Quand chantait la cigale/Le pont d’or

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Édition Privée (p. 88).


LE PONT D’OR


Un matin merveilleux s’est levé sur le monde.

Tout à l’heure, lorsque je suis descendu sur le petit quai, au bord de l’eau, pour faire un bout de toilette, le ciel était tout rose à l’orient. Le sommet des liards qui bordent la berge baignait dans des nuages de pourpre. C’était la glorieuse apothéose du soleil levant.

Maintenant, rendu à la gare, je contemple, l’âme vibrante, l’extraordinaire spectacle qui s’offre à mes yeux. Devant moi, tout le ciel, les coteaux de pommiers là-bas, la lourde charpente en fer qui traverse la rivière, les rails d’acier qui s’étendent à l’infini, tout est rose, doré. J’ai l’illusion que le pont et les longs rails parallèles sont en or.

L’on a l’impression que c’est là un jour de fête, un jour de splendeur, un jour unique, que quelque chose de surhumain va se passer. La nature semble s’être parée en vue d’un événement miraculeux. Elle est toute radieuse, transfigurée.

N’est-ce pas à croire que deux Amants, deux Élus, vont apparaître à l’instant et qu’un char féerique va les emporter vers un prestigieux pays de rêve, vers une région enchanteresse, vers un jardin de joie, de félicité et d’éternel amour ?

Quelque fabuleux bonheur va traverser le pont d’or.

La terre tout entière semble être dans l’attente…

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Un petit train poussiéreux et noir apparaît. La foule des ouvriers se précipite, se bouscule, le prend d’assaut. Mal débarbouillés ayant déjeuné à la hâte, les yeux encore lourds de sommeil, les hommes s’entassent dans les wagons empuantis de tabac et d’ail, qui les conduisent à la ville, vers les serviles besognes.