Promenade d’un Français en Suède et en Norvège/03

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Les Visigoths et les Ostrogoths.


Ayant enfin appris pendant les trois mois, que j’avais demeuré à Gothenbourg, à boire un grand coup d’eau-de-vie avant le dîner, à fumer la pipe suivant l’occasion ; à répondre, ja sö, à toutes les questions, et à baiser la main des dames, suivant l’usage du pays, je me crus assez initié dans les coutumes de Suède pour entreprendre le voyage de la capitale. Je résolus cependant de m’y rendre aussitôt que possible, car je me croyais bien plus habile, qu’il n’était nécessaire pour faire un voyage, tour où description pittoresque etc. Mais pas assez pour ce que j'appelle une promenade.

La manière de voyager est assurément fort commode et pas très-dispendieuse[1], pour l’homme riche qui a une bonne voiture, avec une provision de viandes et de vins. Mais quand on se fie à la providence, comme c’est mon usage, on a souvent bien de la fatigue, en outre de beaucoup d’ennui et des tracasseries. On est obligé de s’asseoir sur une petite charrette, assez semblable, à celles qui traînent en Allemagne les pauvres diables qu’on mène pendre : à côté de soi, on place le paysan à qui le cheval appartient, qui communément est un assez bon homme, mais qui a tant d’amitié, on pourrait dire presque tant de tendresse Pour son cheval, qu’il descend et monte à tout moment, va le caresser, lui donner du pain etc. J'en ai vu pleurer quand on fouettait le pauvre cheval, et recommander tout le long de la route de le ménager. Il faut en outre souvent attendre jusqu’à deux ou trois heures à chaque poste, avant qu'on ait pu attraper le cheval, qui est souvent dans les bois.

Les voyageurs ont l’obligation au feu roi, d’avoir obligé tous ceux qui tiennent des maisons de poste, d’avoir une chambre et deux lits assez propres. Sans cela il serait par trop cruel de voyager par la pluie, le vent, la neige, et de ne savoir où se fourrer en arrivant. On n’imaginerait sûrement pas en Angleterre, et encore moins en France, que les Suédois, l’été comme l’hiver, ne voyagent guères que dans des carioles découvertes. C’est l’usage, et c’est par lui que presque tout est réglé dans ce monde.

Allingsôs est la première ville que je rencontrai. Les rues en sont tirées au cordeau, ainsi que celles de presque toutes les villes du royaume. C’est ici que M. Alströmer établit, il y a quarante et quelques années, les premières manufactures de drap : il avait long-temps séjourné en Angleterre et avait su profiter de ses voyages pour être utile à son pays. Les négocians de Stockholm ont rendu hommage à son mérite, en plaçant son buste en marbre blanc, dans la grande salle de la bourse de cette ville.

Le pays aux environs est assez varié et très-bien cultivé : il est habité par un grand nombre de gens instruits et respectables, dont la société douce (que j’avais connue à Gothenbourg)me faisait regretter de passer si vite.

Les habitans des villages, au milieu des bois immenses de sapins, qui couvrent toute la Suède, excepté près des côtes, semblent aisés et sont toujours proprement vêtus. On ne voit que très-peu de pauvres, et on peut le dire à la louange de l’administration, presque point de mendians ; cependant on ne saurait dire que le pays soit riche, mais il est immense et si peu habité pour son étendue que le paysan peut toujours s’y tirer d’affaire, soit par les bestiaux, soit par les bois. ou par le goudron qu’il en tire. L’intérieur des maisons (même de celles, dont le dehors paraît repoussant et où souvent on entre par une porte de quatre pieds de haut) est communément proprement arrangé : la misère est loin de paraître y régner : les enfans n’y sont pas très-nombreux, je ne sais d’où cela vient : quoique les paysans soient plus aisés qu’en Irlande, leurs femmes n’y sont pas à beaucoup près aussi productives... Ils font cependant usage de pommes de terre. — La rigueur du climat empêche apparemment leur effet ; Les églises sont toujours assez propres, et même paraissent de loin, assez élégantes. — Soit par la crainte du vent, soit plus grande facilité, ou soit enfin par l’usage, le clocher est toujours placé à côté et entièrement isolé. Les cimetières sont entourés d’une grosse muraille en pierre de granit, et de crainte qu’elle ne se gâte à l’air, on met dessus un toit en bois, peint en rouge.

Cet usage vient sans doute, du temps où on entourait l’église et le cimetière d’une palissade en bois, qu’on devait naturellement couvrir pour la conserver ; car assurément la muraille userait plus de dix milles toits, avant que les injures de l’air l’eussent en rien endommagée[2].

Près de chaque maison, on aperçoit quelques plantes de tabac : elles semblent venir très-bien. Les paysans ne les cultivent que pour leur consommation, on en voit rarement au marché.

Pour en encourager la culture, le gouvernement a accordé quelques exemptions aux cultivateurs : ne pouvant abolir la coutume de fumer, on veut empêcher l’argent de sortir du pays, pour acheter cette denrée dont les habitans ne peuvent se passer.

De la hauteur que l’on est obligé de descendre pour arriver à Jönköping, on a la vue du grand lac Vetern, à la tête duquel cette ville est située. Il était alors agité par une tempête violente et les vagues s’élevaient très-haut. Le temps cependant, était serein : plusieurs petits lacs dans le voisinage étaient fort tranquilles : ceux-mêmes qui n’en sont séparés, que par la langue de terre sur laquelle la ville est située, étaient dans le plus grand calme. On attribue communément l’agitation soudaine de ce lac, à des vents souterrains qui cherchent à s’é chapper.

Lorsque l’hiver a gelé toutes les eaux, et que ce lac est couvert d’une croûte de glace assez épaisse, pour permettre aux voitures de passer dessus ; les mêmes vents souterrains, qui pendant l’été, y excitent des tempêtes, rompent tout-à-coup les glaces et exposent la sureté des voyageurs. Il arrive même quelquefois qu’elles fondent tout-d’un-coup et disparaissent. Les habitans, Ont heureusement remarqué, que ces tempêtes sont précédées d’un bruit souterrain, qui les avertit assez à temps de se retirer. Ce lac peut avoir quinze milles de long sur quatre de large : sa profondeur est très-considérable : elle l’est, dit-on, beaucoup plus que la mer Baltique, et il est des endroits où. l’on assure que la sonde n’a pu trouver le fond. L’eau est d’une pureté singulière, avec un peu l’attention on aperçoit les cailloux à une grande profondeur.

Quelques rêveurs ont prétendu et même imprimé que ce lac avait une communication souterraine avec le lac de Constance en Suisse, et qu’on avait remarqué que les tempêtes les agitaient dans le même temps. L’esprit de ces rêveurs, en faisant cette belle remarque, avait sans doute aussi, quelque communication bien souterraine.

Jönköping était le séjour des rois de la Gothie, lorsqu’elle était indépendante. Elle en est encore la capitale : le gouverneur d’une des divisionS de la province de Smôland[3] et la cour supérieure de justice pour le Sud du royaume y résident. Cette cour fut fondée en 1654 par la reine Christine, elle est séparée en deux chambres de sept juges chaque, outre le président : dans les cas importans ces deux chambres se rassemblent[4].

Le président de la cour de justice, le comte de Possé, homme aussi instruit qu’aimante, voulut bien n’accueillir dans cette ville, et me donner des renseignemens très-intéressans sur l’administration de la justice en Suède, j’en ferai mention plus loin.

La ville de Jönköping est fort bien bâtie, la principale rue est fort belle : du haut du clocher de l’église, on a une vue très-étendue sur le lac et sur les belles campagnes qui l’avoisinent. Il ne reste des anciennes fortifications qu’un vieux château où sont les prisons de la ville, c'est dans son enceinte qu’était l’ancien palais.

Il est à regretter que l’on n’ait pas profité du local, comme on l’aurait pu. Si au lieu des vilaines barraques, qui s’avancent jusques dans l’eau du lac, on eût fait un beau quai le long de son bord, la scène superbe qu’il eût offerte, n’eût en vérité pas été surpassée par les plus beaux points de vue de l’Europe, en outre d’une promenade convenable pour les habitans. Comme on peut présumer que les villes de Suède, doivent brûler au moins une fois par siècle, s’engage fort les magistrats à songer à cet embellissement, au premier incendie que la ville essuyera.

On s’enfonce de là, dans des montagnes peu élevées, bien cultivées, et assez habitées, où de temps à autre, on trouve des cantons agréables et intéressans. L’on arrive bientôt à la petite ville de Grenna, qui est située au pied d’un rocher très-élevé. La vue découvre de cette ville, la presque totalité de ce grand lac Vetern qui semble une mer. On apperçoit au milieu l’île de Visingsö, qui a près de deux milles de long, et qui cependant paraît comme un point au milieu de cette masse d’eau. La beauté de ce point de vue est bien à mon avis, la plus remarquable de la Suède ; je n’ai rien vu dans ce pays qui pût lui être comparé. Bientôt les belles plaines de l’Ostrogothie se font découvrir. Cette province est la plus fertile du royaume, et quoique le nom d’ostrogoth, ne flatte pas infiniment une oreille française, on se réconcilie bientôt avec ce nom en voyant les bonnes gens qui le portent. Il m’a cependant semblé, peut-être par préjugé, que les paysans étaient plus butors et moins intelligens qu’ailleurs.

À quelques milles au Sud de Grenna, dans la paroisse de Marbäck, il y a un phénomène bien étrange. Une île appelée Röd-holmen (l'île-rouge) dans le lac de Ralôngen paraît et disparaît souvent. Depuis 1696, elle est montée seize fois au-dessus de l’eau ; sa dernière apparition eut lieu en 1790 ; elle parut le 10 août, et s’enfonça dans l’eau le 9 novembre ; c’est la seule fois qu’elle ait été aussi longtemps à la surface ; elle contient 4,800 pieds quarrés de terre : l’on voit de grosses souches dessus. Le feu roi Gustave III fut la visiter le 2 septembre 1775, comme elle venait de paraître ; en 1747, elle ne resta que trois jours sur l’eau.

La première ville qu’on rencontre de ce côté est Wadstena. Elle est fameuse par le couvent de Ste. Brigitte, fille d’un roi de Suède, qui en fut la première abbesse en 1540. Des pèlerins y vinrent pendant long-temps des pays lointains, visiter sa châsse : elle pesait, assure-t-on. 629 mares d’argent : à la réformation elle fut vendue au profit de la couronne. L’église est encore entière et est réellement très-belle et très-vaste. Le pavé est entièrement composé des tombeaux des rois et seigneurs suédois, qui ont désiré y être enterrés. Ou montre dans la sacristie nombre de statues de saints en bois, qui ne prouvent guères en faveur du goût des artistes qui les ont faites, ou de ceux qui les exposaient à la vue.

Le château bâti en 1556, sur les ruines de l’ancien palais, est totalement abandonné ; mais il est loin d’être en ruine, et présente une belle façade, de vingt fenêtres de front et quatre étages ; il est sur le bord du lac, entouré de fossés et île remparts élevés.

Un mille plus loin, est le débouchement de la rivière Motala, au village de même nom. On voit les eaux de ce grand lac Vetern, se fouler et prendre enfin leur écoulement rapide par une rivière superbe ; aussitôt que le courant commence, on a établi dessus des moulins et des pêcheries. Les eaux minérales de Médevi, sont dans ce voisinage : elles sont très-fréquentées en été : l’endroit est fort joli, et le nombre des maisons pour recevoir les buveurs d’eau est très-considérable. On y a souvent vu plus de trois cents personnes logées et soumises au régime des eaux, qui par toute la Suède est le même. Les personnes qui en prennent doivent assister dans l’église, avant et après à la prière et aux exhortations d’un ministre qui chante ensuite un pseaume.

Il y a trois puits où l’eau paraît ; près du plus ancien est la salle des buveurs. Sur les côtés, il y a des bancs très-longs, supportés seulement par les bouts ; l’usage est de se balancer dessus, pour faire passer les eaux. La compagnie se rassemble dans un grand réfectoire commun : on danse presque tous les jours, et je ne doute pas que la vie réglée, à laquelle on est assujetti, le bon air de la campagne, et la bonne compagnie, ne soient en état de rétablir une santé délabrée.

Les eaux sont sulphureuses et ferrugineuses, on les dit bonnes à bien des maux : quant à moi je les crois sur-tout bonnes contre l’ennui et l’oisiveté, comme à-peu-près toutes les eaux minérales.

Revenant sur mes pas, je repassai la Motala, et fe rentrai dans les belles plaines que j’avais quittées et qui me conduisirent à Scheninge, l’ancienne capitale de l’Ostrogothie. Comme le disent les historiens suédois, de presque toutes les villes du pays, elle était autrefois dans un état très-florissant, ce qui est fort différent de son état actuel.

Linköping[5], est le siège du gouverneur de la province et du second évêque de Suède, cette ville, qui est bâtie assez régulièrement, est la seule que j'aye vue, dans les deux Gothies, avoir un bâtiment de l'architecture gothique. C'est vraiment une chose remarquable, que les Gvths, à qui on attribue communément l’invention de l’architecture gothique, n’ayent dans leur pays, qu’un seul monument de ce genre, et encore est-il bien moderne.

Les réflexions suivantes empêcheront de s’en étonner : plusieurs pays ont porté le nom de Gothie ; pendant que le Languedoc et les Espagnes s'appelaient le royaume des Visigoths, (des Goths de l'ouest) l’Italie était soumise aux Ostrogoths, (aux Goths de l’est.) Par différens monumens, on voit que les Goths habitaient les bords du Pont-Euxin : ceux qui par la suite furent s’établir en Thrace, prirent le nom de Goths de l’ouest, ou Visigoths : il en fut ainsi à mesure qu’ils se répandirent en Europe. Ils ont suivi en Suède le même usage ; et ceux qui s’établirent sur les côtes de l’ouest s’appellèrent Vester-göths, et ceux sur les côtes de l’Ouest Oster-göths, que nous avons francisés d’une manière assez ridicule, sans connaître le sens du mot qui précède le nom de la nation, comme nous avons fait Autriche d’Öste-reich (le royaume de l’est.)

Il paraît donc évident, que ce fut aux Goths qui s’emparèrent des pays, où les arts et l’architecture en particulier avaient fleuri, que nous devons le genre gothique, qui est un mélange et une corruption du goût rafiné des Persans, des Grecs et des Romains, avec celui qui devait appartenir à des nations peu civilisées. Le principal mérité de ce genre est dans la difficulté vaincue, mais son ensemble est très-imposant, et inspire sans contredit, plus de vénération, que les jolies petites bonbonnières que les Romains appelaient leurs temples.[6]

Norköping est la troisième ville du royaume : elle est médiocrement grande, mais les quais qui bordent la rivière Motala sont de toutes beautés. Les gros vaisseaux peuvent remonter jusqu’à la ville, quoique la mer soit encore à neuf milles. Le principal objet du commerce consiste dans l’exportation des planches, des cuivres et des fers : les cuivres sur-tout forment la principale branche ; on les travaille dans une grande manufacture établie à la cascade qui interrompt la navigation de la rivière, au-dessus de la ville.

Cette cascade serait de peu de conséquence, si l’on voulait absolument établir la navigation du lac Vetern jusques à la mer : une, ou tout au plus deux écluses suffiraient. Il parait régner beaucoup d’industrie dans cette ville ; la belle rivière qui la traverse, plusieurs beaux bâtimens et l’air l’aisance des habitans devraient en faire un séjour agréable, mais je passais, je dépendais d’un autre : si je puis, je la reverrai. Mon voyage à travers les Gothies, a été beaucoup trop prompt pour pouvoir dire autre chose des habitans, si ce n’est qu’ils sont tous des Visigoths et des Ostrogoths


  1. Le prix d'un cheval, par mille de 10 1/2 au degrés est de huit schillings (16 sous tournois) on peut voyager avec un seul cheval ; il est à propos d’envoyer en avant un courrier qui vous annonce, au moins six ou sept heures avant soi.
  2. J'ai vu plusieurs murailles de cimetière dans le nord de la Suède, encore construites comme celles des maisons, en soliveaux couchés les uns sur les autres.
  3. La Smôland est divisée en trois gouvernemens.
  4. Je parlerai en son lieu, de la forme de l’administration de la justice : sa simplicité extraordinaire demande un article à part, et mérite l’attention.
  5. Köping, veut dire marché : beaucoup de villes doivent leur existence aux marchés ou foires, qui se tenaient à l’endroit où elles sont bâties : elles en ont souvent conservé le nom, ajouté à celui de la denrée qui s’y vendait, ou bien de la situation. J’en ai souvent rencontré, même dans les bois.
  6. Si on excepte le panthéon, qui était destiné à loger tous les Dieux, et qui après tout n’est pas plus grans, qu’une église d’une grandeur très-moyenne, tous les temples qui nous restent des Romains sont d’une petitesse remarquable. Le Dieu, l'Autel et les prêtres, étaient les seuls qui pussent y être à couvert.