Psyché/Première Partie/Chapitre VI.

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VI

LUTTE SUPRÊME


Elle obéirait. Elle quitterait Paris pour oublier.

Sa résolution prise après tant d’incertitudes, Psyché Vannetty crut être plus calme ; mais son calme était morne et rappelait celui qui nous prend parfois à la perte des êtres chers pour répandre sur nos tristesses l’accablement et non la paix.

Elle revint à pied le long de la belle avenue qui conduit à la Muette sa triple allée de marronniers verts. Eux aussi bourgeonnaient innombrablement vers l’azur plus terne et presque assombri ; mais les yeux de Psyché ne voyaient plus le printemps.

Depuis quelques heures, son cœur avait battu si vite, que les souvenirs de la matinée lui apparaissaient déjà dans un éloignement infini, comme le printemps d’un autre âge, maintenant défleuri pour toujours.

Elle était tranquille et ne regrettait rien. Sa vie continuait solitaire et sans reproche comme par le passé. Heureuse ? non, Régulière. L’irréparable ne serait pas accompli. L’ombre du remords avait plané sur elle et s’envolait enfin sans l’avoir touchée. Désormais à l’abri du péril inconnu elle voulait se persuader que tout serait bien ainsi ; mais avec ses appréhensions elle avait perdu cet émoi, ce frisson, cette ferveur intime, qui naguère animait son être et qui était pour elle le goût à la vie.

Rentrée dans sa maison vide, elle dit à sa femme de chambre avec un geste d’indifférence :

« Blanche, faites mon sac de toilette, un carton de chapeaux, et une seule malle de robes. Je pars ce soir pour l’Italie. Vous choisirez vous-même dans la penderie et dans les armoires le linge et les robes qu’il me faut. Je ne m’occuperai de rien. Allez. »

Puis elle monta chez elle. Huit petits bleus à écrire pour se dégager de huit invitations acceptées ; cinq ou six billets pour prévenir ses amies les plus proches : il ne fallait pas que ce départ si brusque, étant tout le contraire d’une fugue amoureuse, pût en prendre l’apparence…

Mais comme elle s’approchait de son petit bureau blanc, elle trouva une lettre sans timbre sur le maroquin du buvard.

L’écriture ? Elle ne la connaissait pas.

Psyché blêmit tout à coup.

« C’est de lui, se dit-elle. En effet… Il avait dit qu’il m’écrirait. »

Elle s’en alla jusqu’à l’extrémité de la chambre ; elle voulut sortir ; mais elle pâlissait tant… et se trouvait si mal, qu’elle se laissa tomber sur le dernier fauteuil.

« Je ne veux pas de cette lettre… Je ne lirai pas cette lettre… C’est inutile… Tout est sacrifié… Tout est mort pour moi. »

Mais on ne peut jamais jeter un billet sans le lire. Le silence même est une réponse et parfois la pire de toutes. Que savait-elle de ce que contenait cette enveloppe scellée ? Peut-être avait-il compris que ses projets étaient irréalisables ? S’il lui annonçait sa visite, il fallait prévenir les domestiques afin qu’on ne le fît pas entrer. S’il lui donnait un autre rendez-vous… S’il partait par la gare de Lyon… il fallait, qu’elle le sût, pour ne pas tomber dans ses bras à l’heure où elle le fuyait !

Psyché, pâle comme une lampe éteinte, se leva dans sa longue robe de toile grise, traversa la chambre et se pencha sur le bureau blanc.

Ce billet qui allait lui parler malgré tout, et bien qu’elle ne dût revoir jamais celui qui l’avait écrit, cette lettre posthume lui glaçait les mains. Elle l’ouvrit comme un testament et elle lut de ses yeux qui allaient pleurer :

« Ne souriez pas : je serai à la gare. Ne me condamnez pas non plus. Je sais que c’est fou, que c’est impossible, que vous ne viendrez pas : et je vous attendrai. J’ai rêvé d’une amie toute semblable à vous, puisque je ne puis plus rien concevoir de charmant qui ne soit à votre image ; mais d’une amie qui partirait, et vous resterez, je le sais bien. Elle partirait spontanément, comme si c’était l’idée la plus simple du monde que d’aller où le printemps l’appelle et d’y conduire un cavalier. Elle aurait fait retenir pour elle le petit compartiment B dans le train de 9 h. 32 qui mène à Sainte-Anne-des-Bois, sur la ligne de Douarnenez, et elle me permettrait de lui donner la main, pour monter en wagon, ou pour en descendre… Ce sont des imaginations… Laissez-les-moi tout un jour. Je vous aime comme un insensé. Jusqu’au dernier moment je croirai que vous êtes en route, que votre voiture s’arrête, que vous arrivez dans la foule, que vous êtes là, derrière la vitre. Je resterai caché près de votre place vide pour que nul ne me voie vous attendre, et quand le train m’emportera sans vous, alors seulement j’oserai pleurer toute ma part de bonheur, perdue. »

« Hélas ! et la mienne ? dit Psyché en sanglotant dans ses mains. Ma pauvre petite part de bonheur ici-bas, que je n’ai jamais touchée ni même entrevue, mais dont l’espoir m’aidait à vivre, est-ce aujourd’hui que je passe à côté d’elle et que je la perds pour toujours ? »

Un long remous de conscience agita encore sa volonté désemparée. Cent choses que lui avait dites Aimery pour essayer de la convaincre passaient pèle-mêle dans son petit esprit avec une force de persuasion qu’elle leur avait mal reconnue. Oui, ce serait enivrant, ce départ en toute hâte, cet élan de la jeunesse humaine vers la jeunesse de la terre, des prairies et des forêts ! Le péché, cela ne pouvait pas être l’ardeur si belle, si franche avec laquelle il lui parlait dans la grande lumière du matin… Et puis… Charlotte indulgente… Le monde hostile aux solitaires et secourable aux enlacés… l’exemple des heureux, la pitié sur elle-même… tout, jusqu’à cette histoire atroce contée par son directeur : cette exilée revenant toujours amoureuse, la maison vide, l’amant disparu et séduit ailleurs…

Elle cria dans sa pensée :

« Je l’aime, je ne peux plus mentir à mon cœur. Ce n’est pas une voix étrangère qui me répète sans interruption : Suis-le ! C’est moi, c’est moi tout entière,» mon être, mon sang, ma vie. »


Mais ce ne fut qu’un cri. Dès qu’elle l’eût poussé, elle tomba sur les genoux, et pria. À l’instant où elle voyait clair dans son âme jusqu’alors si trouble, un retour d’énergie morale la roidissait enfin contre la passion démasquée. Elle ne s’en remettait plus du soin de la sauver, ni aux conseils d’une amie, ni aux ordres d’un directeur. Psyché luttait contre Psyché. Une guerre civile éclatait dans sa blanche cité intime. Un combat désespéré se livrait contre elle-même, entre sa volonté passionnelle et sa volonté réfléchie, corps à corps, dans la nuit cérébrale. Ce fut un terrible duel.

Et comme dans les batailles antiques où les armées aux prises appelaient à leur secours les guerriers d’au delà des nues, elle se vainquit au nom du ciel, prenant toute sa force dans ses mains jointes et dans son espérance de la paix éternelle.

« Madame… C’est M. l’abbé Tholozan.

— J’y vais. »

La tête droite elle entra au salon.

L’abbé tenait à la main un petit livre broché de bleu, sur le noir de la soutane neuve.

« Je vous apporte un compagnon de voyage, dit-il en souriant : Les Méditations d’une âme en péril. Vous lirez cela en wagon, ou mieux encore là-bas, à tête reposée. C’est un livre réconfortant.

— Vous êtes venu voir si je partais, monsieur l’Abbé ? Vous avez eu raison. Il y a moins d’une heure, j’ai failli rester.

— Je m’y attendais un peu. Mais maintenant, vous êtes forte ?

— Je le suis.

— Vous ne partirez ni demain soir ni demain matin, mais immédiatement, comme vous vous l’êtes promis ?

— Immédiatement. Les malles sont faites. »

Le prêtre vint s’asseoir près de sa pénitents, lui prit la main et lui dit :

« Ma chère enfant, — permettez-moi de vous appeler ainsi — la courte défaillance que vous venez d’avoir m’était prévue et c’est pour éviter des rechutes beaucoup plus alarmantes que je mets quatre cents lieues entre la tentation et vous. Se fier à soi n’est pas toujours courage, mais orgueil, mais présomption. L’âme livrée à elle-même retourne à ses erreurs et ensuite elle se lamente, disant : Que n’avais-je un guide ? Vous en avez pris un, mon enfant. Laissez-vous diriger par son expérience. Il écartera de votre route les pièges et les embuscades. Suivez-le les yeux fermés. Rester à Paris, c’est vous perdre. Votre directeur vous conjure de partir. Vous l’en remercierez un jour. »

Elle était résolue. Il la quitta content. Après son départ elle monta pour examiner ses malles. Elle glissa dans les casiers le Guide d’Italie, le Burckhardt et le Helbig qu’elle avait rapportés de son dernier voyage, un petit Dante pour Florence, un Ruskin pour Venise, un Musset pour Saint-Blaise et pour la Zuecca. Il y en avait dans tous les coins, et même la grammaire italienne qu’elle emportait bien sagement chaque fois qu’elle passait les Alpes sans réussir à terminer le chapitre du substantif.

Ses petits bleus furent écrits en une demi-heure. Elle changea de costume, dîna rapidement, ferma ses armoires, paya les domestiques, glissa dans le sac de toilette ses « lettres à répondre » avec celle d’Aimery qu’elle n’eut pas le temps de brûler, et, haletante encore d’un départ si hâtif, cherchant ce qu’elle avait pu omettre, comptant ses ombrelles, son or, ses billets, ses petits colis à la main, elle était assise quelques heures plus tard dans la voiture commandée qui l’emmenait vers la gare de Lyon.