 décembre 1915. — A. Pillet, Les leçons de la guerre présente au point de vue de la science politique et du droit des gens.
  297. Lire par exemple : Alban, Les grands traités politiques.
  298. L’influence des « internationalistes » sur la formation du droit international a été considérable. Voir à ce sujet les observations de Renault, loc. cit., p. 47 et s. — Le Congrès mondial des Associations internationales de 1913 s’est occupé de cette question. Il a préconisé la création d’un office international de documentation législative. Actes, p. 283.
  299. Voir les idées exprimées à ce sujet par le professeur Lavisse et par Paul Stapfer, ce dernier dans « Bibliothèque universelle et Revue suisse « de Lausanne, n° d’octobre 1915, saisi. Les révolutions ont fait payer aux souverains, de leur tête même, leurs « crimes contre le peuple ».
  300. Aristote, La Politique, traduit par Barthelemy St-Hilaire. — Adolphe Prins, De l’esprit du gouvernement démocratique. Essai de science politique, 1906, Bruxelles, Institut de sociologie. — K. Solvay, Principes d’orientation sociale. Productivisme et Comptabilisme, 1914. — Boutmy, Le développement de la constitution et de la science politique en Angleterre (2me édition, 1898). — Proudhon. De la création de l’ordre dans l’humanité ou Principes d’organisation politique.
  301. Paul Janet, Histoire de la science politique dans ses rapports avec la morale (1887}. Contient une bibliographie très complète des ouvrages sur la politique.
  302. Rod. Goldscheid, Rapport de la politique extérieure avec la politique intérieure, 1914 (en allemand}. — Sidgwick, The development of European politicy, London, 1903. — Seely, Introduction to political science, London, 1902. — Lord Brougham, Political philosophy. — Mac Verworn, Die biologhischen Grundlagen der Kulturpolitik, Iena, Fischer. — Bulvernicq, Le droit politique et le droit dans la vie des États, Revue de droit international et de législation comparée, t. IX, p. 361. — Funck Brentano, La politique, 1893. — Ferrari, La liberta politica del iddito internazionale, 1898. — Mingletti, Rapport de l’économie politique avec la morale et le droit, 1863.
  303. Paul Feyel, Histoire politique du XIXme siècle, p. 7.
  304. Voir la déclaration que proposa Volney en 1789 relativement à la politique internationale de la France.
  305. Dans son discours de novembre 1913, à Newcastle, sir Edward Grey assignait comme une des quatre tâches de son département : « employer l’influence de la nation en faveur des buts humanitaires dans le monde ».
  306. Szignobos, Histoire contemporaine. (Les partis internationaux.)
  307. Ostrogorski, La démocratie et l’organisation des partis politiques, Paris. 1903.
  308. Alexandre. La crise de la science politique, Revue de droit public, 1900, t. XII, p. 249.
  309. « Si l’État n’avait pas cette haute personnalité morale, l’idée si grande et si chère de la patrie ne se comprendrait pas. » (Bluntschill.)
  310. Jellineck, Allgemeine Staatslehre, p. 383 et s.
  311. Renan, L’avenir de la science, 1843.
  312. Ch. Beudant, Le Droit individuel et l’État. — Woodruf Wilson, l’État.
  313. Ferrero, Grandeur et décadence de Rome, VI, page 334 de la traduction française.
  314. L’exposé de ces idées a été fait au Congrès international des sciences administratives, Bruxelles, 1910. On le trouvera développé dans l’ouvrage de Léon Duguit, Les transformations du droit public, 1913, auquel on a emprunté les passages ci-dessus. Voir aussi : Haurion, Principe du droit public, 1910, pages 78 et 79. — Berthelemy 7{{}e|me} édition. 1913, pages 41 et 42. Voir aussi la Critique du dogme de la souveraineté par Auguste Comte. — Deherme, Les théoriciens de l’Action française et du syndicalisme révolutionnaire (exposé dans le livre de Guy Grand, Le procès de la démocratie). — Esmein, Droit constitutionnel, 5me édition, 1909. — Laband, Droit public, édition française, 1900.
  315. Voici quelques opinions divergentes sur la conception de l’État. — Opinion allemande : « La subordination de l’individu à la communauté sociale (Hegel après Kant) n’est pas considérée par l’Allemand comme un esclavage mais comme un degré supérieur de liberté, l’individu n’étant que l’affirmation de la valeur supérieure de la communauté » (Schulze-Gaevernitz). — Opinion russe : Goremykine s’éleva contre les réformes demandées par la Douma, démontrant à l’empereur qu’il ne fallait pas laisser modifier, sous la pression des difficultés du moment, l’esprit des institutions russes. Les réformes libérales viendraient à leur heure, au gré du souverain et des instruments de sa volonté. Mais la Russie devait avant tout rester elle-même, sans copier le régime parlementaire d’autres pays. Le premier ministre obtînt donc la prorogation de la Douma. — Opinion américaine : « Aux États-Unis est née une réaction contre les excès de l’individualisme qui ont provoqué l’ère actuelle d’exploitation, de commercialisme, d’extravagance individuelle avec ses abus évidents, la malhonnêteté cynique de ses transactions, sa corruption, son luxe déchaîné. Une nouvelle conception politique, veut réagir comme le sentiment inné du citoyen, qui considère que L’État existe pour lui et non lui pour l’État. Cette conception veut élargir l’idée de l’américanisme, et regarder l’État, non cmme un assemblage d’individus libres de poursuivre leur lutte pour la survivance des plus forts, mais comme un idéal répondant aux besoins de l’humanité » (Owen Johnson). — Opinion suisse : « L’impérialisme produit partout le même résultat. Il arrive à accroître démesurément les attributions de l’État, à domestiquer l’individu dans lequel on ne voit plus l’homme mais la fonction. On prend l’individu dés sa petite enfance, on le fait passer par plusieurs laminoires scolaires successifs, le service militaire et l’Université achèvent le travail et la substance humaine en sort à l’état de pâte aplatie et assouplie, qu’on plie et qu’on roule à volonté. Le triomphe du système est de produire l’unité d’opinion » (P. Seippel). — Il faut rappeler ici pour mémoire la conception de l’État selon les théories de l’Anarchie. Celle-ci, exagérant les droits de l’individu, en arrive à relâcher le lien social jusqu’à dissoudre l’État. Le spectacle actuel de l’individu mis corps et biens à la disposition de l’État pour ses buts militaires donne un regain d’intérêt à ces théories. Les meilleurs se sentent devenir « anarchistes ». Les représentants du mouvement anarchiste international ont élevé la voix au début de la guerre et en mars 1916. — À consulter : Auguste Comte, Système de Politique positive, — Louis Gumplowitz, Sociologie et politique. — Spinoza, Tractatus politicus. — Henry Jones Ford, A natural history of the State. — A. Menzel, Zur Psychologie des Staates.
  316. Seignobos. — Pillet, Recherches sur les droits fondamentaux des États (L’auteur examine la question de la souveraineté).
  317. Dans son livre, Politik, Treitschke a soutenu cette thèse avec plus de force qu’aucun. Nous avons fait de larges emprunts à l’analyse critique qu’en a présenté M. E. Durkheim dans son étude : L’Allemagne au-dessus de tout, A. Colin, Paris.

    Politik, le livre de Treitschke est un cours que l’auteur professa tous les ans à l’Université de Berlin, à partir de 1874. Ami de Bismarck, grand admirateur de Guillaume II, Treitschke fut un des premiers et des plus fougueux apôtres de la politique impérialiste. Von Bernhardi dont le nom a fait tant de bruit, n’est qu’un disciple de Treitcschke.

  318. E. Barker, Nietzsche und Treitschke : the worship of power in modern Germany, Oxford pamphlets, Oxford universy Press. London, Humphrey Milford. — Jellineck, Allgemeine Sfaatslehre, Berlin, 1900 ; — La nouvelle théorie allemande de l’État, dans Pourquoi nous sommes en guerre. — A. Kammerer, La fonction publique en Allemagne. — Pour Hegel, l’idée que tout ce qui est réel est rationnel le conduit à cette définition : « L’Histoire est le développement de l’esprit universel dans le temps. L’État représente l’idée, il est la substance dont les citoyens ne sont que l’accident. C’est lui qui confère les droits aux individus, non pour eux mais pour arriver plus sûrement a la réalisation de son idée, Les luttes entre les peuples sont autant d’acheminement à la réalisation de l’idée. La force paraît triompher et elle triomphe en effet, mais elle n’est pas le symbole, le signe visible du droit. » Cette conception de l’histoire aboutit à la négation de la liberté individuelle, à la glorification du fait accompli, à la divinisation du succès.
  319. Politik, I, page 100.
  320. Rapporté par Durkheim, Deutschland über Alles, page 25.
  321. Lawrence, The principle of international law, 1906, p. 242. — G. Streit, « Les grandes puissances dans le droit international », Revue de droit international et de législation comparée, 20e série, t. II, p. 10.
  322. Voir ci-après n° 33. 3.
  323. C’est à la Paix de Portsmouth que le Japon est entré dans le concert des grandes puissances.
  324. Von Jagow, Rapporté par le baron Beyens ; « Revue des Deux Mondes », 15 mars 1916, page 264.
  325. Treitschke, Politik, I, page 43.
  326. Les petits États sont objets permanents de convoitise. En 1867, Napoléon III, qui aurait voulu recevoir de la Prusse la Belgique ou tout au moins le Luxembourg, ne parlait plus de nationalité, mais faisait exposer officiellement par un ministre une théorie sur la tendance naturelle des peuples à se former en de « grandes agglomérations, théorie menaçante pour l’existence des petits États. (Seignobos).
  327. H.-A.-F. Fisher, La valeur des petits États, London, Eyre et Spotteswoode. – F. Momsen, Article sur les petites nations, dans « Tidens ».
  328. Récemment un journal suisse imprimait ces paroles à méditer : « C’est une capitulation, celle qui voudrait réduire nos ambitions aux limites de notre pays. Nous n’aimons pas la Suisse uniquement pour l’amour de la Suisse, mais aussi pour l’amour de l’Humanité ! Une nation qui n’apporte rien à l’Humanité n’est pas digne de vivre. »
  329. « Revue de droit international », 1889, p. 114.
  330. André Weiss, La violation de la neutralité belge et luxembourgeoise par l’Allemagne.
  331. Voir ce projet dans « l’Annuaire politique de la Confédération Suisse «, 1915
  332. Paul Otlet, La Belgique et la Suisse, Journal de Genève », 16 août 1915
  333. La neutralité de la Suisse n’est pas garantie par l’Italie, son proche voisin, pour la même raison que cet État n’existait pas en 1815.
  334. Pour la garantie internationale des territoires voir n° 371.
  335. A. Himly, Histoire de la formation territoriale des États de l’Europe centrale (1894). — A. Merignhac, Traité de droit public intern., page 361. Exposé sommaire de la situation internationale actuelle.
  336. De Tocqueville, Histoire de la démocratie américaine. — Julien Luchaire, Les démocraties italiennes. — H. Pirenne, Anciennes démocraties des Pays-Bas. – A. Croiset, Les démocraties antiques. J. St. Mill, On liberty.
  337. Pour toute l’Europe, en se basant sur les chiffres des environs de 1905, on trouve sur une population de 408 millions, 108 millions hommes de plus de 21 ans, avec un total de 55 millions d’électeurs, soit 13 % de la population et la moitié des hommes majeurs. Le pourcentage des électeurs votants est de 72 %.
  338. A. Prins, De l’esprit du gouvernement démocratique, 1906, Introduction. — Léon Bourgeois, L’éducation de la démocratie française (recueil de discours de 1890 à 1896). — Webs, Industrial Démocracy, 1897. — Frank Oppenheimer, La démocratie, « Revue politique internationale ». — Spencer, Sur le régime représentatif, Essais, volume II. – Raoul de la Grasserie, Parasitisme, paradynamisme, paramorphisme sociologique.
  339. Jean Jaurès, Histoire socialiste. — Dans une série d’ouvrages, J. Bourdeau s’est efforcé de suivre par dates le mouvement socialiste, qui change très vite d’aspect : Le socialisme allemand, l’Évolution du socialisme, Socialisme et sociologie, Entre deux servitudes. — Bulletin périodique du Bureau socialiste international, Bruxelles.
  340. Charles Dumont, La paix que nous voulons.
  341. Les socialistes déclarent que l’organisation de la société a été l’œuvre de la bourgeoisie capitaliste. Elle s’est réservé le pouvoir et avec lui la faculté d’aménager les choses et de conduire les hommes. Elle porte donc la responsabilité de la guerre. Ils ajoutent que les masses populaires furent entraînées dans cette guerre par l’Union sacrée, constituée dans tous les pays par les profiteurs du régime capitaliste (Merheim. Article dans l’Union des Métaux, numéro de fin d’année, 1915). — L’état industriel est condamné à la Weltpolitik : l’État-major industriel a besoin d’une politique mondiale pour rémunérer ses capitaux, pour payer les salaires de ses ouvriers ; le prolétariat en a besoin pour travailler à journées pleines et pour manger à sa faim (Handels und Machtpolitik). Il suffit de voir comment les Allemands en cette guerre conçoivent la victoire allemande : C’est une victoire industrielle, c’est le mariage forcé de la houille allemande et du fer étranger, c’est la réduction des peuples vassalisés au rôle de clients perpétuels de l’usine allemande (Henry Hauser, L’Allemagne économique, Rev. intern, de Sociologie, août-sept. 1915).
  342. James Guillaume, Karl Marx pangermaniste. L’association internationale des travailleurs de 1864 à 1870 (1915). — Albert Gouillé, Cessons la lutte des classes. — Sur la théorie de la Sozialdemoktratie allemande, voir les ouvrages de Kautsky et Bernstein.
  343. P. G. La Chesnais, Le groupe socialiste du Reichstag et la déclaration de guerre, Paris, Armand Colin, 1915, 101 pages. – Albert Thomas, L’Avenir du socialisme français, Revue politique internationale. — W. Walling, The Socialists and the War, New-York.
  344. Georges Goyau, Le pape, les catholiques et la question sociale. – Anatole Leroy-Beaulieu, La papauté, le socialisme et la démocratie.
  345. Le Temps.
  346. C’est au secret en général qu’il faut faire la guerre. Le secret dans les familles, dans les industries, dans l’administration n’engendre jamais que difficultés, oppression et brigandages. Les sociétés secrètes aussi, quelque louable que puisse être leur but, qu’elles soient celles des francs-maçons ou celles des jésuites de robe courte, ne sont plus faites pour notre temps. Les vrais démocrates veulent la vie au grand soleil, et le travail pour le bien opéré au vu et au su de tout le monde.
  347. La Revue, du 15 août 1907.
  348. Voir n° 354, Diplomatie.
  349. Autorités et sources, Congrès internationaux ; Congrès universels de la Paix. Travaux de « l’Union for democratic Control ». — Arthur Ponsonby, Parliament and foreign Policy. — Seton-Waston, Rover Wilson, Zimmern, Greenwood, The war and democracy (Ch. VI. Democratisation of foreign policy). — M. Herbette, Diplomatie secrète et diplomatie ouverte. — Pierre Albann, Préface de l’ouvrage : Les grands traités politiques (1911). — P.-J. Troelstra. De Wereldoorlog en de Sociaal-democratie. — H. Gorter, Het Imperialisme en de Wereldoorlog. Ed. Bernstein, Die Internationale der Arbeiterklasse und der Europäische Krieg. — Humphrey, International Socialism and the war. — Fr. Harisson, The meaning of the war for labour-freedom-country. — J. Ramsay Macdonald, War and the workers, a plea for democratic Control. — Morel, Dix ans de diplomatie secrète.
  350. Brins, Theorie des Staatenbindungen (1886). — Jellinek, Lehrer von der Staatenverbindungen (1882). – Westerkamp, Staatenbund und Bundesstaatt (1892). – Proudhon, Du principe fédératif.
  351. Pierre Leroy-beaulieu, Les États-Unis au XXme siècle, Paris, 1904. — Georges Lafond, La doctrine de Monroe et les États sud-américains, Revue politique internationale. — Wehberg, Die Monroedoktrine 1915. — Oliveira Lima, Pan-Americanismo ; Bolivar-Monroe-Roosevelt (1908). Sur l’union panaméricaine, voir Annuaire de la vie internationale, 1908-1909, page 65 et 1910-1911, page 195. — F. Garcia-Calderon, Les démocraties latines de l’Amérique. — Romulo S. Naon, Solidaridad americana ante la guerra europea, Revista Argentina de Ciencias politicas 1915. — Santiago Perez, 1910, The international Position of the Latin American Races, in Cambridge Modern History, New-York, volume XII, pages 690-702. — Clemenceau, Notes de voyages dans l’Amérique du Sud, Paris 1911. — Georges Weil, L’Union latine, Revue politique et parlementaire, 1904, XVII, page 328. — Béguin, Les révolutions de l’Espagne et de l’Amérique latine, Économistes français, 14 janvier 1905, page 43. — Paul Otlet, Politica internacional americana, Boletin mensual del Museo social argentino, septembre-octobre 1915.
  352. Le traité de la triple alliance a été publié dans le Livre rouge austro-hongrois. — Arthur Singer, Histoire de la triple alliance, traduit par Louis Furet. — Tardieu, La France les alliances ; La lutte pour l’équilibre (1871-1910).
  353. Vers la fin du moyen âge la population de toute l’Europe s’élevait à 50 millions d’habitants ; en 1787 elle était de 144 millions, en 1815, de 180 millions, actuellement de 400 millions, tandis que celle du globe terrestre s’élève à plus de 1,600,000,000 d’êtres humains.
  354. Les États-Unis d’Europe, par un Européen.
  355. Morton Fullerton, Les grands problèmes de la politique mondiale. Voir toutes les sources de l’histoire contemporaine citées sous 21. — André Tardieu, Le mystère d’Agadir. — René Pinon, L’Europe et la guerre italo-turque, Revue des deux mondes, 1er juin 1912.
  356. René Pinon, La Lutte par le Pacifique (La Japonisation de la (Chine}, p. 97-152.
  357. — Louis Aubert, Américains et Japonais (1908).