Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 12

La bibliothèque libre.
G. Charpentier (Vol. IIp. 79-85).


XII

MÊME SUJET


Après la porte d’entrée, l’avenue, flanquée toujours des deux côtés de boutiques bien achalandées, conduit jusqu’au grand temple.

Sur la droite, se dresse dans les arbres une tour à cinq étages. Chaque étage représente un des degrés de perfectionnement que peuvent atteindre les êtres, et les principaux bouddhas sont figurés dans l’intérieur. On trouve à la porte quelques instruments de percussion ; marmite en bronze, dont on frappe le bord, ce qui produit un son de cloche, vaste tambour orné de gros clous, et, au-dessus de la porte, un gros grelot plat que l’on fait vibrer au moyen d’une lourde corde suspendue à côté. Tous ces accessoires du culte sont destinés à attirer l’attention des bouddhas. Chaque coup frappé vaut une prière.

Plus loin, une vaste salle contient quelques statues et notamment les dieux guerriers qui gardent les points cardinaux. Chacun d’eux armé de pied en cape terrasse un diable, absolument comme saint Michel. Ils ont des figures bleues, rouges, vertes ou blanches selon les directions qu’ils représentent et l’on peut se demander si ces couleurs n’indiquent pas certaines races d’hommes qui habitent au Nord, au Sud, etc. Mais, comme ces couleurs varient suivant les sectes et comme, d’autre part, la race verte est encore à trouver, il est plus sage de constater les couleurs de ces dieux sans y chercher trop de significations.



L’entrée du temple d’Aksakssa

Au centre de la pièce, est une immense bibliothèque à huit pans qui peut tourner sur un pivot. Là, sont renfermés les huit principaux livres de la religion bouddhique ; ceux qui les ont lus d’un bout à l’autre sont réputés de grands docteurs et, plus que personne, sont aptes à devenir bouddhas ; mais tout le monde n’a pas le temps de se livrer à une lecture aussi formidable, et puis tout le monde ne lit pas couramment, et, comme l’intention est réputée pour le fait, il est convenu que, si l’on fait faire à la bibliothèque un tour entier, on est censé avoir lu tous les livres sacrés et on se trouve aussi sanctifié que les malheureux qui ont pâli sur les textes pendant des années. Ce n’est plus qu’une question de force musculaire, car la bibliothèque est fort lourde ; mais à ce système les pauvres d’esprit ont beau jeu.

C’est Fou-daï-si qui inventa ce procédé de science religieuse mise à la portée de tous ; aussi on lui a élevé des statues et nous le voyons, devant son chef-d’œuvre, représenté entre ses deux fils.

Peut-être s’est-il inspiré dans son invention de cette formule si souvent répétée dans les livres du bouddha Sakia Mouni, faire tourner la roue de la loi, formule obscure, peu élucidée jusqu’à présent, mais que l’on a prise ici tout à fait au pied de la lettre, car on me montre des roues pivotant contre les murs ; or il suffit de leur faire faire un ou plusieurs tours pour remplacer la lecture laborieuse de livres incompréhensibles.

Le grand temple de Quanon tout peint en rouge se dresse en face de nous. C’est une vaste salle sombre, écrasée entre un toit immense et un perron colossal.

Beaucoup de petites niches de saints ornent l’intérieur. L’aspect général est assez effrayant. On brûle beaucoup de bougies, soit devant le dieu, soit sur des candélabres placés à la porte et où on allume les cierges offerts par les fidèles, car l’incinération d’un cierge est aussi une prière. De même que l’encens, dont nous sentons les effluves, est une offrande qui plaît aux dieux, et un grain de parfum, offert à propos, assure le résultat d’un pèlerinage.

Le sanctuaire est défendu par de lourds barreaux qui forment jubé. Les chapelles sont grillées. On dirait qu’on a mis les dieux en prison. En somme, à part le dieu des malades dont la statue s’use et s’amincit sous les attouchements, on ne voit aucune idole ; ce n’est pas qu’il en manque, mais tout est caché, tout est enfoui dans une obscurité mystique : c’est à peine si l’on aperçoit, à travers les cierges, le rideau du sanctuaire, sur lequel est vaguement indiquée la silhouette de Quanon. Du plafond pendent, comme des stalactites, d’immenses lanternes, des baldaquins à longues franges, des oriflammes couvertes d’inscriptions, et cette forêt à la renverse assombrit encore cet intérieur sacré.

Au dehors, dans les jardins, sont beaucoup d’autres temples. On nous montre le dieu du tonnerre, celui du vent ; on nous présente à Foudo-Sama, le dieu punisseur, dont la chapelle est encombrée de clients terrifiés qui prient avec ferveur, quelques-uns avec véhémence.


Au dehors, dans les jardins, sont beaucoup d’autres temples.

La prière se fait généralement debout et les mains jointes, quelques femmes se mettent à genoux. L’adorateur fait toujours précéder son oraison d’une offrande, un simple petit sou qu’on jette dans d’immenses tirelires grillées, placées, à cet effet, devant tous les sanctuaires : aussi on entend un bruit continuel de sous qui tombent, de gongs qui vibrent et de timbres qui sonnent.

Souvent on attache aux barreaux des grilles un bout de papier, sur lequel on a écrit le nom du fidèle et une courte prière ; c’est la carte de visite. Parfois on plante un clou contre un des poteaux, mais ce procédé est moins respectueux ; il est employé surtout par les gens qui se piquent de sorcellerie et ont la prétention de forcer le dieu à leur obéir ; le clou est une mise en demeure.

Certaines femmes exaltées et poussées par un désespoir d’amour quittent leur demeure à deux heures du matin, l’heure du bœuf ; trois bougies allumées leur servent de coiffure ; leur kimono blanc, de forme cabalistique, donne à ces femmes un aspect étrange ; sur leur poitrine resplendit un miroir métallique ; sur leur ventre, est attaché un timbre qu’elles frappent avec un maillet en forme de croix ; un poignard est caché dans leur sein.

Elles se dirigent, ainsi accoutrées, vers le temple d’Assaksa.

Leur devoir est de tuer tous les passants attardés qu’elles rencontrent sur leur chemin. D’aussi loin qu’elles les aperçoivent, elles s’élancent à leur poursuite, et les malheureux se cachent où ils peuvent, dans les ruelles, sous les ponts, dans les égouts, afin de laisser passer les dévotes de l’heure du bœuf, qui continuent leur chemin, échevelées et animées d’une fureur sacrée.

Arrivées au temple, elles font leur demande, prononcent certaines formules d’évocation et plantent un clou.

Huit nuits de suite, après avoir jeûné tout le jour, elles se livrent à ces opérations de sorcelleries, et, si tout s’est bien passé suivant les règles, si elles ont la foi voulue et la conviction nécessaire, à la huitième nuit elles trouvent le sanctuaire défendu par un énorme taureau noir, qui est couché.

C’est le moment critique. Il faut qu’elles s’élancent sur l’animal, et le franchissent d’un bond ; si elles réussissent, le taureau disparaît et la demande qui a fait l’objet de la neuvaine est forcément accordée.

À Kioto, au temple de Quanon de Kiomidzou, qui est placé au-dessus d’un précipice tapissé de cerisiers à fleurs roses, le sortilège peut se compliquer d’une dernière épreuve. La dévote de l’heure du bœuf croit devoir s’élancer dans le gouffre, et, si elle est bien en règle avec tous les détails de l’opération, elle descend tranquillement dans l’espace et se trouve saine et sauve au fond de la vallée.

Inutile de dire que, généralement, ces malheureuses sorcières trouvent la mort dans cette dernière épreuve ; car, s’il est encore possible de combattre un bœuf imaginaire, il est moins aisé, malgré les cerisiers en fleurs, malgré la conviction, de faire un saut de 100 mètres et de ne pas se briser les reins.