Psychologie de l’Éducation/II/2

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Flammarion (p. 56-63).
Livre II


CHAPITRE II

Détails des méthodes usitées dans les écoles américaines.


§ 1. — DIVISIONS DE L’ENSEIGNEMENT.


En Amérique, l’enseignement est divisé en quatre périodes de quatre années chacune :

6 à 10 ans Élémentaire Primary
10 à 14 ans Primaire Grammar Grades
14 à 18 ans Secondaire ou High Schools
Professionnel Technical School
18 à 22 ans Technique supérieur Institute of Technology

Tous les jeunes Américains, sans exception, parcourent les deux premiers degrés de l’enseignement. Un nombre tous les jours croissant, même parmi les ouvriers, aborde l’enseignement secondaire avec ses études latines. Beaucoup cependant l’abandonnent après deux années, vers seize ans, soit pour se chercher directement une situation dans le commerce, soit pour se diriger vers les écoles professionnelles dont l’un des principaux objectifs est de remplacer l’apprentissage dans les usines ; une élite seulement aborde l’enseignement technique supérieur auquel on reproche de trop reculer l’entrée dans la vie pratique.

Des cinq catégories d’enseignement résumées dans le tableau ci-dessus, les trois premières sont les plus intéressantes. Elles ont fait l’objet d’études, de discussions prolongées, leurs méthodes ont atteint dans toute l’étendue des États-Unis une uniformité assez grande.

§ 2. – ENSEIGNEMENT ÉLÉMENTAIRE (DE 6 À 10 ANS).

Travaux manuels. — L’éducation est basée sur l’enseignement des travaux manuels. Les travaux manuels apprennent à créer et à exécuter ; le principe de création trouve surtout son expression dans les leçons de dessin, de géométrie, et dans les cours d’observation. L’exécution est l’œuvre propre des travaux manuels.

La spontanéité des initiatives particulières, qui se manifeste très heureusement en l’absence de prescriptions générales et de réglementation centrale exclues des écoles américaines, a trouvé des solutions fort intéressantes en ce qui concerne le passage, le pont de l’école Froebel, aux travaux manuels d’atelier. Les matériaux les plus variés ont été essayés et utilisés dans les constructions.

Dans les écoles de New-York on pratique le modelage, les constructions en papier, le tressage. Le modelage suggère des constructions ébauchées d’une masse plastique et qui présentent donc trois dimensions ; les constructions en papier reposent sur la notion des deux dimensions ; et enfin la construction avec des fils, de la corde, dans laquelle domine la ligne, envisage la seule longueur.

Dans beaucoup d’écoles américaines, à l’exemple de New–York, le dessin et les travaux manuels des cours primaires gravitent autour de certaines idées fondamentales appelées des « centres d’intérêt » qui se trouvent dans le rayon d’observation des enfants. Ces centres sont :

1° La maison : occupations, devoirs, plaisirs de la famille ; 2° la vie de la communauté : moyens de transport, occupation des habitants, amusements ; 3° la vie scolaire ; 4° la langue maternelle ; 5° les vacances ; 6° l’étude de la nature.

Suivant un procédé constant, la discussion entre les professeurs et les élèves fait surgir de ces « centres d’intérêt » les sujets à traiter ; l’enfant s’y applique avec ardeur ; son imagination y attache des sentiments et des souvenirs ; il y poursuit, la réalisation tangible d’une pensée personnelle.


Dessin. — Le dessin prend un caractère artistique dans les écoles élémentaires.

L’Amérique n’accepte pas l’idée européenne que l’œil et la main doivent se former exclusivement par le dessin à main levée, d’après des objets géométriques et par la copie de modèles. Le dessin d’après nature y est fort en honneur ; le but dominant est d’amener les enfants à traduire leur pensée en des formes artistiques dans le dessin et par l’exécution de travaux. L’enfant américain manie, dès le début, des pinceaux et des couleurs à l’eau, le crayon et la plume.

La technique du dessin consiste dans la reproduction à l’aquarelle, de feuilles, de fleurs, de plantes, dans leurs masses, parfois sans avoir fait, au préalable, le contour au crayon. Les raccourcis sont bannis des modèles ; les dessins ne sont que des ébauches, mais, dans le rendu, il y a souvent du goût et de Ia vigueur.

Le dessin d’après la figure humaine est couramment pratiqué dans les écoles élémentaires. Un enfant joue généralement le rôle de modèle. Il est entouré d’accessoires tels qu’une échelle, des outils, des avirons de canots, des casses d’écoliers et simule des scènes dont les élèves font le croquis.


Jardinage. À Washington, 45.000 enfants font des travaux de jardinage ; tous les ans les écoles organisent une exposition de fleurs, plantes ornementales, légumes, cultivés par eux ; ainsi que des travaux des classes, dont les sujets ont été directement empruntés aux jardins.

Les leçons de choses, les travaux manuels, le calcul, les notions de géographie, etc., donnés dans les classes de Washington, évoluent autour de ces minuscules jardinets et remplissent les cours de données fraîches et concrètes relatives au sol, à l’humidité, à l’orientation, aux semences, à la germination, aux types de feuilles, bourgeons, fleurs, fruits sous leurs formes les plus variées, d’après les espèces de végétaux et les saisons.

Les enfants tiennent des carnets dans lesquels ils marquent les dates des semailles, leurs observations sur la croissance des plantes, l’apparition des fleurs, la maturité et les récoltes.

Les enfants y cueillent d’abondants bouquets qui leur servent de modèles au cours de dessin.

Le dessin, les exercices d’observation et de langage marchent parallèlement avec les travaux du dehors.

§ 3. – ENSEIGNEMENT PRIMAIRE (DE 10 À 14 ANS).

La théorie psychologique de l’éducation par les travaux manuels est définitivement établie ; elle peut se résumer ainsi, suivant la conception des Américains : tout mouvement conscient a son origine dans une excitation des cellules motrices du cerveau. La pensée, sans action, peut développer l’imagination, mais laisse inculte la puissance de la volonté. La volonté, ne peut se développer que par l’action. Tout mouvement musculaire se répercute sur les cellules du cerveau par les sensations, se fixe dans les centres de projection sous forme de perception et d’images. Pour augmenter la réceptivité du cerveau, l’éducation rationnelle veut qu’on varie la nature des mouvements des travaux manuels, pour intéresser successivement tous les groupes cellulaires. De ces faits il résulte que, pour développer la région motrice totale du cerveau, il faut multiplier les exercices amples et variés, et les régler de façon à aiguiser la sensibilité et la perception, à faire jaillir la pensée et à fortifier la volonté. Il en résulte aussi que si le mouvement devient habituel, il peut se faire sans réflexion et il cesse de développer les cellules motrices ; dès lors, il n’a plus de valeur éducative. Ce n’est que dans la première période d’excitation que l’action des travaux manuels est efficace. Des exercices, poussés au delà du stade éducatif, peuvent devenir des moyens pour préparer à des travaux plus avancés d’ordre professionnel, mais ils ne sont plus à ranger parmi les branches qui contribuent à la formation générale.

Les travaux manuels variés se réduisent à quatre grands systèmes : 1° le système pédagogique, d’origine suédoise ; 2° le système technique, de provenance russe ; 3° le système social ; 4° le système artistique.

Le système pédagogique, représenté par le sloyd[1], considère les travaux manuels, au même titre que les mathématiques, le dessin, les sciences physiques, etc., comme un instrument de culture générale, intégrale, exerçant l’attention, la perception exacte et le raisonnement et tendant au développement harmonique de toutes les facultés. Il repose sur le principe de Froebel : l’éducation par l’action, et a sa source dans l’œuvre scolaire de Coegnus, de Finlande. Il a été élevé à la hauteur d’un système par l’école normale de Naas, en Suède, de là a envahi le monde civilisé, en se transformant suivant les latitudes, les mœurs, la mentalité des races.

Le choix des modèles est la pierre de touche du système. Ces modèles doivent inspirer un intérêt tel que l’élève applique à leur exécution son effort volontaire et toutes ses facultés. Dans ce but, il convient de les adapter aux conditions variables de la capacité, du goût, des mœurs, du milieu, etc. : là se trouve le point capital des méthodes de sloyd ; l’intérêt ne se trouve pas dans les modèles mêmes, qui ne sont pas inaltérables, mais dans les raisons immuables qui en sont la base : la difficulté croissante et progressive des exercices, l’effet de certains outils sur le développement musculaire, la capacité des élèves d’exécuter un travail en toute dépendance, l’utilité et l’agrément du modèle à confectionner dans un espace de temps donné ; tous ces points sont considérés soigneusement à chaque pas dans le sloyd américain tel que l’a formulé, et le pratique M. Larrson.

L’Amérique est arrivée à un degré de prospérité matérielle inconnue dans son histoire ; après la satisfaction des besoins matériels, ont surgi des besoins supérieurs dont la satisfaction se trouve dans le Beau.

C’est dans les travaux manuels et le dessin que se manifeste nettement la tendance vers plus de raffinement.

Des systèmes d’enseignement esthétique se sont fait jour dans de nombreux centres. Les écoles d’art appliqué se multiplient ; la préparation des professeurs de dessin est l’objet de plus de soins et les cours publics jouissent d’une vogue grandissante. Dans les écoles élémentaires, cette même préoccupation se traduit par des systèmes d’éducation artistique parmi lesquels le plus original, le plus déconcertant, est celui de M. Tadd, directeur de la « Public Art School » de Philadelphie.

Dans les salles bondées, s’agitent des enfants, garçons et fillettes, absorbés en une activité qui semble répondre à leur goût : les uns s’appliquent à la création de petits projets de panneaux, de frises, d’encadrements ornés : d’autres dessinent, d’après nature, des oiseaux empaillés, des fleurs, des poissons, des squelettes, des coquillages, des minéraux ; pour d’autres encore, le modèle a disparu, et ils s’évertuent à le reconstituer de mémoire. Mais l’intérêt se porte spécialement sur deux ordres de travaux, auxquels les élèves prennent un plaisir intense : le modelage et la sculpture sur bois. Le lien entre tous ces travaux est assuré par des leçons sur la composition décorative et l’histoire de l’art, et richement illustrées de projections lumineuses, de gravures et de photographies.

Formation des professeurs. — Les Américains proclament hautement l’utilité et la nécessité des travaux manuels, mais ils sont exigeants en ce qui concerne la qualité de cet enseignement.

D’après leur conception, les travaux manuels constituent des disciplines, au même titre que le calcul et les sciences naturelles.

Nous ne saurions assez insister sur la marche constante des travaux : la fonction de l’objet est le point de départ de discussions entre élèves et professeurs. De cet examen en commun se dégagent la forme, les dimensions, les matériaux à employer, puis le plan coté de l’objet à confectionner. Les relations entre la fonction, la forme, les dimensions des objets et les matériaux constituent la pensée même des travaux manuels. Ces notions sont subtiles et doivent procéder de la connaissance de la construction. Ce n’est que par des études sérieuses, que le professeur se prépare à appliquer ce principe supérieur dans les travaux, d’une manière constante et compréhensible. On s’en convaincra par l’exemple suivant : la construction d’une chaise qui entre comme exercice d’application dans les cours de septième et huitième années, pour les enfants de onze et quatorze ans.

Le thème de la leçon peut se fixer comme suit : l’examen de la fonction de ce meuble, qui est de servir de siège, conduit immédiatement à la forme qui doit être celle de l’homme, de l’enfant assis. En poussant plus loin les investigations interrogatives, les élèves, guidés par le professeur, trouvent la forme et les dimensions du dossier ; ils peuvent même contrôler la construction, les points à consolider, etc. Ils sont ainsi amenés à faire, rationnellement et graduellement, le croquis coté du meuble, et, munis de ce document qui renferme la pensée à réaliser, ils passent à l’exécution. Le même système d’études rationnelles préalables, par lesquelles la pensée, le raisonnement et le jugement entrent dans les travaux se retrouve dans l’exécution de tous les objets.

Les Américains considèrent comme de nulle valeur éducative et comme de simples « occupations manuelles » les travaux dont l’élève ne possède pas, dans le cerveau, le plan préalablement raisonné. C’est dans cette méthode que se trouve la vertu spéciale des travaux manuels. Ainsi conduites, les opérations se déroulent avec la rigueur logique d’une suite de propositions géométriques ; elles imposent à l’élève la prévoyance dans l’établissement du projet, l’adaptation des moyens aux fins, le principe du moindre effort. Cette méthode d’enseignement exige des directeurs chargés de l’organisation et de la surveillance des cours et des professeurs chargés de l’enseigner, des connaissances et des aptitudes sérieuses et diverses, qu’ils ne sauraient acquérir à fond par l’étude des travaux manuels, comme une branche accessoire dans les écoles normales générales.

Pour suppléer à l’insuffisance de ces professeurs, des institutions ont organisé un véritable enseignement normal spécial pour les travaux manuels.

§ 4. — ENSEIGNEMENT SECONDAIRE (DE 14 À 18 ANS).

Dans l’école secondaire américaine s’est effacée la limite entre la culture générale et l’instruction industrielle et commerciale.

Le problème des études moyennes s’est présenté dans les mêmes termes qu’en Europe. À côté de la vieille académie ou « high school » classique, préparatoire aux collèges, ont été créées des écoles moyennes qui cherchent à résoudre le problème qui préoccupe tous les pays industriels : la préparation, par l’enseignement moyen, aux fonctions de la vie réelle en même temps qu’aux études supérieures.

Pour satisfaire à la fois aux conditions imposées à l’entrée des universités et établir les bases d’une préparation solide à la vie pratique, les programmes d’enseignement se bigarrèrent de mille façons ; on y trouve des matières allant d’Eschyle à la comptabilité et l’arpentage. De ce chaos se sont dégagés des groupes de cours qui ont constitué : 1° la section grecque-latine ; 2° la section latine ; 3° la section scientifique que l’on retrouve dans l’organisation de notre enseignement moyen.

Ces divisions existent dans la généralité des grandes écoles moyennes américaines, non comme un cadre fixe imposé à l’élève, mais conçues très librement. Le régime actuel d’un grand nombre des écoles secondaires n’est pas celui des sections séparées ; il est basé sur un noyau de branches prescrites à tous, qui se complètent d’un grand nombre de branches facultatives, parmi lesquelles l’élève choisit librement, sans aucune entrave réglementaire ; l’anglais (trois ou quatre années), les mathématiques (deux années) sont, en général, les branches communes les plus usuelles ; l’histoire, les sciences naturelles et les langues modernes y sont parfois incluses.

Dans certaines écoles, 70 p. 100 du temps sont dévolus aux branches librement choisies ; dans les autres, de 40 à 70 p. 100 du temps. Chose curieuse, les statistiques prouvent que le nombre d’élèves qui étudient le latin se maintient.

Les travaux manuels ont même envahi les écoles moyennes classiques. À Boston, ils sont inscrits au programme comme branche facultative ; les élèves sont si bien entraînés par les travaux manuels, universellement enseignés dans les écoles élémentaires, que la plupart de ceux qui passent dans les « high schools » participent volontairement à ces travaux. Les jeunes filles font les travaux de cuisine, de confection et s’exercent dans les arts domestiques, tandis que les garçons travaillent dans les ateliers. Sauf en ce point, les cours des écoles secondaires sont identiques pour les représentants des deux sexes. Les écoles secondaires techniques ne donnent pas l’instruction professionnelle dans les arts mécaniques ; elles sont des institutions d’enseignement général au même titre que nos athénées et lycées. Les cours de dessin et de travaux manuels sont des disciplines à l’égal des mathématiques, de la géographie et de l’histoire. Leur enseignement scientifique, littéraire et manuel convient à toutes les catégories sociales et à tous les jeunes gens, quelle que soit leur profession future, qu’ils deviennent avocats, médecins, directeurs d’établissements industriels ou simples travailleurs.

À titre d’exemple, citons comment est caractérisée la méthode à suivre dans l’enseignement de la géométrie :

La géométrie ne peut s’acquérir par la simple lecture des démonstrations d’un livre ni par un exposé oral ; il faut la compléter de travaux indépendants, attrayants et stimulants. La géométrie dans les écoles américaines est conçue pour développer le talent créateur. Les matériaux de la géométrie sont simples, concrets et admettent un nombre infini de combinaisons simples ou complexes. La géométrie élémentaire manque de méthode générale de démonstration. Chaque théorème doit être traité, en soi, par un procédé différant plus ou moins de tout autre. L’invention de ces procédés de démonstration est un exercice intellectuel beaucoup plus puissant que l’application mécanique de quelque méthode générale telle que le calcul différentiel et intégral.

La matière de la géométrie plane ne diffère pas sensiblement de celle que nous enseignons dans nos écoles ; mais dans l’enseignement de la géométrie dans l’espace, les Américains emploient des procédés d’intuition dont nos professeurs et auteurs d’ouvrages de mathématiques élémentaires pourraient utilement s’inspirer.

Ils partent du principe que les constructions de la géométrie dans l’espace ne peuvent se tracer avec le relief, ni à la règle, ni au compas, ni à l’aide d’aucun instrument de dessin ; or, comme ils jugent l’intuition indispensable, ils font les constructions à l’aide de lignes et de plans matériels, des tiges en acier, des carreaux transparents, des formes en bois. À chaque leçon sur ces matières, le professeur se sert d’appareils ingénieusement intuitifs de grandes dimensions, sur lesquels les élèves cherchent, avant toute démonstration théorique, l’explication des éléments et même la solution du problème ou du théorème.



  1. De l’expression suédoise Slojold, qui signifie travaux manuels.