Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 39

La bibliothèque libre.
G. Charpentier (Vol. IIp. 266-270).


XXXVIII

CE QUE C’EST QUE VESPRES BOUDDHIQUES


n diacre vient nous chercher et, nous menant processionnellement par les galeries extérieures des temples, nous fait enfin entrer dans le sanctuaire où tous les prêtres sont agenouillés, formant un carré devant l’autel.

Singulier signe des temps. Voici des Européens admis à des cérémonies auxquelles ne peuvent assister les Japonais qui ne sont ni prêtres, ni grands seigneurs ; voici des étrangers qui sont reçus avec tous les honneurs possibles dans les lieux mêmes où, il y a quelques années, leur présence eût été punie de mort.

Le prêtre officiant, couvert d’une large chasuble de damas rouge à fleurs, se place devant l’autel qui est tellement entouré de marchepieds et de tables d’offrandes que le digne homme semble être mis en cage.


Vêpres bouddhiques.

Il commence un récit monotone avec quelques inflexions de voix montant en traînant comme si l’intonation tournait dans la gorge.

Puis, les bonzes reprennent en chœur, chacun dans son ton.

Mais cette sorte de mugissement chromatique et rythmé, produit par de nombreuses voix d’hommes, rappelle les grandes harmonies de la nature. Tantôt on reconnaît la plénitude et la vigueur du bruit de la mer, tantôt le chant plaintif et doux du vent dans les grands pins, tantôt le murmure agité et puissant d’un peuple assemblé. Ce n’est pas une prière, c’est un bruit d’êtres, un concert d’âmes, une harmonie venue des mondes extrahumains.

Chose curieuse : aucune dissonance ne blesse l’oreille. Par ce frôlement de notes voisines, il se forme des harmoniques qui renforcent la sonorité et donnent les vibrations des grosses cloches. C’est grandiose et mystique, c’est comme un océan qui adore ; ce bruit ému et palpitant doit faire tressaillir l’âme de tous les bouddhas.

Quant à moi, j’en suis tout émotionné et fort surpris de ressentir une vive impression en présence d’un chaos de notes qu’on ne pourrait ni écrire, ni harmoniser.

Le drame religieux se déroule peu à peu. Les prosternements succèdent aux cantiques, les récits alternent avec les mouvements des prêtres autour de l’autel.

On ne peut pas bien voir ce que l’officiant fait, accroupi dans sa cage.

Des diacres apportent des plats d’or ajourés, ornés de gros glands de soie violets et blancs. Ces plats sont remplis de fleurs de chrysanthèmes jaunes, privées de leurs tiges.

Chaque plat est posé devant chaque bonze. Tous se lèvent et commencent une procession autour du sanctuaire. Chemin faisant, ils jettent sur le sol les fleurs jaunes qui s’éparpillent comme des constellations d’étoiles.

Ces plats brillants, ces marguerites d’or, jaillissant des mains des prêtres, ont quelque chose d’éclatant ; dans l’ombre du temple, c’est comme des étincelles, et la procession sacrée semble faire une offrande de lumière.

Chacun reprend sa place, excepté l’officiant qui se met en avant des marchepieds et offre l’encens dans une cassolette à manche d’or.

Puis commence le chapelet sur la formule :

Na-mou-Amida-boutsou.

Je me consacre au bouddha Amida.

Chaque fois que la phrase se dit, un grain passe entre les doigts des prêtres et l’officiant donne un coup de marteau sur une petite cloche à son d’enclume.

Le mouvement d’abord lent et solennel va toujours en s’accélérant, comme chez les derviches hurleurs. Il arrive vite un moment où les assistants ne peuvent plus prononcer ; c’est un bredouillement sonore dont le rythme marqué par le timbre s’active de plus en plus.

Encore plus vite, toujours plus vite et chaque coup va droit au cœur d’Amida emportant le faisceau de prières esquissées par les prêtres. La rapidité d’une machine à coudre utilisée pour sauver les âmes.

Les chocs s’arrêtent subitement et le bourdonnement des versets cesse instantanément.

Cette précipitation dans la manière de dire le chapelet n’a pas pour but d’en avoir fini plus tôt. Les bonzes ont assez le temps de réciter leurs prières et de les bien prononcer. Mais il s’agit de faire comprendre par l’encombrement des versets et des syllabes, combien est grand le nombre des êtres qu’il faut secourir. Les mots se précipitent sur les lèvres comme les âmes à l’entrée des paradis et la rapidité de la prononciation aide à la facilité de la délivrance.

Le jeune bonze d’hier se charge de donner le coup final sur le grand tambour, sans que sa figure douce et belle laisse apercevoir le moindre effort, il saisit le large tampon et, faisant voler ses vastes manches noires, il assène un coup vigoureux sur l’immense instrument qui mugit comme un monstre vaincu. Tel Sakia Mouni, calme et rêveur, terrassait du bout de son doigt les démons malfaisants, sans que sa physionomie indiquât rien de l’effort surhumain qu’il accomplissait.