Promenades dans le golfe Saint-Laurent/III

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III

AU MILIEU DU GOLFE.


Situé à soixante-et-dix pieds au-dessus du niveau de la haute marée et à six cents pieds au bout sud du rocher, le phare de l’Île-aux-Œufs est une construction octogone de trente-cinq pieds de haut. Cette tourelle surplombe la maison du gardien Paul Côté, et déjà sur le pas de la porte on voyait les figures souriantes de ses deux filles, qui s’empressaient pour mieux nous recevoir pendant que, par la fenêtre entr’ouverte un bel enfant, à l’œil intelligent, mais aux joues pâlies par la fièvre et par la douleur, nous regardait venir d’un air tout étonné. Quinze jours auparavant, en voulant tirer sur une outarde, il s’était déchargé un fusil dans le bras gauche, et sa blessure soignée tant bien que mal par des gens qui n’avaient pas la moindre notion de chirurgie, présentait déjà les symptômes de la gangrène.

Pourtant, notre présence sur l’île avait ramené un peu de gaieté et partout dans cette maison régnait le plaisir de l’hospitalité. À l’intérieur du phare, tout n’était que joie, bruit et questions. La vaisselle, les nappes, les friandises des jours de fête sortaient des coffres et des armoires.

Pendant que madame Côté trottinait et donnait des ordres pour nous faire servir une collation froide, Agénor et sa bruyante compagnie s’étaient emparés de l’harmonium placé dans le petit salon qui fait face à la mer, et entonnaient l’In exitu Israël de leur plus belle voix de mélomanes. Quant au maître de céans il ne flânait guère, non plus ; et sous son œil vigilant, pots, verres bols et carafons s’alignaient ainsi, sans vergogne sur table et commodes, défiant à qui mieux mieux la proverbiale sobriété de notre capitaine. Ce fut alors qu’un de nos officiers mis en belle humeur par toutes ces bonnes choses, se prit à nous raconter sur la famille Côté un trait d’héroïsme qui mérite d’être connu.

Chaque année, du premier avril au vingt décembre, le phare de l’Île-aux-Œufs doit être allumé. Du côté de la mer il offre une lumière blanche, tournante, visible à quinze milles, et qui donne un éclat chaque minute et demie. Tous les marins savent si la rotation d’un phare à feu changeant doit se faire avec une précision mathématique. Autrement, il peut y avoir erreur. Une lumière est prise pour une autre, et un sinistre devient alors la fatale conséquence du moindre retard apporté dans le fonctionnement de la machine. Or, une nuit vers la fin de l’automne de 1872, le pivot de la roue de communication de mouvement qui s’abaisse, de manière à ce que les roues d’angle engrènent convenablement, se cassa. La saison était trop avancée pour faire parvenir la nouvelle à Québec et demander du secours au ministère de la marine. Force fut donc de remplacer la mécanique par l’énergie humaine, et le gardien, aidé par sa famille, se dévoua. Pendant cinq semaines, cet automne-là, et cinq semaines au printemps suivant, homme, femme, filles et enfants tournèrent à bras cet appareil. Le givre, le froid, la lassitude engourdissaient les mains ; le sommeil alourdissait les paupières. N’importe, il fallait tourner toujours, tourner sans cesse, sans se hâter, sans se reposer, tant que durerait ce terrible quart, où la consigne consistait à devenir automate et à faire marcher la lumière qui indiquait la route aux travailleurs de la mer. Pendant ces interminables nuits, où les engelures, les insomnies et l’énervement s’étaient donné rendez-vous dans cette tour, pas une plainte ne se fit entendre. Personne, depuis l’enfant de dix ans jusqu’à la femme de quarante, ne fut trouvé en défaut ; et le phare de l’Île-aux-Œufs continua, chaque minute et demie, à jeter sa lumière protectrice sur les profondeurs orageuses du golfe.

Que de navires, sans le savoir, furent sauvés, ces années-là, par l’héroïsme obscur de Paul Côté, de sa femme et de ses filles, les demoiselles Pelletier.

Déjà, quelques heures avaient été consacrées à la douce hospitalité de ces braves gens, lorsqu’un matelot vint nous prévenir que la baleinière attendait ; et bientôt nous quittions l’île au milieu d’un feu de mousqueterie bien conditionné. Agénor s’était élu à l’unanimité chef de la pétarade du bord, pendant que Paul Côté, debout sur un rocher et armé d’un vieux mousquet français, s’efforçait de remettre consciencieusement à Gravel l’horrible tintamarre que ce dernier s’était ingénié à tirer hors des flancs de son harmonium.

Mais hélas ! cent fois hélas ! le psalmiste avait peut-être en tête le bourdonnement de ces bruyantes salves, lorsqu’il écrivait : « périit gloria eorum cum sonitu. » Bientôt, nous ne vîmes plus que de petits flocons de fumée blanchâtre s’élever de la falaise, où toussait le mousquet obstiné du gardien du phare, pendant que, toutes voiles dehors et vapeur à trois quarts de vitesse, nous laissions dans notre sillage le flot où dormaient les matelots de Sir Hovenden Walker, et que nous cinglions rapidement vers la baie des Sept-Îles.

Il ventait grand frais, et comme le baromètre s’était pris à baisser et qu’il présageait du gros temps, le capitaine décida que nous chercherions, pour la nuit, un refuge dans ce havre spacieux. Vers cinq heures de l’après-midi, nous nous engagions donc dans la passe qui s’ouvre entre les îles aux Basques et celles du Carousel et de la Manowin.

Rien de féérique comme le spectacle qui nous attendait au moment où nous allions débouquer le chenal du milieu, qui a une largeur d’un mille et quart. Incliné sous ses huniers et faisant demi-vapeur, le Napoléon III passait comme une flèche, rasant à une encablure à peine des rochers qui avaient de quatre à cinq cents pieds de hauteur, et dont les têtes semblaient avoir été atteintes par la lame d’acier de Roland qui, apprenant la trahison d’Angélique, s’amusait pour tromper sa douleur à fendre des montagnes d’un seul coup d’épée. Large de deux milles et trois quarts à son entrée, la baie des Sept-Iles s’étend à peu près à six milles du nord à l’ouest. Après avoir fait notre dernière abatée, l’ancre mordit sur un fond d’argile ; et doucement à l’abri, au milieu de cet immense cercle qui pourrait contenir à l’aise les plus belles flottes du monde, on se serait cru alors sur un lac tranquille, si le sifflement du vent dans nos hunes et dans nos mâts de perroquet ne fût venu nous avertir que la tempête sûre de nous rejoindre une autre fois, passait fièrement au-dessus de nos têtes, dédaignant pour le quart-d’heure de secouer le Napoléon III dans ses bras nerveux.

Si un climat rigoureux, une terre aride et le défaut de bois de construction n’étaient là pour entraver ses débuts, il y aurait moyen de fonder sur cette grève sablonneuse un des plus beaux entrepôts de pêche, et l’une des plus fortes villes maritimes du continent américain. Six forts construits avec toutes les innovations créées par le génie moderne et jetés à l’entrée des chenaux de l’est, de l’ouest et du milieu — trois goulets qui mènent au fond de la baie — seraient suffisants pour défendre les passes et saborder n’importe quel vaisseau qui voudrait les forcer. Mais la solitude et la désolation semblent faites pour le Labrador ; et il vaut mieux respecter le secret de Dieu qui, si l’on en croit une légende racontée par les gens de mer, a voulu que le silence, les longs hivers et l’abandon pesassent à tout jamais sur cette terre, qui fut maudite avant d’être donnée en partage à Caïn.

À la place de cette splendide cité que nous nous sommes amusés à fonder ce soir-là, on apercevait du pont du navire un maigre entrepôt de la compagnie de la Baie d’Hudson, et une petite chapelle destinée au culte catholique. Six hommes d’équipe nous conduisirent à terre, où nous fûmes accueillis par un Irlandais, facteur de la puissante raison sociale qui jadis avait le monopole des fauves arctiques, et régnait en souveraine jusque dans les solitudes du pôle nord. Ce brave homme nous fit les honneurs de son magasin, où nous ne vîmes qu’une assez mince provision de fourrures.

C’était l’époque de la traite avec les Montagnais. Sur la grève gisaient dix ou onze ouigouams, autour desquels pullulaient des chiens à la queue en trompette. La cloche venait de tinter le signal de la prière du soir, et chacun dans la tribu se hâtait, pour arriver un des premiers, à la petite chapelle construite en bois et peinte en bleu à l’intérieur. Les hommes entraient de ce pas furtif et léger qui caractérise les races qui s’en vont, et allaient s’agenouiller du côté qui leur était réservé ; pendant que dans leur compartiment, la tête enveloppée dans un large foulard rouge, les femmes s’accroupissaient sur leurs talons, et ressemblaient ainsi à ces moresques qu’aimait tant à peindre ce pauvre Henri Regnault, tué par les Prussiens à Buzenval. Bientôt, une voix vieillotte et nasillarde attaqua bravement le chapelet. La langue montagnaise doit se prêter admirablement à la déclamation si l’on en juge par notre expérience de ce soir-là ; car, tout en ne manquant pas un seul gloria, ni un seul ave, la vieille chargée de réciter la prière battait intrépidement la mesure sur les antipodes sauvages d’un rejeton des anciens néophytes du P. Maximin Leclère[1]. Le moutard, comme il en avait le droit, hurlait à cœur fendre, pendant que l’implacable main montait et descendait sur la partie lésée, avec la précision d’une pendule. Le chapelet ne subissait pas une minute de retard pour tout cela : et une madone tricotée en laine jaune et bleue regardait cette exécution d’un air abasourdi, pendant qu’un saint, sculpté dans le chêne d’un mât trouvé au plain, donnait gravement dans sa niche, en se rappelant sans doute les périls qu’il avait courus jadis, sur la terre et sur l’onde. Au milieu de ces choses, certains parfums hétéroclites s’étaient hypocritement glissés dans l’atmosphère ; et toute la tribu toussait comme si elle se disposait à entrer à l’hôpital. Un mouvement très prononcé de tangage et de roulis entre le pouce et l’index, sans cesse plongés dans le scalp d’ébène de ces enfants de la forêt, indiquait clairement que chaque personne, portait sur elle des myriades d’autres créatures du bon Dieu. Il n’en fallut pas plus pour décourager notre talent d’observateur. Agénor, malgré nos protestations, commençait à trouver éternels ces hommages rendus à la patience suprême, et de guerre lasse nous retournâmes respirer sur la grève, admirant sans réserve le courage des saints missionnaires d’autrefois qui, pour arracher ces âmes à l’ignorance et à l’idolâtrie, n’avaient pas craint d’affronter la misère, le froid, les rigueurs de l’hiver, les tortures, la maladie, and last but not least, l’incomparable vermine qui suit partout le peau-rouge.

Il était écrit que nous ririons ce jour-là ; car Agénor à qui son caractère nerveux ne permettait pas de rester en place, venait de découvrir le chef de ces ex-anthropophages. Il était assis gravement sur un banc, appuyant sans façon son royal dos sur le revêtement de la petite chapelle. Une casquette d’ingénieur de la marine anglaise, rehaussée par l’éclat d’un large galon d’or, ornait la tête huileuse du roi de ces parages qui, pour nous faire honneur, s’était aussi pompeusement paré que la mère Jézabel.

Après s’être respectueusement incliné devant ce collègue du roi de Prusse, qui a nom Barthélémy I, nous cherchions et nous allions trouver quelques-unes de ces paroles polies et flatteuses qui concilient de suite, aux humbles et aux petits, la faveur des grands de la terre, lorsque Gravel, sans plus de façon se mit à marchander les mocassins en peau de caribou qui protégeaient les pieds de Sa Majesté. Barthélémy, avec toute la dignité possible, leva en l’air trois de ses doigts de potentat, pendant que ses lèvres royales daignaient laisser passer le mot « shilling ». Agénor se mit alors à compter six douze sous, et ce fut ainsi que maître Gravel trouva le moyen d’entrer dans les bottes de S. M. Barthélémy I. Le roi devait pourtant avoir une joie plus complète encore que celle que lui procurait la possession de cette menue monnaie. Un de nos camarades de voyage, M. Smith, ayant tiré de sa poche un galon d’argent de la longueur de huit pouces, plus ou moins, remarqua un éclair de convoitise dans la prunelle du chef indien. Il le lui offrit gracieusement, et, dans son enthousiasme, Sa Majesté oublieuse de tout décorum, se mit à danser une gavotte autour de nous. Je crois qu’en ce moment nous aurions pu obtenir n’importe quoi de sa haute protection ; d’autant plus que, si la chose existait en ce royaume, une baronnie vaudrait un mètre de galon rouge, et un duché s’échangerait contre une casquette anglaise. Ô Jean Verrazzano, ô Roberval, ô Cook, ô Marion, ô Lapeyrouse, dire que vous êtes disparus dans les œsophages de gens semblables à ceux-ci, et qui n’auraient pas demandé mieux que de troquer le déjeuner de ce matin-là, contre un bout de cuivre ou un vieux couteau de pacotille !

Pendant que nous prenions nos ébats à la cour de Barthélémy I, le temps était devenu aussi maussade que la figure d’un ministre en train de remettre son portefeuille. Un rideau de brume courait sur la mer. Nous nous embarquâmes avant qu’il eût eu le temps de nous masquer le Napoléon III, et bientôt nous dormions tranquillement sur nos ancres, bercés au bruit des rafales qui s’engouffraient le long des îlots mornes et déserts qui bouchent l’entrée de la baie.

À quelques encablures était mouillée une goëlette américaine, arrivée de la veille. La tempête l’avait forcée à venir chercher un refuge aux Sept-Îles, et dans le courant de l’après-midi, une embarcation se détacha de son arrière et se dirigea vers notre steamer. Elle était montée par le capitaine Johnson et cinq matelots américains, au nez en poinçon à la tête osseuse et énergique, aux épaules athlétiques et à la chique monstrueuse. Partis de Gloucester depuis deux mois, ils faisaient la pêche au flétan, et trente mille livres de cet excellent poisson étaient déjà entassées dans la cale de leur bâtiment. L’équipage de ces goëletons de pêche est payé à la part : en moyenne, chaque homme gagne ainsi de cinquante à soixante piastres par mois, et cela pendant toute l’année, car pour eux la morte-saison n’existe pas, puisque l’hiver ils s’en vont prendre la morue sur les bancs de Terreneuve. En quatre jours, l’année précédente, notre hôte avait eu la chance d’emmagasiner à son bord 32,000 livres de ce dernier poisson.

Ces pêches miraculeuses se renouvellent souvent, et cet américain nous raconta qu’un de ses amis, le capitaine O’Brien de la goëlette l’Ossipee avait pris, en un mois, 90, 628 livres de flétan qui, vu l’encombrement du marché, ne lui avaient rapporté pour cette courte croisière, que deux mille cinq cent trente-trois piastres. Il y a deux espèces de flétan, ajoutait le capitaine Johnson : l’une est blanche et se vend habituellement seize cents la livre, l’autre est grise et se donne pour onze cents.

Malheureusement, comme cela arrive presque toujours en Amérique, lorsqu’un mineur cupide frappe un filon qui rapporte, il finit par le gâter avant de lui faire donner son rendement. Il en a été de même pour la pêche au flétan dans les eaux canadiennes. Les Américains l’épuisent chaque année, et la conséquence inévitable de cette destruction, sans relâche, a été la baisse toujours croissante du prix de ce poisson recherché qui, s’il n’est protégé par une sage législation, finira par disparaître. Ce qui se vendait en 1873 pour seize et onze cents, ne valait plus en 1876 que neuf cents et demi et cinq cents et demi, et dernièrement encore la goëlette l’Arequipa appartenant à la maison Rowe et Jordan, commandée par le capitaine Dowdell, rentrait à Gloucester, après une station de treize jours dans le golfe Saint-Laurent, avec un chargement de 32,000 livres valant $2,100. La part seule du cuisinier, pour ces treize jours d’ouvrage se montait à $155, et celle de chaque homme d’équipage à $119.

Depuis la signature du traité de Genève, les armateurs et les pêcheurs américains ont le droit de venir vivre et faire fortune, où nos pêcheurs canadiens ne trouvent que le moyen de végéter et de se traîner dans la misère et la routine. Deux goëlettes américaines, assure le commandant Lavoie, dans son rapport de 1875, entrèrent un matin à la pointe aux Esquimaux, et à l’étonnement de ceux qui étaient présents, prirent à une distance de 20 à 50 verges du rivage 75, 000 livres de flétan. Il est vrai que nos rivaux, au lieu de se diviser sur de niaises questions locales, et de s’asservir insoucieusement au monopole jersiais, ne négligent rien pour obtenir le succès et surtout de gros profits. Ils ont à leur disposition les plus fins voiliers, les engins de pêche les plus perfectionnés, les appâts les plus dispendieux, et par-dessus tout, — chose, paraît-il, impossible à rencontrer chez nous, — ils allient l’esprit de concorde à celui d’entreprise.

Si la visite du capitaine Johnson était intéressante pour nous, elle était pour lui on ne peut plus intéressée. Il venait s’informer si nous allions saisir sa goëlette, car elle pêchait en contrebande et il ignorait complètement ce qui s’était conclu lors de la convention de Genève. Or, le traité devenait en force quelques jours après. Notre capitaine jugea prudent de ne pas trop faire de zèle. Nous avions assez alors des réclamations de l’Alabama ; et sur sa réponse négative, la joie reparut sur toutes ces figures de loups de mer.

On organisa un concert à bord. Un de nos lieutenants avait découvert un violon à trois cordes. Encouragée par les sons d’une petite flûte sournoise, une lutte d’harmonie s’engagea entre ces terribles instruments, le vent et les cordages, pendant que le capitaine qui n’y pouvait rien, nous racontait, en guise de distraction, la fin de son premier ingénieur, M. Crockett. Lors de la croisière précédente, ce musicien distingué, à force de faire des fugues et des arpèges, avait fini un beau soir par fermer à tout jamais son cahier de musique. Dans un moment de folie incontrôlable, il se figura que les modestes chants de la terre ne lui allaient plus. D’une main fébrile il avait déposé sa casquette d’uniforme sur le capot d’échelle, et du haut des bastingages de tribord il s’était perdu dans le trémolo de l’océan.

Ce récit me rappela la mort de mon ami, le commandant Têtu, qui était venu s’éteindre dans ces parages, et comme ce brave garçon subit la loi commune, et qu’il semble oublié maintenant, je crus bon, pendant que flûte et violon allaient toujours crescendo, de me réfugier sur le banc de quart, et là, d’essayer à me rappeler les moindres détails de cette triste occurrence.

On aurait dit que ces choses s’étaient passées la veille, tant elles se présentaient fraîches à ma mémoire.

C’était cependant vers les premiers jours de mai 1868 : la goëlette armée la Canadienne se balançait sur ses ancres, prête à quitter la rade de Québec, pour s’acheminer vers la haute mer. Une véritable coquetterie de marin avait présidé à son armement. Les matelots avaient endossé la tenue de service ; le pont bien ciré dormait des reflets de glace de Venise ; les canons brillaient comme un anneau de fiançailles ; les flammes et les banderoles couraient du beaupré à la corne d’artimon, et de temps à autre un joyeux vivat s’échappait du carré des officiers. On partait pour la campagne de l’année pour courir sus à la contrebande et à la fraude, protéger le gagne-pain des pêcheurs du golfe ; et le commandant qui tenait toujours à bien faire les choses, donnait à ses amis, ce jour-là un repas d’adieu.

La Canadienne partit joyeuse, s’inclinant coquettement sous le baiser de la vague, et entraînant avec elle son bruyant équipage.

Six mois se passèrent, et avec eux une croisière comme chaque parole d’adieu l’avait souhaitée. Puis au mois d’octobre — mensonge, ou plutôt vérité de la poussière humaine, — l’élégant officier que tous avaient connu si jovial, si spirituel, si dévoué à ce que la religion nous dit d’aimer sur la terre, nous revenait seul, cloué dans une caisse que l’on déposa vers minuit, sur un quai, au milieu des colis de la cargaison.

L’agonie s’était passée ainsi.

Partie le 11 octobre au matin de la Longue-Pointe, près de Mingan, la Canadienne, après s’être mise en panne vis-à-vis la rivière au Tonnerre, armait un canot sur l’ordre du commandant qui avait manifesté le désir de se rendre à terre.

En route, M. Têtu se plaignit d’une violente douleur dans la région du cœur : mais de retour à son bord, le mal avait disparu assez pour lui permettre de réciter à son équipage la prière du soir.

Le mieux continua à se manifester. Après le souper il causa avec un garde-pêche de la côte nord, Beaulieu, et comme la mer devenait forte, il donna l’ordre à son capitaine de mettre sur les Sept-Iles.

Vers onze heures de la nuit le malaise regagna du terrain. Croyant à une indigestion, le commandant, avec cette nature énergique que tous lui connaissaient, sauta hors de son cadre pour prendre ce qu’il croyait être un vomitif. C’était de la poudre antimoniale, substance comparativement inoffensive, écrivait son prédécesseur, le commandant Fortin. Plus tard, ajoutait-il encore, comme la douleur augmentait, il prit de la magnésie, puis de la menthe, puis deux légères doses d’opium.

Le mieux se montra de nouveau, et croyant que tout était fini, M. Têtu donna l’ordre au maître d’hôtel d’aller se reposer.

— Je sonnerai, s’il y a lieu.

Quelque temps après, le garde-pêche qui était couché dans le carré, vit le commandant passer dans son cabinet de toilette : il revint d’un pas ferme vers son lit, s’y appuya ; puis joignant les mains, murmura :

— Mon Dieu ! que je suis faible ! Mon Dieu ! ayez pitié de moi !

Ce furent là ses dernières paroles.

Quelques secondes après, le râle l’empoignait : et quand son compagnon de carré courut à lui, suivi du capitaine qui essaya de soulever le commandant dans ses bras, ces deux hommes atterrés ne purent saisir au passage que trois longs soupirs entrecoupés.

Le commandant Têtu venait de descendre son dernier quart.

Jeune — trente-quatre ans — doué d’une intelligence supérieure, d’une âme profondément catholique, d’un cœur loyal — dans une acception que bien des gens de notre siècle auraient peine à comprendre, Théophile Têtu remplissait à la satisfaction de tous le poste d’honneur qu’on lui avait confié. Ses études, militaires et scientifiques, ses connaissances en droit maritime, ses travaux particuliers, contribuèrent à en faire un spécialiste qui, hélas ! n’eut que le temps de se faire regretter. Le matin de ce triste jour, la Canadienne, flamme en berne, cinglait vers le bassin de Gaspé, emportant la dépouille de son ancien commandant. Le lendemain elle s’arrêtait au milieu de la baie. Une foule énorme était allée au-devant du cercueil qui, couvert du drapeau anglais, était porté sur les épaules de six marins de choix. Les cordons du poêle étaient tenus par les consuls et les notables : le canon grondait de minute en minute, et le deuil qui assombrissait toutes ces figures de pêcheurs, au teint hâlé par le vent de la mer, donnait bien la mesure de la perte qu’ils venaient de faire.

Puis, tout en arpentant le banc de quart, mon esprit me ramenait à Québec, où la modestie qui avait présidé à la vie de M. Têtu avait jeté un dernier reflet sur ses funérailles.

Ici, plus de garde d’honneur, plus de clairons, plus de fanfares de deuil : mais un long cortège d’amis se déroulant en file, sous un ciel gris et sombre d’automne, derrière un modeste cercueil sur lequel reposaient les insignes de lieutenant de vaisseau.

Au cimetière, un temps d’arrêt au bord d’une fosse que les croque-morts avaient oublié de faire assez large ; et ce bruit mat et mystérieux de la terre qui s’égrène et croule de la pelle du fossoyeur sur une tombe, où gît une parcelle du cœur de ceux qui se groupent silencieux autour du trou béant.

La mer rapproche de Dieu. Ce soir-là — et je n’ai pas besoin de l’écrire ici — une fervente prière fut dite pour l’âme de celui qui dort maintenant, à quelques pas de la fosse des pauvres, au pied d’une humble croix du cimetière de Belmont : de cette croix qui sera toujours pour le croyant ce qu’était « l’ancre de salut » pour le commandant de la Canadienne, un gage de foi et d’espérance en la miséricorde de son Dieu.

Au milieu de ces retours vers le passé, nous avions quitté l’hospitalière baie des Sept-Îles. Elle commençait à s’effacer derrière nous, et le cap tourné vers l’Anticosti, nous tanguions et nous nous laissions emporter sur le dos flexible de la houle du large. Chacun avait regagné son cadre, excepté les officiers de service et le gardien du phare de la Pointe-aux-Bruyères, mon fidèle conteur Gagnier, qui ne tarissait plus, une fois qu’il était mis à même de nous dire quelques-uns des terribles drames de son île.

— Avez-vous entendu parler de la catastrophe de la baie du Renard ? me dit-il, en allumant un cigare.

— Non, mon ami. Où se trouve cette baie ?

— À quelque vingt milles de mon phare, endroit où j’ai bien hâte d’arriver.

— Et que s’est-il donc passé à la baie du Renard ?

— Quelque chose qui se présente assez souvent sur notre île. Il y a de cela assez longtemps, au printemps de 1820, un trappeur, en visitant ses pièges, fit la trouvaille d’une corde qui pendait le long d’un rocher. Il la tira à lui. Une cloche de navire se mit aussitôt à tinter. Le premier mouvement du chasseur fut celui de la frayeur ; mais après avoir réfléchi, il fit le tour du plateau, et se trouva en face de trente cadavres. C’était tout ce qui restait de l’équipage et des passagers du vapeur le Granicus. Jetés à la côte vers la fin du mois de Novembre 1818, non-seulement ces malheureux avaient eu à combattre contre le froid ; mais la faim s’était mise à les harceler sans pitié. La lutte avait été longue, à en juger par les tristes reliefs qui entouraient ces morts. Dans un four, construit tant bien que mal, à quelques pas de là, gisait la moitié d’un cadavre qui avait servi à repaître ces pauvres affamés. À la branche d’une pruche était suspendu le corps déchiqueté d’une petite fille qui, elle aussi, avait dû faire partie du lugubre garde-manger. Mangeurs et mangés furent enterrés pêle-mêle dans une vaste fosse que les pêcheurs ont eu la précaution d’entourer d’une palissade. Je vous mènerai voir ce triste endroit, si vous passez quelques jours au phare.

— Merci de votre complaisance, et je ne dis pas non, si le capitaine veut nous accorder cette relâche ; mais en attendant, savez-vous que votre naufrage du Granicus m’en rappelle un autre qui s’est passé en 1736 ? À cette époque un gouvernement prévoyant n’avait pas encore songé à venir en aide aux marins dévoyés, en jetant sur leurs routes des phares, des amers, et, en cas de malheur, des dépôts de provisions et des maisons de secours. Ce naufrage est celui du P. Crespel. Embarqué sur la Renommée, vaisseau de 300 tonneaux, armé de 14 canons et commandé par M. de Freneuse, il vint se jeter « à un quart de lieue de terre, sur la pointe d’une batture de roches plates, éloignée d’environ huit lieues de la pointe méridionale de l’Anticosti. » C’est peut-être une des plus navrantes légendes de l’île. À coup sûr, c’est la moins connue : et comme causer aide à tuer le temps à bord, je veux vous conter de fil en aiguille ce terrible épisode de la mer[2] — C’était le 3 novembre 1736 que M. de Freneuse partait de Québec avec 54 hommes à Son bord[3]. Tout s’était passé sans aucune avarie jusqu’au 14 au matin. Il y avait bien eu, de fois à autre, quelque saute de vent qui, jeté au nord-nord-est, avait passé au nord-est, puis à l’est, pour se fixer pendant deux jours au sud-sud-est. Jusque là, solide et neuve, la Renommée se comportait admirablement. Les ris pris dans les huniers, elle louvoyait au large de l’Anticosti, se gouvernant sur son compas au sud-est-quart-est, puis au sud-est. Tout-à-coup, le vent fraîchit et se met à souffler en tempête. La lame se creuse, devient fatigante ; et en voulant virer à terre, le navire touche, talonne et embarque aussitôt d’énormes paquets de mer. Il n’en fallait pas plus pour faire perdre la tête à une partie de l’équipage. Seul, le maître canonnier eut en ce moment le sang-froid de sauter dans la soute aux provisions, d’y prendre ce qu’il put de biscuit, de monter quelques fusils, un baril de poudre

et une trentaine de gargousses, et d’entasser le tout dans le petit canot. Une vague vint sur ces entrefaites ajouter encore aux plaintes et à la confusion, en emportant le gouvernail de la Renommée, et le mât d’artimon rompu à coups de hache, étant tombé sur la hanche de bâbord, fit prêter la bande au malheureux navire.

Impassible au milieu de ce chaos, M. de Freneuse donne l’ordre de hisser la chaloupe sur ses porte-manteaux. Vingt personnes embarquent ; mais au moment où la dernière prend place, un des palans manque : et la moitié de cette grappe humaine est précipitée dans l’abîme pendant que ceux qui restent, se cramponnent aux plats-bord de l’embarcation, suspendue en l’air. Pas un muscle n’a bronché sur la figure de M. de Freneuse, à la vue de cette nouvelle catastrophe. D’une voix forte il donne l’ordre de filer le palan d’arrière. Mais au moment où la chaloupe reprend son équilibre et touche au flot, une vague brise le gouvernail de l’embarcation, et celle-ci mal assise, est rasée coup sur coup par deux lames. On parvient pourtant à pousser au large. Un des sous-officiers gouverne le mieux possible avec un mauvais aviron, et matelots et passagers trempés par la pluie qui tombait par torrents et masquait l’atterrage, la figure fouettée par les embruns de la mer, rament au plus près, en récitant à haute voix le confiteor, et en s’unissant au P. Crespel qui psalmodiait les versets du miserere. Pendant ce temps, un ressac terrible bat à la côte. On l’entend clairement à bord. Le bruit va grandissant. Tout-à-coup la chaloupe entre dans le tourbillon mugissant. Une lame énorme l’empoigne, la soulève, la chavire, et roule chacun pêle-mêle et meurtris sur le sable et sur les galets de la grève.

Un nouvel acte de sang-froid venait de prolonger les jours de ces malheureux. Voyant la chaloupe grimper sur le dos de la dernière vague, et prévoyant qu’elle la reporterait au large, un matelot avait passé un grelin dans un organeau, l’avait enroulé autour de son poignet, et s’était laissé porter à terre avec lui.

La mer venait de lâcher sa proie ; mais la position des naufragés n’en était guère devenue meilleure. Le hasard les avait jetés sur un îlot que la marée haute recouvrait, et en gagnant la terre ferme, ils faillirent périr une troisième fois. Il fallait traverser à gué la rivière du Pavillon.

Quelques heures après, le petit canot monté par six personnes vint les rejoindre. Elles rapportaient que dix-sept matelots n’avaient pas voulu abandonner M. de Freneuse. Ce dernier ne pouvait se décider à quitter son navire : et on peut se faire une triste idée de cette première nuit passée, par les uns sans abri, et sans feu sur cette terre déserte de l’Anticosti, par les autres sur un navire battu en brèche par la mer, et certains d’être engouffrés par elle d’une minute à l’autre.

À minuit, la tempête était dans toute sa violence. Chacun avait perdu l’espoir de se sauver, lorsqu’au petit jour, on s’aperçut que le navire tenait bon. La violence du flot était tombée. Il n’y avait plus une minute à perdre pour le sauvetage, et chacun se mit à l’œuvre. On embarqua des provisions avariées, les outils du charpentier, du goudron, une hache, quelques voiles. Puis, il fallut regagner terre : et le capitaine de Freneuse les larmes aux yeux et emportant son pavillon, quitta le dernier l’épave de la Renommée.

Cette seconde nuit passée sur l’île, fut encore plus triste que la première. Il tomba deux pieds de neige. Sans les voiles, tout le monde serait mort de froid. Ces rudes débuts ne découragèrent personne ; de suite on se mit au travail. Le mât d’artimon de la Renommée était venu du plain ; on tailla dedans une quille nouvelle pour la chaloupe. Elle fut calfatée avec soin, et son étambot et ses bordages furent refaits à neuf. Pendant que les uns coupaient du bois, les autres faisaient fondre la neige. Bref, on se créa le plus d’occupations possibles pour tâcher d’oublier : mais hélas ! à ces heures de travail, succédèrent bientôt les heures d’épuisement. Les malheureux naufragés avaient, au moins, une perspective de six mois sur l’île d’Anticosti, puisqu’il leur fallait y attendre l’ouverture de la navigation. Or, en ces temps-là, les navires qui passaient de Québec en France n’emportaient que pour deux mois de vivres. Au moment où elle avait touché, la Renommée avait onze jours de mer : une partie des provisions étaient avariées par le naufrage, et en s’astreignant à la plus stricte économie, c’est-à-dire en ne distribuant à chacun qu’une maigre ration par vingt-quatre heures, chaque homme pouvait — tous calculs faits — prolonger sa vie de quarante jours ! À cette incontestable certitude, était venu se joindre l’hiver, arrivé dans toute sa rigueur. La glace rendait le navire inaccessible : six pieds de neige couvraient le sol, et pour comble de désespoir, les fièvres venaient de faire leur apparition et exerçaient de faciles ravages sur ces natures émaciées.

Il fallut prendre une décision suprême.

Un poste français passait alors l’hiver à Mingan, où il s’occupait à faire la chasse au loup-marin. Pour se rendre là, il fallait d’abord faire quarante lieues de grève avant d’atteindre la pointe nord-ouest de l’île, puis comme Le dit le P. Crespel, « descendre un peu et traverser douze lieues de haute mer. » On agita l’idée de se diviser en deux groupes. L’un devait rester à la rivière au Pavillon : l’autre irait à Mingan chercher du secours. Lorsque cette proposition fut soumise au conseil, chacun la trouva inattaquable. La grande difficulté consistait à désigner ceux qui seraient du premier groupe, et ceux qui feraient partie du second. C’était à qui ne resterait pas en arrière.

Dans cette pénible alternative, le P. Crespel eut recours à Dieu. Le 26 novembre, il dit la messe du Saint-Esprit : et dès que le saint sacrifice eût été terminé, vingt-quatre hommes se levèrent, et prirent la résolution de se résigner à la volonté divine, assurant qu’ils hiverneraient coûte que coûte à la rivière au Pavillon.

Cet acte d’abnégation tranchait le nœud gordien. Toute cette nuit-là fut employée à entendre des confessions ; et le lendemain, après avoir laissé des provisions à ces braves gens, et leur avoir juré sur les saints Évangiles qu’ils reviendraient les reprendre aussitôt que possible, le capitaine de Freneuse, le P. Crespel, M. de Senneville, suivis de trente-huit personnes, prirent le chemin de l’inconnu. La misère et le danger avaient nivelé la position de ces hommes. Avant de se quitter officiers et matelots s’embrassèrent en pleurant. Hélas ! bien peu devaient se revoir.

En partant, M. de Freneuse subdivisa ses gens en deux sections. Treize d’entre eux manœuvraient le petit canot : vingt-sept s’embarquèrent dans la chaloupe. Jusqu’au 2 décembre, cette navigation de conserve fut affreuse. À peine gagnait-on chaque jour deux, ou trois lieues qu’il fallait faire à la rame, et par un froid intensif. Le soir, on dormait sur la neige : et pour toute nourriture ces pauvres abandonnés n’avaient qu’un peu de morue sèche, et quelques gouttes de colle de farine détrempée dans de l’eau de neige.

Le 2 décembre, le temps se mit au beau. Une petite brise soufflait sans âpreté, et la joie renaissait sur ces figures hâves et décharnées, lorsqu’en voulant doubler la pointe sud-ouest, la chaloupe qui allait à la voile, fit la rencontre d’une houle affreuse. En manœuvrant pour lui échapper, elle perdit le canot de vue. Plus tard on sut ce qu’était devenu ce dernier : il s’était laissé affaler. Mais comme pour le quart d’heure, il fallait faire terre au plus vite, on finit par y parvenir à deux lieues de là, au milieu de mille précautions. Un grand feu fut allumé sur la côte, pour indiquer aux retardataires où se trouvaient les gens de M. de Freneuse : puis, après avoir mangé un peu de colle, ils s’endormirent dans l’eau et dans la neige fondante, pour n’être réveillés que par une tempête terrible. Dès ses premières bourrasques, elle jeta la chaloupe à la côte. Il fallut alors s’occuper à la réparer de suite ; mais ce contre-temps eut son bon côté. Deux renards qui étaient venus rôder dans les environs furent pris au piège, et cette viande fraîche devint par la suite d’un grand secours.

Dès le 7 décembre, M. de Freneuse put reprendre la mer, mais le cœur navré. Malgré de nombreuses reconnaissances, il n’avait pu découvrir aucune trace de son canot.

À peine la chaloupe eut-elle fait trois heures de marche qu’une nouvelle tempête l’assaillait au large. Pas un havre, pas une crique ne s’offrait pour donner refuge à ces malheureux ; et cette nuit-là fut peut-être une des plus terribles qu’ils eurent à endurer. Ils la passèrent à errer au milieu des vagues et des glaces, dans une baie où le grappin ne mordait pas. On ne réussit à débarquer qu’au petit jour, au milieu d’un froid brûlant, qui ne tarda guère à faire prendre la baie, et avec elle la chaloupe. Dès lors celle-ci devenait inutile.

Il fallut donc se décider à ne pas pousser plus loin. Les provisions furent débarquées ; et de suite on se mit à l’œuvre pour construire des cabanes en branches de sapin[4], ainsi qu’un petit dépôt, où les vivres furent disposés de manière, à ce que personne ne pût y toucher sans être aussitôt vu par les autres. Puis, on adopta un règlement pour la distribution. Chacun avait droit à quatre onces de colle par jour ; et on fit en sorte que deux livres de farine et deux livres de viande de renard pussent servir au repas quotidien de dix-sept hommes ! Une fois la semaine, une cuillerée à bouche de pois venait rompre la monotonie de cette cuisine ; et en vérité, dit le P. Crespel, c’était le meilleur de nos dîners.

Les exercices du corps devinrent obligatoires. Léger, Basile et le P. Crespel allaient couper des fagots et faire du bois : d’autres transportaient l’approvisionnement aux cabanes : les troisièmes traçaient ou entretenaient la route qui menait à la forêt. Au milieu de ces occupations, les épreuves ne faisaient guère défaut. La vermine rongeait ces malheureux qui n’avaient qu’un change pour tous vêtements. La fumée des huttes et les éblouissantes blancheurs de la neige donnaient à la plupart de douloureuses ophtalmies ; et la mauvaise nourriture, jointe à l’eau de neige, avaient engendré la constipation et le diabète, sans faire, pour cela, ployer d’un cran l’énergie de ces hommes de fer.

Le 24 décembre, le P. Crespel fit dégeler quelques gouttes de vin. La Noël approchait ; et il se préparait à dire la messe de minuit. Elle fut célébrée sans pompe, ni ornements, dans la plus grande des cabanes. Ce dut être un spectacle sublime que de voir tous ces abandonnés, se recueillir au milieu des solitudes de l’Anticosti, et dans leur dénuement sans exemple, se rapprocher d’un enfant nu et couché dans une étable, pour mêler leurs larmes aux siennes, et pour l’y adorer.

L’année 1737 débuta pour ces pauvres gens d’une manière terrible. Dès l’aube du jour de l’an, Foucault envoyé à la découverte, revint avec la poignante nouvelle que la chaloupe avait été enlevée par les glaces. Pendant cinq jours, ce ne furent que gémissements et lamentations. Tout le monde se sentait perdu. Chacun voulait mourir. L’esprit de suicide passait et repassait dans ces cerveaux troublés par tant de malheurs, et le P. Crespel ne cessa, pendant ce temps, de leur démontrer la grandeur de l’apostolat de la souffrance : cette seule voie que Dieu avait prise pour racheter le genre humain. Il les supplia de se confier en la miséricorde divine ; célébra le jour des Rois une seconde messe du Saint-Esprit, pour le prier de donner sa force et ses lumières à ces âmes si éprouvées, et parla dans son sermon, de la grandeur de la mission qui incombe à ceux qui se dévouent pour sauver les autres. Touchés par ces bonnes paroles, Foucault et Vaillant s’offrirent pour aller à la recherche de la chaloupe.

— Tant il est vrai, ajoute finement le P. Crespel, que dans quelque situation que l’on soit, on aime toujours à s’entendre élever. L’amour-propre ne nous quitte qu’avec la vie. Bien leur prit de cet excès de zèle. Deux heures après, ils accouraient tout joyeux, et annonçaient à leurs camarades qu’en fouillant la grève et le bois, ils étaient tombés sur un ouigouam indien, et sur deux canots d’écorce abrités sous des branches. Comme trophée de leux expédition, ils emportaient une hache et de la graisse de loup-marin.

L’île était habitée !

Il n’y avait plus à en douter, et les éclats de la joie la plus vive succédèrent au plus sombre des chagrins. Chacun sentait le courage lui revenir. Le lendemain fut tout aussi joyeux. En poussant plus loin leurs excursions, deux matelots découvrirent la chaloupe arrêtée au large, dans un champ de glace, et en revenant au camp avec cette heureuse nouvelle, ils firent l’inappréciable trouvaille d’un coffre plein d’habits, que le flot avait arraché à la Renommée, et que les hasards de la mer étaient venus apporter là.

Mais tous ces rires ne durèrent qu’un éclair. L’épreuve allait revenir plus amère que jamais. Le 23 janvier, le maître-charpentier mourut presque subitement. Des symptômes alarmants s’accentuèrent de plus en plus. Presque tous les hommes eurent les jambes enflées : et le 16 février, un coup terrible vint foudroyer le camp. Le capitaine de Freneuse s’en était retourné vers Dieu, au milieu des prières de l’Extrême-Onction. Puis, ce fut autour de Jérôme Bosseman ; puis, à celui de Girard ; puis, au maître-canonnier qui, avant de mourir, abjura le calvinisme. Chacun, avant l’heure suprême, se confessait au P. Crespel, et s’éteignait saintement dans la résignation. Quand tout était fini, les moins faibles se levaient, traînaient au dehors les cadavres de leurs camarades, et les amoncelaient dans la neige, à la porte de la cabane. Nul n’avait la force d’aller plus loin.

Les éléments conjurés luttèrent avec ces angoisses terribles. Le 6 mars, une tempête de neige se déchaîna sur l’île et écrasa sous une avalanche la cabane du P. Crespel, le forçant à venir se réfugier dans celle des matelots, qui était plus spacieuse. Là, pendant trois jours, ils furent retenus prisonniers par l’ouragan, sans pouvoir allumer du feu, n’ayant rien à manger, ne se désaltérant qu’avec de la neige fondue, et voyant périr de froid cinq de leurs camarades. À tout prix, il fallait sortir de ce tombeau. En unissant leurs efforts, ils réussissent à déblayer la neige et vont alors aux provisions. Hélas ! le froid est piquant. Un quart d’heure suffit pour geler les pieds et les mains de Basile et de Foucault, qu’il faut rentrer à bras dans la cabane. Grâce cependant au dévoument de ces deux hommes, une ration de trois onces de colle vint rompre ce jeûne de trois jours ; mais elle fut mangée avec tant d’avidité, que tous faillirent en mourir. Encouragés par l’exemple de Basile et de Foucault, Léger, Furst et le P. Crespel courent au bois pour en remporter quelques fagots. Dès huit heures du soir cette maigre provision est déjà consumée, et le froid devint si intense cette nuit-là, que le sieur Vaillant père fut trouvé mort sur son lit de branches de sapin. Il fallut songer à changer de cabane et à déblayer celle du P. Crespel. Elle était la plus petite, et pouvait être plus facilement chauffée. On ne peut imaginer rien de plus navrant que le sombre défilé qui se fit alors : les moins écloppés portant sur leurs épaules MM. de Senneville et Vaillant fils qui tombaient par morceaux, pendant que Le Vasseur, Basile et Foucault, ayant les extrémités gelées, se traînaient sur leurs coudes et sur leurs genoux.

Le 17 mars, la mort vint mettre un terme aux souffrances de Basile ; et le 19, Foucault, qui était jeune et d’une grande force musculaire, s’éteignit après une agonie terrible. Les plaies de ces malheureux ne pouvaient être pansées qu’avec de l’urine, et des lambeaux de vêtements arrachés aux pauvres morts servaient de charpie aux vivants. Douze jours après ces deux départs, les pieds de MM. de Senneville et Vaillant se détachèrent en putréfaction ; mais, au milieu de ces douleurs et de cette infection, ils ne cessaient de mettre leur confiance en Dieu et d’unir leurs souffrances à celles du Christ. Le P. Crespel était ému de cette foi inébranlable et de cette résignation sublime qui semblaient se refléter sur les autres ; car, au milieu de toutes ces horreurs, pas un mot de découragement ne se fit entendre. Chacun essayait d’apporter à son voisin quelques distractions ou quelques douceurs ; et ce fut ainsi que le 1er avril, en allant à la découverte du côté où les canots d’écorce étaient cachés, Léger ramena au camp un indien et sa femme.

C’étaient les premières figures humaines qu’on eût vues depuis le départ de la rivière au Pavillon. Le P. Crespel parlait à merveille plusieurs idiomes sauvages : il expliqua à ces nouveaux hôtes leur triste situation, et les supplia les larmes aux yeux d’aller à la chasse et de leur apporter des vivres.

L’indien promit solennellement.

Le lendemain arrive. Deux jours, trois jours se passent : le peau-rouge ne revient pas. Alors n’y pouvant plus tenir, Léger et le P. Crespel se traînent jusqu’au ouigouam, mais pour constater avec terreur qu’un des canots est disparu ! Rendues prudentes par le malheur, ces deux ombres décharnées s’attellent sur celui qui restait, le transportent jusqu’à leur cabane et l’attachent à la porte, bien persuadées que l’un des indiens ne quittera pas l’île, sans venir réclamer sa propriété.

Hélas ! nul ne vint, sinon la terrible visiteuse accoutumée, la mort. Elle enleva successivement MM. Le Vasseur, Vaillant fila, âgé de seize ans, et de Senneville qui en avait vingt, et était fils du lieutenant du Roy, à Montréal[5].

Dégagé du soin des malades et n’ayant plus de lieutenants vivres, le F. Crespel réunit alors en conseil les survivants. Il fut décidé de quitter cet endroit funeste et départir en canot. Pour rendre serviable l’embarcation de l’indien, on l’enduisit de graisse : des avirons furent dégrossis, et le 21 avril fut désigné comme le jour de rembarquement.

Une moitié de jambon de renard composait alors tout le garde-manger de cette troupe d’affamés. Il avait été entendu qu’on en boirait le bouillon, réservant la viande pour le lendemain : mais dès que les parfums de cet étrange pot-au-feu se firent sentir, chacun se jeta comme un loup sur le gigot, qui fut mangé en un tour de main. « Bien loin de nous rendre nos forces, cet excès nous en ôta, » dit la relation laissée par le P. Crespel : de sorte que le lendemain ils se réveillèrent affaiblis, plus malades qu’auparavant, et qui plus est, sans ressources. Deux jours se passèrent alors dans la faim et le désespoir. Personne ne voulait lutter plus longtemps contre la mort ; et déjà, la plupart s’étaient jetés

à genoux sur la grève en disant les litanies des agonisants, lorsqu’un coup de fusil retentit sur le rivage.

C’était l’indien. Propriétaire prévoyant il venait savoir ce qu’était devenu son canot.

En l’apercevant, les malheureux se traînent vers lui, poussant les plus navrantes supplications ; mais le sauvage n’entend pas de cette oreille, et prend la fuite. Le P. Crespel et Léger sont en bottes : qu’importe ? Ce nouvel abandon rend l’haleine à ces moribonds. Ils se mettent à donner la chasse au fugitif ; traversent tant bien que mal la rivière Becsie, et finissent par rejoindre le fuyard, qu’un enfant de sept ans embarrasse dans sa course. Pris comme un lièvre au collet, le peau-rouge, redevenu diplomate, leur indique un endroit du bois où il a caché un quartier d’ours à demi-cuit, et tous ensemble, Indien et Français passent la nuit blanche à s’observer mutuellement du coin de l’œil.

Le lendemain, le P. Crespel intime au sauvage l’ordre de le conduire au camp de sa tribu. Le canot contenant l’enfant, devenu un otage, est placé sur un traîneau : Léger, et le père Récollet s’attellent dessus, pendant que l’indien marche devant et sert de guide. Au bout d’une lieue de marche la petite caravane débouche sur la mer, et comme c’était la voie la plus courte, on se décide à la prendre. Mais ici s’élève une nouvelle difficulté. Le canot ne peut contenir que trois personnes. L’indien a désigné pour l’accompagner son enfant et le P. Crespel qui, s’embarque au milieu des lamentations de ses camarades, à qui, cependant, il réussit à arracher le serment de suivre le rivage dans la direction prise par l’embarcation.

Le soir de ce jour-là, l’indien proposa au père de descendre à terre pour y faire du feu. Ce dernier y consentit, avec d’autant plus de plaisir que la bise était mordante. Mais étant monté sur un monticule de glace pour examiner les alentours, le sauvage profita de ce que le père avait le dos tourné, pour gagner le bois avec son enfant.

La mort seule pouvait maintenant mettre fin à cette série de catastrophes. Abandonné de tous, le P. Crespel s’appuya sur le canon de son fusil, remit ses peines entre les mains de Dieu, et récita les versets du livre de Job. Pendant qu’il priait ainsi, il fut rejoint par Léger. Avec des larmes dans la voix, ce dernier lui annonça que son camarade Furst était tombé d’épuisement à une distance considérable de là, et qu’il avait été obligé de le laisser sur la neige.

En ce moment, un coup de fusil retentit. La forêt s’ouvrait à quelques pas de là. Léger, que le courage n’avait pas encore laissé, décide le père récollet à l’y accompagner, et au moment de s’y engager, un deuxième coup de feu se fait entendre. Rendus de plus en plus prudents par l’expérience, les deux abandonnés se gardent bien d’y répondre. Ils marchent, se guidant sur l’endroit d’où viennent ces détonations : et bientôt, ils débouchent dans une clairière où fumait la cabane d’un chef indien.

Ce brave homme leur fit le plus touchant accueil, tout en leur expliquant l’étrange conduite du guide du P. Crespel, qui ne les avait ainsi abandonnés, que par crainte du scorbut, de la variole, et du « mauvais air. »

Enfin, ceux-ci étaient sauvés ! mais tout n’était pas fini. Furst restait en arrière. Le Père Crespel offrit en cadeau son fusil au chef pour le décider à l’aller chercher. Ce fut peine inutile. « M. Furst, dit la relation, passa la nuit sur la neige, où Dieu seul put le garantir de la mort, car dans la cabane même, nous endurâmes un froid inexprimable, et ce ne fut que le lendemain, comme nous nous disposions à aller au-devant de lui, que nous le vîmes arriver. »

Deux jours furent alors consacrés au repos. Pendant ce court espace de temps, ces malheureux qui n’oubliaient pas le serment fait à ceux qui étaient restés à la rivière au Pavillon, recouvrirent assez de leurs forces pour s’embarquer le premier mai et mettre le cap sur Mingan. Le P. Crespel fut le premier à y arriver. Le vent étant tombé en route, ce vaillant homme, dans sa hâte de faire expédier aussitôt que possible des secours à ses camarades, s’était fait mettre sur un canot d’écorce et l’avait pagayé seul, pendant l’espace de six lieues de mer.

M. Volant commandait le poste de Mingan. Il reçut ses compatriotes à merveille. Pas un instant ne fut perdu pour aller au secours de l’équipage de la Renommée : et une grosse chaloupe armée, et bien approvisionnée fut dépêchée sous son commandement. M. Volant emmenait avec lui le P. Crespel, Furst et Léger.

Dès qu’ils furent par le travers de la rivière au Pavillon, une salve de mousqueterie fut tirée. Alors on vit quatre hommes, qui ressemblaient à des fauves, sortir du bois, se jeter à genoux, et tendre des bras suppliants vers la chaloupe. Les soins les plus empressés furent donnés à ces gens qui n’étaient plus que de véritables squelettes. Pendant les pérégrinations du P. Crespel et de sa troupe, ces pauvres matelots avaient enduré d’incroyables souffrances. Tour à tour ils avaient vu leurs camarades tomber, décimés, les uns par le froid, les autres par les maladies gangréneuses ; tous par l’inanition. Les vivres finirent par manquer complètement. Alors on eut recours aux expédients. Tout passa pour la nourriture jusqu’aux souliers des morts que l’on faisait bouillir dans de la neige, puis griller sur la braise, et quand cette dernière ressource manqua, on se rejeta sur les culottes de peau. Il n’en restait plus qu’une, lorsque M. Volant était arrivé en sauveur, et devant ces inénarrables misères, ce dernier comprit toutes les précautions dont il fallait user. Des ordres sévères furent donnés pour qu’on ne distribuât que peu de nourriture à la fois à ces estomacs qui en avaient perdu l’habitude ; mais malgré cela, l’un des survivants, un breton nommé Tenguy, mourut subitement en avalant un verre d’eau-de-vie, et la joie fit perdre la raison à Tourillet, un autre de ses camarades d’infortune[6]. Quant aux autres, Baudet et Boneau — tous deux originaires de l’île de Rhé — ils se mirent à enfler par tout le corps, et la chaloupe de M. Volant fut changée en infirmerie, pendant qu’à terre, on s’occupait à donner la sépulture aux vingt et un cadavres qui marquaient l’endroit, où la première escouade des matelots de la Renommée avait passé son dernier hiver.

Une modeste croix indiqua le lieu où ils avaient souffert, où ils s’étaient résignés, et où le sacrifice avait été consommé : puis, on reprit la mer, en côtoyant le rivage à distance, rapprochée et en remontant à petites journées, afin de découvrir les traces des gens du canot.

À quelques lieues de l’endroit où s’élève aujourd’hui le phare gardé par M. Pope, les gens de M. Volant découvrirent les corps de deux hommes qui gisaient sur la grève, non loin des fragments d’une petite embarcation. C’était tout ce qui restait, pour indiquer le sort des treize hommes qui avaient vogué de conserve avec la chaloupe de M. de Freneuse, jusqu’au moment où ce dernier les avait perdus de vue, en doublant par une grosse mer la pointe sud-ouest, le soir du deux décembre 1736.

Pendant le cours de ce récit, la lune s’était levée : elle éclairait de sa lumière mélancolique les flots qui doucement bruissaient sous la proue du Napoléon III. Déjà le matelot de vigie avait piqué le quart de minuit. Nous regagnâmes alors nos cadres, afin d’être plus frais et dispos, lorsque le maître d’équipage viendrait nous éveiller le lendemain, pour descendre à cette pointe ouest de l’île d’Anticosti, qui avait vu s’embarquer le P. Crespel allant chercher à Mingan la bonne nouvelle, pour la rapporter aux trois survivants de la Renommée.


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    lieutenants, MM. de Varennes, Godefroy, de la Vérenderie, de Saint-Paul, de Saint-Blin, de Marolles et Pécaudy de Contrecœur : les enseignes en pied, MM. Villebond de Sourdis, Groschaine-Rainbaut, de Laperière, de la Durantaye et d’Espervanche ; et les cadets à l’aiguillette, MM. de la Corne de Saint-Luc, le chevalier de la Corne, de la Corne-Dubreuil, de Senneville, de Saint-Paul fils, et de Villebond fils.

    À cette nombreuse liste, M. Saint-Luc de La Corne, qui fut un des cinq survivants de ce naufrage, ajoute les noms de Paul Héry, François Héry, Léchelle, Louis Hervieux, bourgeois, et de mesdames de Saint-Paul, de Mézière, Busquet, de Villebond, ainsi que ceux de mesdemoiselles de Sourdis, de Senneville et de Mézière.

    M. de Lacorne retrouva aussi sur la grève, et enterra le corps d’un négociant anglais nommé Delivier, le second, trois officiers de l’Auguste, le maître d’hôtel, huit matelots, deux mousses, le cuisinier, douze femmes tant des bourgeois que de soldats, seize enfants, huit habitants et trente-deux soldats.

    l’emmena alors comme aumônier de l’expédition contre les Outagamis, et à son retour le P. Crespel desservit le fort de Niagara pendant les trois années d’usage, puis successivement le Détroit, le fort de Frontenac, et celui de la pointe à la Chevelure, sur le lac Champlain : mission pénible s’il en fut une, assure-t-il, en mentionnant cette dernière dans son livre. Sauvé du naufrage de la Renommée, le P. Crespel fut nommé à la cure de Soulanges, où il demeura deux ans. L’ordre de ses supérieurs le fit alors repasser en France, sur le vaisseau du roi le Rubis, commandant de Jonquières, pour prendre le vicarial du couvent d’Avesnes en Hainault. il y demeura jusqu’à ce qu’il fût nommé aumônier des troupes françaises commandées par le maréchal de Maillebois, et finit son long et dur apostolat par venir mourir à Québec, le 28 avril 1775, après avoir été pendant quinze ans supérieur commissaire de son ordre, au Canada.

  1. Le P. Maximin Leclère, frère du P. Chrétien Leclère, était de Lille en Flandre, et avait déjà servi cinq ans aux Sept-Îles et à l’île d’Anticosti. Harrisse, Bibliographie de la N-France, p. 160.
  2. Ce naufrage est raconté à son frère par le père Emmanuel Crespel qui le lui décrit d’une manière très-vive. Bibaud nous dit dans son « Magasin du Bas-Canada. » que, « ce récollet arriva dans la Nouvelle-France au commencement d’octobre 1724. » Après être resté quelque temps à Québec, le P. Crespel fut nommé par Mgr  de la Croix de Saint-Vallier missionnaire de Sorel, où il demeura deux ans. M. de Lignerie
  3. La Renommée devait se rendre à la Rochelle : elle était consignée à M. Pacaud, trésorier de France.
  4. Le P. Crespel qui, dans ses missions chez les Outagamis s’était mis au fait de cette étude d’architecture primitive, avoue ingénument que sa cabane était la plus commode.
  5. Le père du jeune de Senneville, avant d’exercer la charge de Lieutenant du Roy de Montréal, avait été page de madame la Dauphine, et avait servi dans les mousquetaires. Son fils était né au Canada.

    — On dirait qu’une étrange fatalité s’attache à ce nom de Senneville. Lors du naufrage de l’Auguste, M. de Senneville, cadet à l’aiguillette, et mademoiselle de Senneville furent au nombre des noyés.

    Ce terrible sinistre eut lieu sur les côtes du Cap-Breton en octobre 1761. L’Auguste était un navire affrété par le général Murray pour rapatrier en France les officiers, les soldats et les Français qui en avaient manifesté le désir. Il portait à son bord les soldats du Béarn ainsi que ceux du Royal Roussillon. Parmi les victimes de ce désastre furent les capitaines, MM. le chevalier de la Corne de Bécancour de Portneuf : les

  6. Tourillet était contre-maître, du département de Brest.