Quand chantait la cigale/Vente à l’enchère

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Édition Privée (p. 49-50).


VENTE À L’ENCHÈRE


Dans toute la paroisse de Chateauguay c’est aujourd’hui un bourdonnement animé comme celui d’une ruche à qui l’on vient d’enlever son miel. À la gare, dans les magasins, les restaurants, les gens parlent avec vivacité. À chaque maison, le boulanger jase avec les clients.

C’est que c’est aujourd’hui qu’aura lieu par autorité de justice la vente à l’enchère des meubles et de la maison du notaire Lasorgue qui est disparu mystérieusement il y a deux mois avec les argents qui lui avaient été confiés. Toutes les économies de la paroisse sont parties. Chacun est plus ou moins écorché. Quelques-uns perdent tout leur avoir.

Bien que la vérité soit connue depuis quelque temps, les gens ne peuvent accepter l’idée de la catastrophe, ils ne peuvent croire que c’est vraiment arrivé. Un homme si aimable, pas fier, pas gênant du tout, qui vous parlait familièrement partout où il vous rencontrait, peut-on croire qu’il soit parti avec l’argent de la paroisse ? La chose paraît incroyable.

Et chacun se rappelle comme c’était simple et facile de bâcler les affaires avec lui. Pas besoin de tous ces papiers qui coûtent si cher chez les autres notaires. Il apparaissait chez vous à l’heure du dîner ou du souper.

— Tu n’aurais pas mille piastres à prêter à six pour cent sur une bonne hypothèque ? demandait-il.

Vous n’en aviez que huit cents.

— Je les prends, disait-il, bon enfant. Je trouverai les deux autres cents ailleurs.

Et il vous faisait signer un chèque pour huit cents.

— Vous passerez au bureau toucher votre intérêt, disait-il.

Au bout d’un an le prêteur allait demander son intérêt et le recevait fidèlement.

Un fermier était à labourer son champ ou à faucher son grain. Le notaire survenait.

— On demande deux mille piastres sur garantie de première classe. J’ai pensé à toi. Tu as eu une bonne récolte de pommes et c’est là une belle occasion de placer ton argent à six pour cent.

Le fermier signait le chèque.

— N’oublie pas de venir réclamer ton intérêt.

— Ayez pas peur. On sera là.

Jamais les intérêts étaient en retard.

C’est le capital qui est envolé.

Tante Eulalie perd douze cents piastres économisées pendant des années par pièces de cinq et dix sous. L’oncle Moïse déplore la perte de deux mille piastres prêtées sur « garantie de première classe ».

— Oui, une hypothèque sur le bout d’un piquet, déclare-t-il d’un ton amer et sarcastique.

Tous ont été dupés.

La vente à l’encan cause de l’émoi.

Tout le monde a visité la maison, inspecté les meubles : un piano en acajou, un ameublement de salle à dîner en noyer, des tapis si beaux qu’on n’ose pas marcher dessus, des services de vaisselle en porcelaine, des tables de cartes, une horloge avec carillon, des « peintures à l’huile », deux gramophones, une collection de médailles, une douzaine de raquettes de tennis, une superbe automobile, etc.

— Les crachoirs de cette maison-là sont plus beaux que nos théières, déclare l’un des fermiers.

Il y a eu foule à la vente, foule de curieux, non d’acheteurs. Les prix réalisés ont été très bas.

— Comment voulez-vous acheter ? Personne n’a d’argent, disait l’un des spectateurs.

Le soir, après la dispersion des meubles, le calme se fait. Comme les abeilles qui ont été dépouillées, les paroissiens de Chateauguay vont se remettre à l’œuvre. Ils vont recommencer à faire des économies.