Prose et Vers/Il pleut sur la ville
IL PLEUT SUR LA VILLE
Il pleut sur les toitures noires
De la pauvre petite ville
Dont vers les nuages s’effile
L’église qui chanta ses gloires.
11 pleut sur le mail et la place,
Et la mairie et la caserne,
Et sur la rivière à l’eau terne
Et les tilleuls de la terrasse.
À la halle, les paysannes
Ont démonté leurs étalages
Pour retourner dans les villages
Avec leurs paniers et leurs mannes.
Les chevaux de bois, à la foire,
Sont recouverts de bâches vertes,
Et les guinguettes sont désertes
Où l’on allait danser et boire.
Cela sent, vers le soir, la suie,
Les plâtras et la feuille morte.
Aucun passant. De porte à porte
S’effare un chat qui fuit la pluie.
Aux vitres des froides demeures
Paraissent des enfants bien sages
Qui comptent au ciel les nuages
Et puis à l’horloge les heures.
Car les bancs de la promenade
Sont tous mouillés où vieux et vieilles,
Baissant l’échine et les oreilles,
Suivaient leurs jeux d’un œil maussade.
Retroussant ses jupes salies,
Voici la maigre demoiselle
Aux mitaines de filoselle
Qui court à vêpres et complies.
La brouillasse s’est tant accrue
Que bientôt les rouges lanternes,
Clignotant au front des tavernes,
S’allumeront dans chaque rue.
Puis la nuit s’épaissira, morne,
Où l’on n’entendra que l’ivrogne
Qui chante dans l’ombre et se cogne,
En jurant, contre quelque borne.
L’on ne verra plus de lumières
Qu’à la façade de la gare
Qui retentit du tintamarre
Des trains rués vers les frontières.
Là-bas sont les mers et les rades
Et les mâts de mille navires
Et les départs pour les empires
Où rêvent d’obscures peuplades.
Mon âme, auras-tu le courage
De la fuir, la petite ville,
Et de t’en aller, moins servile,
Vers les capitales en rage
De la folie et de la fête,
Des batailles et des bagarres,
Des étendards et des fanfares
Et des cloches dans la tempête ?
La ville s’endort et s’ennuie.
L’heure tinte aux tours de l’église.
La brume est de plus en plus grise.
Sur tous les toits pleure la pluie.