Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 30

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G. Charpentier (Vol. IIp. 187-192).


XXX

UN DUEL


Quoi qu’il en soit, Kiosaï est considéré comme un des plus habiles peintres du Japon. Ayant appris que, lorsqu’il n’est pas en prison, il habite une petite maison perdue au milieu des jardins dans la banlieue de Tokio, nous partons, Régamey et moi, pour faire la connaissance de cet intelligent et malheureux artiste.

Nos djinrikis eurent quelque peine à découvrir la cabane du caricaturiste et nous-mêmes quelque difficulté à nous faire recevoir, car nos habits européens, portés d’ordinaire par les employés du gouvernement, ne disaient rien de bon au pauvre Kiosaï, qui se demandait quel crime nouveau avait attiré sur lui l’attention des gens haut placés.

Pourtant on s’explique et nous pénétrons dans la maison construite en chaume et en papier, petite de 6 mètres carrés et composée de deux pièces.

Le vestibule d’entrée est entièrement rempli par deux femmes qui se prosternent pour nous recevoir. La seconde chambre est l’atelier, plein de lumière ; encombré de rouleaux de papiers, de pinceaux et de boîtes à couleur. Deux ou trois masques comiques, des inscriptions encadrées, reproduisant des sentences philosophiques, et, sur une table, une chimère et un fétiche en terre cuite d’une très haute antiquité ; ce sont les dieux lares ; on a placé devant eux des offrandes de gâteaux et de sakké.

La chambre est égayée par le jardin qui l’entoure et l’envahit ; des branches d’arbre passent à travers les cloisons mal fermées. Un jeune chat, à la queue coupée, selon l’usage, escalade les piles de papier et renverse les burettes à eau. Il se permet même, pendant la visite, de s’adjuger le gâteau offert au petit dieu en terre cuite.

L’artiste paraît très heureux et très ému de la démarche que nous faisons auprès de lui. Il se frotte constamment le bras droit avec la main gauche, ce qui est, chez les Japonais, le signe d’une grande préoccupation ou d’un violent embarras.

On cause, grâce à l’interprète Kondo qui nous accompagne, et peu à peu la gaieté se met de la partie. Mme Kiosaï apporte du thé et des gâteaux identiques à celui qu’on a offert au petit dieu.

Régamey a déjà tiré ses armes. La pose accroupie étant incompatible avec ses guêtres et ses pantalons, il s’est assis sur la natte les jambes à demi étendues et, son album sur ses genoux, il demande à Kiosaï l’autorisation de lui faire son portrait.

Kiosaï, tout confus, se prosterne en signe d’acquiescement et de reconnaissance ; il aspire tant qu’il peut, les dents serrées, pour témoigner combien il est honoré.

Mais il n’est pas homme à se laisser faire sans riposter, et, surveillant du coin de l’oeil ce qui se passe sur l’album de Félix, il a sournoisement, presque dans la manche de son kimono, préparé ses pinceaux, délayé ses couleurs, étendu sur la natte une feuille de papier et, tout en ayant l’air de poser, il commence d’une main rapide le portrait de son portraitiste.

Il n’y a pas à dire ; c’est un duel !

Qui donc a affirmé, qui donc a imprimé que les artistes japonais sont incapables de faire un portrait ?

Ô Muse, comme dirait Homère, inspire-moi ! Aide-moi à retracer l’importance et la valeur des deux champions. Rappelle-moi les antécédents, les origines, la race, l’histoire et les prouesses de chacun d’eux. Apprends-moi à décrire l’attaque et la riposte, les coups de pinceau et les coups de crayon qui s’échangent sous mes yeux.

D’un côté, le peintre français, fils et frère d’artistes. Le premier parmi ces initiateurs modestes et de si rare mérite qui ont créé un art nouveau : la chromolithographie, son père lui mit en main, tout petit, des crayons en guise de hochet.

Guillaume, son frère aîné, dont l’existence fut si courte, a laissé comme peintre de sujets militaires, des œuvres fortes, savantes, pleines de grandeur et de vérité, que l’État a recueillies dans ses musées.

Son autre frère, Frédéric, est peintre, graveur, lithographe, maniant à volonté le pinceau, la pointe et le crayon. Et lui, Félix, le héros du combat, a parcouru la moitié du globe pour trouver au Japon un athlète digne de lui !

Élève de l’école des Beaux-Arts où il obtint une médaille pour l’anatomie, il fut, à l’âge de vingt-trois ans, nommé professeur à l’École nationale de dessin, puis à l’École spéciale d’architecture. Collaborateur des principaux journaux illustrés de Paris, il fut bientôt attiré par les journaux illustrés de Londres, puis par ceux de l’Amérique.

Comme certains ouvriers font leur tour de France, Regamey, son crayon à la main, entreprit le tour du monde. En passant, il présidait à la réorganisation des études à l’Académie de dessin de Chicago, récemKiosai dessiné par Régamey.ment détruite par l’incendie. Puis il inventait les conférences en dessin qui eurent un si grand succès ; en moins d’une heure, il couvrait de croquis gigantesques des kilomètres de papier sans fin, touchant à tout : à l’art, à l’histoire, à l’actualité, à l’ethnographie, voir même à la morale, témoin la conférence qu’il fit un soir dans une église de Boston en prenant pour sujet : les bienfaits de la tempérance.

Cette fois l’artiste au crayon rapide a traversé l’Océan pacifique. Il s’est abattu sur le Japon et a fait à Kiosaï l’honneur de le choisir pour lutteur.

Kiosaï a accepté le combat.

Et les voici tous deux l’œil enflammé, la respiration retenue, s’attaquant l’un l’autre, dessinant avec hâte, avec fureur, cherchant à faire vite et parfait.

— Fini ! s’écria Félix.

— Yoroshi ! riposte Kiosaï.

Et les deux portraits apparaissent ressemblants, cela va sans dire, mais surtout étonnants de hardiesse et d’ingéniosité dans le procédé.


Kiosaï dessiné par Régamey.

Alors, moi de m’écrier dans mon enthousiasme :

— Bravo, Kiosaï ! Bravo, Régamey !

Quelques jours après, Kiosaï vint nous rendre à l’hôtel la visite que nous lui avions faite.

Comme il savait mon goût pour la science des religions, il m’apporta un bouddha pénitent qu’il avait peint exprès pour moi. On voit dans cette composition quelle verve peut avoir l’artiste japonais, même quand il s’attaque à un sujet classique. Le Sakia-Mouni de Kiosaï est à la fois concentré et resplendissant. Assis sur la paille, comme Job, il réfléchit à outrance sans s’apercevoir que ses ongles poussent et que son estomac se creuse. La bosse de la révélation surgit au milieu de ses cheveux incultes, et l’amplitude de ses vêtements aux contours luxueux indique seule que c’est un prince de l’Inde qui s’oublie ainsi pour sauver les hommes.


Assis sur la paille, comme Job, il réfléchit à outrance, sans s’apercevoir que ses ongles poussent et que son estomac se creuse.

Pendant sa visite, Kiosaï tenait un éventail tout blanc. En causant, il tira un pinceau de sa ceinture, le mouilla et le promena rapidement sur son éventail.

Malgré les difficultés présentées par les plis accentués de l’objet qu’il peignait, en quelques touches il eut fini, et nous présenta son éventail en nous avertissant qu’il avait fait une peinture religieuse.

Je ne vis pas tout de suite en quoi la composition avait un caractère sacré.


Éventail comique peint par Kiosaï.

Un poteau télégraphique d’un côté ; de l’autre, une grenouille verte traînant dans un djinrikicha une grenouille brune ornée d’un manche de parapluie ; je voyais plutôt là le résumé des inventions modernes au Japon.

Mais l’auteur me fit observer que le fil électrique était supporté par une tige de lotus, que la roue du djinrikicha était une feuille de la plante sacrée, et que, enfin, la grenouille, animal caractéristique des plantes d’eau, était là une sorte de déterminatif de l’idée.

Et voilà comme quoi, au Japon, les vieux dogmes sont transformés et remplacés par les idées nouvelles.