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Provinciales/Sainte Estelle

La bibliothèque libre.
Bernard Grasset (p. 43-98).
Première partie


SAINTE ESTELLE


I


Je toussai. Elle ne baissa pas les yeux vers moi. Une buée voilait ses besicles ; des faux-jours faussaient les vitres et les doublaient de mica ; mais elle ne s’étonnait point de ne pas voir. J’allai à la fenêtre et ne toussai plus.

Au bas de l’horizon, rabotée de neuf, s’étirait la route, mais le pré gondolait, mal tendu. Une brise soufflait de front et je ne voyais, des gazons, des roseaux, de la cressonnière que leurs dessous d’acier, confondus ; mais, de même qu’à fixer le ciel on y fait naître ses étoiles, je découvrais peu à peu dans l’herbe tous ses familiers. Un chat se promenait, s’attardant aux touffes, pour faire croire aux oiseaux qu’il broutait. Les oies dormaient sur une patte ; le bout de l’autre, fripé à dessein comme un gant, pendait négligemment de leur gousset. Et soudain les voilà qui clament, lançant leur cou et le ramenant en piston de trombone à coulisse, sans ensemble et sans mesure, car ce n’est qu’une répétition. Le chat tourne les oreilles, les contemple avec les yeux d’un pêcheur à la ligne pour les canotiers qui rament sur sa rive, affecte de ne pouvoir les dédaigner son saoul, puis repart, d’un pas dégagé, nouant sa queue pour se rappeler qu’il rage, la traînant bas sur les trèfles, jusqu’au moment où un chardon l’agrippe. Alors il bondit et disparaît. Je me mets à rire.

— Pauvre petit, demande Estelle, tu tousses ?

Les sons s’étaient accumulés sur son oreille, et elle n’entendait maintenant que le premier arrivé. Mais les autres s’engouffrèrent, à la file.

— Bêtes d’oies, dit-elle, et toi, saint nigaud, qu’as-tu à pouffer ?

J’en étais sûr. Elle se penche, me prend dans ses bras, et peut-être croit-elle n’avoir ramassé que son tricot, car ses mains font navette de mes cheveux à mon menton, de mes genoux à mes chevilles, tissant autour de moi je ne sais quel filet. Il n’y a pas à se débattre. Il n’y a pas à ne pas s’assoupir. Je me sens trop las même pour me faire lourd. Un enfant, de la rue, sifflote le même air ; un soleil mauvais teint s’étiole sur les chaises cannées et l’écho de l’angélus, si assourdi qu’on dirait la cloche de la paroisse la plus lointaine, où demain déjà se lève, oublie qu’il est écho et se pose, comme un vrai son. Puis, les corbeaux qui volent sur le ciel oublient de remuer les ailes et c’est la bande d’azur qui semble tourner. Puis, midi passé en averse, les ombres dégoulinent des arbustes, en rigoles, bientôt en flaques, et la terre les boit, le soir montant. Puis, claquant la porte, le vent s’engouffre, éteignant et bousculant le soleil, le soufflant sur la chaux des murs, enflant la chambre qui s’arrondit, balançant les fleurs dans les vases. Estelle se demande si le courant d’air vient de la porte ou de la fenêtre, et, comme je reste grave, elle me sourit. Puis, pour elle, elle soupire.

— Jamais, jamais, fait-elle, je n’irai, dans leur couvent.

Pourquoi lui répondre ? Elle devrait seulement se hâter et prendre le voile dès ce soir, en présence des quinze cents pèlerins qui arrivent pour la fêter, car il y aura demain seize ans que la Vierge lui apparut. Voici l’histoire : Elle était fille de chambre chez un régisseur de la duchesse Martin et elle allait mourir de la typhoïde. Même à la duchesse les médecins affirmaient qu’elle ne pouvait en réchapper. Un soir, où il s’agissait seulement de savoir si c’était ou si ce n’était pas l’agonie, Estelle vit la Vierge se dresser au pied de son lit, la défendre contre le démon, et tout le reste de la semaine, chaque après-midi, elle revint lutter. On n’a jamais su pour qui les deux adversaires prenaient la malade, ni quelle fille de châtelaine est morte dans la contrée, victime de la confusion qui sauva la chambrière. Le jour où le diable fut terrassé, Estelle reprit connaissance. Elle guérit. Dès qu’elle put sortir, la duchesse l’établit dans une petite maison, lui servit une rente et, avec l’aide du curé, organisa un pèlerinage. La dixième année, un couvent de dominicaines fut fondé et il englobait la chambre sainte. Demain, quinzième anniversaire, on verrait défiler des étrangers de tous les États d’Europe et du Canada. Mais, à mesure que la gloire d’Estelle arrive aux peuples lointains, son propre bourg commence à la mépriser.

Pour moi, je crois bien que je ne l’aime plus. Je passe mes journées chez elle, parce qu’elle est notre voisine, parce que sa sœur était notre cuisinière et fut fidèle quand ma mère mourut. Mais je ne l’admire plus, et je ne suis plus fier, quand la procession passe, d’être assis sur ses genoux. Je n’aime pas la voir quémander des bonbons chez tous les épiciers ; je n’aime pas ce chien pelé, qui l’escorte partout, comme si c’était saint Roch qui lui était apparu ; je n’aime pas ces yeux où s’appuyèrent les lumières des lumières et qui, au moindre reflet, se mettent en quête. Allumez une allumette, et elle vous regardera. Parfois, pour dénicher les nids, nous partons ensemble, à travers champs. Les petits tas d’engrais et de marne s’espacent et dorment, par troupeaux, les naseaux fumants ; les sillons s’écartent de l’horizon en éventail, et il fait frais ; des vaches se lèvent sur notre passage, mal à l’aise, croyant que l’herbe a des plis ; aux places où l’on répandit trop de guano le blé se rue par taches plus drues et plus foncées, et l’on se demande quelles ombres de nuages tombent ainsi, de plus haut que le ciel, qui est bleu. Je vais. Mais Estelle furette dans les meules, s’attarde à raccrocher les barrières, et cueille en cachette des fruits qu’elle grignote bruyamment. Personne ne s’y trompe plus : le miracle a passé sur elle comme la pluie sur les croisées. Elle n’est qu’une fille de chambre qui a vu Marie, et l’a reçue, en concierge mal avisée, prenant pour elle la visite. Si elle s’occupe, elle a l’air de faire des journées dans sa propre maison ; si elle est assise, elle semble se reposer. Mais elle ne sera jamais à son aise dans le calme, nature des élus, et elle se heurte à toute sérénité comme une mouche à une vitre. C’est elle qui, en plein dimanche, le jour où il passe bien deux voitures, trouve le moyen d’être bousculée par une automobile ; ce sont ses poules qui ravagent les plates-bandes de notre petit jardin public ; le fils Millet, le coureur de filles, c’est son cousin. Aussi, depuis le jour où un colporteur qui se croyait provoqué la souffleta, ameutant le marché, le curé et la duchesse sont d’accord pour l’écarter de Beaume. On ne pouvait laisser compromettre ainsi une œuvre sacrée. Il suffisait, autrefois, de l’enfermer dans sa chambre le jour du pèlerinage ; mais depuis quelques années, des couples de commerçants enrichis, que le comité de propagande enrôle, ont acheté des villas et habitent Beaume à demeure. Or, cette sainte en liberté les scandalise. Voilà pourquoi, Estelle, tu iras, dans leur couvent.



C’est Nini Revat, la Parisienne, qui a frappé et qui entre. Elle sourit, mais il faut déjà le savoir pour le deviner, si petites sont ses lèvres. Et pourtant, dans ce visage, on ne voit qu’elles. Un mot, le moindre mot les rend rondes, et comme Nini bégaye un peu, elle semble, avant de parler, chasser de sa bouche toute une provision de baisers qui l’obstruent. Quelle aventure extraordinaire a-t-elle à raconter, pour m’étreindre et m’embrasser ainsi ?

— C’est cela ! nous crie Estelle ; ne vous gênez plus. Un beau démon. Il prétend que je n’ai pas vu la Vierge.

La Parisienne me prend sur ses genoux et m’embrasse à nouveau. Puis elle dit, avec son accent mat et délicieux sur lequel les liaisons ne prennent pas :

— Cet enfant est insupportable. La semaine dernière il s’est coupé les cils avec mes ciseaux.

À qui la faute ? Elle m’avait conduit dans sa chambre, et, par jeu, fouillant ses placards et ses malles, essayé sur moi des toques, des boléros, un collet. Elle me parfuma aussi à la fougère. Je ne sais pourquoi je quittai mes bas et mis mes pieds nus dans ses mules d’hermine. Puis, mes cils battant, devant l’armoire à glace, je les coupai. Estelle d’ailleurs ne s’en est pas aperçue, car les siens lui sont inutiles. Qu’il pleuve ou qu’elle pleure, elle essuie ses yeux avec sa main.

J’allais expliquer tout cela, mais la Parisienne appliqua ses doigts sur ma bouche, et je ne sais plus si j’embrassai ou si je bégayai.

— Voici l’affaire, annonça-t-elle. M. Reuillant vous a dénoncée au percepteur. Il soutient que, pour avoir le droit de vendre vos médailles et vos scapulaires, il faut une patente, et il fait imposer d’office.

M. Reuillant, l’aubergiste, était le plus redouté parmi les radicaux de l’arrondissement. Il avait, racontait-on, obligé le comte Delaroche, qui écrivait son nom en un seul mot, pour se rendre populaire, à le recouper en trois, comme ses ancêtres. La veille des élections une vingtaine d’ouvriers inconnus étaient venus à sa réunion, puis ils étaient sortis en tirant aux sonnettes, en cassant des vitres, et pareille crainte n’avait pas régné dans le bourg depuis 1870, alors qu’on redoutait le passage des francs-tireurs.

— J’ai vu alors votre curé, continuait Nini. Il a haussé les épaules. Au fond, il ne veut pas se compromettre pour cent sous, et il espère que tous ces ennuis vous décideront enfin à entrer au couvent.

Les cils d’Estelle lui servirent. Je les vis battre. Elle se tourna sur son fauteuil.

— Oh ! Nini, supplia-t-elle, comment voulez-vous que je m’enterre vive, vous qui savez combien je suis heureuse ? Où voulez-vous que je retrouve ce que j’ai ici : à huit heures, je prends mon chocolat ou bien je me fais du café, si j’ai encore sommeil ; puis vient le facteur, puis la jardinière, puis viennent onze heures et je déjeune. L’après-midi, j’ai toujours quelque chose à faire. Il n’y a personne pour s’occuper comme moi. Et l’on veut me faire renoncer à tout cela ? Tenez, Nini, laissez-moi mettre mon chapeau. Nous irons réclamer chez le percepteur.

Elle croise son châle, palpitante, de façon à ce que le cœur soit deux fois plus couvert que le reste. Nous partons.



Chaque fois que les femmes laides aperçoivent la Parisienne, elles se hasardent au pas des portes, les yeux mal étirés, comme si elles s’éveillaient exprès, les poings au fourreau dans leurs poches de tablier. Un pigeon qui s’effarouche plane parfois au-dessus d’elle, comme la colombe de la Pentecôte visitant les disciples, et elles semblent alors vous calomnier dans toutes les langues. Elles parlent sans arrêt, à la tâche, mais leur bouche est si large que la moindre phrase dégonfle leurs joues ; de leurs dents on ne voit que l’avant-garde ; leurs prunelles se rétrécissent et se distendent comme des têtes de sangsues, leurs oreilles sont roulées en coquillage et elles entendent continuellement l’océan gronder, car il y a, sur leurs traits, autant de terreur que de colère. Leur cœur un jour se révolta ; mais elles le précipitèrent sous leur poitrine, entassant sur lui Ossa et Pélion. Il semble qu’en marchant très fort sur le pied de celles qui sont petites, elles se détendraient soudain, claquant en hauteur, et l’envie vous prend aussi d’appuyer sur la tête des grandes, pour les contraindre à rentrer dans leur vrai corps. Elles s’attaquent à tout, mais tout s’acharne à les contrarier, par représailles, et elles le savent : s’il pleut, elles le prennent pour elles.

Elles se demandent pourquoi la blouse de Nini se noue au dedans, par des faveurs bleues, et elles enragent de la voir, sans hâte et sans étonnement, s’orienter dans la grand’rue. C’est qu’elle est, aujourd’hui, chez elle. C’est que ce soir, sous le bourg entier, Paris, canevas de toute ville, transparaît. Un vieux monsieur, sur le quai droit de la route, bouquine la ferblanterie ; derrière l’adjointe se hâtent deux hommes à moustaches qui sont des agents en civil, et un autre vieillard, sortant de sa maison, la salue, lui offrant sans doute sa place d’intérieur ; puis il reste sur la plate-forme, à fumer. Au bout de l’avenue, l’arc de triomphe se couche. Une calèche passe à vide, en maraude, puis repasse, sans répondre à vos appels. Un ouvrier sortirait du bazar pour étreindre la Parisienne dans ses bras, et l’embrasser avec furie, et l’égorger placidement, qu’on ne s’en étonnerait point. On s’attend à prendre des numéros pour entrer chez le percepteur.

Par bonheur, dans sa salle d’attente, nous étions seuls. À travers le guichet nous apercevions seulement le commis, qui quadrillait une feuille, avec colère, comme s’il poursuivait pour le rayer un mot insaisissable. Invisibles, le percepteur et le fondé de pouvoirs lisaient tout haut des comptes qu’ils collationnaient. Ils semblaient ne vouloir oublier aucune des combinaisons que l’on peut faire avec les dix chiffres. Parfois le commis leur en suggérait une nouvelle, et ils se reprenaient, dépités. Quand ils furent arrivés aux centaines de mille, ils soufflèrent et l’un d’eux vint au guichet.

— Monsieur le receveur, murmura Estelle, c’est pour une réclamation.

Le percepteur haussa les épaules, agacé, et se tourna vers ses aides :

— C’est fantastique, dit-il. En voici encore une qui s’imagine que c’est chez le percepteur qu’on réclame.

— Mais…, fit Estelle.

Il l’interrompit.

— Alors, demanda-t-il, vous y tenez ? C’est moi qui fixe les impôts ? Le directeur du contrôle, le ministre des Finances, les répartiteurs, ça n’existe pas ? — Pourtant…, murmura-t-elle.

— Il n’y a pas de pourtant, reprit-il, pas plus qu’il n’y avait de mais. Il y a mes comptes de gestion et ils suffisent complètement. Ils me disent d’imposer la rente, et j’impose la rente ; les portes et fenêtres, et je les impose. Il vous passerait par la tête de murer toutes vos fenêtres et toutes vos portes, comme les Arabes, que je ne pourrais vous diminuer d’un sou.

La scène tournait à la confusion d’Estelle. Des contribuables qu’elle faisait attendre ne cachaient pas leur désapprobation.

— Ça n’est pas de sa faute, dit l’un, c’est de naissance.

Elle ne sentait pas son ridicule, mais perdait cependant de sa contenance. Elle me rappelait les brebis imbéciles qui s’agitent au milieu des buissons, et, sans sentir les ronces, laissent cependant un flocon de laine à chacune.

— Eh bien ! dit-elle, je vais payer.

Le percepteur sourit.

— Qu’est-ce que vous voulez payer, demanda-t-il, avez-vous votre feuille rose ?

— C’est ma patente, répondit-elle. M. Reuillant m’a dénoncée hier. Alors le receveur, son fondé de pouvoirs, le commis n’y purent plus tenir. Ils éclatèrent, et pouffèrent à l’envi ; l’un d’eux était asthmatique et semblait avoir un soufflet pour exciter son rire, dès qu’il se calmait. Le chef trouva enfin le moyen de parler.

— Revenez l’année prochaine, conseilla-t-il. Peut-être votre nom sera-t-il alors sur les comptes. Avant que le répartiteur ait surveillé le curé et perquisitionné chez vous, votre argent peut vous rapporter des intérêts.

Une enquête ! Estelle, consternée du nouveau scandale qu’elle provoquait, ne bougeait plus du guichet. Son voisin l’en écarta rudement. Je souriais, pour qu’on ne me crût pas d’accord avec elle. D’un autre côté, je ne voudrais pas laisser croire au percepteur que ses centaines de mille francs m’ont ébloui. Car je suis riche. J’habite la seule maison du bourg où les tapis suivent les couloirs jusqu’à la porte ; des femmes inconnues et vêtues de velours arrivent parfois, sans avertir, en automobile, exprès pour dîner avec mon père ; le contrôleur lui-même sait que pour ma famille les chiens de chasse n’ont pas plus d’importance que des chiens de berger, et il se garde de les taxer plus d’un franc. N’est-ce pas, Nini, que je suis riche ?

Elle répond, mais comme elle dirait autre chose, et c’est une nouvelle preuve de ma richesse :

— Ferme les yeux, tout ce que tu vois t’appartient.



Le bourrelier Potie, qui tressait des fouets, nous arrêta. Tous les ans, au 14 juillet, il allait à Paris et il se réjouissait d’en parler. Nini souriait de son enthousiasme, par modestie, un peu tristement. Mais Potie comprend toujours mieux à la fin qu’au commencement. Il crut qu’elle le désapprouvait et se mit en colère.

— Voyons, demanda-t-il, qu’est-ce que vous lui reprochez, à Paris ?

Il y avait trop de témoins pour répondre ; un moineau nous effleurait d’un vol déraisonnable et saccadé qui semblait tenir au ciel par un élastique ; une poule chanta, malgré le crépuscule, espérant faire compter son œuf pour le lendemain ; un gamin poursuivi vira brusquement au coin de la bourrellerie et il resta là, nous contemplant. — Moi, affirma Potie, j’aime Paris. En dire du mal, c’est ne pas savoir ce qu’on dit, parce que c’est tout près et que, quand vous l’avez vu, il n’y a plus rien à voir. Il y a d’abord les femmes. Elles vont, elles viennent… Puis il y a les étrangers. J’y ai vu des Roumains, des Turcs, et même, m’a-t-on dit, la plupart de ceux qui se disent Corses sont bel et bien Italiens.

— Soit, hasarda Estelle. Mais tous les crimes, qu’est-ce que vous en faites là dedans ?

Potie n’attendait que ce mot. Il éclata :

— Vous ! cria-t-il, quand vous parlez, vous feriez mieux de ne pas ouvrir la bouche. Les crimes ? Mais certainement je vais vous dire ce que j’en pense : J’en pense que c’est un miracle que pour trois millions de gens qui sont toujours ensemble, qui ne se lâchent pas une minute de la semaine, il n’en arrive pas davantage. Mais pour accuser les autres on trouve toujours quelqu’un.

Il salua Nini, et se planta au milieu de la rue, pour essayer ses fouets. Estelle avait des larmes dans les yeux, mais le facteur, l’apercevant, vint vers elle et lui remit une lettre, pour la consoler. Quand elle en eut terminé la lecture, elle se mit à pleurer tout à fait. — Nini ! Nini ! murmura-t-elle. Je pars avec vous et sans rentrer chez moi. La vie ici est intenable. Vous le voyez ! Potie, le percepteur, le monde entier m’en veut, et voilà la duchesse qui m’écrit de m’habiller en religieuse pour aller au-devant des pèlerins, ce soir. Mais ils m’attendront s’ils veulent. Adieu, petit.

— À demain, Estelle !

Elle m’entend à peine ; elle n’entend pas le claquement d’un éclair d’été, sous lequel les chevaux se cabrent, car ils se demandent quel fouet gigantesque essaye Potie. Laissons-la partir. On n’aura plus de pitié pour elle, et elle n’échappera pas au couvent.

Mais je me demande pourquoi la Vierge l’a choisie. À sa place, au lieu d’aller sans me renseigner vers la première malade, je me serais arrêtée vers l’hôtel, à l’entrée du bourg. Il aurait été cinq heures, et tout le monde serait aux portes pour dire bonne nuit au jour. On m’aurait à peine remarquée, car c’est l’heure où le courrier relaie, et de la voiture descendent les voyageurs les plus étranges : de nouveaux instituteurs, effarés, portant des œufs dans une corbeille, avec le parapluie de la classe sous le bras libre ; des dentistes qui sourient devant les vieilles dames, comme si à voir leurs gencives ils devinaient leur âge ; des capitaines d’artillerie qui révisent la carte départementale et saluent quand l’hôtelière passe. Je me serais assise sur le banc vert qui lui aussi, en automne, jaunit, se craquelle et s’effeuille. Il n’aurait pas plu, ou l’averse eût été si menue qu’on n’a qu’une crainte : mouiller son chapeau, si bien qu’on l’ôte et que l’instituteur a maintenant trois colis au lieu de deux. Il n’y aurait pas eu de soleil, ou alors, tout au plus, quelques-uns de ces rayons éparpillés que la lune glane : — l’instituteur remet son chapeau et fait tomber son parapluie. — Alors, parmi les jeunes filles qui descendent la rue, enlacées, j’aurais choisi : Adèle Courtaud, dont le père est portier du château, serait passée d’abord, trop bavarde à la fois et trop revêche, si bien que partout, à l’église, au cimetière, à l’étang, on la prend pour la concierge. Puis Éléonore, dont les lèvres sont si minces qu’elles semblent s’occuper à l’intérieur. Puis la belle Valentine, la couturière, qui croit faire réclame à ses corsets en n’en portant pas. Mais je ne les aurais pas choisies, pas plus qu’Estelle, qui se serait inclinée devant moi, car elle salue tous ceux qu’elle ne connaît point. Enfin, — enfin, la fille du régisseur, Princessa Badet, serait venue. J’aurais su déjà qu’elle valse Chopin des heures entières, toute seule devant sa glace, et rien qu’à la voir marcher, d’ailleurs, j’aurais deviné qu’elle a des ailes. J’aurais souhaité qu’elle dansât ; les officiers, les voyageurs se seraient rassemblés autour d’elle, claquant des mains, et l’instituteur aurait disposé ses œufs sur le sol pour rendre le pas plus dangereux et plus précis. Alors, se défiant de cette volonté qui la poussait et qu’elle ne reconnaissait pas, elle aurait, se courbant et s’enroulant, chassé son désir de danser de son poignet à sa tête, de sa tête à ses reins. Elle se serait effrayée de ne pas le voir tomber, ainsi qu’un enfant s’inquiète de ne pas voir s’envoler de sa main la coccinelle qu’il ramène toujours au sommet de l’index. Alors j’en aurais eu pitié, je me serais levé dans ma gloire, et, éblouie par le nimbe violet qui cerne divinement tout mon visage, repentante et joyeuse de choses qu’elle ignorait, elle se serait affaissée.


II


Vers cinq heures, comme les pèlerins approchaient, j’allais au-devant d’eux, avec les femmes du village.

C’était jeudi. C’était un jour amorphe et neutre, glissé entre les deux parties de la semaine comme un État tampon entre deux nations jalouses. On y peut rire et médire sans châtiment. C’était aussi le jour où Dieu créa les animaux, et tous, fiers de leur anniversaire, s’amusaient à confondre, ainsi qu’au Paradis, leurs habitudes. Un cheval se roula, pour gagner son avoine ; les poules clignaient, facétieuses, et chantaient le coq ; de ses pattes de derrière, ruant, une chatte grattait le sable ; même en frottant le dos des canards, vous auriez obtenu des étincelles électriques. Seuls, les chiens s’asseyaient modestement auprès de vous et léchaient votre main, n’admettant pas d’autre créateur. Pourtant, quand vous étiez distrait, ils s’attardaient sur l’accotement, pour y brouter.

Mais soudain, sans hésiter, les chevaux hennirent, les poules gloussèrent, l’âne, bien qu’on en rît, se mit à braire, les chiens, malgré les menaces, s’entêtèrent à aboyer : le cortège des pèlerins approchait. On entendait les cantiques, différents pour chaque paroisse, rentrer en accordéon les uns dans les autres ; un murmure sans écho flottait autour de leur colonne comme la poussière autour d’un bataillon en marche. On respirait aussi la poussière. Et tout à coup, au tournant, ils apparurent.

Je n’avais guère vu jusque-là que des pèlerins isolés. Ils semblaient honteux, si on les regardait, comme un baigneur dont la maladie est venue à contre-temps et qui circule dans la ville d’eau quand la saison est finie. Ils se rangeaient devant les bicyclettes, devant les arbres, devant la route, et suivaient les trottoirs, rougissant quand une demoiselle de magasin s’adossait à la devanture. Mais ceux d’aujourd’hui allaient en torrent, les rangs et les poings serrés, sans voir que le soleil en berne flottait à peine au ras des cheminées, et l’on n’avait qu’une peur, qu’ils traversent et dépassent sans s’en apercevoir le bourg, terme de leur pèlerinage. La Sainte Vierge aurait surgi à leur côté qu’ils ne l’auraient pas remarquée ! Ils ne remarquèrent pas la maison Bonvin et durent prendre pour des groseilliers ses fameux arbres du Japon. Ils ne virent pas les frères aveugles qui crurent, ne recevant pas d’aumône, qu’un plaisant les avait postés dos à la route. Ils ne virent pas un officier de spahis sénégalais, comme si Beaume en tenait garnison. Je devinais d’ailleurs, à les voir, tous leurs péchés.

En tête marchait Orgueil, fier de sa faute, fier de son guide, l’archiprêtre Salat, qui, fier de sa calvitie, battait la mesure. Ils triomphaient d’arriver et d’arriver par le soleil, dans la conviction que le pèlerinage et le soleil étaient leur œuvre. Ils triomphaient de voir notre abbé glisser sur un caillou et s’apprêtaient à triompher de la nuit, que l’un d’eux annonçait. Puis vint Vanité, marchant sur ses pas, mais sans le talonner, souriante, et se moquant de son chef de file comme la lune se moque du soleil. Les messieurs mettaient leur pardessus, pour prouver qu’ils n’y portaient par leurs décorations. Puis défilèrent les Menteurs, hurlant un cantique latin, et qui croyaient nous tromper, parce que nous ne les comprenions pas ; ils prétendaient aussi qu’il pleuvait et qu’ils n’étaient pas encore arrivés. Puis s’acheminait un groupe dont je ne distinguai pas la faute ; les hommes et les femmes, séparés, affectaient de ne pas se reconnaître ; des dames se souriaient des minutes entières, et soudain, surprises, se mordaient les lèvres. Ce qui faisait qu’elles restaient rouges. Ainsi qu’un maître souligne les fautes de ses élèves, Dieu avait souligné leurs yeux de bistre et de brun ; leurs mains semblaient des gants à jour ; elles respiraient avec calme, au cours même de leur sourire, et le vent n’avait pas de prise sur leurs jaquettes unies. Mais les hommes étaient excédés et tiraient la jambe. Tout semblait leur rappeler leur faute : le lieutenant de spahis, dont le sabre cliquetait, et le commissaire de police, en écharpe, ses clefs à la main, qui surveillait le défilé.

Le curé s’inquiétait d’Estelle qui n’arrivait pas, bien qu’on eût préparé un dais à son intention, et, me sachant son confident, il m’appela :

— Va chercher ton amie, me dit-il en sou-riant. Qu’est-ce qu’elle peut bien fabriquer ? Sapristi, elle n’apparaîtra pas souvent, quand elle sera au ciel !

Je vais les faire tous attendre un peu avant de révéler la cachette de la voyante : il faut laisser à son crime le temps de devenir irréparable. D’ailleurs, on signale à peine les trois diligences d’où les organisatrices surveillent l’arrière-garde. Les voici. De l’impériale, les jeunes filles sursautent quand une branche fouette leurs joues, puis elles guettent l’accident à la voiture suivante, et, vengées, éclatent de rire ; l’une d’elles se hausse pour attraper un marron, le manque, se rassied la main vide, et cependant son poing reste rond et ferme comme s’il avait un noyau ; près du cocher un petit bouledogue aboie sans répit ; quand un autre chien lui répond, les dames patronnesses tremblent qu’il ne descende et elles sont trois à vouloir le saisir, quand le char à bancs fait halte ; il leur échappe, écume, mais, un danois s’approchant, il se tait, et, baissant pavillon, amène la queue entre les pattes. Puis il se rattrape sur le curé, qui vient déballer les voitures, après avoir dépêché les Enfants de Marie à la maison d’Estelle. — Faites vite, leur avait-il confié. Mme Delotte est là.

Mme Delotte, qui patronnait Saint-Sauveur, le pèlerinage voisin, dont la voyante avait tourné mal, venait évidemment pour espionner. Sinon, pourquoi plissait-elle ainsi les paupières ? Et pourquoi avait-elle amené cette négresse dont les yeux, à chaque seconde, chaviraient indécemment ? Et pourquoi demandait-elle, en embrassant la main du curé, imitée, que diable, par sa suivante :

— Mais, monsieur le Chanoine, est-ce qu’Estelle serait malade ?

Il ne répondait pas ; la seconde voiture le payait de ses peines. Appuyés sur le bras d’un frère, deux boiteux, les premiers malades que le pèlerinage eût attirés, se laissaient bénir, bienveillamment. Le premier, il est vrai, n’était que rhumatisant, mais le second était un infirme véritable, avec deux béquilles déjà sculptées et patinées comme un ex-voto, avec ce regard d’excuse qui vous dit : — Oh ! vous savez, je le sais, que je le suis ! avec cette jambe droite qui se bande et qui sautille dès qu’elle entend la jambe gauche. — Mais, au fait, où était-elle, la jambe gauche ? — Il est amputé, expliquait le frère.

Une valise tomba de l’impériale, rasant nos têtes. Le curé souffleta une gamine trop curieuse qui rôdait autour de lui, et je comprenais sa colère. Amputé ! Il fallait juste que le ciel eût choisi le boiteux pour lui couper les jambes alors qu’il avait à sa disposition toutes ces vieilles patronnesses : Mme Ferré, grasse à battre, Mme Delotte, ou au besoin cette négresse qui époussetait là-bas sa robe noire, sans parvenir à la faire redevenir blanche. Et voilà que la nuit tombait. Et voilà que les enfants revenaient, criant à tue-tête :

— Monsieur le curé ! Estelle est partie depuis ce matin avec sa valise. On ne sait ce qu’elle est devenue !

Les vicaires pâlissent, Mme Delotte sourit, sachant ce que peuvent devenir les voyantes ; les fillettes des écoles, pour venger leur amie souffletée, marmottent en mesure que c’est Estelle, oui, Estelle, qu’il leur faut. Et tous tournent les yeux vers moi, car ils me savent le confident de la sainte, — et je m’amuserais à les faire attendre une heure encore, si, des usines à parfums, les ouvriers socialistes ne descendaient vers notre groupe. Gardons pour nous nos scandales ! Il ne faut pas qu’ils nous rattrapent en entonnant nos cantiques par dérision. Je dis à l’oreille du curé qu’Estelle ne viendra pas. Il me regarde comme s’il allait me souffleter, oubliant, dans sa colère, de renvoyer l’air qu’il aspire, il en aspire plus encore et donne enfin le signal du départ. Le groupe des Menteurs passe en tête, me jetant de longs regards qui veulent signifier : — Eh bien, tu vois, nous allons en queue ! Les Boiteux emboîtent le pas ; le dogue hurle ; le parfum de l’usine est rabattu jusqu’à nous par le vent, qui vaporise les taches de soleil ; bien que ce soit jeudi, jour où l’on fabrique la verveine, de petits nuages rose thé et jasmin s’appuient sur les cheminées. Les martinets au sortir des nids les crèvent… Je vais, à vingt pas du dernier pèlerin. Les paumes de mes mains, que le soleil tiédit, sentent l’héliotrope. Les ouvriers anarchistes me croient en pénitence, imitent le cri de l’âne et me hèlent, pinçant les filles.



Il n’y avait pas eu de crépuscule ; tant de lumières désemparées s’étaient ralliées et suspendues au soleil que la bouée gigantesque fonça d’un coup. La nuit s’étala, sans précaution, prenant ses aises ; des ombres menues grignotaient aux bordures des plafonds et ne se dérangeaient pas quand on haussait la lampe ; des clameurs implacables annonçaient le vent, mais, arrivé sur vous, il chavirait, satisfait d’avoir effrayé, et déversait des oiseaux et des parfums. Enfin une pointe de feu creva le ciel, s’étira, devint la lune. On entendit la clochette de la chapelle se rapprocher peu à peu, comme si elle rentrait à l’étable ; et l’on put voir le jour déchu hisser son pavillon, un petit nuage bleu et blanc, qui devait être vert et jaune, puisqu’il faisait nuit.

Pour dédommager les pèlerins de leur première déception, le curé les avait priés de se rassembler vers neuf heures dans la cour du couvent. Ils défileraient alors devant la fenêtre d’Estelle, déposant leur obole et lui baisant la main. Et il m’avait recommandé de venir aussi m’asseoir près d’elle, sachant qu’on n’est plus habitué à la voir sans moi. Je suis sûr qu’elle ne sera pas revenue et je ne me hâte guère. Cela va être un beau scandale.

Sur le pas des portes, on causait. À voir ces étrangers courir vers la poste, égarer leurs valises, confondre bureau de tabac et épicerie, photographier un tombereau attelé d’une vache, les habitants de Beaume sentaient plus nettement combien l’on perd de sa dignité à voyager et combien le pays qu’on habite est supérieur à tous les autres. Le père Lignelet, qui avait fait sous Napoléon la campagne de Chine, avait trouvé ce soir des auditeurs. On devenait fier de soi-même à l’écouter.

— Pour manger, disait-il, on trouve toujours ! Mais, ce qui change le plus, c’est pour les yeux. Il n’y a pas une chose qui ne soit pas jaune. Vous portez des robes jaunes comme on porte ici des robes bleues. Si vous trouvez une rivière, vous vous demandez comment les poissons peuvent vivre !

— À Paris…, commençait Potie.

Mais le père Lignelet ne permettait pas la concurrence. Il lui coupa la parole.

— À Paris, riposta-t-il, ils font ce qu’ils veulent. Mais là-bas ils aiment le jaune. Le rouge, le brun, les grenats, bernique ; je voudrais que vous voyiez une Chinoise. Nous en avions dans le camp comme cantinières. Les souliers, les bas, jusqu’aux camisoles, je vous dis que tout était de la même couleur.

— Les bas ! répétait le vieux Morin, goguenard. Le père Lignelet clignait des yeux :

— Toi, dit-il, tu la connais ! D’ailleurs il en faut quinze pour faire une Française !

Neuf heures sonnaient, je dus partir. Mais le hasard, pendant qu’il y était, tenait à me détacher à la fois de tous ces continents vers lesquels chaque lecture me poussait. Sur le banc de l’auberge, croisant ses mains, sans peur de les confondre, car l’une portait un anneau d’or, j’aperçus la négresse de Mme Delotte. Elle me sourit et je m’approchai. La bague m’intrigua.

— Êtes-vous mariée ? demandai-je.

Elle lisait dans mes yeux le désir de savoir si son mari était un nègre. Mais ma question ne l’étonnait pas, car je sais qu’en Afrique on se dit bonjour en se révélant les secrets les plus doux ou les plus terribles, et l’étranger qui se présente doit raconter ses amours par le menu. Elle s’y mettait :

— Vous avez des yeux juste comme je les aime, affirmait-elle ; j’aime aussi beaucoup vos cheveux. — Oui, répondis-je, eux friser.

Elle feignit de ne pas comprendre ma malice et m’éleva sans colère jusqu’à elle. Alors ma tête heurte, sur sa poitrine, un grigri, et son pays m’apparaît, avec ses mornes et ses criques. Des ocres et des carmins s’écaillent sur les pentes ; le fourré de lianes s’effondre, puis se renfle, comme si la forêt avait son flux, son reflux, ou était en caoutchouc ; un kakatoès qu’un singe a attrapé par la queue se débat à mort et il piaule, oubliant dans son émoi qu’il sait jurer en portugais ; une tortue géante, pêchée de la veille, s’évade, et, rien ne l’arrêtant, seize nègres en pagne indigo à rayures brique se sont enlacés et montent sur sa carapace. Mais la terre en porte davantage et avance quand même.

— Si vous me disiez votre nom, fit-elle.

Le charme était rompu ; je la regardai, je vis ses yeux pleins de larmes et je comprenais sa désolation. C’est qu’il ne lui était plus possible de douter, ce soir, que la nuit ne fût le revers du jour. C’est que tout lui avait prouvé, dans sa promenade, que la clarté de nos plaines et de nos teints ne nous fut pas accordée d’office et que le bonheur et le travail de mille années nous l’apportèrent. C’est qu’elle avait enfin compris notre campagne, émoussée et claircie par chaque matin neuf ; et nos sources, où flottent des mottes de beurre, comme s’il suffisait d’écumer leur eau pour avoir la crème ; et la grêle, qui passe les coteaux et les toits au papier de verre ; et les heures du soir, à travers lesquelles on voit déjà la lune et qui, le bousculant pour rire, laissent tiédir midi au creux de chaque fenêtre. Ajoutez que l’ombre maladroite s’élargissait en clairière autour d’elle. Elle voulait m’embrasser, je me secouai et m’enfuis.

Il était temps ; le cortège se massait déjà à l’angle du presbytère, et je tenais à jouir du scandale que l’absence d’Estelle provoquerait. J’entrai dans sa chambre sur la pointe des pieds ; mais, ô miracle, elle était là. Assise près de la fenêtre, voilée de noir, elle attendait sans mot dire. Le curé souffla la lampe et m’installa sur ses genoux.

Or, ce n’était pas, Dieu merci, les genoux d’Estelle ; chaque ressort en frissonnait, se prêtait ou se tendait par malice, puis, le poids forçant, s’affaissait sans hâte. Je ne connais pas non plus ce parfum : arôme de ces fougères ajourées qui ventilent l’air des cèpes et des menthes ; arôme de ces mois d’été où chaque girouette flamboie, vacillant à peine, comme du papier d’Arménie. Je devine : Estelle n’est pas revenue. On me place sur une fausse sainte ainsi qu’on dispose une chatte et ses chatons sur la meule de foin où s’est caché un fugitif. On a déguisé la duchesse, ou une parfumeuse de l’usine.

— Eh bien, Estelle, dis-je, on n’embrasse pas aujourd’hui !

Elle ne répond pas ; elle ne se penche point : c’est la duchesse. Je la tiens donc, celle qui ne veut embrasser que ses pairs et refusa, le jour où elle eut trente ans, à la dernière Assomption, de serrer la main du paysan qui lui offrait le bouquet des métayers. Si je les vengeais, et la dénonçais soudain, au beau milieu de la fête.

Mais sa main dédaigneuse a pris ma main. Son cœur bat largement, envoyant ses parfums, sans contrôle et sans saccade, jusqu’aux veines mauves. Sur sa poitrine, il y a, ce qu’Estelle n’avait point, juste une place pour ma tête. Je crois bien que je vais céder. Je dis seulement ;

— Estelle, embrasse-moi, et devant tous les pèlerins, ou je crie vive la Sociale ! Je connais les femmes, elles aiment qu’on soit brutal à condition qu’elles sachent qu’on l’est pour leur faire plaisir.

— Tiens-toi, gamin, dit-elle rudement. Tu m’étouffes.

Les pèlerins défilaient, par quatre, têtes découvertes — avec des lanternes vénitiennes au-dessus, pour les réchauffer sans doute ; et de vieilles dames m’admirent, et tous nous regardent, effarés ; et je m’amuse, en les dévisageant, à leur faire baisser les yeux ; et, à travers son voile, qui moule et losange son baiser comme un caillé délicieux, à travers ses lèvres qu’elle ferme rageusement, sans paraître y songer, sans sourire, la duchesse Martin m’embrasse.


III


Ce n’est pas une armée de vers à soie qui ronge les feuilles ; ce n’est pas que le sol soit couvert d’escargots et de hannetons et que le rouleau à vapeur les écrase ; ce ne sont pas les acheteurs assemblés du Petit Parisien qui s’amusent à froisser leur journal, puis le déchirent : c’est la pluie. Mais on peut s’y tromper, car on la voit à peine. Sur les ardoises seulement et sur les flaques des caniveaux éclatent des bulles, et il semble tout au plus que la terre bouille. Je ne sais pourquoi le vicaire m’emmenait à la recherche d’Estelle. Je le suivais avec peine, car les abbés ont un pas allongé et sec, et, à la différence des vieux prêtres, qui enfournent leur prise comme du charbon, ils ont l’air de marcher à l’électricité. La marchande d’oranges voulut l’arrêter, il fonça sur elle : — Êtes-vous folle, dit-il, où voulez-vous que je les mette ?

Si bien que j’avais peur qu’il ne marchât aussi sur le père Morin, qui roulait ses tonneaux, nous invitant du regard et les laissant au prix d’achat.

Il n’y avait pas de doute. La Parisienne faisait la lessive. Autour de la maison, s’accrochant aux tilleuls, une corde courait, chargée de linges délestés par tant de jours et de dentelles que le vent les traversait sans les balancer. La Parisienne était assise à la fenêtre et elle souriait, sans doute pour nous dire : — Vous le voyez, c’est bien ma chance, il suffit que je fasse la lessive pour qu’il pleuve.

L’abbé ne fut pas adroit ; il feignit de ne pas la voir. Pour comble de malchance, la sonnette qu’il avait tirée timidement tinta au moins une minute, si bien que, de l’intérieur, on pouvait le croire suspendu au cordon. Aussi, quand la Parisienne fut venue ouvrir, elle ne nous offrit pas d’entrer.

— Mademoiselle, fit mon compagnon, vous allez protester ! vous allez dire le contraire ; mais… mais Estelle est ici.

— Cela la regarde, répondit-elle placidement. Et d’ailleurs je ne suis pas mademoiselle, je suis madame. On sentait qu’elle ne mentait pas ; j’aurais déjà deviné la vérité si je m’étais jamais posé la question. C’est d’abord, — tandis que les jeunes filles choisissent une partie de leur visage ou de leur corps et n’ont plus d’autre attention, — que Nini mettait son orgueil à ce que les regards coulent naturellement sur elle, sans y trouver d’obstacle ni d’appui. Si bien qu’on pensait à sa bouche, en voyant ses chevilles, à ses hanches, en voyant sa bouche. C’est aussi qu’elle n’avait plus l’entêtement de celles qui n’ont pas de secret : les jeunes filles croiraient qu’elles ont cédé tout entières en vous disant bonjour quand bonsoir leur passe par la tête, mais Nini vous accordait à votre guise qu’il faisait beau ou qu’il pleuvait.

L’abbé, déconcerté, cherchait une excuse, quand des sabots résonnèrent à l’intérieur sur le dallage du corridor. Il haussa la voix :

— Mademoiselle Estelle, cria-t-il, c’est moi, l’abbé Salomon !

Il le criait d’une voix joyeuse, car cela signifiait aussi : vous voyez qu’on n’a pas envoyé le doyen pour ne pas vous influencer. N’oubliez pas non plus que c’est moi qui m’en vais tous les jours prendre ma goutte de cassis avec vous. — Et les écrevisses de l’abbé Salomon se laissent-elles manger, oui ou non ?

Pas de réponse. Les femmes oublient bien vite ! Estelle oubliait-elle aussi avec quel talent le vicaire imitait la mère Henriot, la malade imaginaire, qui criait, le médecin la touchât-il au cou, aux reins ou à la poitrine : — C’est là, docteur, c’est là, ça ne peut être que là !

— Monsieur l’abbé, fit la Parisienne. Ne vous frappez donc pas ainsi. Il y a des malheurs plus grands.

Mon compagnon serra les poings.

— Des malheurs plus grands ? riposta-t-il, je vous en défie. Des malheurs plus grands que la lâcheté d’une voyante, présentez-m’en donc, puisque vous vous y connaissez !

J’en trouvais à moi seul une dizaine, à regarder seulement le visage de Nini. Celui d’avoir les yeux brûlés par une broche rougie à blanc, celui d’avoir les cloisons du nez trouées à l’emporte-pièce, celui d’avoir les lèvres découpées par un rasoir qui suivrait juste leur dessin, celui de recevoir sur la bouche un coup de sabre qui vous l’ouvre jusqu’aux oreilles. Nini en connaissait cependant un plus terrible, car l’idée seule l’en fit pleurer, mais doucement, pour qu’on n’y ajoutât pas plus d’importance qu’elle-même :

— Monsieur l’abbé, dit-elle, n’insistez pas. Estelle vous reviendra quand je serai partie. J’attends une lettre qui me rappellera peut-être dès demain.

Et voilà comment l’on revient bredouille. Nous retraversons le petit jardin, nous hâtant à travers des massifs rectangulaires, semblables à des tombes, et en enjambant d’autres, plus petits et carrés, comme si le cercueil était placé verticalement dans la fosse. Le linge tire sur les cordes. Le vent secoue et sèche les nuages mal étendus d’où tombent les dernières gouttes. À la porte, nous nous croisons avec le facteur qui a une dépêche à la main ; une pie l’escorte, et va se poser, en demi-deuil, sur la fenêtre de la Parisienne.



C’est par hasard que j’appris, le lendemain, que Nini s’était asphyxiée, car on se cache maintenant, pour parler de la mort. Il semblait jadis qu’on la prenait du bon côté ou qu’elle n’avait rien à voir avec moi. Un jour on me passa bien un anneau de crêpe autour du bras gauche, je ne sais pour quelles sinistres fiançailles, mais on riait. Une autre fois, mon père entrait dans ma chambre, avec une dépêche et disait, presque railleur : — Eh ! eh ! ils vont bien à La Châtre. Tes deux tantes Picard sont mortes de la typhoïde. Il arriva aussi que le maire mourut ; on se garda bien d’en faire un secret et l’on m’installa au balcon, d’où je vis passer le cercueil, suivi de l’Harmonie, qui jouait le contraire d’une marche, et de la Société de gymnastique, en tricot et en bas blancs comme si elle se préparait à faire du saut en longueur sur la tombe. Mais, depuis un ou deux ans, je ne sais quelle loi enfreignent ceux qui meurent. Le soir où ma nourrice agonisa, je fus grondé pour m’être faufilé dans son couloir, et l’on se réjouissait qu’elle se fût confessée. Parfois, si j’entre au petit salon où mon père reçoit ses clientes, on baisse la voix et je suis fixé : ils parlent de la mort et je m’en vais, par discrétion. Les jours d’enterrement, il pleut, et les invités, sous leurs parapluies qui se touchent, marchent vers le cimetière comme les Romains vers une citadelle. Je me demande ce qui arrivera si le maire remeurt. Personne n’approuve la Parisienne. Quand on veut se suicider on retourne là où l’on naquit, et l’on n’affirme pas ainsi aux gens, à la légère, que l’on ne peut vivre chez eux. Nini, du reste, était moins qualifiée que personne pour reprocher au bourg son ennui, car elle ne connaissait ni les Bonvin, qui ont toujours une partie en l’air, ni la famille Blot, qui n’a jamais, à ce qu’elle dit, su ce que c’est que d’être triste. Alors ? D’ailleurs, puisqu’elle voulait se tuer, qu’est-ce que cela signifie de faire la lessive ?

Le curé trouva Estelle à son chevet, mais quand il revint, à midi, elle avait déjà disparu.



Le fils Millet, son cousin, ne fut pas long à la vendre. En rentrant, il l’avait trouvée, causant avec sa mère, et il n’avait pas paru surpris. On avait même débouché une bouteille. Pourtant, dès huit heures, le lendemain, il sortait du presbytère où il l’avait dénoncée.

— Triple gosse, me dit-il, écoute ce que tu vas faire. Tu pars avec l’abbé jusque chez la mère Millet, puis tu reviens à l’auberge des Romains. Je t’y attends à boire mon vermouth, et tu me diras comment la sainte a pris l’histoire.

Il me renfonça l’épaule gauche, qu’il prétendait plus haute que la droite. Puis il me donna un coup sur le bras, que je balançais. Enfin, ma mâchoire inférieure avançant, il la remit en place d’une chiquenaude. J’étais fier qu’il perdît ainsi son temps avec moi, car on nous voyait des ateliers et il n’est pas une fille qui ne l’aime. Il les embrasse en pleine rue, et, tous les quinze jours, il en a une nouvelle. D’ailleurs, il n’y avait sur lui aucune prise : on ne pouvait le vitrioler, il avait déjà eu la variole et en portait les marques ; impossible aussi de l’épouser, car il était paresseux et dormait parfois des semaines entières, gémissant et se battant pendant son sommeil. Vers le huitième jour, sa mère le secouait : — Eh, fils Millet ! disait-elle, lève-toi ! Voilà qu’il est temps de te reposer.

Estelle ne parut pas surprise de nous voir arriver. Elle vint presque joyeuse nous tendre la main. L’abbé la refusa :

— Ma fille, dit-il, entendons-nous. Il sera toujours temps de se serrer les mains. Mais nous avons eu ce matin la visite de votre cousin. Il prétend que vous seriez disposée à entrer au couvent, dès demain, si nous vous payions le voyage à Rome.

Il n’ajoutait pas que le fils Millet avait réclamé vingt francs pour le service rendu. Estelle, atterrée, n’avait pas le courage de dire que son cousin avait menti.

— Jamais, fit-elle, que ce soit à Rome ou au contraire de Rome.

Mais elle parlait presque bas, d’une voix distraite et lassée. L’abbé comprenait qu’elle était à bout. Il insista.

— Rome n’est pas Châteauroux, dit-il, réfléchissez.

La mère Millet arrivait à la rescousse sans avoir l’air de rien. Il n’y avait pas de temps à perdre.

— Vous pourriez même changer de train à Florence, et voir la ville.

Il prononce lentement et doucement les noms merveilleux des villes, si bien qu’on les voit, avec leurs avenues.

Heureuse Estelle, je la vois, Rome. Rome est sur le bord d’une mer dont le sable est bleu et où le ciel se mire ; elle s’étend d’une colline que surmonte un château à un volcan qui, de l’autre côté de la baie, fume comme un phare. Sur la plage, le Saint-Père se promène et il achète à des noirs des figues qu’il fait payer en sequins par son camérier. De leurs gondoles, des dames se lèvent, esquissent une révérence, mais retombent assises, brusquement, cependant que leurs reflets vacillent sur l’eau qui les froisse et les glace tour à tour. Au crochet des gaffes, aux tiges des fleurs, aux crocs des potences pendillent toutes les cloches du monde. C’est Romes fleuries. C’est Pâques.

Estelle revient avec nous sans avoir dit oui. Je lui parle de l’Italie et d’un oncle qui la connaît du Nord au Sud. Mais elle croit que je veux diminuer le mérite de ceux qui vont là-bas.

— Pauvre petit, dit-elle, te voilà jaloux.

C’est bien ma sainte. Incapable de comprendre pourquoi l’on invente et pourquoi l’on ment. Mais il me serait si facile de l’humilier ; je vais lui demander si Rome est en Suisse ou au Comtat Venaissin. Alors elle me dévisagera, soupçonneuse, et secouera la tête pour trouver une réponse, comme on secoue le pochon du loto pour en faire sortir le bon nombre. Qu’elle se débrouille. Le fils Millet m’attend.



Il m’aperçut de la terrasse, et cria, battant la table d’une bouteille vide :

— Ah, malheur ! Tu ne sais pas ce qui t’attend. Mme Alphonse te paie une absinthe.

Je voulus lui parler d’Estelle.

— Il n’y a plus d’Estelle, fit-il. Il y a à savoir si une absinthe te fait peur.

Je n’en ai jamais bu. Comment lui expliquer que j’aime à penser d’avance aux choses que je n’ai pas encore faites, et que je veux, le jour où je me décide, celui que je préfère auprès de moi. Pour la seconde absinthe, tant qu’il aurait voulu ; la première, je sais à qui j’aimerais la devoir. Cependant j’obéis, je tamise mon eau, et, sous les regards moqueurs de Mme Alphonse, je bois. Je bus. De petites bulles montaient dans l’air tiède comme dans l’eau qui va bouillir ; les poules chantaient, croyant avoir pondu, parce qu’une chaleur incomparable gonflait leurs plumes ; d’un orme une chouette aboyait, et l’on était tout disposé à croire à un chien ventriloque. Puis, à part les coqs, qui se passaient la garde du soleil, tout se tut. Mon cœur, au lieu de battre, bourdonnait. Je dus tourner la tête pour tourner les yeux, et d’ailleurs, peu à peu, tout venait à moi, m’effleurant sans me choquer. Au fond de l’air un peu aigri, flottaient, comme la lie d’un vin décoloré, des mousselines et des voiles. La terre trépidait, et l’on devinait qu’elle était ronde, car, avant d’en distinguer les murs, on apercevait les cheminées des maisons. Un arbre poussa tout à coup à côté de ma table, me meurtrissant le bras, et, soudain, comme je ne les avais jamais vus, tous les arbres se dressèrent dans la campagne et avancèrent vers nous ; les peupliers, par escouades de trois, qu’on ne devait pas séparer, même sur les navires ; des chapelets d’aulnes au pied desquels serpentait un ruisseau d’ombre presque tari ; un pin parasol, qui abaissait ses branches comme un marchepied et d’où l’ombre descendait, noblement ; puis les acacias que la foudre épargne, car chaque feuille a son paratonnerre. Puis la Forêt, laissant les clairières comme traces de ses pas.

J’ai beau lutter, j’ai beau crisper mes mains, je deviens peu à peu une petite fille. Mes soucis de gamin s’en vont par lambeaux ainsi qu’une peau de serpent qui mue ; mes bras s’allongent dans l’air comme dans l’eau d’un bain ; et mon cœur, au lieu d’être boule, s’étale. Je m’appelle d’abord Agnès. Il n’y a pas une chose au monde qui ne me paraisse naturelle et bonne. Ne me demandez pas de vous embrasser, car je vous embrasserais. Et je possède aussi dix autres noms, qui tiennent au creux de mes mains, fermes et polis comme des billes d’agate, et je les laisse tomber un à un sur le ciment. Mais le fils Millet les ramasse et m’apostrophe.

— Petit, me crie-t-il, je bois à la santé de toutes les femmes présentes, futures et passées ! On peut dire d’elles tout ce qu’on voudra, mais c’est de l’ouvrage conditionné. Je bois aux blondes, je bois aux brunes, et je ne vois pas pourquoi nous ne trinquerions pas à ta tante Picard qui en valait deux à elle seule.

Je suis heureux qu’il ait oublié les rousses ; je bois, silencieux, à leurs nattes de sang oxygéné, à leurs visages toujours sans ombre, car il faudrait mettre un abat-jour entre leur front et leurs cheveux, je bois à les voir tordre leurs tresses, à l’aurore, et les brosser, s’inclinant pour que les taches de rousseur, au lieu de tomber sur leurs joues et sur leur poitrine, fondent dans le premier rayon… Je bois…


IV


Le meunier n’est pas le seul qui s’éveille quand le moulin se tait. Les jours où la terre s’arrête et flotte au hasard des nuages, à la dérive, où chaque tic tac de pendule tombe sur l’heure sans l’user, comme une goutte d’eau sur l’airain, nous nous accoudons aux fenêtres, désorientés. Des chevaux qui n’allaient jamais qu’au pas, sachant que la terre marchait pour eux, galopent ; les vieillards se hasardent jusqu’à la mairie sans béquille, et lèvent les bras en l’air pour faire croire qu’ils ont le pied marin ; les jeunes filles se désenlacent et s’en vont par une, et elles s’interrogent, inquiètes, comme les passagères d’un bateau dont l’hélice est rompue. Le maréchal ferrant les rassure du regard, tandis que ses compagnons gesticulent, courent au soufflet et aux marteaux, et il semble que c’est dans sa forge qu’on fait les réparations.

Moi, j’attends, sans impatience. Elle repartira. Voyez : le facteur passe, alors qu’il a du retard par le moindre gel. Voyez, la nuit s’affaisse, de si haut qu’on voit les étoiles alors qu’il fait jour, une nuit de demi-deuil, à peine tiède, et qui vous émeut sans vous émouvoir, comme la mort d’un cousin que vous n’aimez pas, mais dont vous héritez. Ma vieille terre repartira : elle repart. Les feuilles des trembles, qui tournaient tout à l’heure leur dos d’argent vers le ciel, refrétillent et nageotent à nouveau dans le courant d’air ; les jeunes filles s’appuient au bras des jeunes gens et cependant n’en vont pas plus vite ; et quelque chose bourdonne qui n’est pas la scierie ; et Mme Roban, la femme du notaire, qui avait profité du calme pour faire de la bicyclette, vacille, perd la tête, puis son chapeau, puis les pédales, et tombe, résignée, ayant à peine roulé cent pas, au pied d’une borne ironique qui marque cinquante-sept kilomètres.

Estelle, naturellement, a raté la bonne occasion. La voilà seulement qui frappe. Elle entre demain au couvent, et vient faire ses adieux à notre gouvernante. Elle est presque consolée.

— Je ne sais pas, dit-elle, mais je crois qu’ils me laisseront user mes robes, et je mettrai mon chapeau neuf pour les offices. Vous pensez bien que je ne me laisserai pas couper les cheveux.

Nous lui offrons une goutte de cognac. Elle le sirote, posant et reprenant son verre à chaque seconde. Un vent sec envoie jusqu’à notre fenêtre et jusqu’à elle l’ombre des ormes. Mais l’ombre ne prend pas sur sa robe, pas plus que l’eau sur les canards, pas plus que la tristesse sur son cœur et elle nous sourit sans raison, ensoleillée à battre.

— Au fond, reprend-elle, j’aurais dû apprendre l’harmonium. La duchesse m’envoyait tous les jeudis M. Celor, de Bourges. Mais je ne tapais que sur les notes fausses. Puis, il s’endormait en arrivant et se réveillait bien juste pour partir. C’est alors qu’on essaya de me faire chanter l’Ave Maria du musicien qui est plus célèbre que tous les autres ; de cette façon j’aurais été utile dans la paroisse même et je ne serais pas entrée au couvent. Mais les airs m’entrent dans la tête par une oreille, et sortent par l’autre.

Et elle continue ainsi son acte de contrition, heureuse de se trouver coupable, comme on l’est, au jour de l’examen, de découvrir des fautes dans la dictée qu’on relit. Mais, après chaque aveu, elle reprend son verre, y goûtant à peine. Elle plisse ses lèvres à croire qu’elle boit du vinaigre, et sur sa robe le soleil pétille comme si l’on y avait jeté du sel, et son chien, qui aspire l’air, éternue, et il semble que ce soir la nature produise d’elle-même l’huile, le poivre et les assaisonnements, comme là-bas, sur la Méditerranée. Estelle redemande du sucre et parle encore.

— Pour Rome, achève-t-elle, je crois bien que le voyage est fait. La duchesse n’en a plus parlé, et ce qu’elle veut, elle le veut. Voyez, elle a fait bâtir l’Hôtel du Sacré-Cœur en plein terrain communal ; elle a renvoyé à l’asile départemental les idiots que Beaume avait en pension, sous prétexte qu’ils effrayaient ses pèlerins. Tout le monde les regrette, c’est de l’argent perdu.

Ils étaient partis en bande, ce matin, nous interrogeant de leurs yeux inquiets, car ils se refusaient vraiment à croire qu’ils étaient guéris. Dodu, qui ne dansait que pour deux sous, avait dansé gratis au pas de chaque porte, et Jean la Dentelle ne battait plus le tambour sur la casserole qu’il avait volée à la queue de quelque chien.

— D’ailleurs, ajoute Estelle, on m’a dit qu’il fait si chaud en Italie. Et, quand j’ai chaud, si je ne peux pas me mettre en camisole, je ne vaux pas cher.

Elle se lève et je l’accompagne jusqu’à la porte. Mais pourquoi, au lieu de m’embrasser, appuie-t-elle ses lèvres sur mon oreille en murmurant :

— Demain soir, à quatre heures, au couvent. Porte-moi la lettre que le fils Millet te remettra pour moi, avant la messe.

Et elle s’en va, la tête enfoncée dans les épaules, satisfaite au fond d’être Estelle, tandis que des oies, désespérées de n’être que des oies, allongent désespérément leur cou vers elle, sans pouvoir sortir de leur corps capitonné.



L’office terminé, les cinquante dominicaines sortirent de leur cellule et défilèrent par deux, leurs chapelets pour menottes. Je ne savais quel crime elles avaient commis ; elles avaient dû s’y prendre d’un coup, se lever à la même heure, et étrangler leurs cinquante maris. Mais aucune n’avait l’air de se repentir, en dehors des heures fixées par l’abbesse, et Sœur Sulpicia n’hésite guère à me tirer la langue. Pourtant, rien n’avait été épargné, à travers le couvent, pour leur rappeler leur honte et le péché des femmes. On n’avait planté dans le jardin que des pommiers, dont elles cueillaient les pommes, par pénitence, que des lys cernés et poudrés et des bosquets de lauriers roses. Dans l’enclos s’ébattaient tous les animaux qui servirent leurs fantaisies : un cygne, inquiet comme une boussole, et qui, parfois, la conscience lui revenant, tendait des minutes entières son cou vers le Nord ; un taureau, à la recherche d’une étoffe rouge, attendait qu’un orage chavirât les toits. Au ciel même, un aigle planait, et des rayons tombaient en lingots d’or autour d’elles.

Estelle passa ensuite, au bras de la supérieure, et sa cornette était de travers, comme le furent tous ses chapeaux. On se bousculait ; les pèlerins étrangers avaient obtenu la permission de visiter le couvent, avant la consécration, et ils se hâtèrent à la suite des élues. Je reconnus d’abord les Suissesses : elles allaient, majestueusement, et respirant pour tout le monde ; c’étaient de ces femmes que l’on désire par deux, et qui ne sont pas plus complètes, à une seule, qu’un beau cheval. Puis, gloussant, arrivèrent les Allemandes : la première passait devant, la deuxième allait derrière. Elles déchiffraient tout haut les devises, et affectaient de se parler français.

Mais je n’ai de regards que pour les deux Américaines qui s’acheminent, sans hâte, à la queue du défilé. D’abord l’immense Miss Zesbra, avec sa robe à je ne sais combien d’étages, avec sa tête si haut perchée qu’il lui faut, pour nous apercevoir, des lunettes. Sans arrêt, sans raison, elle rit ; mais de là-haut son rire n’étonne pas, pas plus que le vent dans les faîtes toujours remuants des grands arbres. Je la plains, si, pour devenir riche, aux États-Unis, il n’y a qu’à se baisser et ramasser les pépites.

Mais Mistress Arline n’est que grande et n’est que belle. Elle n’a qu’un grain de beauté, de même que l’or pur n’a qu’un poinçon. Sa bouche est si petite que son sourire n’occupe pas tout son visage, et n’empêche pas ses yeux d’être tristes. Ils vous regardent, ils ne vous regardent plus, mais il vous semble qu’ils ne bougent pas et que c’est vous qui tournez. Parfois s’y dépose une brume, alors cela vous rappelle que l’Amérique est une île.

Elle a vu que je l’admire ; elle se penche ; des soies incomparables se froissent en mon honneur.

— Cher petit garçon, dit-elle, est-ce que vous m’aimez ? Venez au long de moi, et nous aurons du bon temps.

Une abeille voltige autour de sa bouche, puis s’éloigne, le corselet gonflé de dépit, car elle se trompait de ruche. Un chat perché, qui, sa ronde finie dans les champs d’absinthe et de menthe, se suçait délicieusement les pattes, la fixe, ronronne. Le fils Millet n’est pas venu et ne m’a rien fait remettre. Je m’en vais, le long de ces cloîtres qui enjambent précautionneusement le silence, à la chère main de Mistress Arline. Je lève les yeux vers le soleil, qui, Dieu soit loué ! est encore très haut, et je les rabaisse peu à peu vers ma compagne. Ils passent d’abord par le chapeau de Miss Zesbra, où le plus grand papillon du monde couve des chenilles ruchées ; puis par le colombier, d’où les pigeons gonflent et haussent amoureusement vers le soleil leurs jabots héliotrope, puis par une fenêtre, d’où l’on m’appelle désespérément : puis par les yeux de Mistress Arline, si tièdes et si brillants qu’on redoute d’y voir fondre la prunelle. Ayons du bon temps. Ne nous retournons pas. Ce ne peut être celle d’Estelle, cette tête sans cheveux, qui me sourit, là-bas, de la lucarne grillée, puis qui pleurniche, de n’avoir plus à me sourire.