Quatorze mois de captivité chez les Turcomans/05

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Arrivée d’une mariée turcomane. — Dessin de Émile Bayard d’après un croquis de M. de Blocqueville.


QUATORZE MOIS DE CAPTIVITÉ CHEZ LES TURCOMANS

(FRONTIÈRES DU TURKESTAN ET DE LA PERSE,)


PAR M. HENRI DE COULIBŒUF DE BLOCQUEVILLE[1].


1860-1861. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




III

LA CAPTIVITÉ (suite).


Mariages. — Naissances. — Enterrements.

Les filles turcomanes ne se marient pas avant l’âge de 16 ou 17 ans. Jusque-là, les parents évitent autant que possible de les faire travailler à de trop rudes ouvrages afin de leur conserver la beauté et la fraîcheur qui permettront d’exiger de leurs prétendants le plus haut prix possible.

Comme chez ces nomades les femmes ne se couvrent pas le visage, il est facile de faire un choix parmi elles. Lorsqu’un Turcoman a choisi, il charge une parente ou une amie de faire la demande et de débattre le prix ou les conditions avec les parents de la fille.

Si la fille est forte, bien faite et jolie, ce prix est de 100 tomans ou 160 tomans tekké (4640 francs ou 6960 francs de notre monnaie environ).

Pour une femme ordinaire, le futur paye une dot de 60 ou 80 tomans.

Si la jeune fille est borgne, ou sourde et muette, ou défigurée par un bec de lièvre, elle n’est que du prix de 15 à 20 tomans tekké. Il en est de même si c’est une esclave, plus ou moins jolie ; ses enfants ne sont pas d’ailleurs reconnus au même titre que les autres enfants du même père avec une Turcomane ; ils n’ont pas une part égale dans la succession.

Une fois les conditions arrêtées et acceptées par les intermédiaires, on fait venir un mollah qui rédige le contrat, et fixe un jour de bon augure pour le mariage. Le prétendant envoie quelques cadeaux et surtout des moutons que l’on tue pour célébrer les fiançailles.

Au jour fixé, la tente du marié est nettoyée et décorée de tout ce qu’on peut trouver en fait de tapis, sacs, chiffons de soie, plumes, etc. Ordinairement c’est vers le milieu du jour qu’on va chercher la mariée ; ceux qui n’ont pas le moyen de supporter de grandes dépenses emmènent leur femme la nuit, et alors il n’y a pas d’invités.

La mère, les sœurs, les parentes et les amies du marié se réunissent. Toutes portent des charges de bijoux et des coiffures extraordinaires. Sur trois ou quatre chameaux elles placent des tapis et des morceaux de soie de diverses couleurs ; cousus par les coins les uns au bout des autres, ils recouvrent la tête et le cou du chameau et vont se rattacher sur le bât. Leur cortége va chercher la mariée chez ses parents.

Les hommes se divisent en deux groupes : les uns partent à pied et accompagnent les femmes, les autres montent à cheval, armés comme pour une expédition, et vont un peu en avant du cortége. Lorsqu’ils arrivent dans le voisinage de la mariée, ils s’élancent à toute bride, en tirant des coups de fusil et de pistolet, et en faisant des évolutions comme dans une fantasia.

On entre dans la tente. Après une heure de conversations et de pourparlers, il s’engage une sorte de lutte entre les parents et les amis de la future, et ceux qui viennent l’enlever. Quand on est parvenu à faire sortir la future de la tente, car elle résiste aussi et feint de ne pas vouloir se laisser emmener, on la couche dans un tapis que les hommes à pied ont apporte et placé devant la porte. Ces hommes prennent les coins du tapis et se sauvent à toutes jambes vers l’endroit ou on a laissé les chameaux.

Les cavaliers protégent cette fuite en galopant et en tirant en l’air des coups de fusil du côté des gens de la tribu ou du quartier de la mariée, qui poursuivent les porteurs du tapis en leur lançant des mottes de terre : ceux-ci, obligés de se garantir la tête avec leurs habits, lâchent quelquefois le tapis ou tombent, dans un repli de terrain, les uns sur les autres.

Dès qu’on a atteint l’endroit où sont les chameaux, la poursuite cesse. On fait sortir la mariée de son tapis ; les femmes la rajustent et lui mettent sur la tête et la figure un voile disposé de façon à ne laisser voir que son nez et ses yeux.

Placée au premier rang entre les plus proches parentes du marié, la jeune fille s’avance en tête du cortége. Elle


1 Boucles d’oreilles. — 2 Bracelets. — 3 Collier. — 4 Bague.


se tient roide et ne fait aucun mouvement ; les femmes de son escorte entr’ouvrent son voile en passant devant les tentes, pour satisfaire les curieuses.

Un peu avant d’arriver à la tente nuptiale, les cavaliers reprennent les devants et recommencent les charges, les cris et les coups de feu. Les habitants se rassemblent en poussant des hourras, et lorsque la fiancée n’est plus qu’à quelques pas, on jette sur son passage des poignées de pâte frite aux enfants qui ne manquent pas de se ruer au milieu de tout le monde et de faire un bruit étourdissant.

Pendant ce tumulte, les femmes entraînent la future dans sa tente et l’installent au fond, à droite, le dos tourné à la porte. Toutes les voisines viennent successivement la visiter et la complimenter. L’entrée est interdite aux hommes qui se divertissent en se livrant à des luttes, des courses et des fantasias jusqu’à l’heure du repas ; la soirée se passe à fumer, boire du thé et entendre les musiciens.

Pendant les premiers quinze jours, la nouvelle mariée reste dans son coin, occupée à quelque ouvrage à l’aiguille, toujours en compagnie des parentes ou amies du marié. Les hommes sont admis à la visiter et à la complimenter.

Après ce séjour, la jeune fille est reconduite par les parentes du marié chez sa famille où elle reste un an ou dix-huit mois, passant ses jours à fabriquer des tissus, des tapis, des sacs, etc., pour son ménage ; le mari est autorisé à venir de temps en temps la voir à la dérobée.

Les parents sont responsables de la conduite de leur fille pendant tout le temps où elle reste ainsi chez eux. Le délai convenu expiré, les parentes du marié retournent chercher sa femme ; cette fois elle s’en va montée sur un chameau couvert d’ornements, et s’installe définitivement chez son mari. À cette occasion il y a de nouvelles réjouissances, mais seulement en famille.

Les fiançailles ne sont pas de si longue durée chez les Turcomans pauvres, à moins cependant que le fiancé n’ait pu donner qu’un à-compte sur la somme exigée par les parents, car alors ils gardent leur fille jusqu’à ce que le payement soit complet. Si la famille voit que le reste de la somme tarde trop, ils disposent de leur fille en faveur d’un autre. Toutefois, si la fille parvient à s’échapper et à gagner la tente de son mari, elle y reste et ses parents n’ont plus le droit d’exiger quoi que ce soit.

Comme tous les musulmans, ces nomades peuvent prendre plusieurs femmes, selon leurs moyens ; ils doivent avoir une tente pour chaque femme : mais, dans l’usage, un Turcoman a souvent deux femmes sous la même tente. Il faut avoir pénétré comme moi dans la vie intérieure de ces tribus pour se faire idée des souffrances de la jalousie qu’éprouvent ces malheureuses femmes qui, quoique n’ayant pas des sentiments très développés, n’en ont pas moins un cœur.

Lorsqu’une femme est près d’accoucher, celles qui l’assistent disposent dans la tente un lit de sable et mettent à la porte, pour empêcher qu’on y entre, un homme qui tient un fusil et doit en faire usage au signal qui lui est donné, parce qu’on suppose que la détonation facilite la délivrance.

Si l’enfant est une fille on vient complimenter la mère et le père, et on offre aux visiteurs quelques poignées de pâte frite. Si c’est un garçon on attache à la porte de la tente un morceau d’étoffe blanche. L’enfant est placé dans un hamac dont le fond est rempli de sable fin.

Lorsqu’une personne meurt, son corps lavé et purifié, selon les usages musulmans, est placé sur un tapis dans une tente ; les femmes de la famille s’y établissent et poussent de temps en temps des gémissements prolongés. Un tapis est réservé près de la porte de la tente aux hommes de la famille.

Chaque fois qu’il se présente des visiteurs ou des visiteuses, les femmes qui veillent autour du corps prononcent quelques mots en sanglotant et énumèrent toutes les qualités du défunt, disant qu’il a été bon mari, bon père, bon frère ou bon fils, etc. ; elles terminent chaque éloge par des sanglots saccadés qui vont en décroissant et auxquels les hommes assis dehors répondent par un gémissement, se tenant la tête courbée vers le sol et se cachant leur visage soit avec le bras, soit avec un pan de leur habit. Après une douzaine de sanglots, chacun reprend sa position et sa physionomie ordinaire, et on offre aux visiteurs la pipe, le thé et le chouroué.

Le deuxième ou troisième jour après la mort, on emporte le défunt sur un brancard recouvert d’un tapis. Les hommes seulement le portent et l’accompagnent ; les plus proches parents marchent devant et poussent des gémissements répétés par tous les autres jusqu’au cimetière. L’enterrement fini, on plante vers la tête du mort une gaule ou une espèce de bâton au bout duquel on attache des chiffons de couleur ; quelquefois la famille entoure la tombe d’un petit mur en terre.


Arts. — Musiciens. — Médecins. — Fêtes. — Luttes, etc.

Les arts et l’industrie ne sont pas très-avancés chez les nomades turcomans ; cependant leur intelligence et leur goût du travail les portent à s’instruire quand ils en ont l’occasion.

On trouve parmi eux quelques bijoutiers, qui fabriquent dans le goût du pays des parures en argent massif, avec filets d’or et incrustations de cornalines.


Enterrement. — Dessin de Émile Bayard d’après un croquis de M. de Blocqueville.


Leurs forgerons savent faire une pelle, une pioche ou un soc de charrue ; quelques-uns réparent les armes et transforment même habilement des fusils à pierre en fusil à percussion.

Les bottiers travaillent assez bien et font des chaussures et des bottes imperméables : elles sont cousues en dedans.

D’autres ouvriers préparent la peau de mouton et font des pelisses pour l’hiver.

Presque tous les Turcomans savent chanter ou jouer de la doutare (deux cordes). Même au milieu de l’hiver, si l’on fait de la musique dans une tente, ceux qui ne peuvent entrer à cause de la trop grande foule, s’enveloppent dans leurs manteaux de peau de mouton, et restent assis ou couchés près de la tente jusqu’à ce que la musique soit terminée.

La doutare, le seul instrument connu chez les Turcomans, ressemble à la mandoline, sauf que le manche en est beaucoup plus long. La caisse, de forme ovale, est ordinairement en bois de mûrier. Sur la planche, percée de petits trous, qui couvre l’âme de l’instrument, est placé un chevalet qui porte les deux cordes en soie tordue. Le musicien fait ces cordes lui-même à l’instant où il doit s’en servir ; car elles s’usent très-vite, et on est même obligé de les renouveler si le concert se prolonge. Les tons de l’instrument sont marqués sur le manche par des liens en soie. Le son en est faible et doux. Le musicien, assis à la turque, tient le manche de l’instrument avec la main gauche, et la caisse entre le bras droit et la poitrine, conservant l’avant-bras et le poignet libres, car l’instrument n’est touché qu’avec l’extrémité des doigts qui ne pincent pas ; les ongles seuls frappent les cordes en glissant dessus.

Contrairement à l’habitude des Persans, les Turcomans chantent de la voix de poitrine en resserrant le gosier de façon à toujours conserver un son guttural ; arrivés à la finale du couplet, ils prolongent indéfiniment la voix en décrescendo et par saccades, et ils renforcent la dernière mesure.

Le jeu de l’instrument et le chant sont accompagnés d’expressions de physionomie, de gestes et de contorsions incroyables.

Souvent les Turcomans me demandaient si dans mon pays on chantait aussi bien et avec autant de grâce que chez eux. — Assurément non, étais-je obligé de répondre, ce qui les flattait beaucoup et les amenait à critiquer la manière de chanter des Persans, qui, suivant eux, chantent de tête et d’une façon désagréable.

Le barhchi (musicien, artiste de profession) a ses manières et son genre. Il affecte une allure plus dégagée que les autres ; sa barbe est soignée ou épilée selon sa fantaisie ; son costume est plus propre et plus recherché, son talbak ou coiffure est à la dernière mode, et ses bottes sont plus fines. Partout où il va, il est très-bien reçu, et passe avant tout le monde ; c’est à lui qu’on offre le premier le thé, la pipe ; en un mot il tient la première place.

Quoique très-bien payé, il se fait prier et n’a pas toujours, dit-il, le temps d’aller faire de la musique. Lorsqu’on a besoin de lui, on ne le fait pas prévenir simplement. Deux ou trois personnes montent à cheval, vont lui faire une visite et le prient de vouloir bien leur faire l’honneur de passer la soirée chez eux. On lui offre un cheval de main pour l’emmener et le ramener, tout en lui faisant comprendre qu’il recevra un cadeau digne de son talent. Dès son arrivée, le barhchi a des affaires, il a quelqu’un à voir, il fait attendre tout le monde à l’heure du repas ; après le dîner, il se plaint, il est indisposé, il lui faut un peu de repos ; tout le monde l’entoure de soins, on lui fait le thé le meilleur et le plus sucré possible, et on attend avec anxiété le moment de son réveil.

Une fois réveillé, il en prend à son aise, et se fait aider pour la fabrication de ses cordes en soie. On se sert pour cela d’une soie très-longue et légèrement collée, que l’on dévide de la longueur et de la grosseur voulue pour la corde, puis on tord le tout avec les mains. Quand les cordes sont tendues sur l’instrument, il se passe encore quelque temps avant que le barhchi se soit mis d’accord et ait préludé avec un autre musicien qui ne fera que l’accompagner. Enfin les deux exécutants se placent en face l’un de l’autre, de manière à se toucher les genoux. Le chant commence, on prête une grande attention, tous sont ravis et attendent à peine la fin du couplet pour éclater en bravos et en encouragements. C’est à qui offrira au barhchi le tchélèm et le thé. À mesure que la soirée s’avance, les musiciens s’animent ; ils ne s’arrêtent plus ; on guette le moment d’une légère interruption pour leur porter aux lèvres le bol de thé et le tchélèm. Ils finissent même par s’enivrer à force de balancer leur tête et leur corps ; souvent la séance dure jusqu’au point du jour et lorsqu’elle est près de finir les musiciens prennent un air exténué ; le chanteur ne chante plus qu’avec les lèvres, n’articule plus que quelques sons, se borne à exprimer par des gestes ce qu’il ne peut plus chanter. L’enthousiasme n’a plus de bornes alors. Le maître de la maison fait son cadeau et les spectateurs y ajoutent quelque chose. Le barhchi, tout en voyant du coin de l’œil ce qui se passe, n’en continue pas moins son jeu et si ce qui lui est offert est au-dessous de ce qu’il espérait, il continue disant qu’il ne veut plus s’arrêter et qu’il chantera jusqu’au lever de soleil ; on sait ce que cela veut dire et on satisfait à son désir, car passé une certaine heure on dirait dans le voisinage : « Un tel fait venir des musiciens et il ne les paye pas. » Le musicien se rend alors aux vœux des spectateurs, qui le prient de s’arrêter par égard pour son extrême fatigue. Il laisse de côté son apparence d’ivresse et d’accablement, prend l’argent, et, remerciant tout le monde avec le plus grand sang-froid, se retire dans un coin pour s’y coucher ou s’en va chez lui.

Ce n’est guère que pour ces solennités musicales que les Turcomans délient si libéralement les cordons de leur bourse.

Presque tous les barhchis sont riches, car c’est le métier qui rapporte le plus. Malgré leur position fortunée, Car-orlan et Abdoul-Rahman, les plus fameux barhchis de l’époque où j’étais chez les Turcomans, n’en continuaient pas moins leur métier par amour pour l’art et la considération dont ils étaient partout entourés.

Les conteurs sont aussi très-estimés, mais moins que les barhchis ; ils récitent des poésies de Khiva ou de Boukhara, en s’accompagnant de la doutare, ou des récits d’exploits tels que les défaites de l’armée persane par les Turcomans.

Les Turcomans n’ont aucunement le goût de la danse ; ils ne cherchent même pas à s’en procurer le spectacle, malgré leur naturel curieux.

Après la musique et le chant, le plaisir le plus recherché des Turcomans est le jeu d’échecs. Leur échiquier est tout simplement une pièce de toile semblable à un mouchoir de poche sur laquelle les cases sont tracées : on la mouille lorsqu’on veut l’étendre ; les pièces sont grossièrement taillées au couteau. Même quand ils partent en maraude ils emportent leur jeu d’échecs.

Les médecins (Djerrech) sont rares, les Turcomans ayant beaucoup plus de confiance dans les tébibs ou mollahs qui traitent les maladies par des amulettes, des prières ou des versets du Khoran. Ces médecins, du reste fort ignorants, prescrivent seulement quelques remèdes qu’on se procure chez les juifs, ou se contentent de saigner les malades de la manière suivante : ils posent une corne sur la tête du malade, aspirent la peau, et avec la bouche font une ventouse ; puis ils pratiquent quelques incisions avec un mauvais rasoir et replacent la corne en faisant le vide à plusieurs reprises.

Pendant l’année 1861, un coup de sang se porta sur mes yeux : je souffris beaucoup. J’eus toutes les peines du monde à me faire saigner ; d’abord parce que les Turcomans ne le voulaient pas, dans la crainte qu’une trop grande perte de sang ne causât ma mort (la rançon était alors perdue pour eux) ; ensuite parce que les médecins n’avaient pas coutume de saigner au bras. Je fus obligé de les menacer de me donner un coup de couteau dans la saignée, ajoutant que dans la position où j’étais la vie était peu de chose pour moi, et que je préférais la mort à la perte de mes yeux. On finit par amener un djerrech qui se chargea de l’opération. Je lui indiquai l’endroit où je voulais être saigné ; il fit ses préparatifs et me lia le bras comme s’il avait voulu me le mettre dans un étau ; puis, ayant tiré de sa trousse une sorte de morceau de fer pointu de la forme d’une broche, il me l’enfonça dans le bras à trois reprises et en des endroits différents. Le sang sortit et je le laissai couler autant qu’il me fut possible ; les Turcomans qui m’entouraient disaient à chaque instant. « C’est assez, c’est trop, il est capable de se faire mourir exprès. »

Je n’arrêtai le sang qu’à la condition que le lendemain on me ferait une autre saignée au bras gauche, ce qui déplut considérablement à mon aga.

Pendant plus d’un mois je ne pus plier les bras complétement. Les Turcomans me conseillèrent alors d’employer un remède souverain, une espèce d’onguent composé de raisin sec, de sucre, d’alun et d’opium, le tout pilé et réduit en pâte. On en fit deux petits rouleaux qu’on me plaça sur le globe nu des yeux, entre les deux paupières, avec deux tampons de coton, le tout lié avec un mouchoir. Comme j’en avais été averti, ce remède me fit souffrir l’espace de dix minutes, après lesquelles il sortit de mes yeux une quantité d’eau incroyable ; je dois avouer que cette nuit il me fut possible de m’étendre et de dormir un peu.

J’usai deux fois de ce remède qui m’affaiblit les yeux pendant quelques jours, mais ensuite je me sentis beaucoup mieux.

Les scrofules sont assez communes chez les Turcomans ainsi que des infirmités du genre de ce qu’on appelle lèpre en Perse.

L’habitude de coucher par terre, même lorsque la tente est imprégnée d’eau, occasionne des rhumatismes dont tout le monde se ressent plus ou moins. Une des occupations ordinaires de la femme est de masser son mari. Le Turcoman, lorsque les douleurs le prennent, se couche sur le ventre ou sur le dos et se fait aussi marcher sur le corps par sa femme et ses enfants pendant à peu près une heure.

À l’occasion des fêtes célébrées par les particuliers, lors d’un mariage, d’une naissance ou de l’installation d’une tente neuve, etc., il y a, comme je l’ai dit, luttes, courses et exercices équestres.

Les luttes sont toujours présidées par un ancien de l’assemblée qui choisit les lutteurs en désignant des hommes de même force. Les lutteurs s’étreignent un bras par-dessus et l’autre en dessous, de manière que les deux mains de chacun d’eux puissent se joindre sur les reins de l’autre. Le président de la lutte décerne au vainqueur un morceau d’étoffe blanche ou de couleur, de la grandeur d’un petit mouchoir de poche, et le vainqueur garde cet insigne à la main ou à la ceinture pendant son retour à la tente qu’il habite. Un lutteur qui terrasse plusieurs adversaires dans la même lutte est déclaré à l’unanimité « pehlouvan, » titre qu’il conserve pendant toute sa vie.


Chevaux. — Courses. — Harnachement. — Armement. — Serdars. — Manière de faire la guerre. — Maraude.

Dans la tribu des Tekkés où je me trouvais, les beaux chevaux étaient assez rares, ce qui paraît la conséquence des guerres continuelles que ces nomades ont à soutenir contre leurs voisins.

Il y a deux espèces de chevaux turcomans.

La première, qui seule devrait être désignée sous ce nom, et qu’on appelle tekké, est-elle d’origine indigène ou a-t-elle été obtenue par des croisements ? c’est ce que je n’ai pu savoir au juste ; cependant tout porte à croire au croisement. Ces chevaux sont de moyenne taille, et tiennent de la race arabe, mais ordinairement ils sont plus grands et ont la poitrine moins ouverte ; la tête est fine et bien portée ; l’encolure est assez forte ; ils ont des oreilles de cerf droites et très-mobiles ; l’œil est vif et intelligent, les nazeaux ouverts et le chanfrein un peu busqué, le garrot élevé, le corps proportionné, mais la croupe un peu réprimée ; les jambes sont plutôt longues, fines et nerveuses. Ils n’ont pas de crinière, mais un toupet et une queue longue et fournie. On aurait tort de supposer qu’ils sont naturellement privés de crinière ; ils en ont peu, c’est vrai, mais on l’épile à mesure qu’elle repousse, ou quand ils sont poulains, on la leur brûle avec un fer chaud. La race tekké est dure à la fatigue, légère à la course et facile à la main. Chez les Turcomans du territoire de Marv, elle tend à disparaître ; mais on la trouve en bonne condition chez les Akals, les Fedjens, les Salors et les Saraks.

La seconde race comprend les chevaux de haute taille du Khorassan et des tribus turcomanes situées à ses limites. Il est rare de trouver dans cette race des chevaux parfaits ; leurs défauts consistent soit dans les proportions, soit dans les aplombs, soit dans les pieds dont les sabots sont difformes, étroits ou très-sensibles.

Chez les Turcomans, on trouve aussi la race des yorgha, chevaux moyens, trapus, à crinière épaisse et longue, excellents trotteurs, auxquels on apprend à marcher l’amble. Ils viennent généralement du pays de Harghendy d’où ils tirent leur nom, c’est-à-dire que leur race est originaire des contrées de Khiva et des Kirghis, des bords de l’Aral.

Les chevaux ne sont ferrés par les Turcomans que lorsqu’ils vont marauder sur le territoire persan ou de Hérat ; autrement ils se bornent à tailler de temps en temps la corne qui s’use peu sur un terrain sans gravier.

Les Turcomans ne nourrissent pas leurs chevaux de graisse de mouton, comme on le dit en Perse.

Le poulain est élevé en liberté. Dès qu’il est sevré, on lui donne du vert, de la luzerne, du barbotage de paille presque hachée et cuite avec de la farine ou des fèves cuites, côtes de melon, pastèques, etc. On l’habitue de très-bonne heure au travail en le faisant monter par des enfants dont le poids ne peut le fatiguer ou le déformer.

On le fait travailler à la plate longe, au galop et au pas ; on ne cherche pas à l’exercer à l’allure du trot. Le plus ordinairement, et surtout pendant les grandes marches, le pas relevé ou petit trot est la seule allure des Turcomans.

Les jeunes chevaux sont montés de deux ans et demi à trois ans. L’orge, le sorgho, la paille et la tige hachée du sorgho, sont leur nourriture ordinaire ; on y ajoute des barbotages de paille et de farine.

Mais lorsque les Turcomans veulent préparer un cheval à soutenir une longue campagne, telle qu’une maraude, au lieu d’orge et de sorgho ils lui donnent du blé et même du pain ou des boulettes de pâte de sorgho ou d’orge.

Un Turcoman, qui part en maraude n’emporte avec lui qu’un bissac contenant, d’un côté, l’orge, le blé ou le sorgho du cheval, et de l’autre la farine et le pain du cavalier. Cette provision de l’homme et du cheval ne dépasse guère 25 kilos : elle doit durer quelque fois trente jours ; mais partout ou le Turcoman voit de l’herbe, il fait manger son cheval.

Hommes et chevaux rentrent fatigués, mais rarement en mauvais état.

Hiver comme été, les animaux sont dehors. Dans la première de ces saison son les couvre de feutres qui se nouent sous le cou, croisent sur la poitrine, descendent à mi-jambe, et tombent par derrière jusque sur les jarrets. De plus on creuse une tranchée dans laquelle ils sont à l’abri des grands vents et d’où l’on enlève la neige à mesure qu’elle tombe. L’été les chevaux sont également couverts de feutres qui les protégent contre l’ardeur du soleil ; on leur met un capuchon qui leur cache la tête et le cou.

Le luxe du harnachement consiste en lanières disposées en sous-gorge, en un ou deux colliers larges de deux ou trois doigts, recouverts de lames d’argent formant écailles, des plaques de même métal avec des cornalines enchâssées, qu’on voit aussi sur les cuirs du licol, de la bride et du poitrail.

Les Turcomans ne surmènent jamais le cheval ; ils s’y tiennent obliquement, c’est-à-dire qu’ils effacent l’épaule droite. Aux allures vives, ils ont presque tout le poids du corps sur les étriers ; ils se servent d’un petit fouet en cuir, emmanché d’un morceau de bois de deux ou trois décimètres. Ils exercent les chevaux à tourner court au galop, ce à quoi ils parviennent, non sans tomber souvent.

Les courses ne sont pas régulières ; elles ne se font qu’à l’occasion de fêtes publiques. La distance à parcourir ne dépasse pas un kilomètre. Deux, trois ou six cavaliers au plus se réunissent au point de départ et passent un temps assez long à se placer, à aller et à revenir jusqu’à ce que tous partent ensemble. Le vainqueur reçoit du président de la course un morceau d’étoffe de coton blanc ou imprimé, long d’un mètre ou deux, qu’il tient en élevant le bras, et revient au petit galop au point de départ. S’il veut encore courir avec d’autres, il attache son prix de course au cou de son cheval, sinon il l’attache à la tête et sur la bride.

On ne fait courir un cheval que deux ou trois fois, pas plus ; on craindrait de le fatiguer inutilement.

Le Turcoman s’occupe sans cesse de son cheval. Il l’aime avec passion : il en est pour ainsi dire jaloux. J’ai


Intérieur d’une tente turcomane. — Dessin de E. Thérond d’après un croquis de M. de Blocqueville.


vu un Turcoman, démonté et grièvement blessé, se traîner près de son cheval et lui couper un jarret, préférant le perdre tout à fait que de le laisser aux mains d’un ennemi.

Le Turcoman est ordinairement armé du fusil qu’il porte suspendu sur l’épaule gauche, horizontalement, la crosse par derrière, le canon passant en dehors et contre le coude gauche ; il a un pistolet dans la ceinture et un sabre ; quelques-uns ont des lances à la place de fusils.

Ceux qui combattent à pied se mettent à la légère, remplacent leurs bottes par une semelle, relèvent leur pantalon à hauteur du genou et les pans de leur robe Lune et course. - Dessin de Emile Bayard d’après un croquis de M. de Blacqueville. dans la ceinture. Au lieu de porter le sabre autour du corps, ils le portent sur le dos, afin de n’être pas gênés dans leurs mouvements.

Tous combattent sans ordre de marche, mais avec intelligence ; ils ne s’exposent pas inutilement, évitent le combat autant que possible et agissent surtout en harcelant et par embuscades.

Lorsqu’ils sont obligés de repousser une attaque ou de défendre une position, ils poussent des cris étourdissants et lancent de la poussière en l’air ; ils s’avancent comme au milieu d’un nuage, ce qui fait croire souvent à un nombre considérable d’assaillants tandis qu’il ne s’agit que d’un groupe de trois à quatre cents hommes. Cette manière de combattre leur réussit assez avec les Persans.

Chaque tribu nomme, indépendamment du kedkouda, un chef de guerre, serdar (qui tient la tête), et ses ordres sont exécutés lorsqu’il est appelé à un coup de main. Du reste, tout individu peut être serdar, ne fût-il choisi que par une dizaine d’hommes. Il y en a dont le courage et l’habileté sont généralement reconnus et respectés. À l’époque ou j’étais chez les Tekkés, deux serdars jouissaient d’une grande réputation comme guerriers et maraudeurs, Méhémed-Cheik et Aman-Seid.

Voici comme ils procèdent dans leurs expéditions. Un serdar fait prévenir par le crieur que tel jour il sortira de son campement et qu’il se tiendra, dans tel lieu, prêt à partir en maraude le lendemain. Selon son plus ou moins de réputation, il rassemble plus ou moins d’hommes, et, à l’heure fixée, il se met en route, suivi de ses compagnons qui ignorent son plan et ne savent même pas de quel côté ou sur quel territoire il va les conduire. Lorsqu’il le juge à propos, le serdar indique ce qu’on doit faire et chacun prend ses dispositions, soit pour l’attaque d’une caravane, soit pour la surprise d’un village ou l’enlèvement de troupeaux. Dans ces sortes de maraudes, les Turcomans enlèvent tout ce qu’ils peuvent ; tout ce qui résiste ou ne peut être emporté est massacré ou détruit.

Le serdar a une part du butin plus forte que tous les autres. Si le partage soulève des difficultés, le butin est vendu et l’argent partagé.

Lorsque les maraudeurs reviennent avec leurs prises, ils ne manquent jamais d’arriver en poussant des hourras et en tirant des coups de fusil. Les parents, les amis sortent, vont au-devant d’eux ; les parents de ceux qui ont été tués dans l’action rentrent et pleurent pendant un certain temps, comme si le mort était dans la tente.

Il ne se passe pas de semaine sans qu’il n’y ait des départs ou des arrivées de maraudes ; rarement elles reviennent sans butin.


Agriculture. — Produits. — Troupeaux. — Commerce. — Argent. — Climat. — Aspect de la contrée. — Chasse.

L’agriculture, chez les Tekkés, exige des travaux d’irrigation annuels ; mais le terrain léger et saumâtre de cette contrée est fertile et ne demande que peu de travail et de l’eau pour produire. Le Turcoman se sert d’une charrue légère, dont le soc, en fer, disposé en pointe, est fixé sur le morceau de bois destiné à élargir le sillon. Il tient d’une main, au moyen d’une cheville, la pièce de bois au bas de laquelle sont fixés en même temps le soc et le timon, et il ne fait qu’écorcher la surface. La charrue est ordinairement traînée par deux chevaux dont on entoure l’encolure avec des feutres et sur lesquels on place un joug auquel est attaché le timon. Un homme les dirige par la bride.

La récolte consiste en blé, orge, sorgho blanc et rouge, dont la tige, préalablement hachée, est aussi donnée comme nourriture aux animaux. Comme il n’y a pas assez de place dans les tentes, les grains et la paille sont enterrés dans des silos assez profonds où ils restent. jusqu’à l’hiver, le blé et l’orge étant récoltés en juillet.

Les autres productions sont :

Le maïs en très-petite quantité ;

Le melon de différentes espèces ; on en fait des conserves en laissant dessécher la chair au soleil ;

La pastèque, qui atteint un si grand développement que deux de ces fruits font quelquefois la charge d’un homme. Il y a des pastèques roses, jaunes et blanches : elles sont excellentes et très-sucrées. En poussant la cuisson du jus de la pastèque, les Turcomans obtiennent une sorte de mélasse qu’ils mangent l’hiver ;

La gourde ou coloquinte de plusieurs espèces servant de poire à poudre, de carafe, de narghilè et de cruche à eau ; cette dernière espèce devient énorme et est d’une grande solidité ;

La carotte, qui se mange cuite ou crue ; l’oignon, le piment dont on fait grand usage ; le haricot de la petite espèce, vert, très-dur et cuisant difficilement ; les Turcomans s’en servent aussi comme plomb de chasse ;

Le sésame, dont l’huile sert en même temps à la préparation des aliments et à l’éclairage en hiver. Le gâteau provenant de la fabrication de l’huile sert à engraisser les chameaux.

On ne cultive que ce qui est indispensable à la consommation des habitants, obligés de se grouper dans de certaines limites, afin de se mettre à l’abri des incursions de l’ennemi.

Le bétail, qui n’est relativement pas nombreux, se compose de moutons, de chèvres, de quelques vaches et de chameaux. Les troupeaux sont gardés dans le voisinage des bords du Mourgab, surtout près des endroits où sont les marais.

Avec le lait de leurs troupeaux les Turcomans font du beurre ; le reste, soigneusement égoutté, est préparé en boules, que l’on fait sécher au soleil et qu’en hiver on laisse détremper toutes les fois qu’on en a besoin.

Les laines sont tissées ou servent à faire du feutre ou de la corde. Avec le poil de chameau on fait un tissu serré et fin très-estimé chez les Persans. On teint leurs laines avec des matières venant de Boukhara, telles que la garance et autres.

Le principal commerce étant celui des prisonniers qu’on mène, soit à Khiva, soit à Boukhara, les vendeurs convertissent l’argent qu’ils reçoivent dans ces villes en marchandises de toutes sortes : peaux de moutons (que nous appelons d’Astrakhan), cotonnades, soieries, thé vert et noir en brique, riz, teintures, fruits secs, tabacs, cuirs tannés, marmites, sucre, théières, poudre, bols en porcelaine ; ces derniers articles proviennent le plus ordinairement de la Russie, qui est en bons rapports avec tout le Turkestan, d’où elle tire des cotons, des soies et des peaux brutes qu’elle revend tannées.

La monnaie de cuivre n’a pas cours chez les Tekkés. Pour les petits achats qui ne dépassent pas un tenguet ou un cran, l’échange se fait en nature.

Le toman tekké, vaut quatre tomans persans. Le toman persan en or ou dix crans en argent est estimé à peu près onze francs soixante centimes de notre monnaie.

Le climat des contrées de Marv se compose à peu près ainsi : au printemps, pendant un mois, quelques pluies occasionnées par les orages ; en été, une assez forte chaleur ; à la fin de l’automne et au commencement de l’hiver, des brouillards, quelques pluies, et, en hiver ; un mois de neiges au plus.

Le vent du nord-ouest est le plus ordinaire et souffle avec violence, surtout au printemps et à l’automne. Le vent d’est, en été, souffle aussi avec violence et est d’une chaleur insupportable. Dans le désert sablonneux ce vent déplace les sables qui s’arrêtent au moindre bouquet de végétation et forment autant de monticules.

On voit pourtant, à côté de ces dunes et de ces plaines de sables, des terrains solides et couverts en quelques endroits de végétation et d’arbustes dont les racines profondes trouvent encore de quoi végéter et résister à la chaleur et au manque d’eau.

Les bords du Mourgab sont couverts de plantes, de roseaux, d’arbustes dont la hauteur ne dépasse pas trois mètres et qui servent de bois de chauffage.


Laboureur turkoman. — Dessin de Émile Bayard d’après un croquis de M. de Blocqueville.


Le gibier abonde, sanglier, gazelle, lièvre, perdrix, chacal, renard, nombreux oiseaux aquatiques, tels que pélicans, cygnes, canards, oies sauvages, etc.

Le Mourgab est assez poissonneux ; mais les Turcomans ont de la répugnance pour le poisson.

Au printemps ils cueillent une sorte d’épinard sauvage ; les femmes en font des gâteaux dans le genre de ce que nous appelons chaussons aux pommes.

Les champignons sont communs ; les Turcomans, après en avoir arraché la tige y mettent un peu de sel et les laissent un instant sur les charbons.


Suite de ma captivité. — Marché manqué. — Tentative d’évasion. — Nouvelles négociations. — Ma rançon.

Jusqu’au mois de mai 1861, époque à laquelle chacune des tribus tekhés reprit son campement ordinaire, j’allai n’établir avec la tribu des Khongours à deux lieues au nord du retranchement.

Aucune nouvelle n’était venue de Méched. J’affectais de ne témoigner aucune envie de traiter de mon rachat avec les Turcomans, espérant ainsi les fatiguer à force de patience.

En effet, mon aga et son frère, ainsi que leur famille et leurs amis, n’avaient plus de prétentions aussi élevées : ils étaient même inquiets ; se disant : « Nous avons été peut-être mal renseignés ; si cet Européen venait à mourir, nous perdrions tout ; il faut en finir quelque prix que ce soit. » Ils me proposèrent donc d’entrer en arrangements ; mais à mon tour, je leur dis que depuis longtemps je n’avais pas eu de nouvelles de mes amis, et que je ne savais pas de quelle somme je pouvais disposer pour mon rachat ; ils offrirent alors d’envoyer à Méched mon domestique, qu’ils avaient acheté quelques mois auparavant pour me le revendre et qui me servait d’interprète.

J’acceptai cette offre. Après le départ de mon domestique, il arriva au Tekké un agent secret de mes amis les Européens de Méched qui devait chercher à négocier mon rachat. Mais, seul et étranger, rien ne lui était possible, et il fut obligé de retourner à Méched où il ne porta que des renseignements.

Alors l’aga confia à des marchands persans de Méched le soin de traiter de mon affaire. Ces marchands supposèrent qu’il y avait là pour eux l’occasion de réaliser un bénéfice considérable ; mais pour cela, il fallait qu’il y eût à négocier sur une forte somme. Ils commencèrent donc par relever mon importance, en écrivant que les Européens de Méched se donnaient beaucoup de peine dans cette ville pour trouver l’argent de ma rançon, et que le schah avait donné lui-même des ordres pour mon rachat. La lettre fut mise en circulation, et à dessein, par un des associés des marchands persans. Elle fut lue et relue avec avidité en ma présence, et mes Turcomans élevèrent leurs prétentions d’une manière exagérée. Par suite, il se passa un mois en pourparlers, et le gouvernement persan, voyant une somme considérable à débourser et des ruses à déjouer, ne voulut plus s’occuper de moi. Alors n’espérant plus d’issue prochaine, je résolus de tenter une évasion.

J’étais gardé à vue nuit et jour. Les chevaux, dans mon voisinage, étaient entravés et cadenassés. Ce qu’il y avait de pire, aucun Turcoman ne se serait chargé


Gorge et forteresse d’Arderbend. — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. de Blocqueville.


loyalement de faciliter ma fuite. Rien de plus facile que de trouver un Turcoman qui, moyennant une somme qu’on lui paye d’avance, feint de se faire votre complice ; mais, une fois en fuite, lorsqu’on est arrivé à une certaine distance, le Turcoman, sous un prétexte quelconque, s’arrête, laisse marcher devant lui le fugitif, lui brûle la cervelle ou le poignarde, le dépouille complétement, et s’en retourne tranquillement chez lui.

Si, par prudence, le prisonnier ne promet au Turcoman de le payer qu’une fois arrivé à destination, le Turcoman va dans la direction d’une autre tribu, où il tient sa dupe cachée, jusqu’à ce que le crieur vienne demander si par hasard on n’a pas trouvé un prisonnier de tel signalement et qui s’est évadé tel jour. Alors le Turcoman va trouver le crieur et lui dit qu’il sait où se trouve l’individu et qu’il indiquera sa retraite si on lui donne telle récompense. Le marché conclu, le fugitif est reconduit chez ses maîtres qui le maltraitent, lui mettent une paire d’entraves, quelquefois trois, dans la serrure desquelles on coule du plomb, et de plus, une pièce de bois d’une quinzaine de kilos où la jambe se trouve prise au-dessus de la cheville et qu’on est obligé de tenir suspendue, au moyen d’une corde, lorsqu’on veut marcher.

Après beaucoup de recherches secrètes, je finis par trouver un marchand de Boukhara qui se chargea de de M. Prisonniers turco mans conduits à Téhéran. - Dessin de Emile Bayard d’après un croquis de Blacqueville. me faire évader moyennant une somme convenue. Il acheta un bon cheval que j’eus l’occasion de voir passer, et m’engagea à prendre patience pendant une vingtaine de jours jusqu’à la fin de la lune, époque à laquelle son associé devait arriver et me servir de guide.

Je supposai bien que ce marchand se proposait de me faire conduire par son associé sur le territoire de Boukhara, où l’on m’aurait gardé dans l’espoir d’obtenir une rançon dans le genre de celle qu’on exigeait pour moi chez les Tekkés. Mais mon désir était surtout d’avoir un cheval entre les jambes, et une fois hors du territoire tekké, au Djehoun, je comptais me débarrasser de gré ou de force de mon guide, remonter à tous risques la rive gauche du fleuve et gagner l’Afghanistan.

En attendant, je m’étudiai à apprivoiser mes gardiens, qui ne me quittaient ni jour ni nuit. Je leur appris le jeu du joquet (les boîtes à trictracs provenaient de l’expédition persane). Pendant la soirée, au moment le plus intéressant de la partie, je quittais le jeu pour revenir ensuite le reprendre. Les premiers jours, quelqu’un sortait toujours en même temps que moi ; mais peu à peu on n’y fit plus attention, et je prolongeais plus ou moins ma sortie sans que personne songeât à me suivre.

Toutes mes précautions bien prises, et comme je n’avais plus qu’une huitaine de jours à attendre, il m’arriva un message secret de la part de Yousouf-Khan, général persan, chef de la tribu des Afchars et prisonnier aussi dans la tribu des Toposes : il m’avertissait qu’il était chargé par le gouvernement du Khorassan de terminer mon affaire, que je n’avais à m’occuper de rien, qu’il allait faire négocier mon rachat par son aga et ses frères. Il ajoutait que l’argent de ma rançon avait même été déjà envoyé à Saraks.

Cette nouvelle était inespérée. Les négociations s’engagèrent en effet avec Abdal-Serdar, agent envoyé par Yousouf-Khan. Le débat dura huit jours.

Vers le milieu de novembre, on conduisit trois otages, entre autres un frère d’Abdal, aga de Yousouf-Khan, à Saraks, et ils y furent gardés en échange de ma rançon qui devait être apportée par Abdal-Serdar et quinze cavaliers.

Une société de Turcomans qui avaient voulu m’acheter imagina d’envoyer une maraude à la rencontre de cette escorte. Mais Abdal averti prit une route détournée et arriva au Tekké vingt-quatre heures après son départ de Saraks.

Plusieurs individus employèrent toute une journée pour compter ma rançon. Mes deux agas, Verdmourat et Eudemourat, touchèrent 1539 tomans tenguè. Mais les frais et des exigences de toute espèce firent monter la somme totale de ma rançon, en crans anciens, au chiffre de 1867 tomans tenguè, environ 87 524 francs 96 centimes de notre monnaie ; en outre, cinq prisonniers turcomans devaient être rendus à leurs tribus aussitôt après mon arrivée à Saraks.

Tout terminé, nous fîmes le repas du soir pour lequel on avait tué deux ou trois moutons. Puis, je montai à cheval avec Abdal et des cavaliers de sa tribu chargés de m’escorter jusqu’à la tribu des Toposes, sur la rive gauche du Mourgab et dans la direction de Marv.

Presque tous les habitants de mon quartier m’accompagnèrent à une centaine de mètres. Un certain Mehemet-Owez-Pelauvan, oncle de mes deux agas et le plus ancien de la famille, m’adressa un discours d’adieu, moitié persan, moitié turc, en ces termes :

« Il est vrai que tu as souffert ; mais réfléchis que nous sommes obligés d’agir avec rigueur vis-à-vis de nos prisonniers, et que nous aurions pu te vendre à d’autres qui auraient peut-être agi plus mal que nous ; nous-mêmes, nous étions dans la misère ; tu as dû la partager avec nous. Tu as eu tort d’être si scrupuleux en nous cachant ta position, car nous savions que ta rançon aurait toujours été payée par le gouvernement persan. Oublie tout, et puisses-tu bientôt revoir ta patrie ! Allah acber. »

Après ces paroles, nous nous séparâmes.

Bientôt, j’arrivai chez Yousouf-Khan, que je remerciai de son bon concours, et, j’oubliai mes souffrances passées en songeant que j’allais revoir les montagnes de la vallée d’Arderbend et m’éloigner de ces plaines sans bornes comme la mer et d’une monotonie si triste, pour marcher vers l’occident.


Départ pour Saraks. — Mehemet-Cheik. — Retour à Téheran.

Je restai quelques jours dans la tribu des Toposes, les Turcomans n’ayant pas voulu partir en même temps que deux ou trois maraudes qui se dirigeaient vers le territoire du Khorassan et de Hérat, et dont l’une était commandée par Mehemet-Cheik. Ils craignaient qu’en arrivant à Saraks, la nouvelle de ces entreprises fut ébruitée, et qu’on n’y prît des mesures contre leurs frères.

Enfin, dans l’après-midi d’un jour de « bon augure, » nous nous mîmes en route.

Mon escorte était composée de quarante-cinq cavaliers, commandés par Abdal-Serdar. Au coucher du soleil, nous fîmes notre provision d’eau à Caraiab, et à minuit nous campions près de Coutchakoum où nous restâmes jusqu’au lendemain.

Le 4 décembre, en faisant boire nos chevaux aux puits, nous aperçûmes une maraude d’une soixantaine de Turcomans, arrivant du territoire de Hérat avec quelques prisonniers, liés sur leurs chevaux par les bras et les jambes.

Un peu plus loin, nous en rencontrâmes une autre d’à peu près cent cavaliers tekkés. Celle-ci n’avait pas été aussi heureuse que la première ; elle avait perdu quinze hommes, mais elle ramenait onze prisonniers ; le serdar marchait en tête, le bras droit lié et enveloppé ; il avait été atteint d’une balle ; il reçut les saluts et les informations de mon escorte avec un air de dignité que relevait encore l’expression de souffrance répandue sur ses traits.

Au coucher du soleil, nous fîmes boire les chevaux à Courk-Tépé, et nous soupâmes de pain sec, de thé, et d’un morceau de lièvre qu’un Turcoman avait tué le matin avec son fusil à mèche.

En quittant Courk-Tépé, nous laissâmes sur notre gauche la route du canal montant à Serbend pour prendre une route plus directe et d’un terrain plus solide. Nous arrivâmes par l’ancien Saraks et le Tehechme, au lever du soleil, en vue de la forteresse de Saraks, le soir du 5 décembre, après avoir parcouru, en trente-huit heures à peu près, dont vingt-cinq seulement à cheval, mais à une allure soutenue, une distance que l’armée persane n’avait pu franchir en moins de vingt jours.

Deux cavaliers allèrent prévenir le gouverneur de Saraks pour éviter en passant quelques coups de canon, car là aussi on tire sur tout ce qui paraît à l’horizon ; ensuite nous nous dirigeâmes sur la ruine d’Ourlou-Baba pour y attendre Abdal, entré dans Saraks. À son retour, il y eut entre les Turcomans un entretien secret qui ne m’annonçait rien de bon, à en juger par le jeu de leurs physionomies. En effet, Abdal m’expliqua que les cinq prisonniers turcomans promis n’étaient pas à Saraks, qu’il n’osait se confier à la parole des Persans, et qu’étant négociateur responsable de ces cinq prisonniers vis-à-vis des Turcomans, il allait être obligé de me conduire et de me garder à Marv.

J’affectai un air très-indifférent et je lui dis qu’il était libre d’agir comme il l’entendrait. La journée se passa en pourparlers avec Saraks. Le soir nous allâmes camper aux environs de l’ancien Saraks où nous passâmes la nuit. Les Turcomans parlèrent encore à voix basse et je pus comprendre qu’ils disaient « que retourner à Marv serait une imprudence, et qu’on ne savait pas ce qui pouvait arriver ; on pouvait rencontrer une maraude ennemie ; si j’étais tué, que deviendraient les otages ? » etc. Je me rassurai donc et m’endormis plein de confiance dans la Providence qui jusque-là ne m’avait pas abandonné.

Le matin, Abdal me dit que, tout bien considéré, si je lui jurais que ses cinq prisonniers lui seraient rendus, il consentait à me faire entrer dans Saraks où il resterait mon hôte jusqu’à l’arrivée de la caravane de Méched. Je le lui jurai, et nous montâmes à cheval avec quatre de ses cavaliers.

Une demi-heure après j’étais dans les murailles de Saraks, le 6 décembre 1861, après quatorze mois d’une dure captivité. Cette fois, j’étais libre ! Sans trahir la moindre émotion devant les assistants, je me découvris, adressant mes vœux et l’expression de ma reconnaissance à tous ceux qui, directement ou indirectement, avaient coopéré à ma délivrance.

La caravane de ravitaillement ne tarda pas à arriver, avec les cinq prisonniers turcomans, qui furent immédiatement remis entre les mains d’Abdal. En même temps, elle apporta la nouvelle de la mort de Méhémet-Cheik, à l’occasion de laquelle les Persans tirèrent le canon, tandis que les Turcomans étaient consternés ; tous ceux d’entre eux qui n’avaient pas affaire à Saraks prièrent le gouverneur de leur faire ouvrir les portes et s’en retournèrent au Tekké.

Ce Méhémet-Cheik, serdar, était un vieillard de soixante et quelques années, exerçant le brigandage avec une grande intelligence et un rare bonheur depuis une quarantaine d’années. Aussi jouissait-il de l’estime et de la vénération de tous les Turcomans, qui le considéraient, non-seulement comme le chef le plus habile et le plus brave de tous, mais encore comme un véritable héros. J’ai dit comment son départ de la tribu des Toposes avait retardé le mien. Il avait rencontré dans les environs de Karaboghra, à quelques lieues de Méched, plusieurs colonnes de cavalerie persane ; l’une d’elles surprit la maraude et l’entoura de façon à lui couper la retraite. Trente Turcomans furent tués dans le combat. Méhémet-Cheik, un bras cassé, ne cessa point de combattre ; il fut tué d’une balle dans la tête. Les trente derniers cavaliers forcés à se rendre, après un combat désespéré contre cinq cents Persans, furent conduits à Méched, avec les têtes des morts et un bras de Méhémet-Cheik. Les Persans ont coutume de conserver les têtes de leurs ennemis après en avoir enlevé la peau et les avoir remplies de paille.

Le 18 décembre, je me mis en route dans la direction de Méched, avec la caravane, composée d’un régiment de cent cavaliers et de deux pièces de canon.

Nous trouvâmes de la glace et de la neige dans la vallée d’Arderbend ; mais j’entrai à Méched par un beau temps, le 24 décembre, et j’y restai jusqu’au départ d’une forte caravane qui devait partir vers la fin de janvier pour Téhéran. On avait confié à cette caravane la garde des prisonniers turcomans, la plupart solidement liés sur des chameaux. Quand on arrivait aux stations ils étaient déliés, la tête toujours prise dans un anneau fixé à une chaîne.

En approchant de Téhéran, j’aperçus avec attendrissement mes amis (compatriotes et étrangers) qui venaient à ma rencontre : ce fut au milieu d’eux que j’atteignis la porte de la ville. Cette bonne colonie européenne me témoignait sa joie en poussant sur le chemin des charges et des hourras.

Dans mon impatience, j’avais laissé en arrière la caravane ; elle n’arriva que le lendemain conduisant les compagnons de Méhémet-Cheik et portant au bout des baïonnettes les têtes en manière de trophées. Ce cortége traversa toute la ville aux acclamations de la populace et ne s’arrêta que hors et près de la porte Davolet, où les Turcomans furent liés les bras en l’air à des piquets enfoncés dans la muraille.

Presque tous les habitants de la ville accoururent pour jouir du spectacle de leur supplice. Les Turcomans, avec leur sang-froid et leur dignité ordinaire, marchèrent à la mort sans trahir la moindre émotion ; les plus valides portaient sur leurs épaules ceux de leurs compagnons que leurs blessures empêchaient de marcher.

Les bataillons qui devaient fusiller les Turcomans se placèrent à une grande distance afin de prolonger le plus possible ce tir à la cible ; mais les officiers européens, condamnés par leur position à se trouver là avec les régiments, firent observer au ministre de la guerre, qui commandait et surveillait l’exécution, que ces dispositions cruelles étaient contre toutes les règles admises chez les peuples civilisés. Ce ne fut qu’à force d’instances qu’ils obtinrent de faire tirer de plus près. Pendant cette tuerie qui dura assez longtemps on n’entendit


Une porte de Téhéran. — Dessin de E. Thérond d’après une photographie.


pas une plainte, pas un cri ; deux ou trois prisonniers dont les liens avaient été coupés par les balles quittèrent la muraille, se rapprochèrent des fusils et s’assirent tranquillement en attendant une mort plus prompte. Après l’exécution, la populace se rua sur les victimes et hacha à coup de camas les cadavres encore palpitants.

H. de Blocqueville.



  1. Fin. — voy. pages 225 et 241.