Psychologie de l’Éducation/IV/4

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Flammarion (p. 175-182).
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Livre IV


CHAPITRE IV

La question du baccalauréat et du certificat d’études.


§ 1. — LA RÉFORME DU BACCALAURÉAT.

Les résultats désastreux de l’enseignement classique ayant été reconnus par la presque totalité des universitaires qui ont déposé devant la Commission d’enquête, ces derniers se sont naturellement demandé comment y remédier.

Avec cette logique simpliste si répandue chez les Latins, ils ont vite découvert la cause secrète du mal, le bouc émissaire qu’il fallait charger des crimes d’Israël. Le coupable, c’était le baccalauréat ! Et avec ce radicalisme énergique, produit nécessaire des raisonnements simplistes, le remède a été immédiatement signalé. Le baccalauréat étant la cause évidente de tout le mal, il n’y avait qu’à le supprimer. Sans perdre de temps, un projet de loi fut déposé dans ce sens au Sénat.

Supprimer est, bien entendu, une façon de parler. L’esprit latin n’hésite jamais à demander des réformes radicales, mais étant doté, de par son hérédité, d’un conservatisme extrêmement tenace, il concilie ces deux tendances contraires en se bornant à changer simplement les mots sans toucher aux choses.

L’infortuné baccalauréat a suscité un intéressant exemple de cette mentalité spéciale. Après avoir proposé de le supprimer, on propose immédiatement, — et cela dans le même projet de loi, — de le rétablir sous un autre nom. Il ne s’appellera plus baccalauréat, il s’appellera certificat d’études, à l’imitation de ce qui se passe en Allemagne et, de cette façon, notre enseignement classique vaudra évidemment celui des Allemands, Rien n’est, comme on le voit, plus simple.

Une chose tout à fait remarquable et digne d’être offerte aux méditations des psychologues, c’est que personne n’ait soupçonné, ou du moins n’ait dit, que les parchemins sur lesquels on aura remplacé le mot « baccalauréat par « certificat d’études » ne sauraient en aucune façon posséder la vertu de modifier les méthodes qui rendent notre enseignement inférieur à ce qu’il est chez la plupart des peuples. Sans doute, on nous prévient que ce nouveau baccalauréat, qualifié de certificat d’études, sera précédé de sept à huit baccalauréats spéciaux, dits examens de passage, que l’élève sera obligé de subir devant un jury à la fin de chaque année scolaire. J’ai déjà montré, dans un autre chapitre, l’enfantillage d’un tel projet de réforme. Si les résultats étaient les mêmes qu’à l’examen final du baccalauréat actuel — et pourquoi seraient-ils différents — la moitié seulement des élèves serait reçue. Les lycées perdraient donc d’un seul coup la moitié de leurs élèves et leur budget, qui présente déjà des déficits énormes, serait si onéreux pour l’État que les professeurs arriveraient vite à recevoir tous les candidats. Les choses redeviendraient donc exactement ce qu’elles sont aujourd’hui.

Nous sommes loin de penser cependant que la campagne entreprise contre le baccalauréat ait été inutile. Elle a contribué à montrer aux moins clairvoyants ce que valent nos études classiques et c’est pourquoi nous n’avons pas jugé superflu de consacrer un chapitre à la question. Les examens du baccalauréat ont mis en évidence la pauvreté des résultats produits par les études classiques.

Ce baccalauréat si incriminé n’est en réalité qu’un effet et nullement une cause. Qu’on le maintienne ou qu’on le supprime, ou encore qu’on change son nom, cela ne changera en aucune façon les méthodes universitaires. S’il est remplacé par un certificat obtenu après un examen passé dans l’intérieur du lycée, le seul avantage sera de dispenser les professeurs de faire constater au public l’ignorance des élèves qu’ils ont formés.


§ 2. — L’OPINION DES UNIVERSITAIRES SUR LE BACCALAURÉAT


Bien que, de toute évidence, le baccalauréat ne soit pour rien dans l’état actuel de notre enseignement classique, la campagne menée contre lui a été des plus violentes et la violence s’est accentuée chez les créateurs mêmes des programmes actuels, tels que M. Lavisse. Ne pouvant s’en prendre à leurs méthodes et à leurs programmes, ce qui eût été s’en prendre à eux-mêmes, les universitaires accusent le baccalauréat et aucune injure ne lui est épargnée. M. Lavisse le qualifie de « malfaiteur ».

Je suis l’ennemi convaincu du baccalauréat, que je considère — passez-moi le mot violent — comme un malfaiteur[1].

Est-il bien certain que ce soit le diplôme qui mérite une qualification aussi sévère ? J’en doute un peu.

Le même M. Lavisse a expliqué dans une conférence publique les origines des programmes actuels du baccalauréat.

Du baccalauréat, régulateur des études, le programme a été rédigé, à Paris, par des hommes très compétents, très mûrs, trop compétents, trop mûrs : je suis un de ces messieurs. Nous l’avons déduit de conceptions coutumières, qui peuvent avoir vieilli, comme nous-mêmes, sans que nous le sachions. Ce programme, nous le modifions assez souvent, il est vrai, preuve que nous ne sommes jamais tout à fait contents, et cette inquiétude nous est une circonstance atténuante. Mais à travers toutes les modifications, nous gardons des principes fixes : celui-ci, que l’éducation qui a formé des hommes comme nous, est la meilleure de toutes évidemment et que nous en devons le bénéfice aux générations futures ; celui-ci encore, qu’il faut que tout écolier sache toutes choses à un moment donné : le grec, le latin, le français, une langue étrangère, l’histoire, Ia géographie, la philosophie, les mathématiques, la physique, la chimie, l’histoire naturelle, l’astronomie, tout en un mot, et quelques autres choses encore[2].

En résumé, l’élève est censé savoir par cœur une Encyclopédie complète. Comme il ne peut évidemment en retenir qu’une faible partie, l’examen est pour lui uniquement une question de chance. C’est ce que nous montre très bien M. Lavisse. Après avoir constaté que la façon dont on fait passer l’examen est « scandaleuse », il ajoute :

Bien que je puisse affirmer que les jurys ont, en somme, des habitudes de large indulgence, — si large qu’être bachelier cela ne signifie à peu près rien, — il est certain que, dans l’examen oral comme dans l’examen écrit, des juges cotent plus haut et d’autres plus bas. Ici encore, un candidat peut être refusé salle A, qui aurait été reçu en face, salle B. C’est le palier qui fait la différence.

Les personnes qui ont déposé devant la Commission d’enquête ne se sont pas d’ailleurs montrées beaucoup plus indulgentes, bien que n’ayant en aucune façon participé à la confection des programmes. Voici quelques extraits de leurs dépositions.

Le gros événement que j’aperçois dans le baccalauréat, c’est que cet examen donne, non pas le maximum de la constatation des efforts faits par l’enfant, mais tout au contraire un minimum accidentel, tiré en quelque sorte à la loterie, sur deux ou trois points déterminés.

La part de chance y est tout à fait excessive[3].

Bien entendu les élèves sont fixés sur ce point et ont recours à tous les moyens capables de fixer la chance. Recommandations par des gens influents, sans parler de la fraude.

Dois-je ajouter, enfin qu’un trop grand nombre de candidats ont recours à la fraude ? Certainement l’examen, comme il est pratiqué, est démoralisateur[4].

Ce que les élèves étudient spécialement, ce sont les réponses chères au professeur. Devant tel examinateur, on doit assurer que Marat était un grand homme, et devant tel autre examinateur déclarer qu’il n’était qu’un immonde gredin. Toute erreur de doctrine est fatale au candidat.

Il y a des candidats qui étudient surtout les examinateurs, qui relèvent les questions posées par tel ou tel, répétées d’années en années, et qui ne se préparent que pour ces questions.

Un professeur de Faculté voulait toujours qu’on lui parlât des cinq périodes du génie de Corneille ; les élèves connaissaient sa petite faiblesse et, formés par leurs professeurs, ils apprenaient les cinq périodes du génie de Corneille. Un jour, le professeur était absent et remplacé par son suppléant. Un pauvre candidat croyant avoir affaire à l’homme aux cinq périodes, répondit à cette question : Que savez-vous de Corneille ? : « On distingue cinq périodes ». Mais l’examinateur lui dit : « Vous vous trompez, je ne suis pas M. X… »[5].

Les questions posées par les professeurs sont parfois invraisemblables et dénotent de leur part une mentalité déconcertante.

Il semble que leur principale préoccupation ne soit pas de rechercher ce que sait l’élève, mais bien de l’embarrasser. Voici quelques-unes des questions posées dans diverses facultés et citées devant la Commission d’enquête.

Quelles sont, en France, les terres propres à la culture des asperges ?

Quelles sont les vertus curatives des eaux minérales de France ?

Pourriez-vous dire quelles ont été les réformer faites par l’électeur de Bavière au xviiie siècle[6] ?

Est-il beaucoup de membres de l’Institut — en dehors de quelques spécialistes — capables de répondre à ces questions ?

La seule règle qui guide réellement les examinateurs est d’arriver à une certaine moyenne constante de refusés et d’admis. Ils maintiennent soigneusement la proportion de 50% d’admis, d’après la statistique présentée par M. Buisson à la Commission[7]. La régularité annuelle de ce chiffre indique la préoccupation des examinateurs. Ils iraient plus vite et les résultats seraient absolument les mêmes si la réception des candidats était tirée simplement à pile ou face.

Malgré le hasard qui préside à la réception des candidats, les examinateurs ne cessent de se plaindre de leur insuffisance. À les entendre, la très immense majorité des élèves ne se composerait que de misérables crétins. Voici quelques extraits de doléances présentées devant la Commission.

Les juges du baccalauréat, les professeurs des Facultés de droit, ne cessent de se plaindre de l’ignorance surprenante des jeunes gens.

Un rapport récent, adopté à l’unanimité par la Faculté de droit de Grenoble, répond que ce qu’il faudrait apprendre aux étudiants en droit, c’est le français, le latin, l’histoire et la philosophie, que, pour la plupart d’entre eux, l’enseignement secondaire serait à refaire tout entier[8].

La majorité des candidats au baccalauréat possède peu de notions précises. Si l’on n’y mettait une complaisance parfois excessive, la plupart des jeunes gens ne recevraient pas leur diplôme de bachelier. Voilà la vérité sur cet examen encyclopédique[9].

Le baccalauréat sera toujours un détestable « psychomètre » : il prend la mesure non des esprits, mais des mémoires ; non de la force intellectuelle acquise, mais des connaissances emmagasinées. Il mesure des quantités plus qu’il n’est apte à apprécier les qualités[10].

Plus le baccalauréat se complique et se hérisse, plus les bacheliers sont médiocres, plus nous sommes obligés de leur verser à flots l’indulgence et la pitié[11].

Je ne suis pas bien sûr que ce ne soient pas les professeurs qui auraient besoin d’indulgence et de pitié, mais ils n’en méritent guère, puisqu’ils se montrent si incapables de comprendre à quel point la surcharge des programmes est absurde. Oui, sans doute, plus on charge les programmes plus les bacheliers sont médiocres, et en vérité il est surprenant qu’une chose si simple semble incompréhensible aux universitaires. Vous grossissez sans cesse l’encyclopédie que les malheureux candidats doivent enfermer dans leur tête. Ils ne peuvent donc en retenir que de vagues lambeaux. Êtes-vous bien certains qu’en dehors de votre spécialité, votre ignorance ne soit pas aussi complète — peut-être même beaucoup plus — que celle des candidats ?

Ce qui fera longtemps encore la force du baccalauréat c’est, comme l’étude du latin dont nous parlions tout à l’heure, son prestige aux yeux des familles. Elles l’estiment comme une sorte de titre nobiliaire destiné à séparer leurs fils de la multitude. Le Président de la Commission, M. Ribot, l’a marqué dans les termes suivants :

Le baccalauréat ainsi compris est un des contreforts du décret de messidor sur les préséances. Il n’est plus une garantie de bonnes études, il est devenu une sorte d’institution sociale, un procédé artificiel qui tend à diviser la nation en deux castes, dont l’une peut prétendre à toutes les fonctions publiques et dont l’autre est formée des agriculteurs, des industriels, des commerçants, de tous ceux qui vivent de leur travail et en font vivre le pays[12].

  1. Enquête, t. I, p. 40. Lavisse, professeur à la Sorbonne.
  2. Lavisse. Conférence sur le baccalauréat.
  3. Enquête, t. II, p. 676. R. Poincaré, ancien ministre de l’Instruction publique.
  4. Enquête, t. I, p. 40. Lavisse, professeur à la Sorbonne.
  5. Enquête, t. II, p.262. Pasquier, recteur à Angers.
  6. Enquête, t. II, p. 561. Malet, professeur au lycée Voltaire.
  7. Enquête, t. I, p. 438.
  8. Enquête, t. II, p. 124. Bernès, professeur au lycée Lakanal.
  9. Enquête, t. II, p. 625. Grandeau, représentant de la Société nationale d’encouragement à l’agriculture.
  10. Enquête, t. II, p. 540. Bertrand, ancien professeur à l’École Polytechnique.
  11. Le Baccalauréat et les études classiques, in-18, par Gebhart, professeur à la Sorbonne.
  12. Ribot. Rapport général, t. VI, p. 44.