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Prose et Vers/Les Revenants

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Prose et VersAlbert Messein (p. 94-96).

LES REVENANTS

À l’heure où va s’éteindre, après le soleil, chaque flamme,
Quand tout, l’effroi de l’air, l’émoi de l’eau, la peur de l’âme
N’est que le frisson qui saisit la vie avant la mort
Ou le son qui vibre et se prolonge avant le silence,
N’as-tu pas senti dans l’ombre la présence du Sort
Qui pesait, sans mot dire, ton passé dans sa balance ?

N’as-tu pas entendu, dans un demi-rêve, des clefs
Ouvrir la tombe où les secrets du monde sont scellés ?
Ne t’es-tu pas endormi sous le souffle des fantômes
Qui frôlent, la nuit, la chair de l’homme débile et nu ?
N’as-tu pas franchi, craintif, la frontière des royaumes
Où tes yeux contemplèrent la face de l’Inconnu ?

Ô dormeur, pourquoi te souviens-tu de rois et de reines
Morts sur des trônes d’or ou des galères souveraines
Parmi des archipels de monts verts et de flots amers
Que n’éclairèrent certes pas les astres que tu nommes,
— Rois dont les sceptres ont soumis les terres et les mers,
Reines sanglantes de l’amour de tant de dieux et d’hommes ?


Quel est donc, au fond de ton sommeil, ce bruit de clairons
Grondant sur le choc des glaives et des boucliers ronds,
Foudre de cuivre dans le crépuscule des batailles ?
Quels sont ces cris sur la mer grise où brûlent des vaisseaux,
Lourds hurlements de haine, sourds sanglots de funérailles.
Hymnes de défaite ou de victoire après les assauts ?

Ô toi qu’envoûte un obscur nécromant, vois les ancêtres
Qui glissent à pas furtifs vers ta couche. Ils sont tes maîtres.
Tu râles sous leur souffle et ton cœur se glace à leur voix.
Tes yeux s’éteignent sous les leurs aux lueurs d’émeraude.
Et tu comprends soudain le chant des grèves et des bois
Au pays des rêves morts où ton épouvante rôde.

Soleils des temps anciens ! Lunes défuntes dans la mer !
Départs ! Conquêtes ! Désastres ! Siècles d’or ou de fer !
Je vous ai vus, je vous ai vécus ! Ma bouche assoiffée
A tari le sein de la Chimère, et pendant des nuits
J’ai dormi dans la chevelure et les bras de la Fée !
Aucun ne serait-il donc mort, de ces morts que je suis ?


Aucun, ni le traître qui remplit de poison ma coupe,
Ni, pire, la courtisane rousse à la lourde croupe
Qui d’un trait aspira tout mon désir entre ses dents ?
Ni toi, l’épouse, ni vous, enfants à la voix ravie,
Ni ceux qui tentèrent de me tuer aux temps ardents,
Ni ceux à qui j’ai donné le sang rouge de ma vie ?

Ah ! réveille-toi ! Repousse ces fantômes afin
De mieux adorer la rose nouveau-née au jardin !
Celle de la veille a perdu ses feuilles sous la pluie.
Tout passe, et tu ne peux saisir la brise entre tes doigts,
L’espérance qui fut à toi s’est à jamais enfuie
Comme l’oiseau bleu qui chantait dans les bois d’autrefois.

Ah ! réveille-toi ! Lave tes paupières dans cette onde
Qui coule des flancs et tombe des cieux de notre monde.
Qu’elle te soit lustrale au seuil des tombeaux dont tu sors !
Face au soleil ! Livre aux enfants tes baisers et ton âme
Et ne t’émeus pas d’entendre ressusciter les morts
À l’heure où s’éteindra, dans tes yeux, la nocturne flamme !