Psychologie de l’Éducation/IV/5

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Flammarion (p. 183-201).
Livre IV


CHAPITRE V

La question de l’enseignement moderne et de l’enseignement professionnel.


§1. — L’ENSEIGNEMENT MODERNE.

L’histoire de l’enseignement dit moderne constitue un exemple frappant de l’impossibilité d’accepter les réformes les plus simples, les plus urgentes, lorsqu’elles ont à lutter contre les facteurs moraux — opinions, préjugés, etc., — que nous retrouvons à chaque page de cet ouvrage.

Un ministre entreprenant, M. Léon Bourgeois, avait rêvé, il y a quelques années, de réformer à lui seul et sans bruit notre détestable éducation classique. À force de ténacité, nous l’avons vu plus haut, il obtint d’établir à côté de l’enseignement gréco-latin, un enseignement dit moderne, que terminait un baccalauréat spécial. Le latin et le grec étaient remplacés par des langues vivantes et des sciences.

Les programmes de cet enseignement étaient excellents, la réforme théoriquement parfaite. Les résultats furent pitoyables.

Ils furent pitoyables parce que la réforme eut contre elle l’opposition sourde de toute l’Université. L’enseignement dit moderne répondait à d’incontestables besoins, et cependant il végéta misérablement. Nous allons en avoir la preuve en lisant quelques extraits des rapports présentés à la Commission. Montrons d’abord le but de cette éducation, tel que l’a résumé un ancien ministre de l’Instruction publique, M. Berthelot.

L’éducation moderne, si elle était convenablement dirigée, devrait reposer essentiellement sur l’étude du français, des langues modernes et des sciences, et préparer d’une façon fructueuse aux carrières par lesquelles les citoyens peuvent vivre et servir leur patrie d’une manière indépendante[1].

Certes, ce programme était excellent ; voyons comment l’Université en a tiré parti :

Au lieu de se borner à détruire les défauts de l’enseignement classique, on lui a juxtaposé un nouvel enseignement fait à son image ; une sorte de contrefaçon, de reproduction de second ordre ; on a créé une sorte d’Odéon à côté du Théâtre-Français.

Le nouveau venu n’a rien innové, rien guéri. Il nous apparaît avec les mêmes défauts de son ancien : — même surcharge des programmes : — on a supprimé les langues mortes, mais on a ajouté les langues vivantes, la législation usuelle, l’économie politique, etc., etc. — Même système de classes rigides, imposant des efforts égaux à des esprits inégaux ; même déchet dans les résultats ; même production de non-valeurs[2].

L’enseignement secondaire moderne est de création toute récente, puisqu’il ne date que de sept ou huit années ; il est encore difficile d’en apprécier les résultats. Mais, dès maintenant, il est permis de craindre qu’au point de vue qui nous occupe ces résultats ne soient pas sensiblement meilleurs que ceux de son frère aîné. L’enseignement moderne n’est guère autre chose que l’enseignement classique débarrassé du grec et du latin et quelque peu fortifié du côté des sciences et des langues vivantes ; cet enseignement reste toujours et avant tout théorique, tout ce qui, dans ses programmes, pourrait présenter un caractère pratique étant relégué au second plan[3].

Vous rencontrez contre cet enseignement moderne la coalition de tous les classiques. Je lisais récemment dans un livre de M. Renan : « Il n’y a pas de gens qu’il soit plus difficile de faire changer d’avis que les pédagogues ; ils tiennent à une idée, il n’y a pas moyen de les en faire revenir. Ce sont des gens de parti pris hostiles ».

Il y a à Caen un homme éminent, M. Zévort, recteur de l’Académie. Il parlait en ces termes de l’enseignement spécial qui a précédé l’enseignement moderne :

« À part des exceptions très peu nombreuses, recteurs, inspecteurs d’Académie, proviseurs et principaux ne virent, dans l’enseignement nouveau, qu’un intrus, une superfétation plutôt tolérée à regret que franchement acceptée. Les professeurs firent également défaut au ministre réformateur ; la situation des maîtres des cours spéciaux, un peu améliorée au point de vue matériel, continua d’être amoindrie au point de vue moral, inférieure à celle de leurs collègues de l’enseignement classique. Que si ces derniers, pour compléter le total des heures qu’ils devaient à l’État, étaient envoyés dans des classes d’enseignement spécial, leur présence y était plus nuisible qu’utile, tant ils mettaient de mauvaise grâce à s’acquitter de leur tâche, qu’ils considéraient comme la plus humiliante corvée ».

La même chose se produit actuellement pour l’enseignement moderne. On lui fait la même guerre. On veut lui rendre toute concurrence impossible.

On a voulu tenter un essai loyal, mais on a fait l’essai le plus déloyal[4].

À l’opposition de l’Université est venue se joindre aussi celle des parents.

Une réforme de notre enseignement secondaire ne sera efficace que si elle se combine avec une réforme de l’esprit public, de l’esprit qui règne dans nos familles françaises.

Nos familles françaises sentent vaguement la nécessité d’une réforme dans l’éducation, mais elles ne comprennent pas suffisamment ce qu’elles ont à faire pour y collaborer.

La plupart des parents persistent à ambitionner pour leur fils des carrières tranquilles : carrières du gouvernement, de la magistrature, de l’armée, de l’administration… carrières où on évite le plus possible les soucis et les tribulations.

Ils ne se préoccupent ni de rendre leurs enfants capables d’affronter par leur valeur personnelle les luttes de la vie, ni de développer chez eux le sentiment de la responsabilité.

Et c’est pourquoi nos jeunes gens sont aujourd’hui soutenus beaucoup moins par leur volonté propre que par le cadre dans lequel ils sont placés. Et ce cadre n’est pas celui qui convient à notre société démocratique.

La principale préoccupation des parents, c’est de maintenir les enfants dans ce cadre le plus qu’ils peuvent, et de les soustraire aux nécessités de la lutte pour l’existence. Ils ne sont pas encouragés au travail.

C’est aux parents que j’impute la plus grande partie des erreurs actuelles de notre enseignement ; c’est de ce côté qu’il faudrait un grand changement, c’est aux parents qu’il faut inculquer l’idée d’inspirer aux enfants plus d’ardeur pour le travail, et de les pousser un peu, leurs études une fois terminées, à voyager à l’étranger. J’ai conseillé moi-même à un certain nombre de jeunes gens des séjours à l’étranger ; j’ai été attristé de voir le peu de profit qu’ils en avaient tiré. À peine étaient-ils arrivés quelque part que leurs parents les pressaient de revenir, ou bien ils se mettaient à la recherche de jeunes gens avec qui ils pouvaient parler français[5].

L’histoire lamentable de l’essai d’enseignement moderne en France prouve mieux que tout autre la justesse de quelques-unes des propositions fondamentales de cet ouvrage et notamment celles-ci : on ne réforme pas des préjugés à coup de décrets et les programmes n’ont en eux-mêmes aucune vertu. Il n’y a pas de mauvais programmes avec de bons professeurs et pas de bons programmes avec des maîtres ignorant l’art d’enseigner.

De telles vérités ne sauraient être considérées comme banales, puisque l’Université ne les a pas encore comprises, non plus que les auteurs des divers projets de réforme.

Le mouvement vers les études scientifiques auquel nous ne pouvons pas nous résoudre, les Allemands l’ont entrepris depuis longtemps et s’y engagent de plus en plus résolument chaque jour.

Je viens de voir dans un journal allemand la toute récente statistique des gymnases et des écoles réales de Prusse. Il y a seize ans, en 1882, le nombre total des élèves recevant l’instruction sans le latin étattde 12.000 contre 120.000 recevant l’éducation latine et grecque. Aujourd’hui, — grâce à une série de réformes qui ont consisté à multiplier les types intermédiaires, à avoir des établissements très divers dans lesquels il est fait soit beaucoup, soit un peu, soit pas du tout de latin, les uns avec du grec, les autres sans — la proportion des élèves qui font des études secondaires, classiques ou demi-classiques, sans grec et sans latin, sur 150.000 élèves en tout s’est élevée à 65.000 contre 86.000 qui ont gardé le type classique traditionnel[6].

En Allemagne, nous l’avons dit, il y a des établissements spéciaux pour chaque genre d’enseignement, gymnases, réalgymnases, écoles réates, écoles techniques ; rien n’est mêlé et chaque genre d’enseignement a ses sanctions et ses débouchés propres ; c’est là le secret du succès des Allemands. En France, au contraire, on veut ouvrir toutes les carrières à tous, en dépit des différences d’instruction et d’éducation, par conséquent de capacité générale. Les carrières doivent être sans doute, accessibles à tous, mais sous de communes conditions de préparation suffisante et d’aptitude suffisante. Au lieu de tout confondre et égaliser, les autres pays, Allemagne, Autriche, Angleterre, États-Unis, Italie, etc., distinguent et classent hiérarchiquement[7].

Toutes ces critiques ont été répétées devant la Chambre des Députés, à propos de la discussion de la réforme qui aboutit à de si médiocres résultats. M. Massé s’est exprimé de la façon suivante :

En dépit des transformations, apportées au régime des lycées et collèges, en dépit des modifications introduites dans nos programmes, notre enseignement secondaire et supérieur continuera, comme par le passé, à former uniquement des fonctionnaires, si vous ne permettez pas à l’enseignement primaire et à l’enseignement professionnel de le pénétrer davantage.

Plus d’hommes se consacreraient au commerce, à l’industrie, à l’agriculture, aux colonies, si les études primitives qu’ils ont faites avaient dirigé de ce côté leur activité. Ils sollicitent des emplois du Gouvernement parce qu’en dehors, des fonctions publiques, leurs facultés resteraient sans emploi. Et, cependant, déjà les fonctions publiques sont encombrées, déjà s’accroît chaque jour davantage le nombre de ceux qui constituent ce qu’on a appelé le prolétariat intellectuel, c’est-à-dire le nombre de ces hommes chez lesquels l’instruction a développé des besoins, des goûts, des aspirations qu’ils sont absolument impuissants à satisfaire.

Si l’enseignement secondaire actuel détourne du commerce, de l’agriculture, de l’industrie, des colonies, de tout ce qui constitue la richesse d’un peuple, l’enseignement secondaire de demain doit poursuivre un but diamétralement opposé ; ses méthodes, ses programmes, ses plans d’études doivent différer. Ce qu’il doit avant tout se proposer, c’est de développer, en même temps que la personnalité, l’esprit d’initiative, l’énergie et la volonté.

Il est dangereux, Messieurs, de tourner vers un but unique l’activité et les facultés de tout un peuple, alors surtout qu’on sait que ces facultés et cette activité resteront fatalement sans emploi.

Puisse notre système d’enseignement et d’éducation ne point préparer à la République des légions d’oisifs, de mécontents et de déclassés, qui, un jour aussi, pourraient tourner contre elle leurs facultés sans emploi et empêcher la France de poursuivre le rôle glorieux qui doit être le sien[8].

M. Leygues, ministre de l’Instruction publique, a appuyé ces conclusions et très bien montré les conséquences de notre enseignement universitaire.

Le travail de l’ouvrier n’est pas rémunéré suffisamment dans bien des cas, c’est vrai. Mais combien plus maigre encore est le salaire et plus misérable la condition de ceux qui sans fortune se sont engagés dans des professions libérales et qui n’ont ni clients ni causes, qui errent dans la vie désabusés, découragés, meurtris de toutes leurs déceptions et de tous leurs désespoirs. Il n’est pas de sort plus triste que le leur, de misère plus sombre que leur misère ; il n’est pas d’êtres plus dignes de pitié.

Que deviennent-ils, ces déclassés ? Selon la nature de leur âme, quand la souffrance est trop aiguë, ils tombent dans le servilisme ou la révolte.

Voilà ce qu’il faut avoir le courage de dire pour enrayer l’émigration perpétuelle vers les villes où tant d’énergies s’usent, où sombrent tant de courages, pour que, sous prétexte de favoriser la démocratie, nous ne soyons pas exposés à voir ce qui serait la fin de la démocratie : l’atelier vide et la terre déserte.

Dans un pays comme la France où la population professionnelle et active (industriels, négociants, agriculteurs) représente 48 p. 100 de la population totale, 18 millions d’individus sur 38 millions d’habitants, où le capital industriel s’élève à 96 milliards 700 millions de francs, où le capital agricole atteint 78 milliards de francs ; où les exportations se sont chiffrées en 1900 pour plus de 4 milliards de francs, l’Université ne peut se contenter de préparer les jeunes gens qui lui sont confiés aux carrières libérales, aux grandes écoles et au professorat ; elle doit les préparer aussi à la vie économique, à l’action[9].

Personne n’a jamais contesté la justesse de telles assertions et l’on peut dire cependant que depuis le temps qu’on les répète, elles n’ont encore converti personne.

§ 2. — L’ENSEIGNEMENT PROFESSIONNEL.

L’enseignement professionnel est donné presque exclusivement en France par des universitaires, et par conséquent avec leurs méthodes théoriques. Le manuel appris de mémoire en étant l’unique base, les résultats obtenus sont naturellement aussi parfaitement nuls que ceux de l’enseignement classique.

Si nous ne possédions pas un petit nombre d’écoles techniques, dues le plus souvent d’ailleurs, comme celles des Frères dont nous avons parlé, à l’initiative, privée, on pourrait dire que l’enseignement professionnel n’existe pas en France.

Les causes de son insuffisance ne sont pas uniquement imputables à l’Université. Sous l’influence de préjugés héréditaires fortement développés par notre éducation classique, l’enseignement professionnel jouit auprès des familles d’une considération très faible. Elles croient toujours que l’instruction gréco-latine seule peut développer l’intelligence et conférer à ceux qui l’ont reçue de grands avantages dans la vie. Nous sommes à un âge de transition où peu de personnes comprennent qu’il y a dans cette opinion une double erreur. En réalité, notre enseignement classique déprime l’intelligence et n’assure à ceux qui l’ont reçue aucune supériorité réelle dans la vie.

La principale cause de notre antipathie pour le travail manuel et tout ce qui s’en rapproche n’est pas tant l’effort qu’il demande que le mépris qu’il inspire. Ce sentiment, énergiquement entretenu par l’Université et ses concours, est un de ceux qui ont le mieux contribué à précipiter notre décadence industrielle et économique actuelle. Chez les peuples latins, le plus infime clerc, le plus humble commis, le plus modeste professeur, se jugent d’une caste fort supérieure à celle d’un industriel ou d’un artisan, bien que ceux-ci gagnent davantage et exécutent des travaux exigeant beaucoup plus d’intelligence.

Il résulte de cette croyance générale que la plupart des parents tâchent de faire entrer leurs fils dans la caste réputée supérieure et de les sortir de la caste considérée comme inférieure.

Une revue importante a publié sur ce sujet une lettre d’un industriel du nord de la France dont je reproduis l’extrait suivant :

Il est désolant de voir, dans un arrondissement qui a été si vivant au point de vue industriel et qui possède de grandes ressources, que la bourgeoisie se désintéresse de plus en plus des affaires pour les places administratives.

Il en est malheureusement ainsi du peuple qui ne voit dans l’instruction que le moyen de faire de ses enfants, soit des employés, soit des fonctionnaires. Tout le monde veut des places. Pendant ce temps nous sommes à peu près colonisés par les Belges, qui détiennent la plupart des grands établissements industriels qui prospèrent dans la région.

Un exemple frappant est ce qui s’est passé dans le bassin industriel de Maubeuge, depuis l’établissement des droits protecteurs. Ce pays s’est développé, depuis 1892, dans des proportions considérables, mais sous l’influence des Belges de Liége et de Charleroi qui sont venus créer en masse des établissements à la frontière et qui ont trouvé chez eux tous les capitaux nécessaires. Nos nationaux assistaient à cette invasion les bras croisés et employaient leurs capitaux en rentes ou en fonds portugais, brésiliens ou grecs !

C’est navrant et désespérant.

Nous sommes bien malades. C’est une consomption très lente dont on ne s’apercevra que quand il sera trop tard[10].

Le même journal a publié également une lettre qui montre bien ce qu’ont coûté à nos colonies les préjugés qui régissent l’enseignement théorique que nous donnons aux jeunes indigènes.

L’indigène qui sait lire, écrire et compter regarde d’un œil de mépris tous ceux qui bêchent la terre ou qui transforment, dans l’atelier, le fer et la pierre inertes ; il se croit d’essence supérieure et indigne de peiner et de suer ; il se dit Européen, et il exige les mêmes prérogatives que ce dernier.

On n’insiste pas assez là-bas, dans nos écoles, sur l’utilité du cultivateur et de l’ouvrier, sur la noblesse de leur tâche, sur leur rôle dans le monde. On ne montre jamais à la fin des études et comme récompense que le diplôme et la sinécure tant enviée à laquelle on pourra prétendre. On dégarnit les champs, les usines, les ateliers, pour encombrer les bureaux et sevrer ainsi la colonie de la partie la plus intelligente de sa population.

Si au lieu de suivre les programmes métropolitains et d’apprendre aux indigènes la suite des rois de France depuis Pharamond jusqu’à Napoléon III, on leur avait seulement donné les principes élémentaires de lecture, d’écriture et de calcul, tout en leur indiquant le maniement des outils ou des instruments aratoires, et la façon de tripler le rendement d’un champ de canne à sucre, de coton ou d’arachide, croyez-vous qu’on n’aurait pas augmenté la richesse du pays, et, partant, le chiffre des opérations commerciales ?

Qui peut énumérer les services que rendrait à nos colonies une armée indigène de bons contremaîtres et de bons fermiers choisis parmi les jeunes gens intelligents et laborieux.

Nos colonies ne rapportent rien, dit-on ! Précisément parce que nous nous empressons d’immobiliser ceux-là seuls, qui pourraient produire et les enrichir[11].

Nous touchons ici à un des points les plus fondamentaux de la question des réformes de l’enseignement. Les classes dirigeantes n’en comprennent aucunement l’utilité. Elles ne voient pas que notre enseignement classique — sous toutes ses formes — n’est plus en rapport avec les besoins de l’âge actuel, que sa triste insuffisance et l’absence d’enseignement professionnel sont les causes de notre profonde décadence industrielle, commerciale et coloniale.

La bourgeoisie française ne comprend pas l’évolution du monde moderne et par conséquent ne pourra pas l’aider. Les réformes, filles de la nécessité, se feront à côté d’elle, sans elle, et naturellement contre elle.

C’est surtout à notre Université que l’évolution économique actuelle du monde échappe entièrement. Figée dans de vieilles traditions, les yeux fixés sur le passé, elle ne voit pas qu’avec les progrès des sciences et de l’industrie, le rôle des grammairiens, des rhéteurs, des érudits et de toutes les variétés connues de vains parleurs, s’efface chaque jour davantage. Le monde moderne est gouverné par la technique, et la supériorité appartient à ceux qui, dans toutes les branches des connaissances, sont le plus versés dans la technique. On a essayé, mais sans grand succès, de le faire comprendre à la Commission d’enquête.

En 1870, nous avons été vaincus par un ennemi qui, au point de vue militaire, était plus scientifiquement organisé que nous. Aujourd’hui, sur le terrain industriel et commercial, nous sommes également vaincus par un ennemi scientifiquement organisé[12].

Cet enseignement professionnel qui nous manque et pour lequel il serait bien difficile d’ailleurs de trouver des professeurs, pourrait avoir — sans les préjugés de l’opinion dont je viens de parler — un nombre immense d’élèves. Les documents statistiques fournis à l’enquête en donnent la preuve incontestable.

On peut se faire une idée, par les chiffres suivants, du préjudice causé notre prospérité économique par ce véritable accaparement de la jeunesse par l’enseignement secondaire. Le nombre des élèves recevant en France l’enseignement secondaire s’élève aujourd’hui à cent quatre-vingt mille. Or la clientèle de l’enseignement technique industriel, commercial et même agricole, ne dépasse pas vingt-deux mille. La proportion est donc de huit contre un, au désavantage de ce dernier. Or c’est le contraire qui devrait se produire, si l’on remarque que la population commerciale, industrielle et agricole de la France forme les neuf dixièmes de la population totale, et que c’est en somme l’agriculture, le commerce et l’industrie qui font vivre et grandir les nations[13].

Eh oui, sans doute, c’est l’agriculture, l’industrie et le commerce qui font vivre et grandir les nations, et nullement les avocats et les bureaucrates[14]. Tous les efforts d’une Université éclairée devraient tendre à fortifier l’enseignement donné à la fraction la plus importante d’un pays, aussi bien par le nombre que par la richesse qu’elle lui procure. Or, c’est justement le contraire qui se produit. L’enseignement professionnel n’a pas seulement à lutter contre les préjugés des parents, il doit lutter encore contre la mauvaise volonté de l’Université et l’incapacité de ses professeurs. Mauvaise volonté et incapacité que nous avons déjà signalées à propos de l’enseignement dit moderne.

Le plus important des enseignements professionnels devrait être, dans un pays agricole comme la France, celui de l’agriculture. Les démonstrations au tableau et la récitation des manuels en forment malheureusement l’unique base.

Un rapport de M. Méline, inséré à l’Officiel, contient à ce sujet des documents fort précis. Ils montrent à quel point toutes nos méthodes générales d’enseignement reposent sur les mêmes principes.

Sans parler de l’Institut agronomique établi à Paris, la France possède 82 écoles d’agriculture dites pratiques, coûtant annuellement plus de 4 millions. Elles comptent 651 professeurs et 2.850 élèves, ce qui fait à peine 4 élèves par professeur. Chaque élève revient, on le voit, à un peu plus de 1.400 francs par an à l’État. « Dans beaucoup d’établissements il n’y a guère que des boursiers et sans eux, il faudrait presque fermer l’école. »

Il est parfois difficile de rendre pratique un enseignement donné à beaucoup d’élèves. Ce n’est plus le cas quand un professeur a une moyenne de 4 élèves. On pouvait donc espérer que l’enseignement agricole de ces nombreuses écoles aurait un caractère réellement utilitaire et que les jeunes agronomes si coûteusement formés rendraient quelques services. Hélas ! il n’en a rien été, et un psychologue connaissant un peu nos méthodes d’enseignement aurait pu le prévoir. L’éducation des élèves est restée si théorique que pas un agriculteur ne peut les utiliser, fût-ce comme simples garçons de ferme. N’étant absolument bons à rien, ces agronomes qui devaient régénérer notre agriculture demandent presque tous des emplois de l’État et surtout des places de professeurs. Il y a plus de 500 de ces demandes pour une quinzaine de places annuellement vacantes.

« Cela n’est-il pas grotesque ? conclut le journal Le Temps, en résumant ce rapport. Cet enseignement scientifique, ce grand orchestre de formules abstraites a donc pour effet d’enlever des forces vives à l’agriculture au lieu de lui en donner ? Ces écoles n’ont plus qu’un but, qui est, non de préparer des praticiens, mais des concurrents bourrés de formules et de superfluités d’apparence scientifique, pour mieux triompher dans les épreuves des concours et arriver aux fonctions administratives. Tous mandarins ici comme ailleurs. »

On a bien expliqué devant la Commission d’enquête ce que sont ces cours d’agriculture pratique.

Les professeurs se contentent de dicter purement et simplement un cours, devant une classe d’élèves qui écrivent pendant une heure sur les matières fertilisantes, ou sur un autre sujet, des développements auxquels ils ne comprennent rien[15].

Il est navrant de voir de telles copies, et comment nos petits cultivateurs perdent rapidement toutes les notions apprises dans les manuels. D’autre part, les enfants qui sont présentés savent encore la lettre, mais ils ne savent absolument pas ce qu’est la chose, ils sont d’une ignorance inouïe au point de vue pratique ; ils ont appris des mots au sujet des engrais, du bétail, des plantes, mais ils ne savent absolument pas les utiliser. Si vous n’arrivez pas à organiser des visites de fermes et d’exploitations, ce que vous faites actuellement ou rien, c’est absolument la même chose[16].

Un de nos collègues disait naguère : « S’il faut s’étonner d’une chose, c’est qu’il se trouve encore quelques jeunes gens disposés à suivre la carrière agricole, car tout les en détourne. » Rien n’est plus vrai, et un simple coup d’œil jeté sur notre régime scolaire suffira pour le démontrer.

… Rien, dans ses études, ne réveille en lui le goût de la vie rurale, rien ne le ramène aux champs : tout semble fait pour l’en éloigner. La nature de ses études, d’abord : elles sont, comme disait Montaigne, « purement livresques » ; elles lui inspirent le dédain des travaux manuels ; exclusivement théoriques, linguistiques et grammaticales, elles ne développent ni le sens pratique, ni l’esprit d’observation, ces deux conditions essentielles de succès en toute carrière, mais principalement dans la carrière agricole[17].

La conséquence de cet enseignement est que l’élève, qui devrait acquérir le goût de l’agriculture, prend au contraire cette profession en horreur, comme aussi tous les métiers manuels qu’il voit méprisés partout.

Aujourd’hui l’ouvrier ne veut plus que son fils travaille de ses mains ; il préfère en faire un petit employé mal payé, et nos écoles primaires ne contribuent que trop à ces illusions.

À Ia campagne, beaucoup d’agriculteurs ne veulent plus que leurs fils cultivent la terre ; ils cherchent à en faire de petits fonctionnaires. C’est une véritable contagion, si bien qu’en France, pour les travaux manuels, le terrassement, la culture, nous sommes obligés de faire venir des Italiens ou des Belges.

L’Algérie se peuple de Maltais, d’Espagnols, et pendant ce temps-là nos villes fourmillent de scribes, qui, en vertu de la loi de l’offre et de la demande, se contentent de traitements tout à fait insuffisants[18].

Les nécessités économiques de l’âge actuel deviennent de plus en plus pressantes, et, chez les peuples latins, ni les familles, ni l’Université ne les comprennent. Un ancien ministre, M. Hanotaux, a proposé devant la Commission d’enquête la création d’écoles professionnelles parallèles à l’enseignement classique actuel. Ce dernier enseignement, dit-il, ne serait maintenu que pour le très petit nombre de futurs érudits qui étudieraient le grec et le latin tout comme on étudie ailleurs le persan et l’arménien. De tels projets sont excellents et leur réalisation assurée le jour où nous aurons changé l’âme des parents, des professeurs et des élèves.

Mais alors même que cette transformation serait effectuée, on ne voit guère où se recruteraient les professeurs du nouvel enseignement. Sans doute les Frères des Écoles chrétiennes ont bien su en trouver pour l’enseignement technique, où ils peuvent servir de modèles, mais leurs professeurs sont des techniciens auxquels — imitant en cela les Américains — on ne demande que de connaître leur profession sans s’occuper un seul instant de savoir s’ils possèdent aucun diplôme. Du jour où cet enseignement serait organisé par l’État, c’est-à-dire par l’Université, il y aurait immédiatement des concours, une agrégation et l’instruction serait donnée uniquement par ces méthodes théoriques dont nous connaissons les résultats.

Toute grande réforme sur ce point étant irréalisable avant une réforme totale de l’opinion, il ne faut songer aujourd’hui qu’à de modestes changements accomplis sur une petite échelle. Un des meilleurs proposés devant la Commission consisterait à transformer les petits collèges de province en établissements d’enseignement professionnel. Devant l’impossibilité de trouver des professeurs capables de donner cet enseignement, on doit bien se contenter d’un enseignement exclusivement théorique qui, si mauvais soit-il, est encore supérieur à l’enseignement classique.

Nous avons eu occasion, notamment pendant ma direction, de sauver un certain nombre de ces petits collèges en y introduisant un peu d’agriculture théorique, c’est-à-dire un peu d’histoire naturelle, de physique et de chimie, de façon à initier les enfants aux choses de la vie rurate. Cette introduction seule a suffi pour sauver ces petits collèges. L’école de Neubourg, qui comprend des bâtiments superbes, était complètement tombée. On nous a demandé d’y introduire un peu d’enseignement agricole primaire supérieur ; aussitôt l’école s’est remplie et elle est aujourd’hui prospère. C’est la preuve que les programmes doivent s’adapter aux milieux et au temps[19].

J’estime qu’il faudrait transformer nos petits établissements secondaires, suivant les besoins des régions, comme le disait si bien M. Tisserand, en écoles industrielles ou agricoles préparatoires à nos écoles spéciales d’un ordre supérieur. Cela vaudrait beaucoup mieux pour les budgets des villes et pour l’avenir des enfants[20].

Ce sont là des réformes de détail qui ne sauraient conduire bien loin. De vraies réformes ne seront possibles, comme je l’ai dit tant de fois déjà, que lorsque les méthodes d’enseignement des professeurs, et surtout l’opinion des familles, auront changé.

De tels changements ne peuvent être amenés que par des nécessités impérieuses, et ni les programmes ni les discours ne sauraient les déterminer.

Les nécessités impérieuses qui transformeront peut-être un jour l’opinion des parents commencent à se dessiner un peu. Aujourd’hui les classes vraiment influentes, et par conséquent vraiment dirigeantes, tendent de plus en plus à se composer exclusivement d’individus possédant une certaine aisance. Or, il devient évident que dans un avenir assez prochain ce seront surtout les industriels, les artisans, les colons, les agriculteurs, les commerçants qui posséderont cette aisance. Avec le développement des besoins actuels et l’invariabilité de leurs salaires, depuis longtemps fixés par l’État, les ressources des classes lettrées : magistrats, fonctionnaires, professeurs, etc., deviennent absolument insuffisantes, alors que l’aisance des autres classes grandit chaque jour.

Les classes jadis dirigeantes devenant chaque jour plus besoigneuses, et jouant par conséquent un rôle de plus en plus effacé, finiront peut-être par comprendre qu’elles doivent orienter autrement l’éducation de leurs fils.

La dernière supériorité des classes jadis dirigeantes réside aujourd’hui dans le port habituel d’un vêtement élégant. Mais il devient si râpé, que bientôt tout son prestige disparaîtra. Quand ce prestige sera totalement évanoui, comme il l’est depuis longtemps en Amérique et en Angleterre, une révolution profonde s’accomplira dans l’âme des peuples latins. Elle sera terminée le jour où on admettra comme exactes les définitions suivantes des diverses catégories sociales données par un des déposants de l’enquête.

Le bon industriel, le bon agriculteur, le bon commerçant, le bon fonctionnaire, le bon officier, ce sont termes qui se valent. D’une manière générale, ce sont des hommes qui remplissent dans les cadres d’une démocratie des professions diverses, mais une même fonction sociale. La différence des carrières ne supprime pas l’égalité des mérites.

En définitive, ils sont tous de la classe dirigeante future ; cette classe ne peut pas se composer d’esprits façonnés sur le même patron, répondant au même signalement ; elle doit se composer des meilleurs dans toutes les spécialités. Qu’ils diffèrent par la spécialité de la profession, mais qu’ils se ressemblent par la supériorité de l’homme[21].

Il y a longtemps déjà que Diderot avait dit la même chose.

Les études théoriques, écrivait-il, sont propres à remplir les villes d’orgueilleux raisonneurs et de contemplateurs inutiles et les campagnes de petits tyrans, ignorants, oisifs et dédaigneux. On a bien plus loué des hommes occupés à faire croire que nous étions heureux que les hommes occupés à faire que nous le fussions en effet. Nos artisans se sont crus méprisables, parce qu’on les a méprisés. Apprenons-leur à mieux penser d’eux-mêmes, c’est le seul moyen d’obtenir des productions parfaites.

Avant d’arriver à répandre de telles idées, il faudra subir pas mal de bouleversements et de révolutions accomplis par l’armée des bacheliers, licenciés et professeurs sans emploi.

Aujourd’hui, des assertions analogues à celles contenues dans les citations que je viens de reproduire, appartiennent à l’immense catégorie des choses que chacun répète volontiers, que l’on est prêt à applaudir bruyamment, mais dont personne ne croit un seul mot. Il ne faut pas se lasser cependant de les redire.

Lorsque le rabot et la lime, écrivait jadis Jules Ferry alors qu’il était Ministre de l’Instruction publique, auront pris à côté du compas, de la carte géographique et du livre d’histoire, la même place et qu’ils seront l’objet d’un enseignement raisonné et systématique, bien des préjugés disparaîtront, bien des oppositions de castes s’évanouiront, la paix sociale se préparera sur les bancs de l’école primaire, et la concorde éclairera de son jour radieux l’avenir de la société française.

On ne peut pas dire que de telles idées soient tout à fait irréalisables, puisque les Américains les ont à peu près réalisées. Aux États-Unis la séparation des classes est très faible et le passage de l’une à l’autre fréquent et facile. Mais ces peuples n’ont pas derrière eux le poids des traditions séculaires qui pèsent sur les Latins. Ils n’ont pas eu à lutter contre une Université toute puissante, infiniment peu démocratique et hostile à tous les progrès. Ce qui gêne surtout les sociétés latines dans leur évolution et les oblige à procéder par bonds désordonnés qui ne font souvent que les ramener un peu plus en arrière, c’est la lourde tyrannie des morts.

La raison cherche vainement à repousser ces ombres formidables. Le temps seul réussit quelquefois à les dominer. Dans la lutte violente que les Latins soutiennent contre les morts depuis un siècle, ce ne sont pas les vivants qui ont triomphé.



  1. Enquête, t. I, p. 22. Berthelot.
  2. Enquête, t. I, p. 449. Maneuvrier, ancien élève de l’École Normale Supérieure.
  3. Enquête, t. II, p. 512. Jacquemart, inspecteur de l’enseignement.
  4. Enquête, t. II, p. 303. Houyvet, premier président honoraire.
  5. Enquête, t. II, p. 444. Blondet, ancien professeur à la Faculté de droit de Dijon.
  6. Enquête, M. Buisson, t. I, p. 439.
  7. Enquête, Fouillée, t. I, p. 276.
  8. M. Massé, séance du 13 février 1902 ; p. 633 de l’Officiel.
  9. M. Leygues, ministre de l’Instruction publique, séances des 12 et 14 février 1909) pp. 615 et 666 de l’Officiel.
  10. France de demain, 15 janvier 1899.
  11. France de demain, 15 janvier 1902.
  12. Enquête, t. II, p. 442. Blondel, ancien professeur de faculté.
  13. Enquête, t. II, p. 513. Jacquemart, inspecteur de l’enseignement.
  14. Les Allemands le savent fort bien et c’est pourquoi ils multiplient chaque jour leurs écoles professionnelles. La Saxe, qui n’a que trois millions d’habitants, possède trois écoles d’art industriel, trois écoles d’industrie supérieure, cent onze écoles professionnelles pour les professions spéciales, quarante écoles de commerce, etc.
  15. Enquête, t. II, p. 631. Jules Gautier, professeur au lycée Henri IV.
  16. Enquête, t. II, p.71. Duport, d’une Commission supérieure d’enseignement agricole.
  17. Enquête, t. II, p. 388. R. Lavollée, docteur ès lettres.
  18. Enquête, t. II, p. 555. Keller, vice-président de la Société générale d’éducation.
  19. Enquête, t. II, p. 626. Tisserand, représentant de la Société nationale d’agriculture.
  20. Enquête, t. II, p. 625. Grandeau, représentant de la Société nationale d’agriculture.
  21. Enquête, t. I, p. 441. Buisson, ancien directeur de l’Enseignement primaire au Ministère de l’Instruction publique.