Psyché/Première Partie/Chapitre IV.

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IV

PSYCHÉ DÉSEMPARÉE


Psyché Vannetty était prête à s’évanouir quand elle rentra chez elle, ferma la porte de sa chambre et se jeta sur son lit, le visage dans les mains.

« Toujours résister, c’est à devenir folle ! » avait-elle dit pendant la scène épuisante qu’elle venait de subir. Et cette phrase de sa bouche se répétait constamment à ses oreilles, comme prononcée par une autre voix.

Toujours résister ! toujours se heurter à ce désir de l’homme ! et lutter contre lui, contre soi, contre tout ! Mon Dieu ! pensait-elle, je n’ai aucun mérite à n’être ni larronne ni meurtrière, je n’ai pas en moi d’instinct qui me pousse à dépouiller ou à tuer mon semblable et je ne rencontre pas à tous les coins de rue des gens qui me disent mystérieusement : « Tiens ! prends ! ceci est sous ta main, personne ne t’observe, tu n’as rien à craindre ! Tue ! Cet homme est sans défense, voici l’arme, on n’en saura rien ! » Mais dès qu’il s’agit de l’amour, c’est la tentation acharnée ! « Débauche-toi ! tout est prêt pour ta chute, le rez-de-chaussée, le château lointain, choisis, j’ai tout prévu. Si tu pars, voici ton billet, l’auto suivra dans les bagages. Débauche-toi, cela restera secret. Ni scandale, ni grossesse, tu ne risques rien ; et si même on te surprend, nul ne te tiendra rigueur ; c’est admis par les mœurs du temps, permis par les lois du monde. Regarde-moi, je suis la Jeunesse, je suis la Luxure et la joie ! » Et j’entends cela tous les jours de ma vie et quelque pas que je fasse, un amant m’assaille, et quand je le repousse, quand je prends tout mon courage pour me sauver de lui, je découvre que cet homme a un allié juré, qui est là, dans mon cœur, dans ma chair et mon sang et qui me crie : « Suis-le ! Suis-le ! »… Mon Dieu ! Je n’ai plus de forces…

Sur ces mots elle sentit réellement tomber les derniers restes de son énergie. La volonté nerveuse encore serrée à ses tempes se détendit comme une corde lasse de vibrer sans fin sur le vide. Une onde faiblissante et subtile parcourut le corps de Psyché. Le calme la prit et dans la lumière du matin Aimery apparut sous ses paupières fermées.

Elle l’imagina tristement, comme on songe à une terre promise à la fois et défendue. Partir avec lui, c’était une rêverie, elle ne partirait pas, elle le savait bien ! Mais puisqu’il n’était plus là, puisqu’elle avait pu lui échapper, il y avait moins de péril à rencontrer son ombre dans le parc aérien du souvenir…

Il lui avait dit de l’Amour : « N’essayez pas de le fuir, il est tout-puissant, il a plus que la joie et plus que la douleur dans les mains… Psyché ! sentez-vous qu’il est là, entre votre main et la mienne… »

Hélas ! elle lui pardonnait tout, depuis qu’il n’était plus à craindre. Et de quoi lui en voudrais-je ? pensait-elle ; nos mains se sont touchées, rien de plus, je n’ai eu à me défendre que de sa voix, il n’a pas cherché mes lèvres, il ne m’a pas suivie quand je m’en suis allée… Mais quelle voix ! et quels yeux sur les miens… Je n’osais plus trouver son regard…

Puis, les moindres détails de cette heure si grave revenaient en désordre à sa mémoire… Sur la pierre, à côté d’elle, un inconnu avait oublié un journal quel le vent soulevait toujours dans le même sens et qui retombait comme une aile grise sans pouvoir franchir le dossier du banc… Il y avait ensuite une colonne cannelée couverte d’initiales et d’inscriptions tendres… puis un arbrisseau dont un seul bourgeon commençait à s’ouvrir et qui frémissait de sa petite feuille verte, juste au-dessus de l’horizon, perpétuellement… Loin au delà, on voyait des fumées immenses traîner sur Paris au-dessus des deux gares… et plus loin le Sacré-Cœur tout blanc, avec ses coupoles de mosquée…

Pendant qu’Aimery lui parlait, elle regardait sans cesse le cachet d’une bague qu’il avait à la main gauche ; elle essayait de lire deux mots qui étaient gravés dans l’or… Il lui avait dit : « Vous êtes libre de vous. » Et à cet instant la bague surprise par le soleil était devenue éblouissante.

« Qu’y a-t-il ? »

On avait frappé. Psyché s’accouda sur le lit. La femme de chambre annonçait une visite, Mme de Jaulgonne, au petit salon, mais le déjeuner était servi. Madame voulait-elle recevoir Mme de Jaulgonne dans la salle à manger ?

« Non, je ne déjeunerai pas, dit Psyché. Faites entrer ici. »

Elle passa dans son cabinet de toilette, répara mollement sa coiffure, se poudra d’une main vague et indifférente…

« Bonjour, Lotte », dit-elle en rentrant.

Mme de Jaulgonne marcha vite à elle :

« Qu’est-ce qu’on me dit, Nichette ? tu ne déjeunes pas ? Tu es souffrante ?

— Ce n’est rien, chérie, j’ai mal aux nerfs.

— Tu as une mine affreuse, ma petite, regarde-toi. Qu’est-ce qu’on t’a fait ?

— Rien.

— Quelle plaisanterie ! Dis-moi la vérité ! Un malheur ? Une triste lettre ? des nouvelles de ton mari ?

— Quelle idée, Lotte ! comment peux-tu… ?

— Alors quoi ? des pertes d’argent ? des ennuis de domestiques ? un médecin qui t’a inquiétée ?… Il y a quelque chose, enfin ! Je ne t’ai jamais vue si pâle… Tu souffres, c’est clair comme le jour ! »

Psyché fit un geste évasif. Mme de Jaulgonne poursuivit :

« Tu n’as pas le droit de souffrir seule quand je suis là pour te soutenir et pour t’aider de toutes mes forces. Que se passe-t-il dans ta vie ? Une passion peut-être ? »

C’était une personne essentiellement franche, à qui sa franchise avait valu des inimitiés célèbres et quelques sympathies à l’épreuve de tout. On la savait également incapable d’articuler un compliment qu’elle ne pensât point et d’exprimer une opinion qui ne fût pas nettement la sienne. Psyché aimait sa voix rapide, son geste dégagé, ses yeux qui semblaient toujours dire aux gens : « Si ce n’est pas votre avis, je m’en moque ! » et elle n’avait pas d’amie plus sûre que cette libre femme ronde et vive moins encline aux embrassades que fidèle aux serrements de main.

Les deux amies se regardèrent fixement.

« Charlotte, je ne veux pas être amoureuse.

— Miséricorde ! Voilà ce que je craignais ! Faut-il que tu sois folle de lui pour me dire une phrase pareille !

— Je ne le veux pas. Je ne le serai pas.

— Mais tu es amoureuse à périr, ma pauvre petite ! amoureuse comme une pensionnaire ! Voyons, qui est-ce ? René Marcenay ? Jean de Sarens ? Aimery Jouvelle ?… Oh ! c’est lui, n’ajoute rien, ton visage le nomme assez. Tu l’as bien choisi, Nichette, il est délicieux.

— Je ne l’ai pas choisi, soupira Psyché, je le repousse de toute mon âme.

— Et depuis quand le… repousses-tu ? Je vous ai vus ensemble mercredi soir chez ma tante de Horges ; vous n’aviez pas l’air de vous chercher ni de vous fuir ! Jamais je ne me serais doutée des tragédies que vous jouez ensemble.

— Il s’est déclaré ce matin. Et il veut m’enlever ce soir !

— Ah ! il est vif, ton flirt ! dit Charlotte suffoquée.

— Je suis encore assez forte, grâce à Dieu, pour résister à une invitation de ce genre, mais la scène que j’ai eue me laisse épuisée… Je ne me reconnais plus… Je doute de moi, sinon pour le présent, au moins pour l’avenir… Tu sais ma vie, Charlotte, je n’ai rien dans mon passé. Ce que je te dis là, je voudrais me le répéter le jour de ma mort, garder ma fierté jusqu’au bout. Elle est ma seule joie. Si je la perdais, il me semble que tout serait en ruine autour de moi… Charlotte, j’ai besoin de ton amitié ! Soutiens-moi, parle-moi, je ne veux pas déchoir, ni à tes yeux, ni aux miens ! Ah ! je suis une bien pauvre Psyché, qui n’a plus confiance en elle ! »

Elle laissa tomber les bras d’un air égaré.

La réponse fut prompte :

« Il faut tenir bon mais il faut savoir pourquoi. Si tu mêles les mauvaises raisons avec les bonnes, le jour où tu t’apercevras qu’un de tes arguments ne vaut rien, tous les autres s’écrouleront comme des châteaux de cartes. Tu as parfaitement le droit de prendre un amant si cela te fait plaisir et ne t’imagine pas que j’en serai scandalisée. J’apprendrais que M. Aimery Jouvelle a passé la nuit chez toi…

— Charlotte !

— … Ou l’heure du thé, si tu aimes mieux… eh bien ! je resterais ton amie, j’ai le regret de te le dire puisque cela t’étonne. Tu lui résistes, je t’approuve ; si tu lui cèdes, je te comprends. Et ne va pas te mettre en tête que tu es « déchue » à mes yeux quand tu ouvres tes bras à l’homme que tu aimes…

— Charlotte !

— Cela ne me regarde en aucune façon et cela ne regarde personne. Tu me parais craindre aussi l’opinion du monde : assurément le monde en sera curieux, mais il ne s’en mêlera pas, tu peux être tranquille. D’ailleurs, ton secret t’appartient, et tu peux le lui cacher bien plus facilement que tu ne sembles le penser, à moins que M. Jouvelle lui-même… Mais je le crois trop galant pour être fat. Si pourtant le monde l’apprenait, le potin courrait de bouche en bouche, on l’accueillerait comme les mille nouvelles dont on parle sans être sûr et les maîtresses de maison auraient soin de s’en souvenir, soit pour ménager l’un en présence de l’autre, soit pour vous inviter ensemble avec une discrète sympathie pour vos affaires sentimentales… Franchement, je ne vois pas d’autres suites possibles au scandale mondain qui te fait pâlir d’avance, ma chère amie, et que tu serais la seule à prendre au sérieux.

— Mais le mépris des gens ! leurs regards ! leurs réticences ! leurs arrière-pensées ! et le sentiment que j’ai moi-même quand je vois entrer une de ces femmes qui font des visites à sept heures du soir, ayant encore le feu du plaisir sur les joues…

— Après ?… Crois-tu donc, parce que tu n’as pas d’amant, que le monde ne t’en donne aucun ? »

Psyché se leva d’un bond.

« Moi ? on parle de moi ?

— Vraiment tu es trop naïve, ma petite Nichette ! Tu as quatre ans… Pourquoi se porterait-on garant de ta vertu ? On ne demande pas si Madame *** s’amuse ; on demande avec qui Madame *** a ses habitudes…

— Mais qu’est-ce qu’on a pu dire sur moi, puisqu’il n’y a rien ?

— Tout ce qu’on a voulu. Tu es la maîtresse de René Marcenay depuis six mois. Et tu le trompes.

— C’est une infamie !

— Tu l’as trompé…

— Ni lui ni personne…

— Voyons, calme-toi, ce n’est pas moi qui parle, bien entendu. Tu le trompais hier à cinq heures dans un entresol de la rue Vernet. Et à six heures on me le répétait. Voilà comment je suis renseignée.

— Enfin…

— À cette heure-là, les Champs-Élysées étaient barrés devant l’Élysée-Palace pendant une visite du Président à je ne sais quel prince japonais. Un mail-coach qui revenait du Mesnil a tourné le barrage par la rue Vernet. À quatre mètres de hauteur sur le second siège, une dame a jeté les yeux dans un entresol sans défiance, paisiblement ouvert en face d’un terrain vague, et elle t’a vue, ma chère, elle t’a vue comme Ève notre mère avec un Adam qu’elle n’a pas reconnu.

— Ma pauvre Lotte ! hier à cinq heures j’étais à Versailles chez Mme de Gesles… Quelle est la misérable qui t’a conté cela ?

— Une bonne petite âme qui ne te veut pas de mal. Elle m’a dit que tu avais une poitrine charmante. »

Psyché abasourdie s’assit au bord du canapé, s’accouda sur ses genoux, les tempes dans les mains, les yeux fixes… Mme de Jaulgonne poursuivait :

« Tu m’as donc bien comprise : ne sois pas vertueuse ni pour moi qui n’y tiens guère, ni pour le monde qui n’y croit pas et qui t’a pardonnée d’avance. Résiste pour toi-même. Que cela te suffise. »

Psyché releva les yeux.

« Alors… alors tu me conseilles pourtant…

— Oui.

— Je ne comprends plus bien… J’ai la tête perdue.

— À mes yeux tu es libre d’accepter cette aventure ou de la refuser. Je ne me demande qu’une chose : seras-tu heureuse d’avoir cédé ? Eh bien, si tu t’abandonnes tu feras le bonheur d’Aimery Jouvelle, mais pas le tien, ma petite, je te le prédis.

— Pourquoi ? fit Psyché tristement.

— Ah ! ah !… voilà un pourquoi… une mélancolie… presque une déception… Il n’y a qu’un instant tu ne voulais pas être amoureuse…

— Mais ma chérie, tu me donnes toutes les raisons de l’être…

— Pas du tout. Je te débarrasse des fausses barrières, des obstacles en carton peint que tu aurais bien renversés toute seule et qui t’auraient encouragée ; mais maintenant nous voici au mur et je t’arrête.

— Fais de moi ce qu’il te plaît.

— Qu’arrivera-t-il si tu es résolue à céder ? Aimery Jouvelle veut t’enlever ce soir, m’as-tu dit ? Tu ne pars pas, c’est évident. Il revient demain, tu lui laisses faire sa cour selon les formes et tu l’exauces dans six semaines. Bon. Vous avez quinze jours, un mois, deux mois d’ivresses. Au début, tu es amoureuse sentimentale ; mais plus le temps passe et plus tu te sens prise par la chair, et plus ton amant se détache de toi. Quand tu seras toute à lui, il aura cessé de t’aimer. Quand ta seule raison de vivre sera son étreinte, tu n’en auras plus que le souvenir.

— Mais pourquoi encore ?

— Que veux-tu que je te dise ? Parce que les hommes sont ainsi, et que le seul moyen de retenir leur affection, c’est (quelquefois) de les épouser… Pauvre petite, ce moyen-là ne t’a pas réussi, mais l’autre serait pire. Le jour où Aimery Jouvelle t’abandonnera…

— Tu es effrayante.

— Je l’espère bien. Le jour où Aimery Jouvelle t’abandonnera, je connais ton caractère, tu ne lui donneras pas de successeur et il ne te restera plus rien au monde que le regret du bonheur et le remords de ta faute. Ce jour-là, ta vie sera brisée.

— Oui, Charlotte.

— Toute cette aventure finirait dans une chapelle de carmélites, je n’en serais pas surprise. Avec toi, c’est ce qu’il faut prévoir, un dénouement par le tombeau. Eh bien, puisque tu es pieuse, je suis d’avis que tu t’en souviennes aujourd’hui, lorsqu’il en est temps, et non dans six mois lorsqu’il sera trop tard. Quel est ton directeur ? »

Psyché eut un mouvement.

« Toi qui pratiques si peu…

— Il ne s’agit pas de moi. Quel est ton directeur ?

— Hélas ! c’était le Père Pasquier… Il me connaissait depuis mon enfance. Je n’avais qu’un mot à lui dire et il trouvait tout de suite le conseil qu’il me fallait dans chaque circonstance. Maintenant qu’on a expulsé les Dominicains, j’ai pris un abbé, mais ce n’est pas la même chose.

— Quel homme est-ce ?

— Intelligent ; grand confesseur ; beaucoup d’expérience et d’autorité. Un peu médecin des âmes, tu vois ce que je veux dire ? Il donne ses conseils comme des ordonnances et il a toujours une recette pour vous préserver du péché.

— C’est bon, cela. Pour guérir les crises de la volonté, les petits moyens valent mieux que les grandes phrases.

— Le Père Pasquier n’en disait pas tant, mais il savait me prendre, et quand je sortais de chez lui, j’étais sûre de moi. »

Mme de Jaulgonne hésita un instant, puis, avec le sourire audacieux et inquiet d’un joueur qui demande une carte à cinq, elle conclut :

« Va chez l’abbé. »