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Qu’est-ce que l’Évangile ?/Conclusion

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CONCLUSION


Matth., XXVIII, 48, 50 ; Jean, XIX, 28, 30 ; Luc, XXIII, 46. — Alors Jésus dit : « À boire ! »

Un homme prit une éponge, la trempa dans du vinaigre et la lui tendit au bout d’une canne. Jésus suça l’éponge, puis il dit à haute voix : « C’est la fin ! Père, je remets mon esprit entre tes mains ! »

Et baissant la tête, il expira.


Avec le mot « fin » finit l’Évangile. Ceux qui expliquaient le caractère divin de Jésus par le fait qu’il ne ressemblait pas aux autres hommes — et ils ne se préoccupaient que de cela — voyaient la preuve de sa nature exceptionnelle dans sa résurrection. Au surplus, cette preuve ne peut avoir existé que pour ceux qui ont vu Jésus mourir et redevenir vivant. Or, ces témoins mêmes, d’après les trois évangélistes, n’ont jamais existé. Seul Luc mentionne l’ascension du Christ devant 500 hommes, tandis que les autres la décrivent comme s’étant passée dans un songe.

Admettons même qu’il ait réapparu en chair et que Thomas ait introduit le doigt dans la plaie. De quoi l’incrédule s’est-il donc convaincu ? De ce que Jésus n’était pas comme les autres hommes. Et à quoi aboutit cette conviction ? À ce qu’il est impossible à des hommes qui ressemblent aux autres de faire ce que fait un être exceptionnel.

Allons plus loin. Si même il était nécessaire de convaincre tout le monde que Jésus ne ressemblait pas aux autres hommes, son apparition à Thomas et à une dizaine d’hommes, puis à cinq cents, n’aurait nullement convaincu tous ceux qui n’avaient pas assisté à sa résurrection.

En effet, ses disciples ne pouvaient que raconter ce fait miraculeux ; or, tout peut être raconté ; mais pour le faire croire, il faut le confirmer par des preuves. Alors, pour démontrer la véracité de leur récit, ils affirment que des langues de feu étaient descendues sur eux, qu’ils ont eux-mêmes fait des miracles, guéri et ressuscité. Il fallait ensuite que les disciples des disciples confirment les miracles de leurs aînés par de nouveaux miracles, et ainsi de suite, jusqu’à nos jours ; les saints et les reliques devaient continuer à guérir et à faire ressusciter. Il en résulte que la divinité du Christ est fondée sur le récit d’événements miraculeux.

Soit : le Christ est ressuscité, est apparu, et il est remonté au ciel. Dans quel but l’a-t-il fait ? Ce miracle a-t-il expliqué quelque chose, ajouté quelque chose à sa doctrine ? Rien, absolument rien. Ce miracle a fait simplement naître la nécessité d’inventer d’autres miracles inutiles, afin de confirmer les premiers non moins vains.

Nous lisons tout ce qui est dit de la vie du Christ jusqu’à sa résurrection, et cependant, dans les passages les plus douteux de l’Évangile, luit la vérité qu’il a annoncée au monde. Si naïvement que soit exprimée la doctrine par les évangélistes, elle nous transmet quand même les paroles et les actes de Jésus, et la lumière nous apparaît. Par contre, nous ne voyons rien dans les actes du Christ, après sa résurrection, qui puisse compléter sa doctrine.

Jésus apparaît, sans qu’on sache pourquoi, à Marie-Magdeleine, qu’il exorcise des sept démons et lui dit de ne pas le toucher, parce qu’il n’est pas encore entré chez le Père. Il apparaît encore à d’autres femmes auxquelles il dit qu’il viendra ensuite voir ses autres frères.

Puis il apparaît aux apôtres, leur reproche leur incrédulité, leur montre sa côte ; d’où il ressort que lorsque les apôtres pardonneront, les péchés seront pardonnés. Puis il réapparaît à Thomas et de nouveau ne dit rien. Puis lui et ses apôtres pêchent et font cuire du poisson ; et il dit par trois fois à Pierre : Paix mes brebis. Puis il prédit à Pierre sa mort. Puis il apparaît à cinq cents frères à la fois, et ne leur parle pas davantage. Puis il affirme qu’il a le pouvoir dans le ciel et sur la terre ; que, par suite, il faut baptiser au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et que celui qui prendra un bain sera sauvé. Il dit encore que ceux à qui ses élus transmettront cet Esprit pourront prendre les serpents avec les mains et boire du poison sans se faire du mal, ou parler toutes les langues, ce qu’évidemment ils ne pouvaient faire avant. Puis il s’envola au ciel. Il n’avait plus rien à dire.

Pourquoi alors être ressuscité, si ce n’est que pour faire et dire toutes ces bêtises ?

Ainsi donc, la résurrection, elle-même phénomène incompréhensible, ne saurait rien prouver.

Ce miracle, si on l’a jamais vu, peut seulement montrer qu’il est arrivé quelque chose de contraire à la raison et que celui qui y a assisté a vu quelque chose d’extraordinaire ; c’est tout. D’ailleurs, ce miracle ne peut avoir de valeur que pour ceux qui l’ont vu. À ceux qui n’y ont pas assisté, on est obligé de confirmer sa réalité par un nouveau miracle et ainsi de suite, jusqu’à nos jours, quand nous voyons parfaitement que les miracles n’existent pas. Donc, comme ils sont inventés de nos jours, ils l’étaient autrefois.

Au surplus, le miracle de la résurrection est en opposition complète avec la doctrine même du Christ. C’est pourquoi il a été si difficile de lui faire dire des paroles propres à sa nature. Il faut n’avoir aucune idée de sa doctrine pour croire à la possibilité de sa résurrection corporelle. Il avait même nettement rejeté l’idée de la résurrection de la chair comme la comprenaient les Juifs et avait dit ce qu’était la véritable résurrection.

Comment les morts ressuscitent, leur dit-il, Moïse même l’a fait connaître lorsque, rapportant ce qui lui arriva près du buisson, il nomma Dieu le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Dieu n’est point le Dieu des morts, mais le Dieu des vivants, car tous vivent en lui (Luc, XX, 37). Le Christ a dit : l’esprit vivifie et la chair mortifie ; je suis le pain vivant descendu du ciel ; je suis la voix, la vérité, la vie ; je suis la résurrection. Et c’est lui qui enseignerait qu’il était envoyé par Dieu sur la terre pour donner la vie aux hommes, pour donner ce qui vivifie, ce qui est esprit, ce qui ne meurt pas, c’est lui qu’on voudrait voir réincarner dans la chair !…

On ne sait pas qui a écrit le IVe Évangile et on n’espère pas le savoir jamais. On peut faire des hypothèses plus ou moins vraisemblables sur l’époque, les lieux, les personnes, l’antériorité de tel évangile sur l’autre, mais leur origine demeure inconnue. Nous ne pouvons donc juger leur authenticité historique. En revanche, nous pouvons juger leur portée, distinguer entre ce qui a servi de base à la foi chrétienne et ce qui n’a eu aucune influence sur elle.

En se plaçant à ce point de vue, nous apercevons dans l’Évangile deux parties bien distinctes : l’une comprend l’exposé de la doctrine, l’autre la démonstration de sa véracité, ou plutôt de son importance. Cette démonstration réside dans les miracles et les prophéties.

La doctrine chrétienne a traversé les âges sans subir de changements. Tous l’acceptent. Or, la démonstration de son importance est devenue aujourd’hui le plus grand empêchement à son assimilation. Parmi ces démonstrations, la plus importante est la légende de la résurrection. Elle est contée par les Évangiles avec une telle simplicité que tout homme non prévenu ne peut ne pas voir comment elle a pris naissance. Elle a eu, sans doute, la même origine que celles qui naissent aujourd’hui à propos de reliques de saints et de sorciers. Les récits sur le spiritisme, sur la jeune fille dont l’esprit a été matérialisé, etc., sont contés avec une bien plus grande assurance et plus de détails que ne l’est l’histoire de la résurrection.

L’origine de celle-ci est bien simple. Le samedi on va voir le sépulcre. On n’y trouve pas le corps. Or, l’évangéliste Jean raconte lui-même qu’il a ouï-dire que c’était les disciples qui l’avaient enlevé. N’importe. Les femmes s’approchent du sépulcre. L’une d’elles est cette Marie de laquelle on a chassé les sept démons et elle est la première à raconter qu’elle a vu quelqu’un près du sépulcre : peut-être, est-ce le jardinier ou bien un ange ou bien Jésus lui-même. De commère en commère, le récit se répand et parvient jusqu’aux apôtres. Quatre-vingts ans après ou affirme que le Christ avait été réellement vu, par celui-ci dans tel endroit, par celui-là dans tel autre, mais les récits divergent encore. Personne des disciples ou apôtres du Christ n’invente ; c’est évident. Mais nul non plus de ceux qui vénèrent sa mémoire n’ose démentir ce qui, pensent-ils, tend à affermir sa gloire et surtout à persuader les hommes de son origine divine et, par suite, du signe particulier qui l’a marqué. Il leur semble que ce miracle en est la meilleure preuve, et la légende croît, se répand.

La légende aide à l’extension de la doctrine, c’est vrai ; mais elle est le mensonge, tandis que la doctrine est la vérité. Il s’ensuit que la doctrine n’est plus transmise pure, mais ternie par le mensonge. Or, le mensonge appelle le mensonge. De nouvelles légendes sont inventées pour confirmer les anciennes. Il en surgit qui nous parlent des miracles des disciples du Christ et des miracles qui ont précédé sa venue : sa conception, sa naissance, et toute sa vie. C’est ainsi que sa doctrine est couverte d’une grossière couche d’enduit miraculeux qui la voile complètement.

Les néophytes de la foi du Christ se convertissent moins en raison de la signification de la doctrine que par leur croyance en la signification miraculeuse de sa vie et de ses actes. C’est alors que vienne l’époque néfaste, durant laquelle apparaît l’idée d’une foi qui résulte de la volonté et qu’on dit : je veux croire, tu dois croire. C’est l’époque où toutes les légendes mensongères remplacent la doctrine, sont réunies ensemble, sont formulées, sont exprimées en dogmes.

La foule des ignorants s’empare de la doctrine et l’obscurcit de légendes mensongères. Malgré tout, à travers cette vase de mensonge, quelques clairvoyants aperçoivent la vérité, la transmettent dans toute sa pureté à travers les siècles et, mélangée de mensonge, elle parvient jusqu’à nous. Quiconque lit aujourd’hui l’Évangile — qu’il soit catholique, protestant, orthodoxe, membre d’une secte ou même rationaliste — se trouve dans un état d’esprit particulier. S’il ne ferme pas les yeux à dessein, il lui est impossible de ne pas se rendre compte que ces livres contiennent, sinon toute la science de la vie, du moins quelque chose de très profond et de très important. Malheureusement, cette pensée profonde et importante est exprimée en une forme si baroque que, comme le dit Goethe, il n’y a point de livre plus mal écrit que l’Évangile ; et ce qu’il y a de considérable, de grave se trouve masqué sous un tel amas de légendes niaises, n’ayant même aucun caractère poétique, qu’on demeure perplexe sur l’utilité de ce livre.

Pour y voir clair, nous n’avons d’autres commentaires que ceux donnés par les diverses Églises. Et nous savons que ces commentaires ne sont qu’un tissu de contradictions et de non-sens. Tout lecteur de l’Évangile croit donc pouvoir choisir entre deux moyens : rejeter tous les livres comme une insanité, ce que font en effet les 99 centièmes, ou bien faire taire sa raison et accepter en bloc tout, l’important et l’insignifiant, comme l’ordonne l’Église, et comme le font le centième des hommes qui ne voient pas ou ne veulent pas voir la vérité.

Mais ce dernier moyen ne réussit pas toujours. Il suffit de montrer aux hommes ce qu’ils ne voyaient pas pour qu’ils rejettent à la fois le mensonge et la vérité.

Ce qui est effrayant, c’est que ce mélange de la vérité avec le mensonge est dû aux partisans mêmes de la vérité. Ainsi, le mensonge de la résurrection a été considéré, au temps des apôtres et des martyrs, comme la principale preuve de l’authenticité de la doctrine du Christ. En même temps, cette fable était l’obstacle principal à la croyance en cette doctrine. En effet, les païens se moquaient des premiers martyrs chrétiens parce que ceux-ci croyaient à la résurrection du crucifié.

Les chrétiens ne s’en apercevaient pas plus que ne s’aperçoivent aujourd’hui les papes que les reliques remplies de paille sont d’un côté un moyen de propager la croyance, et de l’autre son principal obstacle. On peut admettre qu’au début du christianisme ces légendes pouvaient aider à la propagation de la doctrine. Les miracles pouvaient attester, sinon la véracité de la doctrine, du moins son importance. Les événements extraordinaires attiraient l’attention, servaient pour ainsi dire de réclame. Ainsi, une fois l’attention attirée, on cherche à pénétrer la doctrine, et sa vérité apparaît.

Mais ce mensonge ne pouvait être utile au début qu’en raison de ce qu’il amenait à la vérité. Peut-être sans le mensonge la doctrine se serait répandue plus vite ; mais il est inutile de se lancer dans ces conjectures…

Aujourd’hui la doctrine étant répandue partout, la croyance dans les miracles est devenue inutile, voire nuisible. Le fait même de son extension est la meilleure preuve de sa vérité. Elle a traversé intacte des siècles, tous sont d’accord sur son importance ; les démonstrations extérieures, miraculeuses, de sa vérité ne sont donc aujourd’hui que des obstacles à sa véritable compréhension.

Il ne s’agit point de savoir comment la doctrine chrétienne s’est formée, mais quel est son sens…

Comme je l’ai dit, l’Évangile est semblable à une merveilleuse fresque qui, pour une cause ou une autre, a été couverte momentanément d’un enduit. Cet enduit se continue des deux côtés du tableau : une partie sur le mur même qui correspondrait à l’époque précédant la naissance du Christ : légendes sur Jean-Baptiste, conception, nativité ; puis la couche se continue sur le tableau même : miracles, prophéties ; puis l’enduit s’étend sur le mur de l’autre côté du tableau : légendes de la Résurrection, Actes des Apôtres, etc. Et alors, en connaissant l’épaisseur de l’enduit et sa composition, il n’y a qu’à le gratter aux endroits où il couvre directement le mur et spécialement là où se trouve la légende de la Résurrection pour l’enlever peu à peu de tout le tableau. Et c’est alors que la fresque nous apparaîtra dans sa véritable beauté. C’est la tâche que je m’étais imposée.