Promenade d’un Français en Suède et en Norvège/25

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Christiana. — Kongsberg. — Mine d’argent. — Frédéricksten. — Charles XII. — Quelques réflexions.


Les environs de Christiania sont de toutes parts fort intéressans ; en général, le pays est fertile et bien cultivé. À cette ville se termina la promenade solitaire, qui forme le sujet des derniers chapitres ; je rentrai, pour ainsi dire, dans la grande allée, et tout compté dois avouer que la société des belles et des damoiseaux vaut bien celle des ours.

Il est peu d’hommes qui n’ait ses accès de misanthropie, et Dieu sait que j’ai bien quelques raisons d’en avoir ; mais enfin tout se succède en ce monde : quand on est fatigué de la société il est fort sage de la fuir ; mais aussi quand on est las de la solitude, il ne est pas moins de la quitter. Jamais disparate ne fut plus marquée. On trouve à Christiana des manières engageantes, et des femmes aimables, bien élevées.

Deux jours après mon arrivée, je fus invité à passer les fêtes de Noël à Fladeby chez Mr. Collet dans une partie enivrante, on pourrait presque dire, tant les plaisirs se succédaient rapidement : la danse, la comédie, le jeu, la bonne chère, à peine pouvait-on respirer. L’étranger qui ne connaît la Norvège que par Christiania, comme il arrive d’ordinaire, doit s’en faire une idée bien fausse en vérité. L’opulence, le luxe et le ton de la société, rendent Christiania plutôt semblable aux plus grandes villes. Tout ce grand luxe cependant, en quoi consiste-t-il ? en quatre ou cinq maisons opulentes, tout le reste est pauvre. Le ton de Drontheim n’est pas à beaucoup près si bruyant, mais je le préférerais sans contredit ; il n’y a point de gens très-riches, mais tout le monde est aisé, et cette particularité répand dans la société un esprit d’indépendance, que l’on s’aperçoit bien vite ne pas exister à Christiania.

À l’époque de Noël, il est d’usage en Norvège de s’amuser et de se réjouir avec ses amis, et pour montrer l’étendue de hospitalité et le désir que l’on a de voir tous les êtres satisfaits ; on met au bout d’une perche à toutes les portes de grange une botte d’avoine en paille, pour régaler les oiseaux ; on l’y laisse jusqu’à ce qu’elle tombe, et jamais on a l’idée de s’en servir comme d’un appât pour les tuer plus à l’aise.

La ville de Christiania a été bâtie par Christian IV, après l’incendie d’Opsloe, arrivée en 1624. Cette ancienne ville était à quelque distance de la nouvelle ; l’évêque y réside encore.

Il y avait à Christiania une cour suprême pour la Norvège, mais elle a été supprimée dans ces dernières années. Le gouvernement a rassemblé à Copenhague les académies, les cours de justice, et tout ce qui regarde le public dans les états qui dépendent du Dannemarck. On trouve pourtant à Christiania une école militaire, peu nombreuse mais bien tenue, où les jeunes gens sont surtout instruits dans tout ce qui regarde la gymnastique.

Dans la plupart des villes de Norvège, la société s’occupe à jouer quelques pièces de théâtre ; c’est une chose très-utile pour exercer la mémoire des jeunes gens, et qui avec le temps adoucira sûrement les mœurs des villes de l’intérieur. On y attache de l’importance, et ce genre de spectacle est très-intéressant.

J’ai déjà dit que tous les habitans des campagnes étaient soldats-nés. Les dragons du régiment de cette province, qui est un des plus beaux corps que l’on puisse voir, s’entretiennent entièrement à leurs frais. Lorsque ce régiment entra en Suède en 1789, presque tous les dragons avaient au moins vingt ducats en poche. La bonne discipline qu’ils observèrent dans leur route, fut admiré du pays qu’ils envahissaient. Dix ans encore après, le maire d’Udzlewalla à cette époque m’a dit : » Nous avions affaire à de nobles ennemis ; pendant leur séjour il n’y a eu ni dégât, ni bruit, ils ont payé tout ce qu’ils ont pris ; des compatriotes n’auraient pas pu se conduire avec plus de réserve. » Un tel éloge est bien flatteur.

Le commerce de Christiania se fait presque entièrement avec l’Angleterre ; il consiste en planches, bois de construction, cuivre, fer, et autres denrées du Nord, comme goudron, chanvre etc., mais le blé manque ordinairement ; le pays n'en fournit pas assez pour la consommation des habitans ; avec un peu de surveillance et d’activité, on réussirait sûrement à le faire produire plus qu’il ne leur en-faut.

Pour donner une idée dé l’importance du commerce des bois, il suffira de dire que plusieurs personnes à Christiania ont des arrangemens avec des compagnies anglaises, pour leur en fournir : chaque année pour 30,000 liv. sterling. Mr. le grand-bailli de Kaas voulut bien m’accueillir dans cette ville, et ce serait manquer à la reconnaissance de ne pas faire mention de l'hospitalité généreuse du chambellan Anker, qui se fait un devoir de faire les honneurs du pays à tous les étrangers ; la connaissance profonde qu’il a de presque toutes les langues de l’Europe, le met à même de s’entretenir avec eux dans la leur propre.

Je fus voir dans le voisinage, la belle maison de Bogstadt qui appartient à M. Pierre Anker-On en va voir beaucoup en Italie, dont les décorations et les tableaux ne valent pas ceux de celle-ci ; mais ce qui sur-tout charme, c’est la bonhomie et la bonté du propriétaire.

Christiana, étant souvent visitée par les étrangers et très-connue, je ne crois pas devoir m’arrêter à des détails plus minutieux. Il faut bien se garder de croire, après l’avoir vue, avoir acquis quelque notion de la Norvège, comme je l’ai dit, On y trouve le ton d’une capitale, qui a bien peu de rapport avec le pays où elle se trouve.

On danse à Christiania et dans la plupart des villes du pays, avec la même fureur qu’en Suède ; et c’est par la même raison : comme on fait peu d’exercice, la danse devient nécessaire. Les fiançailles aussi se font plusieurs années avant le mariage ; c’est un noviciat un peu long. Un jeune homme, ainsi promis, semble souvent regarder sa fästmö (fiancée) comme sa propriété, et il prend, sans trop se gêner, des libertés assez grandes en public ; j’en ai vu faire sauter leurs promises sur les genoux, pendant des heures entières, dans un grand bal. Ils sont aussi très-jaloux et ne permettent presque à personne de dire le mot à leurs belles. Il arrive souvent que deux jeune gens se promettent, sans avoir le moindre moyen d’existence l’un et l’autre ; le jeune homme après cela, comme l’oiseau qui ramasse la paille pour bâtir son nid, va à Copenhague et tâche d’avoir une place.

Pendant mon séjour dans cette ville, j’ai lu la Promenade beaucoup plus périlleuse de M. Mungo Parck dans l’intérieur de l’Afrique. Les détails de cette expédition me paraissent très-intéressans, ils donnent des connaissances géographiques de ces pays qu’on n’avait pas avant. Un voyage à faire, serait de pénétrer dans l’intérieur de l’Afrique par Rio-Grande, plus bas que Gambia, de remonter a la source de cette rivière, de traverser les montagnes et de joindre le Niger. Cette première course ne prendrait pas plus de quinze jours depuis le bord de la mer. On pourrait ensuite descendre en bateau le fleuve Niger, jusqu’au grand lac, dans l’intérieur de l’Afrique, où il se perd. De ce lac, il faudrait remonter une des rivières de la Nubie, passer ensuite les montagnes de la Lune, et gagner le Nil, ou une des rivières qui se jettent dans la mer des Indes.

Les principales difficultés que M. Parck a éprouvées, viennent de ce qu’il était chrétien. Son habillement et sa couleur aussi, étaient fort contre lui : si un Nègre venait débarquer en Italie, qu’il prit deux valets blancs et les fit s’habiller comme lui, à la mode d’Afrique, qu’en outre il se dit païen et voyagea ; je ne crois pas en vérité, qu’il se tirát beaucoup mieux d’affaire que M. M. Parck en Afrique.

On éviterait tous ces inconvéniens, en se servant d’un Nègre, élevé dans la religion Musulmane et en lui donnant une éducation, qui eût rapport à l’objet auquel il serait destiné. Mais où m’écarté-je, je voudrais bien savoir le rapport qu’a ma promenade avec l’Afrique : on brûle dans cette dernière, mais en Norvège, il faisait un froid horrible. Malgré la promesse que je m’étais faite, de ne plus me hasarder l’hiver sur les grands chenúns du Nord, je pris la route de Kongsberg avec un assez gros rhume ; j’ai depuis eu le temps de me repentir d’avoir été voir cette mine, et l'imprudence que je fis alors, finira probablement par m’envoyer faire des promenades dans l’autre monde, mais enfin, patience... Courant donc sur la neigé, à travers un pays qui m'eût semblé beau sans son manteau blanc, j’arrivai aux collines du paradis, où je tombai enfin dans la grande vallée, où est située la longue et vilaine ville de Bragnæss.

Le nom de paradis donné à des collines couvertes de six pieds de neige, me parut assez mal appliqué, mais enfin, la neige fond au mois de juin au plus tard, et la vallée qu’elles dominent doit alors être fort belle.

Trois petites villes sont placées les unes à côte des autres, et on les désigne sous le nom de Dramen. Les trois ensemble sont plus habitées que Christiania, mais le ton y est bien différent, on ne songe ici qu’au commerce, et les trois villes ayant des corporations différentes, se jalousent et se nuisent le plus qu’elles peuvent.

Je fus reçu à Bragnæss par M. Stockflet, que sa famille aimable et ses connaissances littéraires rendent fort intéressant. Il a traduit en vers danois la tragédie d’Alzire vers pour vers, et fort bien rendus : je n'imagine pas qu’il soit possible de jamais faire une besogne plus pénible.

Je remontai la rivière et la belle vallée de Drams, qui est celle dont j’avais suivi le cours, après avoir passé le File-fiälle ; je traversai la montagne qui sépare cette vallée de celle de Lauven, dans laquelle est située Kongsberg, et j’arrivai bientôt dans cette ville. Cette vallée est bien sauvage, et l’on voit déjà sur les côtés les fiälles pelées, dont j’ai souvent eu l'ccasion de parler.

On m’a positivement encore assuré à Kongsberg, de la possibilité de faire une route dans cette vallée, pour se rendre à Bergen.

La ville de Kongsberg est de peu de conséquence ; elle doit son origine à la mine célèbre. d’argent qui en est près ; ainsi presque tous les habitans sont, ou mineurs, ou employés dans la direction. Le produit de cette mine a autrefois été plus considérable ; depuis longues années les frais absorbent le profit. On m’a assuré qu’elle coûtait annuellement 400,000 rixdallers, et la quantité de métal que l’on fond à la monnaye de la ville ne monte qu’à 8,000 au plus 10,000 rixdalers par mois. Dans aucune mine cependant, on n’a trouvé l’argent si pur ; dans certaine veine on le trouve comme fondu dans la pierre, et formant différens fils qui semblent sortir de chez l’orfèvre ; autrefois on trouvait des morceaux prodigieux : on en montre un au cabinet de curiosité à Copenhague, dont on estime la valeur à 5,000 rixdales et dont le poids est de 560 livres. On en tire encore quelquefois, qui pèsent près d’une livre ; mais ordinairement il faut bien casser des pierres pour en ramasser, autant. Il y a certaines mines, où le minerai se trouve mêlé avec du cuivre et un peu d’or, mais dans ces dernières on ne trouve pas l’argent natif.

La profondeur de la mine de Kongsberg est de douze cents pieds ; les travaux en sont immenses ; mais ils sont cependant moins intéressans, pour l’étranger, que ceux des mines de Falhun, de Dannemora, et de Sahla en Suède ; les ouvrages et les machines ne se présentent pas tout d’un coup à la vue : ils sont beaucoup plus dispersés et par conséquent ne frappent pas autant. La manière de descendre est aussi beaucoup moins commode ; ce sont des échelles ou des escaliers tortueux et très-rapides : on ne voit dans l'intérieur, que ce que l’on voit dans toutes les mines, des corridors étroits, humides, mais point les grandes voûtes de celles de Suède. Çà et là sur la montagne, on voit quelques inscriptions et les chiffres des princes ou rois danois, qui sont venus visiter les travaux.

Il est absolument défendu aux ouvriers de retenir le moindre morceau d’argent natif ou de minerai, et à qui que ce soit de leur en acheter ; les étrangers qui désirent s’en procurer, doivent s’adresser à la direction, qui les donne à un prix taxé avec une attestation, sans laquelle on serait exposé à être arrêté.

Tous les vendredis, les conducteurs des travaux se rendent à la fonderie, avec le produit de leurs ateliers. Ce produit est logé dans un petit sac et pourrait fort bien tenir dans un gand ; il est pesé devant le directeur des mines, qui prend note du poids et de la valeur, et jette le tout dans différens coffres, suivant la qualité. Il y a dans ce voisinage plusieurs autres mines, entre autres une de cobalt dont on fait du bleu et une mine de cuivre, dans laquelle on trouve quelquefois un peu d’or natif. Les mendians et les malheureux qui entourent ce Potose Norvégien, font bien voir que ce n’est pas l’argent qui nourrit : Kongsberg est, sans contredit, la ville de Norvège la plus misérable. On fait monter le nombre des ouvriers à plus de quatre mille, la plupart sont mariés : l’on doit sentir dans quelle effroyable détresse, un père de famille laisse sa femme et ses enfans lorsqu’il vient à mourir, avant qu’ils ne soient en état de travailler. Le gouvernement cependant, donne une petite pension d’un ou de deux rixdales par mois aux veuves, mais ce n’est pas suffisant. Dans l’état où se trouve à présent cette mine, le mieux serait peut-être de disperser la plus grande partie des ouvriers et de n'en garder qu’assez, pour ne pas abandonner tout-à-fait, une mine autrefois très-riche, et que l’espèce de métal qu’elle contient, donne l’espoir de voir refleurir.

Le peu de société que l’on trouve dans la ville de Kongsberg, est comme dans toutes les villes de Norvège, divisé en deux ou trois coteries ou clubs qui ne se voyent point, et se chicanent perpétuellement. J’assistai au bal qu’un des clubs donnait pour le jour-de la naissance du roi, et j’y vis une vingtaine de femmes, obligées de danser assez tristement entre elles, faute d’hommes. Il en est ainsi dans tout le pays ; c’est un fait qui me paraît certain, on trouve dans le Nord, au moins un tiers plus de femmes que d’hommes. J’ai visité bien des gens en Norvege, et il est sûr que la proportion des enfans dans les maisons, sur-tout les prêtres, m’a paru être trois filles, un garçon : j’en ai trouvé plusieurs, où il y en avait six et un seul garçon.

Les hypothèses de Montesquieu, quand il explique la polygamie des pays du sud de l’Asie, par la quantité plus que double des femmes, me paraissent peu fondées. Sous le même climat dans deux pays voisins, on voit souvent dans l’un, plus d’hommes que de femmes et dans l’autre plus de femmes que d’hommes. Dans le sud de la Suède, par exemple, il m’a paru qu’il naissait plus d’hommes et en Norvège plus de femmes.

C’est avec crainte, que je me permets de donner ces remarques, je ne juge réellement que sur une centaine de maisons que j’ai vues dans chaque pays ; il se pourrait que la généralité, sur-tout les paysans, eut des résultats fort différens.

Mon intention était de pousser le long de la côte, au moins jusqu’à Tonsberg, pour y voir le seul établissement royal en Norvège, qui ait jamais payé les frais et rapporté quelque chose. Je veux dire les chaudières pour faire le sel de Tonsberg, qui sont en bon état. Mais ce fiord, ce maudit fiord, que je devais traverser après pour revenir sur ma route, était couvert de gros glaçons ; force me fut de retourner sur mes pas et de revenir à Christiania ; je ne fis que passer dans cette ville, et j’en partis le lendemain ; à la sortie du côté de la Suède, on gravit une montagne assez haute, du sommet de laquelle on découvre la riche vallée dans laquelle la ville est située, et aussi le bras de mer qui s’en approche. En été ce point de vue doit être de la plus grande beauté.

Sir Home Popham, trouvant l’embouchure de l'Elbe gelée, était venu débarquer à Moss, où il fut reçu splendidement par le chambellan d’Ancker qui a dans cette ville une belle fonderie de canons. Je fus me présenter à Moss, le lendemain du départ pour Pétersbourg de Sir Home, et je vis le chambellan Ancker, s’embarquer sur le même yackt, qui retourna en Angleterre. Le froid était excessif : il est bien singulier et digne de remarque, que la mer gèle en Hollande et souvent dans les ports du nord de la France, et qu’avec quinze degrés de froid de plus, elle ne gèle jamais à la côte en Norvège.

En outre de la fonderie et de la forge, on voit à Moss nombre de moulins à scie qui vont toujours ; plus loin près de Fréderickstadt, la rivière qui sort du grand lac Miössen apporte les bois de l’intérieur, et les chutes d’eaux sont encore couvertes de moulins à scie. La quantité de bois qu’on exporte de cette partie, est vraiment inconcevable : il faut que l’intérieur de la Norvège ne soit qu’une vaste forêt. On ne prend pas le moindre soin pour la reproduction des bois coupés : le manque d’habitans les rendrait inutiles, les bois repoussant tout seuls, et si le propriétaire pressé de jouir, ne les coupait pas trop jeunes, ce serait suffisant. Malheureusement on s’aperçoit que les bois dépérissent ; on ne voit plus d’arbres aussi gros, que ceux dont les anciennes maisons sont bâties en Suède et en Norvège : déjà toutes les côtes, à une distance de sept à huit milles en sont tout-à-fait dégarnies et si l’on ne prend pas de précaution, l’intérieur le sera aussi bientôt.

Il est fâcheux que la loi dont parle l’évêque Pontoppiddan, ne soit plus en vigueur ; il dit positivement que dans le sud de la Norvège, personne ne pouvait se marier sans avoir planté un certain nombre d’arbres : dans tout pays ceci serait un tribut très-léger, et réparerait immanquablement les bois épuisés.

La ville de Frédérickstadt est à l'embouchure de la rivière, qui sert de dégorgement aux grands lacs dont j'ai parlé, et c’est par là, que sortent bois du pays. Cette rivière traverse à quatre milleb de son embouchure le lac Öjeren qui s’approche jusqu’à deux milles de Christiania : un canal de communication avec cette ville, en augmenterait l’état florissant, en lui donnant une grande navigation intérieure, et je ne crois pas qu’il fût très-dispendieux.

Je fus me présenter au beau château de Hafslund chez M. de Rosencrants dont j’avais fait la connaissance à Christiania, et des attentions de qui je suis très-reconnaissant. Hafslund a vraiment l’air d’un palais ; à quelque distance sont les maisons régulièrement bâties des ouvriers, et des moulins à scie très-ingénieux, sur une cascade considérable de la rivière. À cette époque tout était gelé, excepté la cascade elle-même et c’était un spectacle très-intéressant de voir cette eau bouillonner et se précipiter dans la glace.

Dans ce district près la paroisse de Thunöe a existé une vi-le assez considérable appelée Sarpsbourg qui fut brûlée en 1550 par les Suédois. Comme on se plaît toujours à exagérer et à croire que les temps passés valaient mieux que les présens, on lui donne un mille de tour, et bien des milliers d’habitans. A cette époque, la Norvège n’était assurément pas dans un état très-florissant, mais qu’importe ? il ne faut pas ôter aux gens le plaisir de vanter leurs grands-pères.

Du plus loin que j’aperçus la forteresse de Frédéricksten, ma mémoire se retraça promptement le héros qui périt au pied de ses remparts. Cette forteresse domine la ville de Frédérickshald et le pays à l’entour a une hauteur de 560 pieds. Je fus très-empressé à la visiter, et sur-tout l’endroit où Charles XII tomba. Le comte de Schullenbourg commandant de la ville voulut bien n’y accompagner. Je montai d’abord à la forteresse, et j’en fis le tour ; puis je me rendis sur une plate forme au débouché d’un ravin, par où les troupes suédoises étaient montées ; en deçà d’un petit fort dont elles s’étaient emparées on me fit remarquer une croix de pierre, à trois cents pas du rempart, c’était précisément l’endroit où le roi reçut la coup de la mort. Plusieurs pieds de neige ne m’arrêtèrent pas et je me rendis sur le terrain ; sur les branches de la croix on a écrit Beleiring[1] 11 november 1718.

Lorsque Sir Sidney Smith visita cet endroit, il y a quelques années, il se prosterna et baisa la terre ; dans le recueillement que ce lieu me fit éprouver, je me rappelai le motto que dans mes courses j’avais vu autour du portrait de Charles XII, sur la tabatière d’argent d’un paysan Suédois, ancien soldat de ce héros. SPERENT NULLA VIDERE PAREM SECULA CAROL: XII: D: G: SWAEI: OCCUBUIT N: 30 Nov. AN° 1718.[2].

On avait élevé sur cet endroit, un monument en marbre blanc ; le feu roi de Suède, Gustave III, a demandé qu’il fût détruit, et le gouvernement de Dannemarck y a consenti. On le voit dans la muraille au-dessus de la porte de la citadelle. La sculpture en est fort bien faite.

D’un rocher près l’endroit où Charles XII tomba, la vue domine la belle vallée de Tisdale, où se trouve la cascade du même nom, dont on voit par-tout de belles gravures.

J’étais enchanté de mon expédition, j’avais oublié pour la faire, le gros rhume qui me tourmentait depuis trois semaines ; j’avais bravement traversé la neige, mes bottes en étaient pleines, et ce maudit endroit me fut presque aussi fatal qu’à Charles XII ; le soir, je fus pris de la fièvre et d’un surcroit de rhume, qui m’a fait croire pendant plusieurs jours, que je ne verrais plus la Suède que de mes fenêtres. Le comte de Schullenbourg prévoyant la détresse où je devais me trouver à l’auberge de la ville, qui n’est pas des mieux fournies, eut la bonté de m’y envoyer du bouillon, et ainsi toujours dans mes revers j’ai trouvé une main secourable qui m’a aidé à les supporter.

En outre de la forteresse et des troupes en garnison dans le pays, chaque paroisse a un dépôt d’armes ; il est dans une petite maison de bois écartée, communément située près de l’église et bâtie sur des piliers de pierre ; l’escalier en bois, est en dehors et relevé contre la muraille. C’est la même chose tout le long de la côte, en cas d’invasion, tout le pays serait armé dans quelques heures.

La ville de Frédérikshald fait un grand commerce, on apporte de la Värmelande en Suède, une quantité prodigieuse de fer et quelques cuivres, qui passent le Swine-Sund (le bras de mer qui sépare les deux pays) sur la glace, c’est surtout au mois de février, époque de mon séjour dans cette ville, qu’il en arrive le plus. La quantité de traîneaux qui passaient continuellement, était vraiment inconcevable.

Les habitans de cette partie sont très-aisés, les maisons ont très-bonne apparence ; on assure aussi que les hommes vivent à un très-grand âge. L’évêque Pontopiddan rapporte, que le lieutenant-colonel Colbiornsen fit près de Frédérickshald une noce de jubilée en 1733 en présence du roi Chrétien VI, où quatre couples furent remariés qui avaient entre eux, plus de huit cents ans, et qui dansèrent devant le Roi, et suivant l’usage ayant la couronne en tête.

Le ton de la société à Frédérickshald, est à-peu-près comme dans les autres villes de Norvège, on y voit cependant un mélange de manières suédoises, et c’est assez simple, le voisinage et le commerce ont nécessairement dû les y apporter ; La Suède est de l’autre côté du bras de mer sur lequel Frédérickshald est situé ; (le Swine-Sund, détroit des cochons) et n'a guères qu’un mille de large, aussi l’aperçoit-on très-distinctement.

Après m’être un peu rétabli, désirant gagner Gothenbourg, je me remis en route. Le froid était excessif, et je présumais trop de mes forces en le bravant. Je partis avec M. Tank un négociant de la ville, dont j’avais été accueilli, et nous traversâmes en traîneau le Swine-Sund, dont le passage en été est souvent si orageux. Ce fut réellement avec regret que je quittai la Norvège. Le peuple qui l’habite, intéressant à tous égards, mériterait d’être mieux connu : le gouvernement faute de connaissances locales, l’a souvent traité comme les habitans du Dannemarck. Le climat et le sol sont différens, il est donc nécessaire d’employer d’autres mesures : les Danois qui vont prendre possession de places en ce pays, y arrivent avec les préjugés du leur, et commettent souvent de grandes bévues.

La multiplicité, division et subdivision des impôts est à charge pour les peuples, ils aimeraient mieux sans contredit n’en payer que deux ou trois, plus forts, que près de quatre-vingt petits, sur toutes les productions de la terre. En Norvège, on les payait autrefois en nature, et il était simple alors de demander une certaine quantité de chaque production ; à présent on paye les taxes en argent, et comme l’on suit la même méthode, pour ne rien changer à l’ancienne, les propriétaires ne savent pas sur quoi tabler ; il n’est rien de bien fixe, et le système de modération adopté depuis long-temps par le gouvernement, l’empêche non-seulement de rien changer, mais même de statuer rien de positif à cet égard. L’impôt le plus fatigant pour les habitans des campagnes, en Suède comme en Norvège, c’est-ce qu’on appelle les free shiuss dont les militaires et beaucoup d’autres jouissent. C’est-à-dire de courir la poste sans payer : si la poste était établie aux dépens du gouvernement, il en supporterait les frais ; mais comme ce sont les paysans qui sont obligés de fournir leurs chevaux, il paraîtrait juste qu’ils reçussent le prix de leur peine : il est vrai qu’ils ont dans certain cas, droit à quelque léger dédommagement mais c’est peu de chose.

L'obligation absolue où sont les habitans des campagnes d’être soldats nés sans avoir la possibilité de prendre d'autre état, à moins d’une permission expresse du roi, semble être contre les progrès de l’industrie. Il y a nombre de gens riches dans les campagnes, qu’on appelle Boucle (paysans ou plutôt chefs de famille,) que cette loi contrarie et qu’elle empêche de donner à leurs enfans, l’éducation que leur fortune leur permettrait. C’est un spectacle étrange, de voir un homme jouissant d’une belle fortune, avoir le ton et les manières d’un paysan. J’en ai vu admis dans les maisons des gens de la ville se dépiter, rechigner et pleurer en demandant quelques postes qui les approchât d’eux : j’en ai vu aussi quelques-uns avoir les manières et le ton de gens très-bien élevés, mais c’est le petit nombre.

On ne saurait cependant que louer la douceur extrême du gouvernement paternel qui règne en ce pays : on pourrait presque se permettre de dire que ce qui a rapport à la police est trop doux et trop tolérant.

Le plus petit changement exige des procédures prodigieuses, et c’est d’autant plus singulier que le roi a de droit, le pouvoir de faire tout à son gré : mais on peut dire qu’il ne s’en sert que bien rarement ; j’en ai vu un exemple assez remarquable : la poste aux lettres pour les petites villes le long de la côte jusqu’à Christiansand, passe par Christiania, mais cela fait un détour de près de vingt milles, que l’on pourrait éviter en faisant partir un bateau avec les lettres de Moss, à Tonsberg à 1 1/2 mille de distance. Dans d’autres pays, en Angleterre même, il y aurait tout simplement un ordre de faire passer les lettres directement, dans celui-ci il a fallu consulter tout le monde, et savoir si chaque individu voulait consentir à cette mesure. J'ai vu à ce sujet un tas de paperasses, qui avait près d’un pied de haut.

Ce trait quoique futile, peut donner une idée de la manière dont les affaires se font dans ce pays ; ce serait absolument ainsi, que dans une famille, chacun donnerait son avis, sur quelques changemens de peu de conséquence ; dans les états il y a souvent du danger à consulter tout le monde ; il est vrai que quand le chef peut faire à sa guise, les sujets doivent regarder cette condescendance, comme une politesse.

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  1. Le siége ou commencement du siége le 11 nov. 1718.
  2. Qu’aucuns siècles n’espèrent rien voir de pareil : CHARL: XII: D : G: DES SUÉDOIS, il mourut le 30 nov. 1718.
    J’espère que le lecteur me saura gré, de m’abstenir de réflexions, que beaucoup se sont permises sur la direction du coup fatal. Ce qu’il y a de sûr c’est que le Roi fut tué dans cet endroit, qu’il avait en face et sur les côtés, les batteries de la forteresse, et que la tranchée où il se trouvait, en était à portée de carabine.