Prostitués/Jules Claretie

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(p. 48-53).

Le type le plus vulgaire de la bonne à tout faire, c’est peut-être Jules Claretie. Il sait cuisiner un discours, un article de journal, un roman, un volume de critique ou presque et Mme Comédie-Française ne l’accuse pas tous les jours de faire danser l’anse du panier.

Je l’admire surtout quand il se déguise en homme et en camelot. Parmi ces braves gens toujours prêts à nous offrir l’article d’actualité, question du jour ou portrait du grand homme qu’on fête, Jules est certainement un des plus lestes, un de ceux aussi dont la voix éraillée appelle le plus efficacement nos seigneurs les Bourgeois. Il toucha une grosse part dans les cinq milliards d’indemnité de guerre payés à nos ennemis les historiens de 1870. La Commune ne lui fut pas moins profitable que Reischoffen et Sedan. Il ouvre certains jours un musée forain où nous pouvons admirer les merveilles de l’hypnotisme. D’autres fois, il nous vend un peu de Victor Hugo.

Je ne suis pas un faiseur de boniments, Mesdames et Messieurs, et je ne vous affirmerai pas que les marchandises de Jules Claretie soient des articles solides et durables. Pourtant la maison est inscrite parmi les quarante plus considérables de la place de Paris et le patron siège comme un autre au tribunal de commerce littéraire que nous appelons Académie française. S’il a des platanes et le loisir de se promener à leur ombre, il peut, comme ce naïf Bornier, se frapper fièrement la poitrine et se déclarer : « C’est un académicien qui se promène sous mes platanes ! »

Donc je n’affirmerai pas que, pour trois francs, il vous foute un travail soigné : vous ne voudriez pas, mesdames et messieurs. Mais du moins ce qu’il vous offre est gentil et léger. Un livre de Claretie, ça n’est pas beaucoup plus lourd à porter que le petit cochon acheté à la foire et sur lequel court en sucre rose le prénom de Jules.

Souvent le pain d’épices est vieux et rance. Mais le marchand a double mérite qui réussit à le vendre.

Voici un volume, par exemple, qui s’appelle Victor Hugo, souvenirs intimes. C’est fabriqué pour l’anniversaire et publié en 1902. Mais c’est fait d’anciens articles retapés par quelqu’un qui ne laisse rien perdre et qui n’a pas de temps à perdre. Autrefois ces articles parlaient au présent de faits récents. Claretie a mis au passé la plupart de ses verbes. Seulement cet homme a beaucoup de travail. Alors, vous comprenez, il y a quelques verbes qu’on a oublié de rafraîchir et quelques phrases blanchies qu’on a négligé de teindre. On nous parle généralement de Hugo comme d’un vieux mort. Mais tout à coup éclate ce couac anachronique : « Il a dû naguère, à Guernesey, s’amuser beaucoup des journaux religieux, qui annonçaient, avec une douce charité chrétienne, que, frappé par Dieu dans son orgueil, Victor Hugo venait d’être atteint de folie. » Et Claretie nous raconte encore, en plein 1902 : « On entourait le poète qui, souriant devant cette mort, qui n’est heureusement pas près de le toucher, disait parfois avec sa gaîté robuste : — Il est peut-être temps de désencombrer mon siècle. »

Que contiennent ces vieux articles mal repeints que Claretie et Fasquelle nous vendent honnêtement pour du neuf ? Des anecdotes indifférentes et ressassées. Une admiration inepte, sans critique, déshonorante à qui l’éprouve et presque à qui la produit. En voilà un qui « admire comme une brute. » Son estomac avide n’a pas encore assez avalé de Hugo. Il pleure, le pauvre affamé : « Le Post-Scriptum de ma vie forme MALHEUREUSEMENT le dernier volume de prose à publier. »

Ailleurs, Claretie cite quelques « livres immortels » et le premier titre qu’il proclame, c’est Bug-Jargal ! Prudent, il motive rarement son admiration. S’il se hasarde, il se manifeste le plus amusant des critiques. Il nous signale par exemple « la Légende des Siècles dont les chansons exquises nous charmaient. » La légende des siècles exquise ! Le Corneille est joli quelquefois, n’est-ce pas, Jules ? Aimez-vous les Lettres à la fiancée ? Claretie les déclare un chef-d’œuvre parce que celui qui les écrit « est un laborieux et brave garçon. » Cet académicien me rend optimiste : je suis maintenant certain que la saison prochaine produira quelques chefs-d’œuvre.

Où Jules devient particulièrement intéressant c’est lorsque, quittant les livres, il parle de la vie de son héros. Lui aussi est un brave garçon, et qui s’attendrit devant les beaux spectacles. « S’imagine-t-on — s’écrie-t-il avec des larmes dans la voix — s’imagine-t-on Victor Hugo prenant des mouchettes pour couper la mèche d’une lampe qui charbonne ? » Et M. Claretie, commerçant qui connaît le prix de la réclame, profite de l’occasion pour nous informer que M. Claretie « possède les mouchettes de Rachel, en argent. »

Ah ! rien n’est petit et sans intérêt de ce qui concerne Victor Hugo ou Jules Claretie. Que de détails précieux nous devons à ce livre. Sachez que, dans le manuscrit d’Hernani, « Victor Hugo a donné à ses actes non pas un numéro mais une lettre spéciale : a, b, c, d, et e. » Apprenez encore que, le titre de ce drame est tracé « en grandes lettres figurant l’imprimerie et séparées les unes des autres » tandis que « le titre de Marion de Lorme est écrit en lettres anglaises. »

Ainsi, pendant 263 pages, Jules Claretie recueille d’inestimables rognures d’ongles et — espérons que ça lui portera bonheur — avale, béat, les excréments desséchés de son grand-lama.