QU’EST-CE QUE LA MATIERE ?
HISTOIRE DU CONCEPT ET CONCEPTION ACTUELLE
1939
- Fondation « Pour la science »
- Centre international de synthèse
- Exposés
- Marcel Mauss (Collège de France)
- Bogumil Jasinowski (Université de Vilna)
- Paul Masson-Oursel (École des Hautes-Etudes)
- Paul Mouy (Lycée Louis-le-Grand)
- Jacques Solomon (Chargé de recherches)
- Francis Perrin (Sorbonne)
- Emmanuel Fauré-Frémiet (Collège de France)
- René Wurmser (Institut de Biologie)
- André Mayer (Collège de France)
- Henri Mineur (Observatoire de Paris)
- Gustave Mercier (Président de la Fédération des sociétés savantes de l’Afrique du Nord)
- Discussions
- PUF
AVANT–PROPOS
Personne ne s’étonnera du retard qu’a subi la publication de notre Semaine de 1939. Elle avait précédé de bien peu le début de la guerre. La dispersion qui devait en résulter, et que, en 1940, la défaite et l’exode ont aggravée, a rendu difficile la constitution du manuscrit. La publication actuelle, tout en donnant l’essentiel, est incomplète. Nous avons dû recourir, dans plusieurs cas, à un résumé, très précis, qu’avait rédigé, ou plutôt dicté, — car il était à peu près aveugle,— un auditeur fidèle et attentif de nos Semaines, M. Malfitano. Cet ardent chercheur, attaché à l’institut Pasteur, — et dont l’infirmité faisait de plus en plus un méditatif, un philosophe, -- est mort en 1941. Ce n’est pas la seule disparition qui se soit pro-duite parmi ceux qu’assemblait notre Semaine, il y a cinq ans, dans le salon de Madame de Lambert. S’il en est dont le sort nous est, jusqu’ici, inconnu, il en est, nous le savons, que la mort a frappés, dans la vieillesse, sans doute, mais plus tôt peut-être qu’elle n’aurait fait en des temps moins troublés : ce bon connaisseur de la pensée allemande, Charles Appuhn, ce vigoureux esprit qui venait de publier une somme de ses travaux et de ses réflexions, Félix Sartiaux. Mais il en est un dont la carrière a été tragiquement brisée, dont il faut à la fois déplorer la perte et honorer la mémoire : Jacques Solomon. Digne, à la fois par sa valeur scientifique et par ses préoccupations sociales, de son noble beau-père, Paul Langevin, Solomon a été fusillé par les Allemands, à l’âge de 34 ans…
La onzième Semaine de Synthèse formera avec les deux précédentes une sorte de trilogie. Notre Semaine de 1937, L’invention, avait cherché, en partant de la psychologie, à détecter jusque dans les plus bas degrés du réel une force créatrice. Notre Semaine de 1938, La Sensibilité dans l’Homme et dans la Nature, tendait à mettre en évidence la propriété par laquelle tout retentit sur tout, et ainsi à joindre, dans le réel, activité créatrice et réceptivité universelle. Rappelons cette remarque profonde qui avait été faite alors, en partant, cette fois encore, de la psychologie : que l’action est le besoin essentiel de l’enfant, et que la représentation, conquête progressive, est quelque chose de symbolique dont la ressemblance avec le réel (extérieur) est discutable. Or le problème posé en 1939 : Qu’est-ce que la matière ? peut être traduit de la façon suivante : « Qu’est-ce que symbolise la représentation du monde extérieur ? »
Nous avons cherché d’abord comment a été conçu dans le passé, depuis des temps reculés, l’objet auquel répond la représentation et qu’exprime le mot de matière. Sur l’histoire de ce concept on trouvera ici de nombreuses et importantes indications. Or, des communications qui nous ont été apportées, il ressort que la matière n’a été conçue que tardivement comme substance purement étendue et résistante. L’opposition matière-esprit est quelque chose d’assez récent. Elle date, dans sa précision rigoureuse, avec la physique mathématique, de Descartes, — de notre Descartes, dont, par ailleurs, le Je pense, donc je suis, suggérait une philosophie de l’être très différente. La tendance naturelle du primitif, comme de l’enfant, est l’anthropomorphisme, c’est-à-dire que l’un et l’autre vitalisent ou animent la nature. La philosophie des Grecs a pu hésiter ; mais, dans l’ensemble, elle est basée sur le dynamisme de la ulé ; elle est moniste. Depuis Descartes, le monisme, qui n’a pu être évincé, lutte contre le dualisme. Et la science — c’est ce que tendait à montrer la seconde partie de notre programme — lui apporte de fortes, de précieuses confirmations. La physique tend vers une théorie unitaire de la matière et de l’espace-temps. « Du laboratoire aux plus lointains univers-îles,… nous observons la même chimie », reliée à la physique, et qui s’étend à la biologie. Et dans tous ces domaines, c’est « l’énergie qui apparaît comme l’être fondamental, la masse matérielle n’en étant qu’un aspect particulier ».
J’avais déclaré, dès le début, que nous penchions, au Centre, vers une conception moniste de l’univers ; mais que c’était, à nos yeux, jusqu’à preuve absolue, une hypothèse directrice. La dernière partie de notre programme avait précisément pour objet de ramasser tout ce qui, dans l’état actuel de la science, rapproche Matière et Esprit. On a montré que ces deux termes ne désignent plus que e deux stades différents du processus universel, liés par une chaîne dont les maillons se reconstituent. Ce qu’on appelle Matière est le « matériau de base », c’est-à-dire « la chose qui doit être ouvrée ». La nature présente, à tous les degrés, une organisation, et, dans l’ensemble, un dynamisme ascensionnel — dont le sommet est la spiritualité. La conclusion de toute cette onzième Semaine de Synthèse, ce fut un acte de foi en l’avenir de la Science, conçue comme recherche de l’unité que postule la raison. La Science doit rester science : mais elle n’est complète que par la synthèse ; elle n’est vitale qu’en devenant philosophie.
Je renouvelle ici mes remerciements à tous ceux dont les exposés ou les interventions ont rendu nos séances profondément attachantes ; à ceux, en particulier, qui sont venus vers nous de province, d’Algérie, de Pologne : ils ont manifesté l’attirance de ces assises scientifiques — dont la guerre allait momentanément interrompre la série.
Henri BERR
TABLE DES MATIERES
- Avant-propos, par Henri Berr
- Conceptions qui ont précédé la notion de matière, par Marcel Mauss
- Discussion (Henri Berr, Giovanni Malfitano, Marcel Mauss, Edouard Clavery)
- La matière dans la pensée grecque, par Bogumil Jasinowski
- Discussion (Henri Berr, Gustave Mercier, Hélène Metzger, Bogumil Jasinowski, Giovanni Malfitano, Louis Rougier)
- La matière dans la pensée de l’Orient, par Paul Masson-Oursel
- Discussion (Henri Berr, Paul Masson-Oursel, Jules Bloch, Bogumil Jasinowski)
- La matière dans la pensée moderne, de Descartes à Lavoisier, par Paul Mouy
- Discussion (Henri Berr, Pierre Brunet, Charles Appuhn, Edouard Clavery, Paul Mouy, Francisque Marotte, Giovanni Malfitano, Alexandre Koyré, Charles Serrus, Hélène Metzger)
- La matière au point de vue physico-chimique, par Jacques Solomon
- Discussion (Paul Langevin, Jean Angles d'Auriac, Jacques Solomon, Charles Serrus, Gustave Mercier)
- Les constructions moléculaires, par Francis Perrin
- Discussion (Paul Langevin, Jean Ullmo, Francis Perrin, Felix Sartiaux)
- La matière au point de vue biologique
- 1ère partie, par Emmanuel Fauré-Frémiet
- 2ème partie, par René Wurmser
- 3ème partie : la matière et la vie, par André Mayer
- Discussion (Giovanni Malfitano, Jean Ullmo, Georges Matisse, Wladimir Drabovitch)
- La matière au point de vue astronomique, par Henri Mineur
- Discussion (Henri Berr, Gustave Mercier, Henri Mineur, Bogumil Jasinowski, Giovanni Malfitano)
- Matière et esprit, la conception moniste de l’univers, par Gustave Mercier
- Discussion (Henri Berr, Gustave Mercier, Jean Delvolvé, Bogumil Jasinowski, Jacques Delevski, Felix Sartiaux, Pierre Minne, Jean Luccioni, M. Beraha, Giovanni Malfitano)
- Source : « Qu’est-ce que la matière ? », PUF
- Mise en page par Paul-Eric Langevin