Proverbes dramatiques/Les Pleureurs d’Homère
LES PLEUREURS
D’HOMERE.
PERSONNAGES.
Scène premiere.
Bonjour, Monsieur Delépine. Comment vous va aujourd’hui ?
Ah ! Monsieur Desgrais, je ne vous voyois pas.
Qu’est-ce que vous avez donc ?
J’ai bien du chagrin. Ce pauvre Monsieur Cinq-pieds est mort.
Cinq-pieds est mort ?
Oui, vraiment, à Nemours.
Et qu’est-ce qu’il faisoit là ?
Il s’y étoit retiré, pour deviner des logogriphes.
Pour deviner des logogriphes ?
Oui, & c’est ce qui l’a tué.
Je ne comprends pas cela.
Il avoit choisi ce genre d’occupation-là ; & c’étoit pour n’être pas distrait, qu’il abandonné Paris, pour Nemours.
Je conçois qu’on y est plus tranquille.
Il mit une si grande application à ce qui avoit ne devoit être pour lui qu’un amusement, qu’il en perdoit le boire & le manger. Le dernier logogriphe lui a fait passer huit jours & huit nuits de suite, sans pouvoir le deviner : cela lui a échauffé le sang ; en trois jours de temps il est mort. C’est affreux !
Voilà comme est mort ce pauvre Homere.
Qu’est-ce que c’étoit que Monsieur Homere ?
Quoi ! vous ne connoissez pas Homere, le Poëte Grec ?
Ah ! mon Dieu ! je ne le connois pas ? Je le regretterai toute ma vie.
C’étoit un homme cela ! quelles images ! quelle poësie !
Ah ! ne m’en parlez pas ; les larmes me viennent aux yeux, d’abord que j’y pense.
Et qui pleurera-t-on, si ce n’est un aussi grand-homme ?
Et vous croyez que Monsieur Cinq-pieds est mort comme lui ?
Quoi, ne vous souvenez-vous pas qu’il mourut de regret de n’avoir pas pu deviner une énigme que lui avoient proposé des Pêcheurs dans une des Isles Soporades ?
Ah ! mon Dieu, oui, vous me le rappellez ; que c’étoit un bon homme ! (Il pleure.)
C’est un excellent homme, qu’il faut dire. Ah ! (Il pleure.)
Quand on dit qu’il dormoit quelquefois, c’est qu’il étoit aveugle, & l’on s’y méprenoit. Ah ! (Il pleure.)
Monsieur, les grands-hommes auront toujours des envieux : mais qu’ils imitent Homere ceux qui disent cela ; qu’ils imitent sa bonté & sa reconnoissance. Comme il célébroit, dans ses ouvrages, tous ceux à qui il avoit quelque obligation ! Ah ! (Il pleure.)
Quel homme ! quel homme ! (Il pleure.) Qui est-ce qui auroit inventé l’épopée de nos jours ?
Ah ! personne ! personne ! (Il pleure.)
Aristote n’en veut pas convenir ; mais il dit pourtant que c’est lui qui l’a enseignée aux Poëtes.
L’épopée ? (Il pleure.)
Oui, l’épopée ! (Ils pleurent tous les deux bien fort.)
L’épopée, sans lui n’auroit jamais parue ! (Il pleure.)
Nous n’eussions jamais connu l’épopée ! (Ils pleurent.)
Non, non, l’épopée !
Ah, ah, ah ! (Ils pleurent jusqu’aux sanglots.)
Scène II.
Eh ! mes amis, qu’est-ce qui vous est donc arrivé ?
Ah, ah, ah ! (Ils pleurent sans pouvoir parler.)
Mais dites donc ? je n’ai jamais vu une douleur pareille.
Nous pleurons, ons, ons, ons, ons…
Achevez donc.
Ce pauvre… Ho, ho, ho, ho !
Et qui donc ?
Ho, ho, ho !…
Je ne vous comprends point.
Vous ne pouvez pas, ah, ah, ah ! nous blâmer.
Oui, quand vous saurez, hé, hé, hé !…
Que nous pleurons… Ho, ho, ho !
Ho, ho, ho… je ne peux pas prononcer son nom.
Vous parlez bien pourtant ?
C’est, est, est, est.
Homere.
Homere ? je ne le connois pas.
Quoi ! vous ne le connoissez pas ?
Non. Etoit-ce un de vos parens ?
Homere, le Poëte.
C’est Homere que vous pleurez ?
Oui, vraiment.
Mais vous êtes donc foux ?
Foux ? & qui trouvez-vous qu’on doive autant regretter ?
Oui, je conviens que c’étoit un grand-homme, (Il s’attriste.)
Un homme incomparable !
Un homme qu’on doit être bien fâché de savoir mort !
Il y a si long-temps !
Sa mémoire vit bien encore !
Et elle vivra toujours !
Ah ! si nous le voyions un moment, tout aveugle qu’il étoit…
Il ne l’avoit pas toujours été.
Ah ! c’est bien vrai !
Ses ouvrages le prouvent. Quelles descriptions de la Nature !
Quel profit il avoit tiré de ses voyages !
C’est lui qui nous a dit le premier que la Terre étoit une Isle environnée d’eau. Ho, ho, ho ! (Il pleure.)
Et que le Soleil se levoit & se couchoit dans l’Océan. Han, han, ban. (Il pleure.)
Il est vrai qu’il sçavoit la Géographie…
Tout, tout ce qu’on peut sçavoir ! (Il pleure.)
Son Iliade !….
Son Odyssée !…
Il connoissoit le sein des mers, les enfers…
L’Olimpe !
Quelle Mythologie ! Hi, hi, hi, hi ! (Il pleure.)
Arrêtez donc. (Il pleure.) Prêtez-moi un mouchoir.
Je n’ai que le mien.
Ni moi non plus.
Nous en étions à l’épopée, hé, hé, hé !
Oui, quand vous êtes arrivé, hé, hé, hé !
A l’épopée ! hé, hé, hé !
Hé, hé, hé, hé ! (Ils pleurent.)
Comment donc vais-je faire ? (S’essuyant les yeux avec ses doigts.)
A l’épopée !
Hé, hé, hé, hé !
Scène III.
Messieurs, achetez de mes beaux mouchoirs.
Des mouchoirs ? ils viennent bien à propos, j’en ai grand besoin. (Il s’essuye les yeux & se mouche dans un mouchoir de Mad. Ramas, sans le détacher de son épaule.) Combien me vendrez-vous ce mouchoir-là ?
Six francs, Monsieur.
Six francs ? c’est trop cher.
Combien en voulez-vous donner ?
Je vous en donnerai trois livres.
Monsieur, je ne le peux pas, en conscience. Il est à vous pour cent sols, si vous voulez.
Non, je n’en donnerai pas davantage.
Mais, Monsieur, vous ne me le laisserez pas ?
Si vous ne me le donnez pour trois livres : car, sans cela, je n’en ai plus que faire ; j’aurai le temps d’en aller chercher un chez moi.
Mais, Monsieur, vous l’avez sali.
Hé bien, voilà trois livres ou rien. (Il s’en va.)
Mais, Monsieur, Monsieur ? (Elle court après lui.)
Monsieur Delépine, voulez-vous venir aux Thuilleries, pour nous dissiper un peu, nous en avons besoin ?
Très-volontiers, je ne demande pas mieux. (Ils s’en vont.)
Explication du Proverbe :
34. Qui se sent morveux se mouche.