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Prose et Vers/La nuit, un cri, du sang…

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Prose et VersAlbert Messein (p. 118-120).

La nuit, un cri, du sang, les pas feutrés d’une fuite…
On assassine la vieille putain de la rue de la Lune.
Pourpre de la mort ! Tourbillon de la chute !
Terre pétrie de la pourriture des cadavres !
Étendards secoués sur les remparts en flammes !
L’anxieuse chevauchée des multitudes vers le soleil,
Et toi, pauvre vieille putain au ventre vert

Qui gît là, comme une grenouille crevée, dans le ruisseau de la rue de la Lune.


Je lisais la Bible quand ce cri retentit,
Le cercle de la lampe me protégeait des ténèbres
Et le bon feu des soirs d’hiver dansait dans le foyer.
Soudain, ce cri, ce cri, ce cri
Qui dans la nuit transperça le bruit des autobus,
Des voitures, de la foule et du vent qui soufflait
Dans le feuillage des platanes du boulevard.
Tristesse ! Elle errait sous les portes cochères
Et portait sa pauvre fortune dans ses bas,

Espoir ! Elle se soûlait avec les portefaix des halles
Et fouillait la poche des vieux messieurs pâmés.
Sainteté ! Nulle n’avait offert plus de cierges
À ce sacré bougre de Saint-Antoine de Padoue.

Elle puait l’alcool, le tabac, les dents pourries
Et rien ne la rendait heureuse comme de prendre un gosse,
De l’écraser contre la poche à venin qu’était son ventre,
Et de le renvoyer empoisonné dans sa famille,
En se chantant : « Encore un bourgeois de foutu !
Ça doit être le cinquante troisième
En attendant que la police des mœurs
M’envoie à Saint-Lazare. »

Pain amer de la désolation !
Vinaigre cuisant de la haine
Sur les plaies et les pustules des pauvres !
Voir, en faisant le trottoir, tous ces yeux,
Ces innombrables yeux qui ne vous voient pas
Quoiqu’on ne demande que l’aumône d’un désir !

« Viens donc, mon beau blond, je serai bien cochonne ! »
Cloches de Pâques, sonnez. Et vous, premières communiantes
Venez jeter des fleurs sur la pauvre putain !
« Viens, je te ferai ce que tu voudras »
Sœur de charité, aurez-vous donc moins de pitié que moi,

Qui vous bouchez le nez devant l’affreux cadavre

En disant : Nous ne sommes au service que des personnes riches ?

Alleluia du cercle bleu au cercle blanc des cieux ! Une pauvre putain est morte !

Tressaillement des étoiles dans les gouffres violets !
Une pauvre putain est morte !
Frisson des univers au delà des limites extrêmes de la pensée !
Une pauvre putain est morte !
Son cadavre est encore là dans la rue de la Lune.

Deux gardiens de la paix se penchent sur elle en disant « Dieu, qu’elle pue ! »

Le pharmacien du coin constate qu’elle est bien morte.
C’est l’heure de la sortie des théâtres,
On entend, tout près, bruire le boulevard.
On va souper.
On va danser.
On va boire.
Et un peu de sang mêlé à un peu de boue
Crie vengeance vers les astres et vers les dieux,
Du fond du ruisseau de la rue de la Lune !

Alleluia !