Aller au contenu

Proudhon - De la Capacité politique des classes ouvrières/I,1

La bibliothèque libre.


Chapitre Ier. — Soirée du 1er Juin 1863.


Le lundi 1er juin 1863, vers dix heures du soir, Paris était dans une agitation sourde, qui rappelait celle des 26 juillet 1830 et 22 février 1848. Pour peu qu’on se fût laissé aller aux impressions de la rue, on se serait cru à la veille d’une bataille. Paris, entendiez-vous dire de tous côtés, revenu depuis vingt jours à la vie politique, se réveillait de sa torpeur ; il se sentait vivre ; les souffles révolutionnaires l’animaient. — Ah ! s’écriaient ceux qui s’étaient posés en chefs du mouvement, ce n’était plus à cette heure la ville neuve, monotone et fatigante, de M. Haussmann, avec ses boulevards rectilignes, avec ses hôtels gigantesques ; avec ses quais magnifiques, mais déserts ; avec son fleuve attristé, qui ne porte plus que des pierres et du sable ; avec ses gares de chemins de fer qui, remplaçant les ports de l’antique cité, ont détruit sa raison d’être ; avec ses squares, ses théâtres neufs, ses casernes neuves, son macadam, ses légions de balayeurs et son affreuse poussière ; ville peuplée d’Anglais, d’Allemands, de Bataves, d’Américains, de Russes, d’Arabes ; ville cosmopolite où ne se reconnaît plus l’indigène. C’était le Paris des anciens jours, dont le fantôme apparaissait à la clarté des étoiles, aux cris poussés tout bas de Vive la liberté !

Sauf l’emphase, ce discours ne manquait pas d’une certaine vérité. Toutefois, la nuit finit dans le plus grand calme. Plus de dix-huit mois se sont écoulés depuis cette apparition, et rien ne témoigne en ce moment qu’avant juin 1869 Paris donne le moindre signe de vie. Après ce grand effort électoral, l’esprit de la grand’ville est retombé.

Que s’était-il donc passé ? Quelle vieille nouveauté faisait trémousser la moderne Athènes ? À qui en avait la capitale de l’Ordre ? Un jeune et gentil écrivain, M. Ferry, qui a écrit l’histoire des élections de 1863, a cru pouvoir nous le dire. Suivant lui l’Opposition légale, enterrée depuis douze ans, venait, par le ministère des Cinq et la vertu du Suffrage universel, de se reconstituer. Voilà ce qui mettait Paris en jubilation.

L’Opposition légale : je vous dirai, lecteur, ce que c’est ; je vous la ferai voir à l’œuvre. Qu’il vous suffise pour le moment de savoir que sous ce titre et à l’aide de cette formule on travaille à rétablir, à la place de l’Empire, soit la république de février, soit la monarchie constitutionnelle, représentative et parlementaire, à la bourgeoisie si chère, telle à peu près que nous l’avons eue de 1814 à 1848. Hors de là, l’Opposition légale n’a pas de signification politique.

Paris donc, gardien vigilant des libertés de la nation, s’était levé à l’appel de ses orateurs, et avait répondu par un non des plus secs aux sollicitations du Gouvernement. Les candidats indépendants avaient obtenu une majorité formidable. La liste démocratique avait passé tout entière ; on connaissait le résultat du scrutin. L’administration était vaincue : ses hommes étaient repoussés par 153,000 suffrages contre 82,000. Le Peuple, qui avait fait le coup, ruminait son succès ; la bourgeoisie était partagée : une partie se montrait inquiète, l’autre laissait éclater sa joie. — Quel coup ! disait l’un ; quel soufflet ! — C’est grave, ajoutait un autre, très-grave. Paris dans l’Opposition, l’Empire est sans capitale…

C’est ainsi que les partisans de l’Opposition légale expliquaient cette manifestation mystérieuse, et dès le soir du 1er juin s’en adjugeaient le bénéfice. Sans doute la pensée d’un retour aux institutions de Juillet, peut-être même quelque ferment de la constitution de 1848, existaient chez les votants : MM. Thiers et Garnier-Pagès, sortis du scrutin comme deux numéros de loterie, l’ont fait voir. Mais l’élection ne contenait-elle que cela ? C’est ce que nous examinerons plus loin.

Or, le 1er juin 1863, il y avait éclipse de lune. Le ciel était splendide, la soirée magnifique. La brise, amoureuse et légère, semblait prendre part aux émotions réparatrices, d’ailleurs inoffensives, de la terre. Tout Paris put suivre les phases du phénomène, qui, commencé à neuf heures cinquante-six minutes, juste au moment où les bureaux d’élection venaient d’achever leur recensement, finit à une heure seize minutes du matin. — Ainsi, disaient les loustics, le Despotisme s’éclipse devant la Liberté. La Démocratie a étendu sa large main, et l’ombre s’est faite sur l’astre du 2 Décembre… M. Pelletan, au style d’hiérophante, l’un des élus, aujourd’hui l’orateur le plus agaçant du Parlement aussi bien pour ceux qui le lisent que pour ceux qui l’écoutent, n’a pas manqué de tirer, dans une de ses brochures, cet augure menaçant. — Dites plutôt, répliquaient les déconfits, que c’est la raison parisienne qui est éclipsée. Ah ! vous recommencez vos farces de 1830 et 1848 ; eh bien ! il vous arrivera pis qu’en 1830 et 1848 !…

C’est ainsi que la vanité des mortels interprète, au gré de ses passions et de ses intérêts, les signes les plus innocents. Toujours nous mettons les dieux de moitié dans nos aventures et dans nos alarmes, puis, quand l’événement vient châtier nos illusions, nous accusons les dieux. Mais trêve de présages et de pronostics. Nous avons soif de vérité et de droit ; et ni la joie des opposants ni le regret des ministériels n’en contiennent goutte. Ce qui est sûr, abstraction faite de toute corrélation astrologique, c’est que, le 1er juin 1863, quelque chose en haut au ciel, et quelque chose en bas sur la terre, par 48 degrés 50 minutes de latitude nord et 0 de longitude, a souffert une éclipse. En haut nous savons que c’était la lune. En bas, quoi ? L’Empire, la démocratie, le système parlementaire, l’opposition, la bourgeoisie, le Socialisme, ou tout ce monde à la fois ? Nous l’apprendrons bientôt. Constatons, en attendant et pour rassurer tout le monde, que ni les empires, ni les démocraties, ni les monarchies absolues ou tempérées, ni les oppositions elles-mêmes, ni la bourgeoisie, ni le prolétariat, pas plus que le soleil et la lune, ne meurent de leurs éclipses.

À travers la foule quelques hommes circulaient, qui avaient protesté, non pas contre le vote, mais contre toute nomination, et qui avaient rendu publique, en la motivant brièvement, leur protestation. Que voulaient-ils ? Rien ou tout, c’était leur mot d’ordre. Rien, c’est-à-dire le statu quo jusqu’à extinction, sans hypocrisie, sans replâtrage constitutionnel, sans mystification parlementaire, sans opposition légale ; ou tout, c’est-à-dire le suffrage universel avec ses conditions, ses garanties, ses formes, son droit, sa philosophie ; avec ses conséquences politiques et économiques, en un mot avec toutes ses réformes sociales. Ils avaient assez du débat des Chambres, et du juste-milieu, et du tiers-parti, et des moyens termes, et de toutes les conciliations et bascules doctrinaires.

— Eh bien ! leur disaient les triomphateurs, vous voilà battus, enveloppés dans la défaite de M. de Persigny. — Comment, battus ! Parlez des candidats de l’administration, si cela vous plaît : on vous les abandonne. Parlez de vous-mêmes, qui, assermentés, légalisés, ralliés quoique opposants ou plutôt parce que opposants, vous êtes faits solidaires de la fortune de l’Empire. Quant à nous, vos vrais adversaires, le procès ne fait que s’engager. Vous avez voulu des élections, on sait dans quel but ; nous les avons repoussées : entre vous et nous l’avenir prononcera. Est-ce que vos 153,000 voix sont une réponse à nos raisons ? Est-ce que la question qui nous divise est de celles que l’on tranche par un coup de majorité ? Nous vous ajournons à six ans. — Soit. En attendant nous avons 133,000 voix qui représentent à Paris l’Opposition parlementaire ; et vous, combien êtes-vous ? — Dix-huit jusqu’à cette heure ; dix-huit qui, en l’état, pesons autant que vos cent cinquante-trois mille.