Quatorze mois de captivité chez les Turcomans/03

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M. H. de Blocqueville. — Dessin de A. de Neuville.


QUATORZE MOIS DE CAPTIVITÉ CHEZ LES TURCOMANS

(FRONTIÈRES DU TURKESTAN ET DE LA PERSE)


PAR M. HENRI DE COULIBŒUF DE BLOCQUEVILLE[1].


1860-1861. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




II

LA GUERRE (suite).


Coutchakoum. — La soif. — Marv. — Indolence des chefs. — Sorties malencontreuses. — Famine et typhus. — Défaite.

Le 3 juillet, à sept heures du matin, la tête de la colonne arriva à Coutchakoum dans le plus grand désordre et éparse sur une longueur d’au moins deux lieues. Plus loin, nous fîmes une halte de deux heures dans un caravanseraï ; puis nous reprîmes une route sablonneuse qui nous était indiquée par nos mauvais guides comme la plus courte.

Pendant cette journée la chaleur fut extrême.

Quand on arrivait sur un terrain où l’on pouvait espérer de l’eau, on n’attendait pas que le puits fût creusé : on pressait les premières terres humides dans des linges que l’on suçait, ou bien l’on s’en couvrait la poitrine.

À trois heures de l’après-midi nous aperçûmes dans quelques bas-fonds un peu de vase que l’on se disputa. Ceux qui n’en pouvaient avoir arrachaient des plantes dont ils mâchaient la tige. J’en fis autant avec plaisir : ma langue était aussi sèche que ma main. Beaucoup de malheureux soldats restaient couchés sur la route, mourant de soif, une tige d’herbe dans la bouche, n’ayant pas la force de parler et demandant par des gestes suppliants un peu d’eau.

Ce jour et le lendemain, les Turcomans, près du territoire desquels nous nous trouvions, nous harcelèrent, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre. Ils nous tuèrent quelques hommes et enlevèrent quinze chameaux de munitions et de bagages.

Le 6 juillet, à six heures du soir, nous établîmes notre camp en face et à peu de distance du retranchement des Tekkés, sur la rive gauche du Mourgab.

Le jour suivant il fut résolu que nous nous rapprocherions un peu plus du campement ennemi.

Pendant ce déplacement nous fûmes harcelés et obligés de tirailler.

Nous eûmes quelques hommes tués.

Nous restâmes trois jours dans cette situation, au milieu des moissons en partie fauchées et en gerbes. L’armée en prit ce qu’elle put ; mais, au lieu de continuer les opérations et de forcer les Tekkés à la soumission en les menaçant de brûler leurs récoltes, il fut décidé, d’après l’avis des guides qui nous ont toujours trahis, qu’on irait s’installer dans les murailles de Marv.

Ce fut notre première faute et la plus considérable.

On ne mit pas moins de neuf jours à parcourir six farsahks pour atteindre Marv (ou Maro), à travers un pays sillonné de canaux et presque couvert d’eau, d’un accès difficile, sans matériel de ponts, sauf quelques poutres, des pelles et des pioches qui servirent à combler plusieurs fossés.

L’armée persane entra dans cette enceinte, musique en tête, le 19 juillet 1860.

J’appris plus tard que, dans toute la Perse, on avait célébré l’entrée victorieuse des troupes persanes dans cette ville, quoique alors elle fût inhabitée, les Tekkés s’étant contentés d’en chasser les Sarokhs, pour aller établir leur campement sur la rive gauche du Mourgab.

Marv est entourée d’une forte muraille en terre et en briques séchées au soleil, flanquée de plusieurs tours et protégée par un large fossé. L’enceinte peut contenir environ trente mille tentes. Un bras du Mourgab, venant d’à moitié chemin de Marv à Yoleten, traverse ce retranchement dans sa longueur et prend ensuite le nom de Caraïab.

Des pans de murailles anciennes, construites en grosses briques, quelques fondations en briques cuites, de petits murs en terre ayant servi de parc aux troupeaux des Turcomans, quelques maisons également en terre grossièrement construites, voilà tout ce qu’on voit sur l’emplacement de l’ancienne ville, fondée par Alexandre, et plus tard embellie et agrandie par Antiochus Nicator, qui lui avait laissé le nom d’Antiochia.

D’après l’ordre du chef de notre armée on ne laissa ouverte que deux portes : on mura tout le reste et on ne songea plus qu’à prendre du repos. Les chefs passèrent leurs nuits en orgies.

Tous les jours on allait ramasser du vert pour les animaux, et chaque fois des mulets et des fourrageurs étaient enlevés, parce que les chefs passaient ce temps de surveillance à chercher un peu de fraîcheur dans les roseaux.

Les Turcomans poussaient l’audace jusqu’à venir, la nuit, couper la tête de nos factionnaires endormis, ou enlever au poste quelques douzaines de fusils.

La grande mollesse des chefs jointe à leur impéritie complète, les rendait incapables de prendre un avantage quelconque par la force des armes. Je leur faisais observer qu’ils auraient à recommencer l’année suivante. Ils trouvaient mes observations justes, mais ils répondaient invariablement : « Inch Allah (s’il plaît à Dieu), nous finirons par prendre les Tekkés, et nous irons ensuite à Boukhara. »

Malgré le secours de deux ou trois cents cavaliers sarokhs, qui vinrent se joindre à l’armée, on continua le même genre de vie. On n’entreprenait rien. Dans les sorties, on ne faisait que perdre des hommes, des animaux, et brûler de la poudre inutilement. Aussitôt qu’on apercevait dans le lointain quelque chose ayant la forme d’un Turcoman, tous les canons, rangés sur les murailles, faisaient feu sans jamais atteindre personne. Peu à peu, comme il n’avait été que trop facile de le prévoir, les vivres nous manquèrent. Un chameau crevé se vendait à un prix exorbitant.

On prit alors le parti d’aller prendre de force des vivres chez les Salors, nos voisins, peuplade qui pour le moment restait neutre, et qui, après cette expédition, ne pouvait que se tourner contre nous.

Puis nous fûmes bientôt envahis par une sorte de typhus qu’engendrait la malpropreté du camp encombré de bêtes mortes et de toutes sortes d’immondices.

Saisis d’épouvante, les chefs n’eurent plus d’autre pensée que celle de retourner à Méched, la saison étant trop avancée, disaient-ils, pour entreprendre une opération avec succès. Mais le prince Hamzè-Mirza reçut du roi l’ordre formel de poursuivre le but de l’expédition.

Le 10 septembre, la colonne d’opérations sortit des murs de Marv et reprit le chemin du retranchement des Tekkés à travers les marais et les canaux. Le 13, le camp fut établi au sud des Tekkés et presque sur le bord de la rive gauche de la rivière.

Nous étions placés à portée de canon d’une muraille, mais ce n’était qu’une enceinte éloignée du véritable retranchement des Turcomans, d’à peu près une demi portée de canon, d’où il advint que jamais un seul de nos projectiles ne tomba chez eux. Au contraire, les ennemis avaient, sur cette même ligne de murailles, deux petits mamelons armés chacun d’un canon dont ils se servaient assez bien. Leurs boulets arrivaient souvent au milieu de nous. Les Persans trouvèrent ce procédé fort incommode. Les principaux chefs firent élever du côté des Turcomans, autour de leurs tentes, de petits murs en boue, de l’épaisseur de deux décimètres, afin de se mettre à l’abri des boulets. Un jour, causant avec mon voisin, le général Assan-Ali-Khan, aide de camp du roi, l’un des plus braves chefs de l’expédition, je le vis se tapir derrière son mur parce qu’il venait d’entendre le canon : je ne pus m’empêcher de rire aux éclats et j’eus toute la peine du monde à lui persuader que son petit mur de deux décimètres d’épaisseur était parfaitement incapable d’arrêter un boulet. Cela seul suffit, je crois, pour donner une idée de l’armée persane et de ses chefs.

Le 16, toutes les troupes sortirent du camp et avancèrent en se rapprochant du Mourgab. Les canons ouvrirent le feu et on ne cessa de tirer dans la direction des murailles et des deux mamelons. Les Tekkés ripostèrent vivement. Ils crurent sans doute qu’on allait marcher sur leur campement, car à l’endroit où nous étions le Mourgab est guéable ; aussi firent-ils une sortie vigoureuse, se tenant toujours cachés et profitant des inégalités du terrain et des canaux pour venir attaquer les ailes et nous empêcher d’avancer. À notre aile droite périt un général, très-estimé des Persans, Mehemet-Hussein-Khan.

Vers les quatre heures du soir on fit cesser la canonnade et l’armée rentra dans le camp, ayant perdu des hommes et brûlé une grande quantité de poudre, sans le moindre avantage.

Les Turcomans, fixés sur la manière d’opérer des Persans s’enhardirent singulièrement et ne cessèrent plus de nous harceler ; il ne fut plus possible de sortir du camp pour faire du vert que sous la protection de nombreuses escortes et de canons.

Une de ces escortes fut surprise par les Turcomans qui enlevèrent deux canons avec les munitions ; aussitôt ils tournèrent les pièces contre les Persans qu’ils mitraillèrent de sorte à les obliger de regagner le camp au plus vite. Ce fait d’armes acheva de répandre la consternation et le découragement parmi les Persans.

Il fut décidé qu’on quitterait le camp dans la nuit du 2 au 3 octobre. L’armée fut divisée en deux colonnes.

La seconde, formant l’arrière-garde, et commandée par le général Hamzè-Mirza, se mit en marche vers les quatre heures du matin. Ce fut avec cette dernière que je partis.

Les Turcomans, informés de nos moindres mouvements, avaient réussi à inonder presque tout le terrain que nous avions à parcourir pour regagner Marv.

Malgré la difficulté de la marche dans de telles conditions, nous arrivâmes au lever du soleil à un kilomètre de la partie de l’armée qui nous avait précédés, sans avoir été inquiétés. Déjà le convoi des munitions et des bagages se rangeait près de la première colonne lorsque la nôtre fut attaquée avec une énergie telle qu’après un quart d’heure elle fut obligée de gagner en désordre la position de la première.

Au même moment, le convoi qui se trouvait le long d’un terrain marécageux et couvert de roseaux fut attaqué et enlevé par les Turcomans qui jusque-là s’étaient tenus en embuscade.

Après quelques minutes d’une résistance où les Persans perdirent beaucoup d’hommes dans un pêle-mêle incroyable, il y eut encore un « sauve qui peut » pendant lequel les Turcomans emportèrent tout ce qu’ils voulurent d’objets et de bêtes de charge.

La plus grande partie des soldats se réunit sous le mamelon ; on voyait de là tout le désastre, les blessés et les morts couchés çà et là, des fossés comblés de bêtes de charge cherchant à se dégager, des canons abandonnés, tout notre bagage se dirigeant vers le pays des Tekkés. Il y eut alors une réaction et quelques chefs cherchèrent à persuader aux soldats d’aller reprendre ce qui nous avait été enlevé. Dans un moment d’élan, nous nous précipitâmes à la poursuite de nos bagages. Nous fûmes bientôt arrêtés par les difficultés du terrain et par les Turcomans restés en embuscade. On s’aborda à coups de sabre et de fusil ; mais ceux des Persans qui s’étaient postés au sommet du mamelon s’étant mis à tirer aussi sur les Turcomans, nous nous trouvâmes entre deux feux et il nous fallut fuir à travers les fossés et les flaques d’eau.

Nous n’avions plus d’autre but que de nous réorganiser de façon à regagner en ordre la route de Marv qui devenait plus praticable à une lieue plus loin.

Une demi-heure après, on remarqua l’absence des chefs et on aperçut au loin la cavalerie se dirigeant sur Marv.

Les soldats ne doutèrent plus que la position ne fût désespérée, puisque leurs chefs les avaient abandonnés : il s’ensuivit un « sauve qui peut » général qu’il fut impossible d’empêcher.

Avec une vingtaine de cavaliers je cherchai un passage ; nous avions déjà franchi deux fossés. Les Turcomans nous envoyaient des balles ; je voulus sauter un troisième fossé, mais j’y tombai avec mon cheval.

Comme il n’y avait pas de temps à perdre, j’abandonnai ma monture et j’atteignis à pied un quatrième fossé où je trouvai un cheval abandonné que je parvins à tirer de la vase et à faire grimper sur le talus. Mais mon espoir de salut ne dura pas longtemps, car un peu plus loin, en essayant de passer un canal assez large, je tombai encore une fois au milieu d’un groupe d’hommes et de chevaux qui avaient de l’eau jusqu’à la poitrine : les bords étaient a pic : on s’y élançait vainement vers quelques touffes d’herbe éparses : elles restaient aux mains de ceux qui cherchaient à s’y cramponner.

Tout à coup les Turcomans parurent en haut du talus et nous mirent en joue. Dans l’état où nous étions, il nous était absolument impossible de faire usage des quelques armes qui nous restaient : nos munitions étaient d’ailleurs imbibées d’eau.

Il fallut nous rendre. Les Turcomans nous aidèrent à sortir du canal et nous invitèrent à monter derrière eux en croupe, ce que nous acceptâmes ; car ceux des prisonniers qui étaient à pied, et il y en avait beaucoup, étaient menés rudement, les mains liées derrière le dos et un nœud coulant au cou.

Tout le reste de l’armée était en fuite. Il m’est difficile de dire quel fut le nombre de Persans tombés au pouvoir des Turcomans ; à coup sûr, il dut être considérable.

Le prince, oncle du roi, et Gowam-doowet étaient parvenus à se réfugier à Marv. Ils furent conduits à Téhéran par ordre du roi et n’échappèrent au sort qui semblait leur être réservé qu’à prix d’argent. En Perse, c’est la manière de se tirer de tout.

  1. Suite. — voy. page 225.