Proudhon - De la Capacité politique des classes ouvrières/L’auteur

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L’AUTEUR


À QUELQUES OUVRIERS DE PARIS ET DE ROUEN


Qui l’avaient consulté sur les élections.




Décembre 1864.….........


Citoyens et amis,


Cet ouvrage a été conçu sous votre inspiration : il vous appartient.

Vous me demandiez, il y a dix mois, ce que je pensais du Manifeste électoral publié par soixante ouvriers de la Seine. Vous désiriez surtout savoir si, après vous être prononcés aux élections de 1863 par un vote négatif, vous deviez persister dans cette ligne, ou si, en raison des circonstances, il vous était permis d’appuyer de vos suffrages et de votre influence la candidature d’un camarade digne de vos sympathies.

Sur la pensée même du Manifeste mon opinion ne pouvait être douteuse, et, en vous accusant réception de vos lettres, je vous l’ai franchement exprimée. Certes, je me suis réjoui de ce réveil du Socialisme : qui donc en France aurait eu plus que moi le droit de s’en réjouir ?… Sans doute encore, l’état d’accord avec vous et avec les Soixante que la classe ouvrière n’est pas représentée et qu’elle a droit de l’être : comment eussé-je pu être d’un autre sentiment ? La représentation ouvrière, s’il était possible qu’il y en eût une, ne serait-elle pas, aujourd’hui comme en 1848, au point de vue politique et économique, l’affirmation officielle du socialisme ?

Mais de là à participer à des élections qui eussent engagé, avec la conscience démocratique, ses principes et son avenir, je ne vous l’ai pas dissimulé, citoyens, à mes yeux il y avait un abîme… Et je puis ajouter que cette réserve, de vous parfaitement accueillie, a reçu depuis lors la sanction de l’expérience.

Où en est la Démocratie française, jadis si fière et si pure, et qui, sur la foi de quelques ambitieux, s’est imaginée tout à coup que, moyennant un faux serment, elle allait marcher de victoire en victoire ? Quelle conquête avons-nous enregistrée ? Par quelle idée neuve et forte s’est révélée notre politique ? Quel succès depuis dix-huit mois a signalé l’énergie de nos avocats et récompensé leur faconde ? N’avons-nous pas été témoins de leurs perpétuelles défaites, de leurs défaillances ? Dupes de leur vain parlementarisme, ne les avons-nous pas vus, sur presque toutes les questions, battus par les orateurs du Gouvernement ? Et naguères, lorsque traduits en justice pour délit d’association et de réunion non autorisée, ils ont eu à s’expliquer à la fois devant le Pays et devant le Pouvoir, n’ont-ils pas été confondus par cette légalité à laquelle ils nous conviaient et dont ils se posaient comme les interprètes ? Quelles pitoyables intrigues ! Quelle défense plus pitoyable encore ! Je vous en ferai juges. Après tant et de si bruyants débats, pouvons-nous nier, enfin, qu’au fond nos représentants n’ont pas d’autres idées, d’autres tendances, d’autre politique que la politique, les tendances et les idées du Gouvernement ?

Aussi, grâce à eux, en est-il désormais de la jeune démocratie comme du vieux libéralisme, auquel on s’efforce de l’accoupler : le monde commence à se retirer de tous deux. La vérité, se dit-il, le droit et la liberté, ne sont pas plus de ce côté que de l’autre.

Il s’agit donc de révéler au monde, sur des témoignages authentiques, la pensée, la vraie pensée du peuple moderne ; de légitimer ses aspirations réformatrices et son droit à la souveraineté. Le suffrage universel est-il une vérité ou une fiction ? De nouveau il a été question de le restreindre, et il est certain qu’en dehors des catégories travailleuses, très-peu le prennent au sérieux.

Il s’agit de montrer à la Démocratie ouvrière, qui, faute d’une suffisante conscience d’elle-même et de son Idée, a porté l’appoint de ses suffrages sur des noms qui ne la représentent pas, à quelles conditions un parti entre dans la vie politique ; comment, dans une nation, la classe supérieure ayant perdu le sens et la direction du mouvement, c’est à l’inférieure de s’en emparer, et comment un peuple incapable de se régénérer par cette succession régulière est condamné à périr. Il s’agit, le dirai-je ? de faire comprendre à la plèbe française que si, en 1869, elle s’avise de gagner pour le compte de ses patrons encore une bataille comme celle qu’elle leur a gagnée en 1863-64, son émancipation peut être ajournée d’un demi-siècle.

Car, et vous n’en doutez pas, amis, cette protestation par bulletin blanc, si peu comprise, si mal accueillie, mais dont le public s’inquiète toujours, et que le monde politique se met de toutes parts à pratiquer ; cette déclaration d’absolue incompatibilité entre un système suranné et nos aspirations les plus chères ; ce stoïque veto, enfin, lancé par nous contre de présomptueuses candidatures, n’était rien de moins que l’annonce d’un nouvel ordre de choses, la prise de possession de nous-mêmes comme parti du droit et de la liberté, l’acte solennel de notre entrée dans la vie politique, et, si j’ose le dire, la signification au vieux monde de sa prochaine et inévitable déchéance…

Je vous avais promis, citoyens, de m’expliquer avec vous sur ces choses ; je tiens aujourd’hui ma promesse. Ne jugez pas de ce volume par son étendue, que j’eusse pu réduire à quarante pages : vous n’y trouverez rien de plus qu’une idée, l’Idée de la Démocratie nouvelle. Mais j’ai cru utile de la présenter, cette Idée, en une suite d’exemples, afin qu’amis et ennemis sachent une fois ce que nous voulons, et à qui ils ont affaire.


Recevez, citoyens et amis, mes salutations fraternelles,
P.-J. Proudhon