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Prose et Vers/Ana

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Prose et VersAlbert Messein (p. 245-256).

ANA

De son vivant, on accusa souvent Oscar Wilde de plagiat. Un jour, dans un salon, Whistler fit devant lui un bon mot.

« Ah ! Jimmy, dit Wilde, comme j’aurais voulu trouver ce mot ! »

« Vous le trouverez », répondit sardoniquement Whistler.

Whistler se promenait un soir au bord de la Tamise avec une dame protectrice des arts. Celle-ci ne tarissait pas sur la beauté du paysage. Ne trouvant plus d’épithètes, elle s’écria : « On dirait un Whistler ! »

« Hé, hé ! répondit celui-ci, la Nature fait en effet des progrès, de petits progrès… »

C’était à l’époque où Francis Jammes ne pouvait guère écrire un poème sans parler de son vieux chien. Or, dans une de ses élégies, où il était question d’Orthez, de sa maison, de ses meubles, de ses livres, de sa pipe, Jammes commençait ainsi un vers : Bonheur est là…

Stuart Merrill eut occasion de féliciter Jammes au sujet de ce poème, et s’attendrit particulièrement sur le « vieux chien Bonheur, au nom si touchant. »

Francis Jammes répondit : Bonheur n’est pas un chien, c’est Raymond Bonheur le compositeur…

Au banquet offert en… à Edmund Gosse, Verhaeren et Maeterlinck étaient assis face à face. Deux anglais, ignorant le physique des deux poètes belges, faisaient des déductions : Vous voyez le maigre, qui a de longues moustaches, qui mange à peine et ne boit que de l’eau, c’est sûrement l’auteur de la Princesse Maleine, tandis qu’il n’y a aucun doute que le gros qui dévore comme deux et redemande de tout ne soit l’auteur des Flamandes… »

Maurice Maeterlinck conduit lui-même son auto. Un jour qu’il faisait une promenade aux environs de Grasse avec Mme Georgette Maeterlinck il s’arrêta déjeuner à un hôtel. Pendant que Maeterlinck garait l’auto, sa femme gagna la salle à manger. L’illustre poète voulut l’y suivre, mais un maître d’hôtel inflexible s’y opposa : « Votre salle à manger est au fond du couloir ». — « Comment, puisque je vois ma femme dans cette salle-ci. » — « Votre femme ! ça ne prend pas. » — « Vous ne savez pas qui je suis ! » — « Je ne sais pas qui vous êtes ? Cela se voit pourtant bien : vous êtes le chauffeur de madame ! »

Quand Ernest La Jeunesse vint faire la conquête de Paris, il manquait de timidité. Il alla voir un matin Anatole France. Celui-ci le reçut avec sa courtoisie ordinaire, et s’enquit de son nom.

« Je suis La Jeunesse. »

« Enchanté de l’apprendre. J’aime beaucoup la jeunesse. Hélas ! pour moi la vieillesse commence. Mais vous m’avez mal compris. Je vous demandais votre nom. »

« Je suis La Jeunesse. »

Anatole France s’inquiétait, et cherchait à se rapprocher de la porte, lorsque son visiteur précisa :

« Je suis La Jeunesse, auteur des Nuits et des Ennuis. »

« Que ne le disiez vous ? »

Stéphane Mallarmé recevait chez lui les mardis les dévots du monde entier. Ceux-ci venaient sans autre forme de présentation qu’une carte de visite présentée au maître, qui répondait souvent en personne au coup de sonnette.

Or, un jour, Hubert Crackanthorpe, qui fût devenu un des plus grands romanciers anglais s’il ne s’était lamentablement suicidé à Paris, arriva de cette façon improviste. Le bon Mallarmé lut à la hâte la carte qu’on lui tendait dans la demi-obscurité du vestibule, et ouvrant la porte de sa petite salle à manger, où étaient réunis les fidèles des mardis, annonça de sa voix douce et…

« Messieurs, je vous présente un confrère anglais, M. Hubert Crackanthrope. »

Un jour Stéphane Mallarmé reçut un Japonais muni d’une lettre d’introduction d’un de ses compatriotes. Celui-ci écrivait : « Mon ami ne sait pas un mot de français, mais il danse à la perfection. »

Et Mallarmé de se lamenter sur l’exiguïté de sa salle à manger où le Japonais n’aurait pu danser que sur la table, parmi les grogs servis par Mlle Mallarmé.

Forain, venu à Bruxelles avec le peintre Flameng, avait été invité par les collaborateurs du Masque à un dîner intime. Rendez-vous fut donné à la terrasse du Grand Café, sur le boulevard Anspach, le célèbre boulevard Anspach, le boulevard qui est à l’instar de Paris.

Forain, dissimulant sa goguenardise, se pencha vers Flameng : « Dites donc, vous ne trouvez pas que cela ressemble étonnamment à la rue de Rambuteau ? »

Le même soir après dîner, Forain critiquait avec des gestes véhéments les nouveaux artistes. « Ils dessinent des bras longs comme ça et des jambes longues comme ça ! heureusement qu’il y a le cadre pour les arrêter. »

Est-ce pour cela que Matisse a supprimé le cadre de ses tableaux ?

Jean Moréas, qui était un gentilhomme de race et de cœur, n’avait guère l’usage du monde. Le sel de ses plaisanteries n’était pas toujours attique. Un soir qu’il dînait chez des gens qui ne lui voulaient que du bien, il aperçut un petit groom qui aidait le maître d’hôtel à desservir. Alors Moréas, se tournant affablement vers son hôtesse : « C’est votre fils, Madame ? »

Par un été fort chaud, Jean Moréas qui n’avait pas quitté Paris depuis quinze ou vingt ans, se décida, malgré sa peur des arbres, à faire une villégiature dans les environs de Paris. Il consulta un guide et fut immédiatement séduit par Athis, à cause de la désinence grecque de ce nom. Il alla même y régler les conditions de son séjour. À son retour un ami le rencontra murmurant déjà des vers à la gloire d’Athis. L’ami lui demanda où l’on devait lui écrire dans cette charmante banlieue. Moréas laissa tomber son monocle, prit un air navré et avoua : « C’est ridicule. Je logerai à Athis chez Madame Conneau. Non, est-ce assez ridicule : Jean Moréas, à Athis, chez Madame Conneau ! »

Il trouva même si ridicule cette adresse qu’il finit par renoncer à sa villégiature.

Les soirées du Théâtre d’Art et de l’Œuvre étaient aussi distrayantes par les petites comédies jouées entre spectateurs que par les pièces jouées sur la scène.

Un soir, un Symboliste qui était jeune alors et peu connu, prit sa place au fauteuil d’orchestre, non sans peine, car le considérable bedon d’un vieux monsieur, son voisin, rendait difficile le passage. Arrivé à destination, il se retourna pour lorgner la salle. À sa stupéfaction, il s’aperçut que tout le monde le regardait, les uns riant sauvagement, les autres, plus indulgents, se contentant de sourire. Il crut d’abord à quelque désordre dans sa toilette. Se rasseyant, il constata discrètement que rien dans sa mise ne prêtait au ridicule ni ne choquait la pudeur. De nouveau il se leva et lorgna le public. De nouveau il crut pouvoir constater qu’il était le point de mire de tous les spectateurs.

« J’ignorais que je fusse si connu ! » se disait-il à lui-même, et il se félicitait dans son cœur.

Aux trois coups en se retournant brusquement vers la scène, il heurta du coude le vieux monsieur, son voisin, qui s’endormait déjà et qui proféra quelques paroles peu aimables.

Et le jeune Symboliste s’aperçut que son voisin n’était autre que Sarcey. C’est Sarcey qu’on regardait ; c’est Sarcey dont on riait et souriait, c’est Sarcey seul qui était l’objet d’une curiosité à laquelle il était bien indifférent. Et notre jeune Symboliste, rêvant à des revanches futures, ne se retourna plus vers la salle.

Un peintre célèbre par ses excentricités, ses distractions et par cet égoïsme transcendant qui caractérise certains artistes, annonce à un ami rencontré dans la rue que sa femme vient d’accoucher d’une fille.

« Tout s’est bien passé ? » demande l’ami.

« Oui mon vieux, répondit l’autre. C’est même épatant : j’ai souffert beaucoup moins que je ne m’y attendais. »

Cela se passait dans l’atelier de Gauguin, un jour que celui-ci, glorieux sous son gilet breton, recevait quelques amis. Strindberg s’y trouvait, neurasthénique et presque fou, tel qu’il devait se dépeindre plus tard dans son livre hallucinant, Inferno.

Séverine parut, et fut présentée au poète suédois. Elle entama tout de suite une discussion sur le féminisme. « Allons, Monsieur Strindberg, avouez que vous exagériez votre misogynie, que vous posez un peu… » Strindberg, calme encore, protestait de sa sincérité et de son horreur des femmes. Séverine s’entêtait, et peu à peu Strindberg s’énervait. « Alors cher maître, vous ne voulez pas admettre que nous soyons parfois égales et même supérieures aux hommes, que nous ayons des qualités qui compensent nos défauts, que nous… »

Soudain Strindberg, cramoisi, les yeux hors de la tête, les veines du front tendues à éclater, hurle comme un démon un NON qui fit vibrer tous les carreaux de l’atelier et fuir la bonne Séverine vers de vagues escaliers.

C’était au temps où Jean Moréas, sous la direction occulte de Maurice Duplessis fondait l’école romane. Parmi les néologismes qu’il tâcha d’introduire dans la langue française il tenait surtout à l’apocope.

L’apocope consiste — monsieur Beulemans a le droit de l’ignorer — en l’ellipse d’une lettre, généralement de l’e muet à la fin d’un mot.

Or un jour que quelques poètes prenaient le café avec Moréas à la terrasse du café Vachette, celui-ci se tourna vers Henri de Régnier et lui demanda à brûle pourpoint :

« De Régnier, est-ce que vous cultivez l’apocope ? »

Et le poète d’Aréthuse, penchant sa haute taille, avec son sourire très doux, un peu las et secrètement ironique, demanda :

« Quel est donc ce légume, Moréas ? »

On sait qu’à un moment Swinburne, Rossetti et Hardy vécurent ensemble dans la même maison à Londres. Cette belle union ne dura guère. Rossetti se sépara de bonne heure de ses amis pour loger à part. Comme on lui demandait la raison de son départ, Rossetti, furieux, répondit : « Voici : quand Swinburne est saoul, il a la manie de grimper jusqu’au premier étage, de s’asseoir sur l’escalier de chêne poli, et de se laisser tomber de marche en marche jusqu’au rez-de-chaussée. Or, j’en ai assez, entendez-vous, j’en ai assez, d’entendre dans l’escalier le boum, boum, boum du gros derrière de Swinburne !… »

William Sharp racontait que Swinburne étant jeune, lorsqu’il sortait énervé, le dimanche matin par quelque fête un peu vive, prenait un hansom. Et chaque fois qu’il passait devant une église ou les fidèles entraient pour messe ou service, il sortait obliquement de la voiture tel un diablotin sa face blanche incendiée d’une crinière rousse, et glapissait d’une voix de tête : « Damn God ! Damn Jesus Christ ! Damn the Virgin Mary ! Damn the Holy Ghost ! » Puis soulagé, il retombait au fond de sa voiture, heureux d’avoir manifesté de cette façon intempestive son horreur du Christianisme.

On sait que la fameuse poétesse Fiona Mac-Leod dont la renommée fut grande, n’était autre que William Sharp, à qui la critique s’obstinait à dénier tout talent. Henry D. Davray fit connaître le premier le nom et les œuvres de Fiona Mac-Leod en France. Et il ne tarissait pas d’éloges sur la beauté de la mystérieuse poétesse, dont on lui avait fait voir une photographie à Londres. « Mon vieux », disait-il, à Stuart Merrill, « j’en suis positivement amoureux. »

Lorsque William Sharp mourut, le mystère de sa double personnalité fut révélé au public. Et le lendemain de sa mort, Stuart Merrill trouva notre Henry D. Davray, en contemplation devant un portrait de Sharp bien moustachu et barbu qui venait d’être publié dans le Graphic. Et Davray, se tournant vers son ami, frappa le journal avec rage et s’écria d’un air indiciblement désabusé et comique : « Et dire que depuis des années je suis amoureux de ce sale vieux poilu ! »

coquelin, parsifal, jarry, gigot.

Coquelin était un grand acteur, mais en dehors de son art il pouvait être ridicule comme seul un boulevardier sait l’être. Un de nos collaborateurs le rencontra à Bayreuth, alors que Bayreuth était encore un lieu de pèlerinage. La foule silencieuse, recueillie, sortait d’une représentation de Parsifal.

Une dame avisa Coquelin, et lui demanda ce qu’il pensait du drame sublime. Alors Coquelin, gonflé comme un coq, claironna : « Charmant, Madame ; c’est absolument charmant ! »

Alfred Jarry était, au naturel, un être exquis et courtois. Ses amis seuls connaissaient sa grande simplicité, la sûreté de son commerce et l’orgueil très noble qui l’animait. Mais le public s’obstinait à lui prêter les traits du père Ubu, et Jarry se prêtait trop à ce jeu. On peut dire qu’il se [1] d’avoir porté la tunique d’Ubu.

Un jour qu’il déjeunait chez de braves bourgeois, la dame de la maison vers la fin du repas se pencha vers lui. « Mais, Monsieur Jarry, vous ressemblez à tout le monde ; on m’avait cependant dit que vous étiez si extraordinaire, et fort grossier, tandis que je constate que vous êtes tout à fait bien élevé. » — « Merdre », riposta Jarry, sachant ce qu’on attendait de lui ; « qu’on me rapporte le gigot, ou, par ma cornegidouille, je vous fais tous décerveler. » — Quand le gigot reparut, Jarry l’empoigna des deux mains et se mit à le dévorer à pleines dents comme un sauvage à la foire. Son hôtesse était aux anges, et le pauvre père Ubu en fut quitte pour une indigestion.

Oscar Wilde écrivait à Stuart Merrill : « J’irai dîner chez vous demain, à condition que vous n’invitiez pas votre ami X. Il est tellement sérieux que je ne comprends pas un mot à ce qu’il me dit. »

  1. Blanc dans le texte.