Quand chantait la cigale/Le retour

La bibliothèque libre.
Édition Privée (p. 105-106).


LE RETOUR


Nous voici revenus en ville.

Brusquement nous nous sommes arrachés de la campagne et nous voici chez nous. Ce midi, en arrivant à la vieille maison blanche à Chateauguay, Dearest m’a dit : Il fait froid, il va pleuvoir. C’est triste comme tout. Si tu voulais nous partirions aujourd’hui.

Le ciel était gris, menaçant. D’énormes nuages sombres glissant et se poursuivant au ras de l’horizon donnaient l’impression d’un fantastique cortège funèbre. Un vent humide et glacial nous pénétrait. Au bord de la rivière, les ormes paraissaient hostiles ; leurs rameaux semblaient vouloir nous flageller. Une désolation infinie planait sur ce paysage que nous avions connu si lumineux aux belles heures de l’été.

— Partons, dis-je.

Déjà, les malles étaient prêtes, les colis préparés. Il ne restait que la cérémonie des adieux.

Nous pénétrons dans la petite cuisine où se tiennent tante Eulalie et cousine Thérèse. Notre départ les plonge dans la solitude, les laisse absolument à elles-mêmes. Nous prononçons de banales paroles, comme presque toujours à l’heure des séparations. Ce que nous éprouvons reste en nous.

Tante Eulalie va à la cave chercher une bouteille de liqueur au gingembre, remplit les verres et les passe à la ronde avec des tranches de gâteaux. Ce breuvage goûte la tisane. Il réchauffe l’estomac mais remonte à la gorge l’instant d’après.

Allons, il faut partir.

Cousine Thérèse nous offre un bouquet de son jardin : dahlias, marguerites, capucines, géraniums et réséda, pour apporter à la ville. Comme nous sortons, une petite voisine, blonde, mince et pâle nous en remet un autre.

À l’été prochain.

Une telle tristesse pèse sur la campagne que nous partons sans regrets.

Et maintenant, nous voici ce soir dans la bibliothèque. La pluie bat la fenêtre. Elle ruisselle. C’est une averse torrentielle, un vrai déluge. Mais nous sommes confortablement chez nous, au milieu des tableaux et des livres. La mosaïque des reliures caresse l’œil. Et il me semble que les pensées des sages et les rythmes des poètes flottent en ondes harmonieuses dans la pièce. Sur la table est le modeste bouquet que nous donna au départ cousine Thérèse. C’est le dernier souvenir d’un été enfui. La vie a été bonne.

Nous vieillirons et nous mourrons. Les uns après les autres nous entrerons dans le grand repos mais les derniers de la famille qui resteront évoqueront parfois le soir avec émotion le souvenir de la calme petite maison blanche où nous avons passé de si doux étés. Quelque soit le sort que l’avenir nous réserve, les jours de bonheur vécus à Chateauguay resteront comme un précieux héritage que rien ne pourra nous enlever.

[ 1918-1923 ]