Quand chantait la cigale/Une feuille tombe

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Édition Privée (p. 47-48).


UNE FEUILLE TOMBE


Un clair jour de juillet.

J’ai laissé la ville de bonne heure, ce matin, pour venir me reposer à la campagne. L’air est chaud, le ciel bleu. Les roses en avant de la maison sont toutes épanouies. Elles embaument divinement.

Je me suis couché sur le dos dans l’herbe pour mieux goûter la douceur et la beauté de la terre et du firmament.

Le vent agite les branches des grands liards. Le peuple innombrable des feuilles est en joie. Elles s’ébattent dans l’air lumineux. De belles feuilles vertes, glacées, luisantes, comme vernies, émaillées.

Les feuilles s’agitent sur leur longue tige.

Celle-ci est comme un cerf volant. Elle paraît se détacher de la branche qui la porte et bondir vers l’espace, mais elle est retenue, arrêtée comme par un fil invisible.

Celle-là fait élégamment la voltige comme un acrobate sur un trapèze.

Elle s’élance, plonge, se relève avec une souplesse et une grâce incomparables.

Cette autre s’agite fébrilement. Elle est toute vibrante, toute trépidante, impatiente de partir, de s’envoler.

En voici une qui danse à la corde avec frénésie.

Cette autre donne l’impression de battre de l’aile comme un oiseau blessé.

Et celle-ci est comme un bateau retenu au quai qui tire sur son amarre, la secoue, pour s’élancer sur la grande mer bleue illimitée, là-haut.

Elles sont comme une nuée de captives qui font tous les efforts possibles pour s’échapper.

Je regarde le jeu des feuilles.

Je respire le parfum des roses.

Tout mon être vibre d’une joie profonde.

Qu’il fait bon vivre !

Et tout à coup, je vois une feuille, une feuille jaunie, se détacher du rameau qui la porte. Je la vois osciller, voltiger dans l’air, portée par le vent, puis venir choir dans l’herbe, tout près de moi.

Une feuille morte. La première de l’année.

La feuille qui tout à l’heure encore, se balançait légère parmi ses compagnes, gît maintenant sur le sol.

Je reste là atterré, comme devant une catastrophe.

Là, dans la splendeur de ce jour de juillet, dans toute la gloire de l’été, pendant que les roses embaument divinement, une feuille est morte. Il faisait bon vivre. Et maintenant, l’ombre de la mort plane sur moi. La mort impitoyable qui prématurément, fauche sans trêve, tant de jeunes vies ! vies des herbes et des plantes, vies des bêtes, vies humaines.

Je me sens le cœur oppressé, serré, comme devant la petite fosse béante qui devrait recevoir le corps d’un enfant chéri.

Oh ! la tristesse de voir tomber la première feuille morte, un beau jour d’été, pendant que les roses embaument…