Quand chantait la cigale/Le spectre aveugle

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Édition Privée (p. 27-28).


LE SPECTRE AVEUGLE


Quelques jours avant de partir pour Chateauguay, je suis allé voir mon ami le peintre-poète Charles de Belle.

Après avoir causé et pris une tasse de thé dans l’atelier, nous avons fait une promenade dans les champs et les bois environnants. De cette excursion, je rapporte une gerbe de trilles plus blancs que les lis.

J’évoque ce souvenir.

Devant nous, les champs verts s’étendent à perte de vue, tout parsemés des éclatantes fleurs jaunes des pissenlits. Des abeilles vives et légères passent en bourdonnant et butinent hâtivement les sucs nouveaux.

Près de la clôture, un prunier sauvage jette sur le gazon et dans l’eau du fossé ses pétales rose pâle.

Une immense douceur flotte dans l’air tiède et lumineux, dans l’air parfumé. L’âme même du printemps semble voltiger autour de nous.

Sur une légère éminence dans la prairie, quatre des enfants de l’artiste cueillent des violettes. Polly et Nora, deux fillettes de quatre et cinq ans, lèvent la tête de notre côté en souriant. Ravi, je m’arrête et les contemple un instant. Jamais peut-être parmi les milliards d’êtres qui ont paru à la surface de notre globe il n’y a eu deux enfants aussi jolies, aussi séduisantes. Elles sont d’une beauté de rêve. C’est la fleur des races qui s’épanouit dans toute sa grâce et tout son charme.

Et brusquement, devant cette vision enchanteresse, je sens sourdre et monter en moi une effroyable détresse. Je songe que ces délicieuses figures qui semblent pétries de roses, d’azur et de soleil, sont vouées à la mort, que tout ce qui m’entoure et qui fait la gloire du printemps est fatalement condamné à la destruction.

Nous reprenons notre marche, mais je me sens angoissé.

Soudain, à travers le verger en face de nous, je vois apparaître un vieillard qui s’avance péniblement, indécis. Il marche en hésitant, un peu comme un homme ivre qui ne saurait trop ou guider ses pas. Sa figure est couverte d’une barbe broussailleuse, couleur de feuille rouillée. Elle semble raide comme de la paille et lui donne un peu l’air d’un singe. Il est vieux, il est laid. Ses vêtements sont souillés.

L’homme continue d’avancer. Il va en zigzaguant ; il porte ses mains en avant comme s’il craignait de tomber. L’on croirait qu’il ne connaît pas l’endroit, qu’il est perdu, qu’il cherche à s’orienter, à se reconnaître. Il s’accroche à un pommier. Il pose ses mains sur le tronc, sur les branches basses, tâte l’écorce, tourne autour de l’arbre, se baisse, palpe une motte de terre, se relève, avance de nouveau indécis, hésitant.

Intrigué, je le regarde.

— Il est aveugle, me dit de Belle.

Et ce mot tombe sur moi comme un coup de marteau et m’assomme.

Lorsque la terre est si belle, lorsque les champs sont si verts, alors que les fleurs sauvages jaillissent du sol par millions, alors que des enfants plus beaux que ceux qui ont jamais vécu et charmé le regard de l’homme sont là devant moi, voici un être qui ne peut voir ces choses et qui ne peut goûter l’enchantement du monde. Une pitié profonde sanglote en moi.

Le vieillard trébuche dans les labours.

La tristesse des déchéances, des infirmités humaines m’oppresse et m’accable. Je souffre atrocement.

— C’est le propriétaire de ce boulevard, me dit mon ami, me désignant d’un large geste, les maisons, les lots à bâtir, les champs qui bordent la rue et qui s’étendent au loin. Il vaut un million de dollars. Il demeure avec sa femme dans la villa que vous voyez là.

Brusquement, je sens mon cœur devenir plus glacé que les éternelles glaces du pôle. Et calme, impassible, je regarde le millionnaire aveugle qui, dans la gloire rayonnante d’un jour de printemps, s’avance hésitant et tâtonnant, entre les pommiers, parmi les guérets.