Promenade d’un Français en Suède et en Norvège/24

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Encore des fiords. — Les Haarders et les Vossers. — Quels effroyables casse-cous. — La montagne File-Fiälle. — Belle vallée. — Différence des habitans.


C’était le 5 décembre, on lisait dans les papiers qu’il gelait horriblement à Hambourg, en France, en Angleterre, mais à Bergen il pleuvait à verse. J’aurais bien désiré partir comme j’étais venu, par la route de la poste, mais comme disent, les gens de Bergen, les droits de leur liberté, ont empêché le gouvernement d’établir de poste fixe dans la ville, afin que les habitans ayent la liberté d’écorcher le voyageur, en lui demandant le prix qu’il leur convient. C’est bien la même chose par eau, mais c’est plus raisonnable, on ne paye guères que le triple du prix ordinaire. M. Jansen eut la bonté de remplir mon bateau de bonnes provisions, et ie pris congé de ce beau port en fer à cheval, que pour plus d’une raison on croirait situé sur les côtes de la Palestine.

Il pleuvait à mon départ, mais à peine eus-je gagné le fiord, qu’un froid terrible se fit sentir, et que les montagnes pelées qui le bordent, étaient couvertes des neige. J’avais six milles de suite à voguer sur ce fiord avant de pouvoir rendre la route de terre. Je m’arrêtai à deux milles chez le prêtre Bergendal, et je fus coucher chez la veuve d’un pauvre lieutenant qui lui a laissé pour tout héritage six enfans, et une modique pension de 30 rixdales ; elle tient le gœstgifwaregaard et reçoit les juges qui viennent à l’Härad ou Ting-hus : le froid cuisant me fit demander le même privilège.

Le lendemain de bonne heure il me fallut rembarquer sur ce fiord pour achever le tour de l’île montagneuse d’Öster-ö (île de l'est). Plus j’avançais et plus les montagnes s’élevaient et le pays devenait aride ; mais le temps était calme et par conséquent le voyage me paraissait facile. Dans un endroit tout-à-fait à l'abri du vent, près d’une cascade assez considérable, l’eau se trouva couverte d’une couche de glace assez épaisse pour faire craindre de ne pouvoir la briser. Après six milles d’une navigation qui aurait pu être beaucoup plus désagréable, je débarquai enfin à Bolstadt-ören où commence la vallée des Vossers ; ceux-ci ne veulent nullement être confondus avec les Haarders qui sont les habitans du voisinage de la ville. Les Vossers effectivement sont beaucoup mieux, ils habitent une belle vallée assez fertile et semblent beaucoup moins grossiers que les mangeurs de poissons des côtes.

Presque à l’entrée de la vallée, il me fallut traverser un petit lac d’un demi-mille de long ; le beau temps me favorisait, mais le souvenir encore récent de ceux que j'avais traversés me faisait remarquer avec inquiétude, qu’en cas de tempête, les deux seuls endroits où l’on pût débarquer étaient aux deux bouts : les côtés étant entièrement entourés de montagnes et de rochers perpendiculaires.

Depuis quelques jours la neige couvrait la terre, et je pus me servir de traîneau. Les chemins sont très-étroits, et passent le long de la vallée à des hauteurs souvent considérables : en me voyant au dessus du joli lac de Vosse-Vangen, (l’eau de Vosse) à une hauteur de 4 à 500 pieds, et le traîneau chassant du côté du précipice, j’avais de la peine à ne pas me rappeler le saut que j’avais fait dans la rivière de l’Ôngerman ; sans malencontre pourtant je fus me présenter chez M. le Krigs-Baad (conseiller de guerre) Flesher près du village de Vosse, et j’en fus parfaitement reçu.

La paroisse de Vosse est très-considérable et contient 10,000 habitans ; la vieille pratique de ne semer qu’au printemps, empêche d’avoir d’autre grain que de l’avoine ; mais la terre m’a paru assez fertile, pour me persuader que le froment convenablement cultivé, y viendrait au moins aussi bien qu’à Drontheim et dans l’Ôngermanland.

À force de tourner, j’étais arrivé au sommet de la montagne, et la hauteur que j’avais montée graduellement, pendant l’espace de 9 milles, il fallut la descendre dans un quart de mille. Je suis étonné que les gens à Stalem ne se soient pas avisés de ramasser les voyageurs ainsi que l’on fait sur le Mont-Cenis. Ce quart de mille qui est si pénible à descendre quand il y a de la neige deviendrait alors fort agréable. La vallée de l’autre côté est très étroite et les montagnes élevées qui la couvrent annoncent l’approche d’un bras de mer. En septembre 1799 des quartiers de roches et de terre se sont détachés et bouchaient encore le chemin. Malheur aux passans, lorsque ces éboulemens terribles fondent du haut des monts.

Au sommet de la montagne il y avait un petit lac dont l’eau n’était point gelée, et le bras de mer sur lequel je devais m’embarquer, était couvert de glace. Ce bras de mer est une branche éloignée, de Sagne-fiord que j’avais traversé à son embouchure, dans la route de Drontheim à Bergen. L’endroit où je me trouvais était à seize milles (40 lieues de poste), dans l’intérieur des terres : il se nomme Gud-Vangen. (l’eau de dieu) ; sans cette eau en effet, toute espèce de communication cesserait bientôt avec les pays au-delà.

La glace était trop forte pour pouvoir la briser, pas assez pour porter. Des rochers perpendiculaires s’élevaient sur les bords, il n’y avait point de chemins, ni de possibilité de se détourner à droite ou à gauche.

Comme la poste serait obligée de s’arrêter ici, on a prévu le cas, et on a fait serpenter à travers les rochers, un sentier large d’un pied qui gravit et descend comme les roches le permettent ; il suit toujours le bras de mer, au-dessus duquel il est souvent élevé à une hauteur perpendiculaire de 7 à 800 pieds. Il faut absolument suivre ce sentier ou rester dans la cabane des paysans qui tiennent la poste. Je ne doute pas, qu’après y avoir passé la nuit, étendu sur quelques brins de paille, au milieu des mortels les plus crasseux et les plus pouilleux de l’univers, on ne préfère en courir les risques.

Lorsque le jour fut enfin venu, je pris trois hommes avec moi, pour porter mon paquet et pour m'aider, et je me mis en-route. En arrivant à l’endroit, mes gens attachèrent à leurs pieds des crampons de fer, et me passèrent une corde autour du corps, que le plus fort prit par le bout. Je montais assez bien, mais a la descente c’était vraiment horrible. — Lorsqu’il y avait quelque mauvais pas, mes conducteurs s’aidant entre eux, allaient déposer mon paquet au-delà ; puis revenant sur leurs pas, deux se cramponnaient au sommet, le troisième marchait devant avec une perche. Puis m’asseyant, les deux au sommet laissaient aller la corde tout doucement, lorsque je leur criais lœd go (laissez aller) et ainsi glissant sur le verglas, le long des rochers, au grand détriment de mes culottes et de leur contenant, j’arrivais au bas du précipice. Je fus quatre heures à faire le premier quart de mille et j’arrivai vers midi à Taftas, où après une heure de repos je pris trois autres hommes et je me remis en route.

Il fallait ici, traverser le bras de mer : la poste heureusement avait passé quelque temps avant moi, et la glace était rompue. Le sentier que je dus suivre après, assez semblable à celui du matin, a cependant une circonstance peut-être encore plus effrayante. Après avoir tourné, monté et descendu bien des rochers, la veine, sur laquelle on a fait le sentier cesse tout-à-coup, et reparaît à une quarantaine de pieds au-dessus. Un homme assurément bien courageux, a placé une échelle pour l’aller joindre, et l’on se persuadera aisément, que la vue de l’eau entre les échelons, à une hauteur de 800 pieds, est peut-être la plus épouvantable qu’on puisse imaginer.

Mes gens ici, comme dans l’autre route, me passèrent une corde autour du corps ; l’homme même qui en tenait le bout au haut de l’échelle, pour me faire voir qu’il était sûr de son fait, se la noua aussi sous les aisselles : à chaque enjambée que je faisais il m’aidait beaucoup en me tirant à lui. La descente, de l’autre côté de l’échelle, se fit de la même manière, et j’arrivai enfin après quatre autres heures d’une marche aussi pénible qu’il en fut, au bout du second quart de mille. Il est vraiment inconcevable qu’avec mon genou éclopé je pus soutenir une fatigue pareille. Les gens qui n’avaient assisté, qui cependant n’avaient fait que la moitié de la route, quoique accoutumés à ce passage, étaient éreintés.

Le bras de mer enfin cessa d’être gelé, le temps était calme ; il faisait un beau clair de lune, je rembarquai. La scène étonnante de rochers perpendiculaires entre lesquels ma barque voguait éclairée des rayons de l’astre des nuits, ne peut guères se peindre. J’en jouissais et je me livrais à mes rêveries, autant que la gelée violente pouvait me le permettre. J'arrivai à Leman, où je fus reçu avec complaisance par M. Lem. La bonne chose que la fatigue ! Que le sommeil est doux et le repos agréable, quand ils sont nécessaires !

Il arrive quelquefois que le fiord entier est gelé ; alors il faut que la poste suive pendant quatre milles, des sentiers pareils à ceux que je venais de traverser ; je mets en fait qu’il faudrait près de huit jours à un voyageur pour en venir à bout. De mon bateau je suivais de l’œil cette longue ligne tracée au sommet des monts ; et l’idée seule de m’y trouver me faisait frissonner. Je me consolais de ma navigation présente, en songeant avec plaisir, que ce serait le dernier fiord que je traverserais, et je me promettais bien de ne plus jamais retourner les visiter.

Mes bateliers me faisaient craindre, qu’à un demi-mille de l’endroit du débarquement, l'eau serait encore gelée. Nous allions pourtant tout doucement, et a mesure qu’ils approchaient, leurs craintes augmentaient ; quand en tournant le cap, au lieu de la place que nous craignions de voir, nous fumes accueillis d’une tempête. Ah ! dieu soit loué ! me dis je, entre se noyer ou se casser le cou, le choix doit être assez indifférent ; le premier cependant étant moins fatigant, me paraissait alors bien préférable.

Nous débarquâmes pourtant sans mal-encontre à Leerdals-ören, et sans beaucoup de regret, je pris congé des fiords de Norvège. On trouve ici une belle auberge, dont le maître connaît fort bien le prix de ses denrées : c’est une chose si rare qu’une auberge passable dans ces montagnes, qu’on peut sans indiscrétion faire connaître celle-ci.

Le terrain de la vallée de Leerdal, a évidement été apporté par la rivière, qui coule au milieu ; c’est ainsi pour la plupart des vallées de Norvège qui s’approchent d’un bras de mer. On n’y cultive que de l’avoine comme dans toute cette province. Avec du soin, d’autres grains y viendraient sans doute. La terre était gelée, mais comme il y avait fort peu de neige, je fus obligé de monter à cheval. Après quatre milles de traversée dans cette vallée, j’arrivai enfin à Berge, où le traînage recommençait.

Dans les informations que l’on m’avait données à Bergen pour le passage de la grande montagne, (File-fiälle), on m’avait dit, « qu’il était probable que dans cette saison il faudrait se faire traîner pendant deux milles par des hommes au-dessus de File-fiälle, de Marystuen à Nystuen, les deux dernières maisons de chaque côté de la montagne, et peut-être plus loin. Dans le mois de décembre, avait-on ajouté, la neige est ordinairement peu compacte, ce qui rend le trajet plus fatigant : pour faire passer un voyageur avec une selle et son porte-manteau il faut sept à huit hommes : si le voyageur était assez dispos pour monter à pied les hauteurs les plus escarpées, cinq hommes suffiraient. »

« On donne à chaque homme un demi-rixdales, outre le pour-boire. »

Le désagrément d’être trainé de cette manière, et de se trouver seul au sommet des monts, avec Sept à huit bidets chrétiens, dont l’avoine se serait malheureusement trouvée au fond de ma bouteille d’eau de vie, me faisait regarder cette aventure comme des moins agréables. Le Bonde établi à Berge, à qui je remis une lettre du directeur des chemins, offrit de me faire passer dans son traîneau jusqu’à Nystuen, de l’autre côté de la montagne pour un prix modique, en comparaison des tracasseries inévitables de l'autre manière. Je profitai donc du clair de lune et en dépit de la gelée, je me rendis au pied de la montagne à Marystuen où le gouvernement a fait bâtir une maison convenable pour les voyageurs.

À la pointe du jour, je commençai à gravir la montagne : les difficultés semblèrent s’aplanir, le temps était fort beau et calme. Le principal danger est ordinairement dans la neige que le vent fait voler et sous laquelle on pourrait fort bien être enterré ; mais rien de pareil n’arriva : bien m’en prit, de passer ce jour-là, car le lendemain après la tempête de la nuit, douze hommes n’eussent peut-être pas été suffisans. A une certaine hauteur on ne voit plus d’arbres et le sommet est une plaine d’où, à quelque distance, on découvre çà et là des pics de montagnes qui ne semblent élevées que lorsqu’on approche de la descente. Pendant six semaines de l’été, les bestiaux viennent paître l’herbe qui remplace la neige, pour ce court espace de temps. Il y a toujours cependant, quelques endroits où la neige se conserve pendant l'été, mais c’est en petite quantité.

Au milieu du passage, on voit une petite colonne en marbre du pays, assez bien travaillée ; elle sert de limite à la province de Christiania et à celle de Bergen. La poste est portée en hiver, par un homme qui, monté sur les grands patins de neige dont j’ai parlé, parcourt les distances avec une vitesse singulière, et sans s’embarrasser des tas de neige amoncelés, où les hommes et les chevaux se perdraient. Les habitans de ces montagnes voyagent communément de cette manière, j’en ai souvent rencontrés ; l’exercice qu’ils font alors, n’est nullement violent et suffit seulement pour les garantir du froid. Un temps viendra sans doute, où les autres peuples de l’Europe sauront faire usage de cet instrument si utile et si peu coûteux.

Au sommet de File-fiãlle, on est a trente et quelques milles de Bergen et beaucoup au nord de cette ville ; il en reste encore autant à faire pour se rendre à Christiania. On a sans doute été obligé de suivre la population, afin de trouver des relais pour la poste et pour les voyageurs. Je me suis informé à Bergen d’une autre route, sur laquelle, il est vrai, il y aurait peu d’habitations, mais qui n’aurait en tout guères plus de trente milles ; elle aurait de plus l’avantage de n’avoir a voyager qu’un demi-mille par eau, et de passer par la ville et près la mine d’argent de Kongsberg. Ce serait en voyageant au sud-est, par le fiord Samlan, la paroisse de Kinservig, la montagne Hartough-fiälle, et descendre ensuite la rivière Lauven et le lac Normœnds-lauven-söe, jusqu’à la paroisse de Rollaugh, ou même jusqu’à Kongsberg et de-là à Christiania.

Je sais positivement que l’on fait prendre ces défilés aux bestiaux pendant l’été, et je suis bien convaincu, qu’il serait possible d’y tracer une route au moins pour le service de la poste aux lettres. Le passage de la montagne Hartough serait seul embarrassant, car il y a un espace de sept à huit milles sans habitans Je crois que l’importance de la route pourrait engager à y en établir quelques-uns, comme on l’a fait à Dovrefiälle, sur la route entre Christiania et Drontheim.

Si j’avais quelques cents mille rixdales de rente, et que je fusse un homme en pouvoir, on me remercierait fort de m’être occupé de cet objet ; mais comme je suis étranger, banni, etc. etc. on en rira et on se moquera de moi. A la bonne heure ! à votre aise bonnes gens, il est du moins très-certain que l’intérêt n’est pour rien dans ce plan, car je ne crois pas qu’on me rattrape (désormais, ni sur File-fiälle, ni sur Hartough-fiälle et encore moins naviguant sur aucun fiord.

Les gens de ce côté de la montagne semblent être une nation différente : plus on avance, plus on peut le remarquer. Ils sont aussi prévenans et bonnes gens, que ceux de Bergen sont querelleurs et avides. Lorsqu’on est un peu entré dans l’intérieur du pays, on trouve de plus les paysans aisés, même riches et quelques uns avec les manières de gens bien élevés. Dans ce cas, c'est un abus de mots que de les appeler paysans ; dans d’autres pays, on les appellerait de gros bourgeois.

Vers le soir, je suivais au clair de lune les bords d’un lac qu’une tempête agitait. Les vague, venaient avec violence se briser contre les roches qui soutenaient le chemin ; c’était assez extraordinaire, car il faisait un froid terrible depuis trois semaines. La tête encore pleine de ces maudits fiords que j’avais traversés, et quoique je fusse bien sur terre ferme, et souvent à cinquante pieds au-dessus de l’eau, je ne pouvais m’ôter de l’idée que j’étais en bateau, naviguant sur les vagues ; j'attendais à chaque instant celle qui devait me couler a fond. Il y a a présent plus de dix-huit mois, que j’ai fait ma chûte dans l’Öngermanland, et quand la voiture, dans laquelle je me trouve, penche un peu, je sens aussitôt une douleur assez vive au genou malade.

Depuis Thane, où je m’arrêtai, le pays s’embellit ; on parcourt une belle vallée très-habitée, où de temps à autre, on trouve quelques uns des anciens monumens du Nord, comme des pierres runiques, des monts funéraires. Sur un de ces derniers, il y a une pierre haute de quinze pieds ; on croit que c’est le tombeau de la femme d’Harald-Haarfager, le conquérant de la Norvège. En général, on ne trouve presque aucun de ces monumens dans les mauvais pays du Nord ; je ne crois pas qu’il y en ait dans la province de Bergen, du moins je n’en ai pas vu un seul. Les habitans de cette première vallée ont leur langage mêlé de mots étranges qui n’ont guères de rapport au suédois et au danois. Chaque vallée a un dialecte particulier aisément compris des habitans du canton voisin, mais très-difficile pour ceux qui sont plus éloignés. Si le suédois et le danois, qui sont les deux principaux dialectes, eussent été unis tout-à-fait, le langage eût été cultivé, et l'émulation se serait naturellement établie entre les habitans des royaumes différens. Chaque canton en Italie et en Allemagne, est soumis à un autre gouvernement, et a réellement aussi un dialecte particulier, mais les gens bien élevés doivent parler par-tout, bon italien ou bon allemand. Les jalousies nationales ont fait suivre dans le Nord un plan tout différent ; ne pouvant changer tout-à-fait la prononciation, on a des deux parts, autant que possible, estropié les mots dans l’écriture, pour empêcher aux yeux de les reconnaître.

Je fus enfin me présenter à Lundene chez le foren scriver (ou en suédois lagman, juge provincial), M. Göltsen, qui voulut bien me permettre de me reposer chez lui. Ce fut ici que j'appris la révolution de Bonaparte. Quoique depuis long-temps presque étranger à la France, la nouvelle me fit grand plaisir. Les Français en effet ont dû être enchantés de voir un homme qui les tirât des griffes rapaces de ceux qui gouvernaient avant. Son retour en France l’avait mis dans la nécessité d’être le chef du gouvernement, ou d’être guillotiné. C’est presque toujours de circonstances pareilles qu’on a vu sortir les plus grandes choses ; puisse-t-il ne pas tromper l’attente des honnêtes gens, et mettre un terme à nos discordes et à la guerre.

À la sortie de Lundene, il fallut gravir une montagne, pour aller gagner une autre vallée. C’est sur-tout dans cette vallée que je m’aperçus de la différence totale des habitans à ceux des côtes de la province de Bergen. Les maisons de bonde riches sont très-nombreuses. Les gens sont doux, serviables, obligeans, satisfaits de la moindre chose au-dessus du prix ; s’ils demandent quelquefois, c’est comme faveur et poliment, mais non pas en disant des injures, ou en menaçant de vous assommer, comme ces enragés ichtiophages de l’autre côté des monts.

Le penchant des montagnes parait cultivé presque jusqu’au sommet ; les maisons sont très-fréquentes et l’intérieur en est propre et commode. À Tomle-volden sur-tout, les paysans qui tiennent la poste, me reçurent avec des manières et un langage honnêtes, qui feraient honneur aux habitans des plus grandes villes ; ils s’empressaient de me servir et m’aidaient à me réchauffer, sans intérêt, par pure bienfaisance. Je fus enfin me présenter le soir chez le prêtre Munck à Land, où je fus parfaitement reçu.

Cette paroisse est située près du commencement du grand lac, qu’on appelle Rand-fiord ; il a plus de dix milles de long, mais il est peu large et a l’air d’une grande rivière ; il court dans une ligne parallèle avec celui de Miösen, qui est près du double plus long, sans être beaucoup plus large. Ce dernier est dans la grande vallée de Christiania, qu’on appelle Hede-marken. C’est dans cette vallée, qu’est la plus grande population de la Norvège et le pays le plus fertile. Ce grand lac sert à la transportation des bois de l’intérieur du pays jusqu'à Frédérickstad, où la rivière qui en sort, se jette, après avoir formé un autre grand lac, qui approche jusqu’à deux milles de Christiania. C’est aussi le long de ses bords que passe la grande route de Drontheim à Christiania.

L’ancienne capitale de cette partie de la Norvège, Star-Hammer, a été située sur un cap du grand lac Miösen. Cette ville a été florissante jusqu’en 1300 ; on y comptait sept à huit mille habitans ; elle était le siège du gouvernement, et il y a eu vingt-quatre évêques. Des incendies et la peste en 1350 l’ont tout-à-fait ravagée. A présent on ne voit plus dans l’endroit que quelques ruines de peu de conséquence. Le nom de cette ville semble lui avoir été donné sur l’ancien culte du pays, le Grand-Marteau, qui était le simbole de la religion de Thor ; comme nous avons nommé pusieurs villes Ste. Croix, la Vraie-Croix (Vera-Cruz) etc. Il y avait aussi une petite ville à l’autre bout du lac qu’on appelait Lille-Hammer (le Petit-Marteau)[1]. Le commerce a peu-à-peu entraîné les villes sur la côte, et à-présent, il n’en est pas une seule en Norvège qui ne soit située sur le bord de la mer, excepté les deux villes bâties pour les mines de Kongsberg et de Röraas.

J’arrivai enfin à Gran chez le prêtre Lassen, où je m’arrêtai un jour ou deux. Les paroisses dans ce pays sont très-nombreuses et le pays paraît très-fertile. Le presbytère était autrefois un couvent de chanoines réguliers. Dans le même cimetière, il y a deux églises ; on ne pouvait en deviner la raison, puisqu’il n’y avait qu’une seule paroisse. La chose m’a paru assez simple, l’une d’elles était pour le chapitre et l’autre pour la paroisse. Celle destinée au chapitre, et dans laquelle les stalles des chanoines étaient encore conservées, a brûlé l’été dernier par accident.

Près l'annexe de ce pastorat, il y a une pierre runique sur un ancien champ de bataille. La reine Marguerite, en se rendant à Bergen, fit présent à l’église voisine d’une belle girouette, dont la pointe est en or ; quand le jour est serein, on la voit briller de loin comme une étoile. De la jusqu’à la ville, je trouvai toujours continuation de beau pays, et sur-tout continuation de bons procédés de la part des bonnes gens ; je n’eus aucune autre mal-encontre, que le froid excessif, qui me gâta un talon, une joue, et qui pis est, ma bouteille de Malaga. À la maison où je passai la nuit, je retrouvai la coutume du nord de la Suède, la chambre d’honneur pour l’étranger était tapissée des habits du maître et d’une trentaine de jupons.


  1. On trouve encore à tous pas, en Suède et en Norvège, des endroits portant les noms de Thor et de Hammar ou Hammer, comme Thor’s-ôker (champ de Thor), Hamar-By, (village du marteau) etc. etc.