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Promenades Littéraires (Gourmont)/Les Transplantés

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Promenades LittérairesMercure de France (p. 330-347).


LES TRANSPLANTÉS


I


Au mot qu’a imaginé M. Barrès, « les déracinés », il faudrait, je pense, en opposer un autre, qui exprimerait la même idée matérielle et une idée psjcholog-ique toute différente, les transplantés. On emploierait l’un ou l’autre selon que l’on parlerait d’un homme à qui le changement de milieu a été mauvais, ou d’un homme qui a trouvé une nouvelle vigueur par le fait même de sa transplantation en un terrain nouveau.

Cette insinuation m’est suggérée par la lecture de quelques pages d’un livre modestement intitulé Prétextes. L’auteur, M. André Gide, peu connu du public des journaux, est l’un des jeunes écrivains. les plus estimés et les plus écoutés du monde littéraire, l’un de ceux qui comptent, l’un de ceux dont l’opinion a une valeur non pas marchande, mais philosophique. Esprit très logique, il a été choqué de la thèse de M. Barrès, en tant que thèse absolue. Il reconnaît que le déracinement est défavorable aux natures faibles, qu’il est bon que la plupart des hommes vivent ou meurent là où ils sont nés ; mais il croit que la transplantation est heureuse pour les forts et qu’elle les fortifie encore.

Au cours d’une polémique à ce sujet, M. Charles Maurras, qui est pourtant, lui aussi, une intelligence de haute valeur, avait eu la malheureuse inspiration d’écrire : « M. Doumic, dans la Revue des Deux Mondes, admet la théorie des Déracinés, mais sous la réserve suivante : Le propre de l’éducation est d’arracher l’homme à son milieu formateur. Il faut qu’elle le déracine. C’est le sens étymologique du mot « élever ». « En quoi, ajoutait M. Maurras, ce professeur se moque de nous. M. Barrès n’aurait qu’à lui demander à quel moment un peuplier, si haut qu’il s’élève, peut être contraint au déracinement. » Il est dangereux, lorsque l’on n’est pas très familier avec les choses de la nature, avec les travaux de la campagne, d’appuyer une théorie sur des comparaisons champêtres, rurales, horticoles ou forestières. M. Gide l’a bien fait voir à M. Maurras et à M. Barrès lui-même.

Ce haut peuplier dont vous parlez, leur dit-il, est précisément un exemple de transplantation. Il y a tout à parier qu’il n’est pas né là où vous le voyez ; les arbres nés sur place sont assez rares dans la nature cultivée. On s’est aperçu, en effet, que plus un arbre est transplanté, pendant sa jeunesse, plus il acquiert de vigueur, plus vite il atteint une taille respectable, mieux ses racines prennent la terre, mieux poussent sa tête et ses branches. Et ceci est tellement vrai, tellement connu, tellement banal que, poursuit M. André Gide, les marchands de jeunes arbres, les pépiniéristes, notent sur leurs catalogues de vente les « déracinements » qu’ils ont fait subir à leurs plants.

« Nos arbres, dit textuellementun de ces catalogues, ont été transplantés deux, trois, quatre fois et plus, suivant leur force, opération qui favorise la reprise ; ils sont distancés convenablement, afin d’obtenir des têtes bien faites. »

Quand il s’agit, non plus d’arbres, mais de petites plantes, on emploie le mot « repiquer ».

« Dès que les plants ont quelques feuilles, dit un horticulteur fort connu, M. Vilmorin, on doit, selon les espèces et les soins particuliers qu’elles exigent, ou les éclaircir ou les repiquer. Le repiquage est de la plus haute importance pour la grande majorité des plantes. Toutes les plantes pourraient à la rigueur être repiquées. »

Voilà une des meilleures leçons de logique, de grammaire et de convenance que j’aie jamais lues. Cela m’enchante, parce que cela est simple, net, franc, et scientifique.

Sans doute, M. Barrès peut répondre que les hommes ne sont ni des peupliers, ni des laitues, et que ce qui convient à des végétaux ne leur est pas nécessairement favorable. Soit, mais il ne fallait pas nous donner les peupliers mêmes comme des enracinés modèles, — alors qu’ils sont justement des déracinés ou des transplantés.

M. André Gide aurait pu fortifier sa réfutation par quelques considérations historiques et montrer que tous les hommes illustres ont presque toujours, en tout temps, en tout pays, été des transplantés. Presque aucun des grands écrivains français n’est né à Paris, par conséquent n’a évolué dans son milieu natal. Paris, qui semble si riche en hommes, est, en réalité, un milieu presque infécond. Il n’est peuplé que de transplantés ; il est gouverné par des transplantés ; ses grands commerçants aussi bien que ses grands artistes sont des transplantés. Ils viennent de partout, même de l’étranger. Et tel qui brille à Paris, ou qui y a réussi, aurait végété dans sa province natale, pareil, en effet, à ces vilains arbres qui n’ont jamais été transplantés et qui poussent de travers, la tête tortue, sur le bord d’un chemin.

Il y a quelques années, M. Havelock Ellis avait eu l’idée ingénieuse d’esquisser une géographie intellectuelle de la France. C’est un travail des plus difficiles, surtout pour les époques anciennes, faute de documents précis sur les familles. La carte de M. Ellis était cependant bien intéressante, car il avait écrit le nom des hommes illustres non pas toujours au lieu même de leur naissance, mais dans la région d’où leur famille était réellement originaire. Cette première constatation suffirait à elle seule à établir l’utilité de la transplantation humaine : presque tous les hommes de génie ou de grand talent, en effet, non seulement sont des transplantés, des individus qui, nés dans le Midi, par exemple, ont évolué dans le Nord, mais — remarque d’une importance extrême — ils appartiennent à des familles qui sont, elles-mêmes, des familles de transplantés. Descartes est né à La Haye, en Touraine, et cependant, nous dit M. Ellis, il n’est pas tourangeau, il est breton. Et où a-t-il vécu ? Partout, excepté dans son pays d’origine et dans son pays natal : en Allemagne, en Danemark, en Hollande, en Suède.

Victor Hugo est né à Besançon de parents transplantés, l’un de Vendée, l’autre de Lorraine. La famille de Malherbe, né à Caen, était, pour une part, d’origine provençale. Balzac naquit à Tours d’un père venu de Périgueux et d’une mère parisienne. Calvin, qui prospéra à Genève, venait de Picardie. Verlaine sortait d’Arras par sa mère et des Ardennes par son père. La famille de François Coppée, né à Paris, était originaire de Mons ; Racine avait du sang flamand dans les veines.

On pourrait poser en principe que l’homme supérieur, outre qu’il n’accomplira sa destinée que par la transplantation, est presque toujours le fils d’une famille de transplantés.

C’est un fait, un fait pur et simple, et qu’il serait absurde de vouloir ériger en méthode. On ne peut pas produire à volonté des hommes supérieurs, et d’ailleurs cela ne saurait être le but de la vie. Il ne faut conseiller ni le déracinement ni l’enracinement ; il faut laisser faire. Sans doute il est bon qu’il y ait dans un pays une masse indéracinable, solidement attachée au sol ; cette masse existe en France. Elle est constituée par toute la partie de la population des campagnes que la terre peut facilement nourrir. Ceux-là ne se déracineront pas, n’ayant aucun intérêt à le faire. Ils se reproduiront sur place, comme les arbres des forêts sauvages, et ils végéteront tranquillement pendant de nombreuses générations. Ces masses sont les pépinières naturelles où la civilisation vient, de temps en temps, chercher de jeunes plants, qu’elle repique, qu’elle élève, qu’elle dresse, qu’elle fortifie, s’ils ont assez de santé pour subir cette opération grave. S’ils succombent, le mal n’est pas grand : d’autres les remplacent.

Comme le dit fort bien M. André Gide, s’il ne fallait pas permettre aux hommes de se déraciner, il ne faudrait pas non plus leur permettre de s’instruire, car « toute instruction est un déracinement par la tête ». Et il ajoute : « Plus l’être est faible, moins il peut supporter l’instruction… L’instruction, apport d’éléments étrangers, ne peut être bonne qu’en tant que l’être à qui elle s’adresse trouvera en lui de quoi y faire face ; ce qu’il ne surmonte pas risque de l’accabler. L’instruction accable le faible. »

Malheureusement, il est difficile de distinguer, pendant l’enfance et même pendant la jeunesse des hommes, les faibles d’avec les forts. L’on se trouve, ici comme partout, devant une question insoluble. Toute mesure prise en faveur des faibles entrave les forts dans leur développement ; toute mesure prise en faveur des forts écrase les faibles. Les uns et les autres étant presque également utiles, les uns par leur nombre, les autres par leur intelligence, le cas est des plus embarrassants. M. André Gide n’a pu le résoudre ; il émet des doutes, ce qui, du moins, est sage :

« Instruction, dépaysement, déracinement, — il faudrait pouvoir en user selon les forces de chacun ; on y trouve danger sitôt que ce n’est plus profit ; et que les faibles y agonisent, c’est ce que montrent les Déracinés ; mais pour préserver du danger le faible, nous aveuglerons-nous sur le profit du fort ? »

Il faudrait peut-être laisser dormir les questions insolubles. Quand on les réveille, elles mordent et nous communiquent, par leurs morsures, le venin de l’inquiétude. Il reste, cependant, que M. André Gide a raison sur un point. De ce que les sept Lorrains du roman de M. Barrès ont eu tort de venir à Paris, puisqu’ils s’y sont tous plus ou moins noyés, il ne s’ensuit pas qu’un huitième Lorrain aura tort de suivre leur exemple. Car ce huitième Lorrain, ce sera peut-être un Barrès,

Ainsi finit par un compliment cette dispute où M. Gide a montré qu’il savait voir à la fois l’envers et l’endroit des choses, ce qui est toute la philosophie.


II

Je crois qu’un écrivain, quel qu’il soit, poète, philosophe ou romancier, doit être aussi un grammairien. Dante, Corneille, Voltaire, Victor Hugo étaient grammairiens, comme Aristote ou Virgile, comme Platon ou saint Jérôme. Il faut être grammairien, au moins après coup ; il faut être prêt à justifier la valeur des métaphores que l’on a employées, La métaphore est une méthode abréviative ; sa qualité principale, et sans laquelle elle n’est plus rien qu’un jeu de mots, est l’exactitude. Or, M. Barrès a imaginé l’expression péjorative de déracinés pour figurer l’état d’un homme qui, né dans un pays, est allé végéter dans un autre ; il songeait à des plants arrachés de leur sol et qui, déracinés, transportés en un sol nouveau, ne reprennent pas, s’étiolent, meurent. Mais il est allé trop loin. Il a voulu nous faire admettre que tout plant déraciné et transplanté est un plant perdu, que les arbres — et les hommes — doivent, sous peine de déchéance, croître là où la nature les a semés. A ce moment-là, l’erreur commence. Il y a les déracinés, soit ; il y a aussi les transplantés.

Les transplantés sont ceux qui, hommes ou arbres, ont été arrachés de la forêt ou de la pépinière natale, repiqués en un autre terrain, et qui cependant sont devenus de beaux arbres ou de beaux hommes, d’honnêtes et utiles créatures. En un mot, il y a les transplantations malheureuses : déracinement ; et il y a aussi les transplantations heureuses : transplantation proprement dite. Il s’agit de savoir si les transplantations heureuses se rencontrent en plus grand nombre que les transplantations malheureuses, si la transplantation est, en principe, favorable ou défavorable à la bonne venue des arbres.

Nous ne parlerons que des arbres. Il s’agit de justifier une métaphore, et non de combattre ou d’affermir une opinion sociale.

Pour prouver l’utilité de la transplantation, je citais la note suivante, découverte par M. André Gide dans un catalogue d’arboriculteur :

« Nos arbres ont été transplantés deux, trois, quatre fois et plus, suivant leur force, opération qui favorise la reprise ; ils sont distancés convenablement, afin d’obtenir des têtes bien faites »

Ce qu’il y a de spirituel, et de merveilleusement adapté au sujet de la controverse, dans les derniers mots de ce paragraphe, n’a pas ébloui M. le baron de Beaucorps, et il a rédigé, à mon intention, un petit cours abrégé de sylviculture[1], fort raisonnable et fort instructif, où il nie délibérément la valeur culturale, « éducative », de la transplantation. Il y a beaucoup de vrai dans ses arguments, qui sont d’un homme pratique, connaissant et aimant les arbres ; mais tout n’y est pas incontestable, loin de là, et c’est pourquoi je continue la discussion.

Ramené sur son vrai terrain, sur la terre nourricière des arbres et des hommes, la question se ramène à ceci : vaut-il mieux semer les arbres sur place que sur pépinière, pour les transplanter plus tard ?

Je ne suis pas sylviculteur, mais je me suis informé et j’ai appris que les deux méthodes sont équivalentes, l’une, le semis, naturel ou artificiel, étant plus économique, quand il s’agit de peupler d’immenses étendues ; l’autre, la transplantation, étant plus sûre, mais plus coûteuse, et, par cela même, réservée pour les peuplements restreints et l’arrangement des bois et des parcs d’agrément. Quant à la transplantation multipliée, c’est bien un artifice de pépiniériste, ayant pour but de développer les racines traçantes aux dépens du pivot, et d’assurer la reprise des plants déjà âgés. On ne dit pas cependant que ce traitement, tout artificiel qu’il soit, cause du dommage aux arbres. Je suis témoin du contraire, ayant vu planter moi-même des produits de pépinière dont la croissance a été merveilleuse. Le système des arboriculteurs n’est pas indispensable ; mais il n’est pas nuisible : et voilà un point acquis.

Que la transplantation, en général, n’entrave pas le développement des arbres, c’est d’ailleurs un fait évident et connu de tous. Ni les parcs, ni les avenues, ni les jardins, endroits où se voient fréquemment d’admirables arbres, ne se peuvent peupler par semis. On choisit, au contraire, dans les pépinières ou dans les forêts, les plus beaux plants, ceux qui s’adaptent le mieux au terrain et au miiieu, et on les dispose selon un ordre symétrique. Il n’y a que dans les forêts abandonnées à elles-mêmes, ou savamment cultivées, que l’on rencontre des arbres poussés à l’endroit même où la graine est tombée.

Il y a donc deux systèmes de sylviculture : le système naturel et le système artificiel. Le premier consiste à aider seulement la nature, en se bornant, par des coupes, à ménager aux jeunes plants l’air et la lumière dont ils ont besoin, sans pour cela les priver de l’ombre et de l’abri qui leur sont également nécessaires. L’autre système — il vient souvent en aide à l’insuffisance du premier — n’attend pas que la nature fasse elle-même son office de semeuse. Il sème artificiellement sur place ; ou bien, plus artificiellement encore, en des pépinières d’où les plans seront transplantés au lieu où ils devront prendre racines définitives et passer leur vie.

Il n’est guère d’espèces d’arbres qui ne soient transplantables. Quoi qu’en pense M. de Beaucorps, on transplante le pin maritime lui-même, de même que le pin sylvestre, l’épicéa, le mélèze, et autres résineux. Un traité recommande, pour ces sortes d’arbres, la plantation par touffes, et ajoute : « Ce mode de plantation, que nous avons nous-méme pratiqué sur une assez grande échelle et avec différentes essences (pin sylvestre, épicéa, sapin), nous a toujours très bien réussi, même dans les sols et aux expositions les plus défavorables. Nous pouvons donc la recommander avec confiance, en renvoyant le lecteur, pour plus amples détails, à l’article que nous avons publié sur ce sujet dans les Annales forestières, tome IV, p. 329[2]. »

Le chêne est un des arbres que l’on est le plus souvent obligé de transplanter, même dans les forêts cultivées selon la méthode naturelle. Cela tient à ce que la fructification du chêne, la glandée, est assez irrégulière ; lorsqu’elle se produit, on récolte le gland et on le sème sur pépinière, pour avoir du plant d’avance et pouvoir parer aux années de disette. Il arrive aussi que, dans les semis naturels, le chêne croissant beaucoup plus lentement que les essences tendres, se trouve étouffé. On est donc obligé de remplacer les petits chênes ainsi détruits par des plants de pépinière âgés de trois ou quatre ans et ayant ainsi une certaine avance de croissance sur les jeunes arbres qui les entourent. La plupart des beaux chênes que l’on voit dans les forêts, à Fontainebleau, par exemple, sont très probablement des transplantés. Le système naturel de culture forestière n’est pas d’origine très ancienne, et il n’a jamais pu être appliqué avec succès aux bois de chênes. « C’est un fait connu, dit le Cours, de Lorentz, que le chêne se reproduit mal de semence dans nos taillis. »

Le semis, d’ailleurs, méthode économique, est inférieur à la plantation, donne de moins bons résultats : « La pratique tend de plus en plus, continue notre Cours, à établir la supériorité de la plantation. Non seulement on est parvenu à atténuer singulièrement la dépense qu’elle occasionne en plantant des sujets très jeunes, que l’on élève en pépinière à très peu de frais, mais il est incontestable qu’une plantation bien faite présente, la plupart du temps, des chances de réussite plus assurées que le semis préparé avec le plus de soin. »

On peut en rester sur cette conclusion. J’admettrais même qu’on y apportât quelques adoucissements ; on dirait seulement : la transplantation n’est pas nuisible aux arbres ; et je me tiendrais pour satisfait : la métaphore serait justifiée.

Ceci adopté, il faudrait reconnaître aussi que les pratiques des arboriculteurs, s’il n’est pas prouvé fju’eiles soient favorables, il n’est pas prouvé non plus qu’elles empêchent la croissance et la venue normales des arbres « transplantés deux, trois, quatre fois et plus ». Il ne semble pas nécessaire, quand on opère sur le terrain même, de faire subir aux jeunes plants une éducation si mouvementée ; mais peut-être, tout de même, que cela leur forme le caractère. En tout cas, une transplantation, opérée au bon moment, dans de bonnes conditions, ne nuit jamais, et tous les arbres s’y prêtent, même ceux qui sont doués du pivot le plus entêté.

Le pivot, d’ailleurs, n’est qu’un organe momentané. Destiné à enraciner le jeune plant, il disparaît quand son œuvre est accomplie. Dans les arbres, il y a deux sortes de racines, les pivotantes et les traçantes : « Le pivot proprement dit, la racine centrale formant le prolongement direct de la tige, est un organe dont le développement n’est très prononcé que dans la première jeunesse de l’arbre. Plus tard, il s’arrête dans sa croissance, alors même qu’il ne rencontre pas d’obstacle à son allongement, pour se ramifier et faire place à des racines nouvelles…[3]. »

Cet obstacle, on le lui fournit dans les pépinières, sous la forme d’un caillou plat qui force le pivot à se déplacer, à se ramifier à droite et à gauche. Ce caillou est un artifice. Grâce au caillou glissé sous sa racine centrale, l’arbre va acquérir très vite la faculté de subir sans dommage la transplantation dans un sol différent, où il prendra de nouvelles forces. L’instruction, cet autre artifice, caillou glissé sous l’instinct de l’enfant, va le forcer de regarder autour de lui, au lieu de rester les yeux fixés sur sa terre natale. Et, comme le jeune arbre, il va se trouver prêt pour la transplantation. La subira-t-il sans dommage ? C’est une toute autre question. Et c’en est une aussi de savoir si l’instruction a toujours les effets heureux qu’on lui attribue. Les hommes ne sont pas des arbres ; une métaphore n’est pas un raisonnement. De ce que l’on transplante les végétaux, il ne s’ensuit pas que l’on doive aussi transplanter les humains. Cependant, les hommes sont faits pour marcher, et il n’est pas miraculeux de les voir se transporter d’un lieu à un autre. Ce qui semble artificiel chez l’homme, animal migrateur, c’est l’enracinement. Mais tout ce qui fait la supériorité de l’homme est artificiel. L’enracinement des tribus humaines a produit la civilisation, notre civilisation. Peut-être que la transplantation, qui entre de plus en plus dans nos goûts, en produira une autre, et que nos descendants la préféreront à celle qui nous enorgueillit.

1903.
  1. Weekly Critical Review, 27 août 1903.
  2. Lorentz, Parade et Tassy, Cours élémenlaire de culture des bois, in-8°.
  3. Lorentz, p. 8.