Proverbes dramatiques/L’Amateur du Tragique

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Proverbes dramatiquesLejaytome V (p. 297-326).


L’AMATEUR
DU
TRAGIQUE.

SOIXANTE-DIXIEME PROVERBE.


PERSONNAGES.


M. TENDREVILLE, oncle de Mlle. De Rinant. Habit brun à boutons d’or, veste d’or.
Mlle. DE RINANT. Robe bleue, petit bonnet.
M. DE LA CHAINIERE. Habit de petit velours, veste d’argent, chapeau uni & épée.
M. DU RIVAULT. Habit rouge, perruque à nœuds, canne & épée.
SAINT-JEAN, Laquais, Habit gris, boutons d’or.


La Scène est chez M. Tendreville.

Scène premiere.

Mlle. DE RINANT, travaillant à la tapisserie, M. DE LA CHAINIERE.
M. DE LA CHAINIERE.

Je viens de voir sortir Monsieur votre oncle, Mademoiselle ; il y avoit long-tems que j’attendois ce moment-là.

Mlle. DE RINANT.

J’avois sûrement la même impatience que vous.

M. DE LA CHAINIERE.

Ne me flattez-vous pas ?

Mlle. DE RINANT.

Pourquoi vous flatterois-je ? Mais que dis-je ? à quoi vous servira-t-il d’être aimé ?

M. DE LA CHAINIERE.

A faire mon bonheur.

Mlle. DE RINANT.

Et si mon oncle ne veut pas consentir à nous marier ensemble ?

M. DE LA CHAINIERE.

Comment ! auroit-il quelque projet contraire à notre amour ?

Mlle. DE RINANT.

Je n’en sais rien ; tout ce que je sais, c’est qu’il ne veut pas me marier.

M. DE LA CHAINIERE.

Lui en avez-vous parlé ?

Mlle. DE RINANT.

Je l’ai tenté ; j’ai loué devant lui le bonheur d’une de mes amies que sa mère marioit.

M. DE LA CHAINIERE.

Eh bien ?

Mlle. DE RINANT.

Il a haussé les épaules, en disant qu’une fille étoit toujours plus heureuse qu’une femme mariée.

M. DE LA CHAINIERE.

Il est vrai que ce sont-là les propos des parens qui ne veulent pas marier leurs enfans.

Mlle. DE RINANT.

Mais, mon oncle, ai-je ajouté, quand on épouse quelqu’un que l’on aime, & dont on est bien aimée ? Ce n’est pas encore là un bonheur, m’a-t-il répondu, car après le mariage on ne s’aime plus. Cela m’a affligée à penser, & je ne l’ai pas pressé davantage.

M. DE LA CHAINIERE.

Quoi, vous croiriez que je pourrois jamais cesser de vous aimer ?

Mlle. DE RINANT.

Mais si cela arrive toujours ?

M. DE LA CHAINIERE.

Ah, bannissez cette crainte : ce n’est pas avec un véritable amour, un amour comme le mien qu’on peut changer. Souvent on se marie sans se connoître à présent, le cœur n’a point de part à ces unions. Il y a des femmes qui n’ont même connu l’amour, que trois ou quatre ans après avoir été mariées. Est-il étonnant que dans ces mariages on ne goûte pas plus de douceurs ? Nuls soins, nuls égards ; on ne s’est jamais desiré ; on finit par s’éviter. Mais nous ! pourriez-vous croire…

Mlle. DE RINANT.

Pensez-vous que je ne me sois pas dit tout ce que vous pourriez me dire ? Cela n’a pas empêché que la crainte ne m’ait arrêté, & je n’ai pas voulu m’exposer à voir détruire mon bonheur.

M. DE LA CHAINIERE.

Et vous vous exposez à être forcée de m’abandonner, pour en épouser un autre !

Mlle. DE RINANT.

Que dites-vous ? je ne consentirois jamais…

M. DE LA CHAINIERE.

N’attendons pas qu’un obstacle de plus, s’oppose à notre mariage.

Mlle. DE RINANT.

Comment faire ?

M. DE LA CHAINIERE.

Votre oncle me connoit, il sait quel est mon bien, qui pourroit le retenir ?

Mlle. DE RINANT.

S’il a d’autres projets ?

M. DE LA CHAINIERE.

C’est ce qu’il faut savoir. Monsieur Du Rivault, n’est-il pas de ses amis.

Mlle. DE RINANT.

Mais je crois que oui.

M. DE LA CHAINIERE.

Il faudroit le mettre dans nos intérêts, un tiers parle souvent mieux que les parties intéressées.

Mlle. DE RINANT.

Voulez-vous que je l’envoie prier de venir ici ?

M. DE LA CHAINIERE.

Y vient-il souvent ?

Mlle. DE RINANT.

Oui, & je ne serois pas étonnée…

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Scène II.

Mlle. DE RINANT, M. DU RIVAULT, M. DE LA CHAINIERE, SAINT-JEAN.
SAINT-JEAN.

Monsieur Du Rivault.

M. DE LA CHAINIERE.

Ah, nous sommes trop heureux !

M. DU RIVAULT.

On m’a dit, Mademoiselle, que Monsieur de Tendreville n’étoit pas ici ; mais comme ce qui m’amene vous regarde personnellement, je n’ai pas été fâché de vous en parler avant de lui en rien dire.

Mlle. DE RINANT.

Est-ce quelque chose de pressé, Monsieur ?

M. DU RIVAULT.

Mais oui.

Mlle. DE RINANT.

C’est que nous aurions quelque chose à vous dire, qui ne l’est pas moins.

M. DU RIVAULT.

Oh, mais, j’aurai bientôt fait, je peux même le dire devant Monsieur de la Chainiere ; c’est un mariage pour vous très-convenable, un parti fort riche, un très-joli sujet, qui…

Mlle. DE RINANT.

Ah, Monsieur, vous n’en avez point parlé à mon oncle ?

M. DU RIVAULT.

Non ; mais si vous voulez cela sera bientôt fait, j’aime à expédier une affaire en peu de tems, & je sais à peu près où le trouver. (Il se leve). Je vais…

Mlle. DE RINANT.

Eh, non, Monsieur, je vous en prie.

M. DU RIVAULT.

Comment ! je croyois vous faire le plus grand plaisir, & j’étois charmé d’en saisir l’occasion.

Mlle. DE RINANT.

Nous vous en fournirons une bien plus sûre, asseyez-vous, je vous prie.

M. DU RIVAULT.

Allons, tant mieux, que faut-il faire ?

M. DE LA CHAINIERE.

Monsieur, j’aime, Mademoiselle…

M. DU RIVAULT.

Ah, ah, j’entends ; pardi j’allois faire de belle besogne ! Eh-bien, vous voudriez l’épouser ; c’est tout simple : je vois qu’elle n’en seroit pas fâchée, & que vous allez me charger de cette négociation-là auprès de l’oncle.

Mlle. DE RINANT.

C’est cela même, Monsieur.

M. DU RIVAULT.

Voyez si je n’étois pas venu ici ce qui auroit pu arriver ; parbleu, je m’en sai bien bon gré.

M. DE LA CHAINIERE.

Croyez-vous, Monsieur, que Monsieur de Tendreville puisse m’accorder Mademoiselle ?

M. DU RIVAULT.

Je n’en sai rien, il faudra voir ; je n’étois pas bien sûr que le parti que j’avois à lui proposer pût lui convenir ; c’est pourtant quelqu’un d’une fortune immense, & quelquefois cela fait ouvrir les yeux.

M. DE LA CHAINIERE.

La mienne est honnête.

M. DU RIVAULT.

Sans doute, aussi ce n’est pas-là ce qui pourra l’arrêter, & je pense… c’est un homme un peu extraordinaire, que Monsieur de Tendreville, le connoissez-vous ?

M. DE LA CHAINIERE.

Un peu, j’ai cet honneur là.

M. DU RIVAULT.

Oui, mais je dis, son caractere ? premierement il n’en a point, c’est le moment qui le décide.

M. DE LA CHAINIERE.

Si nous pouvions en trouver un bon.

M. DU RIVAULT.

C’est à quoi je rêve.

Mlle. DE RINANT.

Il y a des instants où il est fort tendre.

M. DU RIVAULT.

Tendre, si vous voulez… Quelquefois… oui Mademoiselle, vous avez raison, cela est vrai.

M. DE LA CHAINIERE.

Il faudroit trouver un de ces momens-là, par exemple.

M. DU RIVAULT.

Attendez, vous savez sans doute son goût extrême pour la Tragédie ? Tout ce qui est tragique l’enchante, l’empoulé le transporte, l’attendrit ; plus le ton, que la chose.

M. DE LA CHAINIERE.

Il y a quelques gens comme cela.

M. DU RIVAULT.

Pourriez-vous faire une Tragédie ?

M. DE LA CHAINIERE.

Moi ?

M. DU RIVAULT.

Oui, pourquoi pas ?

M. DE LA CHAINIERE.

Parce que je n’ai jamais fait de vers, depuis le College.

M. DU RIVAULT.

Tant pis. Mais vous en savez ?

M. DE LA CHAINIERE.

Pas un, je n’ai pas de mémoire.

M. DU RIVAULT.

Il faudra en apprendre.

M. DE LA CHAINIERE.

Pourquoi faire ?

M. DU RIVAULT.

J’ai mes raisons.

M. DE LA CHAINIERE.

Mais encore ?

M. DU RIVAULT.

Ce qui est plus nécessaire que tout, c’est de les savoir débiter, de les crier, de les faire ronfler ; n’importe le sujet, le ton fera tout.

M. DE LA CHAINIERE.

Cela n’est pas fort difficile.

M. DU RIVAULT.

Apprenez-en donc, je vous dirai après cela, ce qu’il faudra faire.

Mlle. DE RINANT.

Mais, Monsieur, de quoi voulez-vous que Monsieur de la Chainiere s’occupe-là, pendant qu’une affaire essentielle…

M. DU RIVAULT.

Je sai ce que je fais, Mademoiselle.

Mlle. DE RINANT.

Ah, voilà mon oncle, nous ne pourrons plus parler des mesures qu’il faut prendre, pour réussir à le faire consentir à notre mariage.

M. DU RIVAULT.

Ne vous embarrassez pas, & laissez-moi faire.

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Scène III.

M. DE TENDREVILLE, Mlle. DU RINANT, M. DU RIVAULT, M. DE LA CHAINIERE.
M. DE TENDREVILLE.

Ah, vous voilà ici, Monsieur du Rivault, j’allois chez vous. On m’a dit chez Madame de l’Isle, que vous me cherchiez.

M. DU RIVAULT.

Moi ?

M. DE TENDREVILLE.

Oui, vous ; que vous aviez quelque chose à me dire, qui me feroit grand plaisir.

M. DU RIVAULT.

C’est un conte de Madame de l’Isle ; vous savez comme elle est, elle dit ce qu’elle sait, & ce qu’elle ne sait pas.

M. DE TENDREVILLE.

Allons, mon ami, pourquoi me faire languir ?

M. DU RIVAULT.

Je vous dis que ce n’est rien.

M. DE TENDREVILLE.

Il me semble qu’elle m’a dit qu’il étoit question de quelqu’un de fort riche, qui…

M. DE LA CHAINIERE, à M. du Rivault.

Ah, Monsieur !…

M. DU RIVAULT.

Non, pas fort riche ; mais assez. (à M. de la Chainiere). Il faut que vous me secondiez.

M. DE TENDREVILLE.

Eh bien, ce quelqu’un d’assez riche ?

M. DU RIVAULT.

Il seroit bien-aise d’être un peu de vos amis.

M. DE TENDREVILLE.

Mais encore, qui est-ce ?

M. DU RIVAULT.

Puisque vous voulez absolument le savoir, c’est Monsieur de la Chainiere.

M. DE TENDREVILLE.

Il me fait bien de l’honneur, & j’ai fort connu Monsieur son pere.

M. DE LA CHAINIERE.

Monsieur, je serois très-flatté…

M. DE TENDREVILLE.

Est-ce qu’il est mort fort riche, le bon-homme la Chainiere ?

M. DE LA CHAINIERE.

Non, Monsieur ; mais il m’a laissé une fortune honnête.

M. DE TENDREVILLE.

Oui, oui, il avoit de quoi vivre. Mais Monsieur qui vous fait desirer si fort mon amitié ?

M. DE LA CHAINIERE.

Monsieur…

M. DU RIVAULT.

Il n’osera jamais vous le dire.

M. DE TENDREVILLE.

Pourquoi ?

M. DU RIVAULT.

Allons, parlez hardiment.

M. DE LA CHAINIERE.

Monsieur du Rivault, Monsieur, vous expliquera mieux que moi ce qui me l’a fait desirer.

M. DE TENDREVILLE.

Eh bien, parlez donc vous, Monsieur du Rivault ?

M. DU RIVAULT.

Ne vous fâchez pas. Monsieur de la Chainiere sait combien vous aimez les vers tragiques.

M. DE TENDREVILLE.

Ah cela est vrai, cela ; les aime-t’il, lui ?

M. DU RIVAULT.

S’il les aime ? Il a fait une Tragédie, & c’est sur cela qu’il voudroit vous consulter ; mais il veut que vous lui parliez en ami.

M. DE LA CHAINIERE, bas à M. du Rivault.

Mais, Monsieur…

M. DU RIVAULT, bas.

Ne me démentez pas (A M. de Tendreville.) Eh bien, le voulez-vous ?

M. DE TENDREVILLE.

Ah, pour cela, de tout mon cœur.

M. DU RIVAULT.

Vous vous y connoissez très-bien.

M. DE TENDREVILLE.

Mais, pas mal. Monsieur, si vous voulez me lire votre Tragédie, vous me ferez le plus grand plaisir du monde.

M. DE LA CHAINIERE.

De tout mon cœur, & je venois vous demander un jour pour cela.

M. DE TENDREVILLE.

Un jour ? mais tout à l’heure ; pourquoi retarder ?

M. DU RIVAULT.

Oui, sans doute.

Mlle. DE RINANT, à M. du Rivault.

Vous assez l’embarrasser.

M. DU RIVAULT.

Non, non (A M. de la Chainiere.) Allons, Monsieur, nous allons vous écouter.

M. DE LA CHAINIERE.

Je ne l’ai pas ici.

M. DE TENDREVILLE.

Eh bien, nous allons l’envoyer chercher, il n’y a qu’à sonner.

M. DE LA CHAINIERE.

Cela ne se peut pas. Elle n’est pas chez moi. Je l’ai prêtée à une Dame qui est allée à Versailles, mais qui reviendra sûrement demain.

M. DE TENDREVILLE.

Ce retard m’afflige réellement ; mais je ne savois pas que vous eussiez ce talent-là.

M. DU RIVAULT.

Il s’en cachoit, & c’est moi qui l’ai déterminé à vous consulter.

M. DE TENDREVILLE.

Je vous en ai la plus grande obligation. Mais, Monsieur, ne pourriez-vous pas vous en rappeller quelque chose ?

M. DU RIVAULT.

Oui, ce que vous me disiez ce matin, par exemple.

M. DE TENDREVILLE.

Ah oui, vous ne pouvez pas reculer.

M. DE LA CHAINIERE.

Monsieur du Rivault plaisante, Monsieur ; je n’ai pas de mémoire.

M. DE TENDREVILLE.

On se souvient toujours de ce que l’on a fait.

M. DU RIVAULT.

C’est timidité ; allons, allons, ne vous faites pas prier davantage. Bas. Dites ce que vous voudrez.

M. DE TENDREVILLE.

Ecoutez-vous ma niéce ?

Mlle. DE RINANT.

Sûrement, mon oncle.

M. DU RIVAULT.

Songez à nous déclamer ce morceau-là.

M. DE TENDREVILLE.

Oh, oui, je suis fou de la déclamation.

M. DU RIVAULT.

Allons donc.

M. DE LA CHAINIERE, fort embarrassé, se lève & rêve.

Puisque vous le voulez…

M. DU RIVAULT.

Sans doute.

M. DE TENDREVILLE.

Je trouve qu’il a déjà l’air pénétré de ce qu’il va dire. Il n’y a que les Auteurs pour bien réciter les vers.

M. DU RIVAULT.

Ecoutons, écoutons.

M. DE LA CHAINIERE, déclamant.

Triste & sombre desert, solitude éternelle,
Soyez le confident de ma peine cruelle.

M. DE TENDREVILLE, admirant.

Fort bien ; cela est très-beau !

M. DU RIVAULT.

Je vous le disois bien.

M. DE LA CHAINIERE.

Un cœur trop inflexible, un sort trop rigoureux,
Tout s’oppose au destin qui peut combler mes vœux !

M. DE TENDREVILLE, pleurant.

Il m’attendrit.

M. DU RIVAULT.

Vous verrez le reste.

M. DE LA CHAINIERE.

Sors du fatal séjour chere ombre que j’adore,
Et les feux de l’enfer seront pour moi l’aurore.

M. DE TENDREVILLE.

Beau, beau, beau !

M. DE LA CHAINIERE.

Mais quel Démon la suit ? c’est l’Amour malheureux,
Attaché sans relâche à notre sort affreux !

M. DE TENDREVILLE.

Cela est déchirant.

M. DE LA CHAINIERE.

Me pardonnerez-vous trop aimable Princesse,
Me pardonnerez-vous ma fatale tendresse ?
Ce sont vos seuls attraits qui causent tant de maux ;
Un seul de vos regards produit mille rivaux.

M. DE TENDREVILLE.

Divin, divin !

M. DE LA CHAINIERE.

Mais peut-on reprocher une flâme si tendre !
Dans cet instant si doux, daignez encor m’entendre…
Ou bien…

M. DE TENDREVILLE, pleurant.

Ah, je n’en puis plus !

M. DU RIVAULT.

N’interrompez-donc pas.

M. DE LA CHAINIERE.

Vous me fuyez !…

M. DE TENDREVILLE, pleurant.

Ah que cela est beau !

M. DE LA CHAINIERE.

Que vois-je ? Ah quel malheur !
Un rival trop heureux !… l’enfer est dans mon cœur !

M. DE TENDREVILLE, pleurant.

Ah ! il déchire le mien.

M. DE LA CHAINIERE.

Mort, viens à mon secours !

Il fait semblant de tirer un poignard.
M. DE TENDREVILLE, pleurant.

Il me fait trembler.

M. DE LA CHAINIERE.

De ces jours que j’abhorre,
Tranchons le cours affreux.

Il se frappe & tombe dans un fauteuil.
M. DE TENDREVILLE, pleurant.

Cela est trop touchant !

M. DU RIVAULT.

Laissez-le donc finir.

M. DE LA CHAINIERE.

Comment je vis encore !…
O vous, tristes témoins de mes cruels malheurs,
Ne m’oubliez jamais, songez toujours… je meurs.

M. DE TENDREVILLE, sanglottant.

Il est mort !… Ah, ah, ah, je n’ai jamais rien vu de si beau !

M. DU RIVAULT.

Je vous l’avois bien dit.

M. DE TENDREVILLE.

Ah, Monsieur, comment… Est-il possible que vous ayez fait cela ?

M. DE LA CHAINIERE.

Monsieur.

M. DE TENDREVILLE.

Je vous dis, c’est que c’est… Il y a là du terrible, du pathétique, du déchirant ; cela est admirable !

M. DE LA CHAINIERE.

Vous me donneriez de l’orgueil, si je ne savois pas…

M. DE TENDREVILLE.

Je vous dis, je n’ai jamais rien vu de pareil ! Je n’ai pas bien compris le sujet ; mais c’est ma faute ; car j’ai été si pénétré …

M. DU RIVAULT.

Comment, vous n’avez pas vu que c’étoit un Prince, qui…

M. DE TENDREVILLE.

Si, j’ai bien vu que c’étoit un Prince amoureux.

M. DU RIVAULT.

Oui ; mais à qui un pere cruel ne veut pas donner sa fille.

M. DE TENDREVILLE.

Le pere est donc un tyran ?

M. DU RIVAULT.

Oui, un tyran.

M. DE TENDREVILLE.

C’est une cruelle situation, & bien rendue.

M. DU RIVAULT.

C’est qu’elle est bien sentie ; parce que l’Auteur que vous voyez, l’éprouve actuellement.

M. DE TENDREVILLE.

Quoi, il est comme ce malheureux Prince ?

M. DU RIVAULT.

Précisément. Et, devinez qu’est-ce qui est le tyran ?

M. DE TENDREVILLE.

Qu’est-ce qui peut être un tyran vis à-vis de lui, qui pourroit même le devenir ?

M. DU RIVAULT.

Vous ?

M. DE TENDREVILLE.

Moi ! que me dites vous là ! Je ne serai jamais un tyran ; je ne les puis souffrir : ils ne sont dans les Pieces que pour faire le malheur des gens vertueux.

M. DU RIVAULT.

Si vous plaignez les gens vertueux, les voilà. Monsieur de la Chainiere aime votre niéce, il en est aimé : si vous ne consentez pas qu’ils s’épousent, que serez-vous ?

M. DE TENDREVILLE.

Vous me prenez-là sur le tems.

M. DU RIVAULT.

Il faut décider.

M. DE TENDREVILLE.

Moi, je voudrois toujours ne voir que des heureux, sur-tout quand ils le méritent, & Monsieur a un talent…

M. DE LA CHAINIERE.

Celui de réussir auprès de vous, Monsieur, sera sûrement pour moi toujours le plus précieux.

M. DE TENDREVILLE.

Il est vrai que personne au monde ne peut me convenir autant que vous. Allons, je vous donne ma niéce ; aimez vous bien, mes enfans : mais, dans votre bonheur, Monsieur, n’oubliez jamais la Tragédie, car il n’y a de plaisir véritable que celui-là.

M. DE LA CHAINIERE.

Ah, Monsieur, que d’obligations !…

Mlle. DE RINANT.

Mon oncle !…

M. DE TENDREVILLE.

Paix donc ; vous m’attendririez encore, laissez-moi respirer. Venez dans le jardin vous promener, je vais envoyer chercher mon Notaire, & je veux que le contrat se fasse sur le champ. M. du Rivault, ne vous en allez-pas.

M. DU RIVAULT.

C’est un spectacle trop doux pour moi que de les voir au comble de leurs vœux, pour n’en pas jouir autant qu’il me sera possible.


Fin du soixante-dixieme Proverbe.
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Explication du Proverbe :

70. Il faut battre le Fer, tandis qu’il est chaud.