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Promenades Littéraires (Gourmont)/Les Survivants

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Promenades LittérairesMercure de France (p. 165-172).


LES SURVIVANTS


Il faut vénérer les survivants. Un homme prend de la valeur, par cela même qu’il dépasse de quarante ou de cinquante ans la maturité humaine. Que de choses il a vues, profondément différentes de celles qui se passent sous nos yeux ! Sans doute, l’humanité de sa jeunesse était déjà la vieille humanité, mais elle avait une manière d’être vieille, qui maintenant nous semble toute jeune. Il a été le contemporain de mœurs qui nous semblent naïves, comme le paraîtront les nôtres à ceux qui seront jeunes dans un demi-siècle. Cette naïveté, toujours renouvelée, est une pure illusion ; il y a autant de naïveté dans le présent et il y en aura autant dans chacune des futures années que nous en pouvons trouver dans une quelconque des années passées. Mais nous ne voulons pas comprendre cela et peut-être avons-nous raison.

Il faut concevoir le monde comme un enfant perpétuel qui grandit perpétuellement en force et en sagesse ; il ne sera jamais raisonnable, mais sa dernière manière de déraisonner est nécessairement la meilleure, puisque c’est celle de la génération vivante. A cause de cela, un vieillard nous paraît curieux, comme à une petite fille une plus petite fille. Comment vivait-on à l’époque où M. Philibert Audebrand avait trente ans ?

Cela remonte loin, car il en a aujourd’hui bien près de quatre-vingt-dix. Il était, à peu de chose près, le contemporain de Théophile Gautier et d’Alfred de Musset ; il vit paraître, à la devanture des librairies, Albertus, le Spectacle dans un fauteuil, les Feuilles d’automne, comme nous avons vu paraître les Trophées et la Princesse Maleine, Ce n’est pas en soi un grand mérite. Cela en devient un, quand le survivant, mêlé à la vie littéraire, a gardé sur sa jeunesse des souvenirs précis et qu’il est capable de les raconter agréablement.

C’est ce que vient de faire M. Philibert Audebrand dans un volume curieux à parcourir, plein d’anecdotes, de traits et de portraits, intitulé : Lauriers et Cyprès, pages d’histoire coutemporaine[1]. Le livre a encore un autre titre que l’on découvre après avoir tourné la couverture : « Le Divan de la rue Le Peletier » ; meilleur que le premier, il a aussi le mérite d’être plus précis et de fixer immédiatement la période à laquelle se rapportent ces souvenirs. « Ce que je vais vous raconter, nous dit l’auteur, se passait, il y a un demi-siècle, ou très peu s’en faut, à ce café littéraire de la rue Le Peletier qu’on appelait le Divan, parce qu’il était assez simplement meublé à la manière de ceux de Stamboul. » C’est là que se réfugièrent, pour parler avec une relative liberté, au commencement du second Empire, des écrivains, des orateurs, des artistes que le nouveau régime gênait dans leur carrière.

On y voyait Chenavard, le précurseur mystique de Puvis de Chavannes, Préault, sculpteur plus célèbre par son esprit que sa sculpture, Taxile Delord, Clément Caraguel, Toussenel, Léon Gozlan, Philoxène Boyer, Théodore de Banville, et bien d’autres, la plupart complètement inconnus aujourd’hui.

Banville et Boyer étaient inséparables. Tous deux faisaient des vers, mais avec des talents inégaux. Tandis que Banville a laissé les Odes funambulesques, les Stalactites et plusieurs autres recueils d’un art précieux et sûr, Philoxène Boyer, plein de projets, n’a presque rien laissé que ces projets. Cependant, M, Philibert Audebrand cite de lui un bien joli sonnet, les Deux saisons, qui se peut mettre en parallèle, peut-être, avec le trop fameux sonnet d’Arvers. Le voici pour que l’on puisse en juger :

J’ai mis mon cœur sous une rose.
En cherchant vous l’y trouverez
Avec ses souvenirs dorés,
Ses regrets, son ennui morose.
Demain la corolle déclose,
Lorsque vous la regarderez,
N’aura plus ces tons enivrés
Qu’un rayon de soleil compose.
Pourtant, du bouquet qui mourra
Vers vous un paiium montera,
Plein de sensations cachées.
Et c’est mon cœur fidèle et doux,
Enfant, qui montera vers vous
Dans cette odeur de fleurs séchées.

Philoxène Boyer avait une grande ambition : il voulait faire connaître à la France le véritable Shakespeare. Malgré l’admiration des romantiques, Shakespeare, en effet, était bien mal connu, même du public lettré, il y a cinquante ans. Les traductions anciennes étaient insuffisantes ; les nouvelles n’étaient point meilleures : de Le Tourneur à Benjamin Laroche, le progrès avait été médiocre. Philoxène Boyer méditait de mettre Shakespeare en un véritable français qui fût en même temps un véritable miroir de l’œuvre du grand poète ; il voulait faire ce qu’ont entrepris et réussi depuis, jusqu’à un certain point, François-Victor Hugo et Maurice Montégut, Pour se préparer à ce grand travail, « pour bien comprendre l’homme, dit Philibert Audebrand, pour le posséder en chair et en esprit, pour le contempler de face et de profil, pour le surprendre tel qu’il a été durant sa vie, pour converser avec lui comme s’il eût été son contemporain, il avait tenu à compulser les cent mille pages qui ont été imprimées sur lui dans les trois îles. Biographies, notes, commentaires, éditions diverses, journaux, pamphlets, correspondances, affiches, procès, il a tout digéré. En tout, me disait-il, j’ai dû faire venir de Londres et interroger un à un quatre cents volumes… » Tout ce labeur ne lui servit qu’à faire quelques conférences, à rédiger quelques articles. S’il connut Shakespeare, il n’eut pas le temps de le faire connaître, étant mort au moment même où il aurait pu tirer parti de ses études préliminaires.

Théodore de Banville, incapable de ces larges travaux, se contentait alors de rêver et de fumer des cigarettes. Brouillé avec sa famille, qui déplorait d’avoir produit un poète, quand elle comptait sur un officier de marine, il vivait très pauvrement. Son seul luxe était de se faire raser barbe et cheveux plusieurs fois par jour : la barbe, pour ressembler à Horace, les cheveux par crainte de les perdre. Il était parfois si démuni qu’il ramassait des feuilles d’arbre pour les faire sécher et en façonner d’exécrable tabac. Sa mère, cependant, lui envoyait en cachette tout l’argent qu’elle pouvait. Il finit par hériter, et il est mort riche. Une seule chose l’intéressait : la poésie. « Pourquoi je vis ? disait-il. Je vis pour le laurier. » Le laurier vint aussi, plus tard.

Comment choisir dans ce livre si plein et où chaque page contient sa curiosité ? Voici des anecdotes sur Victor Hugo, sur Lamartine, sur George Sand, sur toutes les célébrités et les demi-célébrités du dixneuvième siècle. Voici Jules de la Madeleine qui, après avoir longuement adhéré au panthéisme de Pierre Leroux, après avoir écrit des romans passionnés, était tombé dans un christianisme sombre. Il ne parlait pas dix minutes sans proférer gravement : Ego christianus sum. Il s’entretenait surtout de l’enfer et du jugement dernier. Voici Louis Ménard[2], qui se vantait de croire aux dieux d’Athènes, qui leur faisait dans sa chambre des libations et des sacrilices. Voici cet Alexandre Weil, qui faisait le fou pour cacher un jeu des plus pratiques. Il s’était converti, dans sa jeunesse, sous les auspices de l’abbé de Genoude, puis était retourné au judaïsme. On dit que c’est lui qui, avec Gérard de Nerval, aida Henri Heine à mettre en français son livre Lutèce, paru d’abord en feuilletons dans la Gazette d’Augsbourg. Mais Weil, israélite alsacien, écrivait un français bizarre, et c’est plutôt la langue de Nerval qu’on retrouve dans Lutèce ? A force de faire le fou, Weil l’était-il devenu réellement ? Après avoir couvert Victor Hugo d’injures incohérentes, il parle de lui en termes affectueux dans ses mémoires. C’est plutôt l’intérêt que le détraquement qui semble avoir guidé ses revirements. Sa femme, modiste de la cour, lui avait gagné vingt-cinq mille francs de rente ; aussi fut-il fervent bonapartiste, tant que l’empire dura. Après Sedan, il se répandit en imprécations. Weil est mort très âgé, cherchant toujours à faire parler de lui, amoncelant les brochures les plus diverses. Il poussa l’impudeur jusqu’à écrire sur la langue française, lui qui n’avait balbutié jusqu’à vingt ans que le patois des juifs d’Alsace !

M. Philibert Audebrand, qui évoque tant d’ombres, ne parle pas de lui-même, et c’est dommage. Peut-être nous réserve-t-il des mémoires personnels. Nul ne serait comme lui à même de nous introduire dans les coulisses du petit et du grand journalisme au dix-neuvième siècle. Il a écrit partout, sous son nom et sous vingt à trente pseudonymes. Rencontre-t-on des articles signés E. Duvernay, Maxime Parr, Henri Plassan, E. de Saint-Amand, Jer. Pecht, Bogdanoff, il ne faut pas prendre ces noms pour ceux de personnages véritables ; ce sont autant de masques mis, les uns après les autres, sur sa figure de boulevardier par M. Philibert Audebrand. Ce survivant, qui aima tant à se masquer, vivra encore assez, espérons-le, pour avoir le temps de se démasquer complètement devant les curieux du passé.

1903.
  1. Un vol. in-18, chez Calmann-Lévy.
  2. Son nom n’est pas écrit, mais il est très reconnaissable.