Que devons-nous faire ?/03

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 19-28).
◄  II
IV  ►


III

Le soir même, au retour de ma visite à la maison Liapine, j’ai raconté mes impressions à un ami. Mon ami, un citadin, se met à me dire, non sans plaisir, que c’est le phénomène de la vie le plus naturel, que moi seul, à cause de mon provincialisme, j’y vois quelque chose de particulier, mais que ce fut et sera toujours ainsi, que ce doit être, que c’est une condition nécessaire de la civilisation, et qu’à Londres c’est pire… Dans ceci, il n’y a donc rien de mauvais et l’on n’en peut être mécontent. Je me mis à contredire mon ami, mais avec tant d’ardeur, d’emportement que ma femme accourut de l’autre chambre en demandant ce qui était arrivé ; il arrivait que moi-même, sans le remarquer, des larmes dans la voix, je criais et agitais les mains contre mon ami. Je criais : « On ne peut vivre ainsi !… On ne peut vivre ainsi ! Ce ne peut être ! » On me fit honte de mon emballement inutile, on me dit que je ne pouvais jamais causer tranquillement, que je m’énervais d’une façon désagréable et surtout, on me prouva que l’existence de ces malheureux ne pouvait être une raison pour empoisonner la vie de mon entourage.

Je compris que c’était juste et me tus ; mais, au fond de mon âme, je sentais que j’avais raison et ne pouvais me calmer.

La vie urbaine, qui auparavant m’était déjà étrangère, maintenant m’écœurait tant, que tout ce plaisir de la vie luxueuse qui, jusqu’alors, me semblait désirable, devenait pour moi une souffrance. J’avais beau essayer de trouver en mon âme des justifications de notre vie, je ne pouvais pas, sans trouble, voir mon salon ni ceux des autres, ni la table bien garnie, ni la voiture, ni le gros cocher bien payé, ni les magasins, ni les théâtres, ni les réunions. À côté de tout cela, il m’était impossible de ne pas voir les habitants affamés, glacés, humiliés de la maison de Liapine. Je ne pouvais me débarrasser de l’idée que ces deux choses sont liées, que l’une provient de l’autre. Je me rappelle que ce sentiment de ma culpabilité qui m’était apparu au premier moment, était resté en moi, mais bientôt un autre s’élevait et l’effaçait.

Quand je racontais à mes proches, amis et connaissances, mes impressions de la maison Liapine, tous me répondaient ce que m’avait répondu le premier ami, contre qui je m’étais emporté. En outre on approuvait ma bonté, ma sensibilité, on me laissait comprendre que ce spectacle n’avait agi si fortement sur moi que parce que moi, Léon Nikolaïevitch, je suis très bon et très doux. Et je le croyais volontiers.

Avant que j’eusse pu me ressaisir, au lieu du sentiment de remords, de repentir que j’éprouvais au commencement, il y avait déjà en moi un sentiment de satisfaction de ma vertu et le désir de la montrer aux hommes.

Il est probable en effet, me disais-je, que ce n’est pas moi, avec ma vie luxueuse, qui suis coupable en cela, mais que ce sont les conditions nécessaires de la vie. Le changement de ma vie ne peut réparer le mal que j’ai vu. En changeant ma vie je ne ferais que me rendre malheureux, moi et les miens, et les miséreux resteraient ce qu’ils sont.

Aussi mon but n’était-il plus de modifier ma vie, comme il m’avait semblé tout d’abord, mais d’aider, autant qu’il était en mon pouvoir, à améliorer la situation de ces malheureux qui avaient excité ma compassion. Une chose est certaine : j’étais très bon, très doux et désirais faire le bien du prochain ; et j’ai commencé à réfléchir au plan d’une activité bienfaisante où je pourrais montrer toute ma vertu. Je dois dire cependant, qu’en réfléchissant à cette activité bienfaisante, je sentais tout le temps, au fond de mon âme, que ce n’était pas cela, mais, comme il arrive souvent, l’activité de la raison, de l’imagination, étouffait en moi cette voix de la conscience. C’était l’époque du recensement. Ce me sembla l’occasion de fonder les œuvres de bienfaisance par quoi je voulais montrer ma vertu. Je connaissais plusieurs des établissements et sociétés de bienfaisance existant à Moscou, mais toute leur activité me semblait mal dirigée et inefficace en comparaison de ce que je voulais faire, et j’inventai ceci : exciter parmi les riches la compassion pour la misère de la ville, recueillir de l’argent, réunir des gens désireux de participer à cette œuvre ; en profitant du recensement, parcourir tous les asiles de la misère et, en outre du travail du recensement, entrer en contact avec les malheureux, apprendre les détails de leurs misères, les secourir par l’argent ou le travail, les aider à quitter Moscou, aider au placement des enfants dans les écoles, des vieillards dans les asiles et les hospices. Je pensais encore que, parmi les gens qui s’occuperaient de cela, il se formerait une société permanente, qui, en se partageant les arrondissements de Moscou, veillerait à ce que la pauvreté et la misère n’y reparussent plus, en les détruisant dès leur apparition ; une société qui remplirait moins le rôle de guérir que de créer l’hygiène de la pauvreté de la ville. Je me représentais déjà non seulement qu’il n’y aurait plus de mendiants dans la ville, mais même de besogneux, et que c’était moi qui ferais tout cela, et qu’après, nous tous les riches, serions tranquillement assis dans nos salons, mangerions des dîners de cinq plats, irions en voiture au théâtre et aux réunions sans être gênés par le spectacle que j’avais vu dans la maison de Liapine.

Ce plan fait, j’écrivis sur ce sujet, et avant de donner mon travail à l’imprimerie, je fus chez des connaissances de qui j’espérais de l’aide.

À tous ceux que je vis ce jour-là (je m’adressais spécialement aux gens riches), je dis la même chose, presqu’exactement ce que j’avais écrit dans l’article : je proposais de profiter du recensement pour connaître au juste la misère à Moscou et y remédier par les œuvres et l’argent, et faire de telle sorte qu’il n’y eût plus de pauvres à Moscou, et que nous, les riches, nous pussions, avec la conscience tranquille, jouir des biens de la vie auxquels nous étions habitués. Tous m’écoutaient attentivement, sérieusement, mais avec tous, sans exception, cela se passait de la même manière. Dès que mes auditeurs comprenaient de quoi il s’agissait, ils paraissaient gênés et un peu honteux, principalement pour moi, qui avais pu dire de telles bêtises, mais dont on ne pouvait dire carrément : ce sont des bêtises, comme s’il eût existé une cause extérieure, obligeant les auditeurs à approuver ma bêtise.

— Ah ! oui, sans doute, ce serait très bien, me disait-on ; sans doute, il est impossible de ne pas souscrire à cela ; oui votre idée est très bonne ; moi-même j’y avais pensé, mais… Chez nous, on est, en général, si indifférent qu’on ne peut pas compter sur un gros succès… Cependant, de mon côté, bien entendu, je suis prêt(ou prête), à aider…

Tous me disaient la même chose. Tous étaient d’accord, mais consentaient, me semblait-il, non parce qu’ils étaient persuadés, mais pour quelque cause extérieure qui ne leur permettait pas de n’y point consentir. Je le remarquais rien qu’à ce fait que pas un seul parmi ceux qui me promettaient une aide d’argent, pas un ne mentionnait la somme qu’il avait l’intention de donner, de sorte que je devais la fixer moi-même et demander : — « Alors je puis compter sur vous jusqu’à 300 ou 200 ou 100 ou 25 roubles ? » et pas un ne me remettait l’argent ; je note ceci parce que, quand les hommes donnent de l’argent pour une chose qu’ils désirent, ordinairement ils se hâtent de le donner. Pour une loge au spectacle de Sarah Bernhardt on donne l’argent tout de suite, pour être sûr d’avoir la loge. Et là, de tous ceux qui consentaient à donner de l’argent et exprimaient leur sympathie, pas un ne proposait de me remettre l’argent séance tenante, ils ne faisaient que consentir tacitement à la somme que je fixais. Dans la dernière maison où je fus ce soir-là, je trouvai par hasard une grande société. La maîtresse de la maison s’occupait de bienfaisance depuis plusieurs années. Près du perron stationnaient quelques voitures ; quelques valets en riches livrées étaient assis dans l’antichambre. Dans le grand salon, devant deux tables éclairées, étaient assises des dames et des jeunes filles parées de belles toilettes et de riches ornements. Elles habillaient de petites poupées. Il y avait quelques jeunes gens autour des dames. Les poupées habillées par ces dames devaient être tirées en tombola pour les pauvres.

La vue de ce salon et des gens qui s’y trouvaient me frappa désagréablement. Outre que la fortune des gens réunis là était de quelques millions, que les revenus de ce capital dépensés pour les robes, les dentelles, les bronzes, les broches, les voitures, les chevaux, les livrées, les valets valaient cent fois plus que les choses fabriquées par ces dames ; outre cela, les dépenses de ces dames et de ces messieurs, les voyages aller et retour, les gants, le linge, les voitures, les bougies, le thé, le sucre, les gâteaux, coûtaient à la maîtresse de la maison cent fois plus que ce qu’on préparait ici. Je voyais tout cela, c’est pourquoi je pouvais comprendre qu’ici je ne trouverais pas de sympathie pour mon œuvre. Mais j’étais venu là pour l’exposer et quelque pénible que ce me fût, je dis ce que je voulais dire. (Je dis presque tout ce que j’avais écrit dans mon article.)

Une des personnes présentes proposa de l’argent, en disant qu’elle ne se sentait pas le courage, vu sa sensibilité, d’aller chez les pauvres, mais qu’elle donnerait de l’argent ; combien donnerait-t-elle et quand, elle ne le dit pas. Une autre personne et un jeune homme me proposèrent leurs services pour aller chez les pauvres. Mais je n’acceptai pas leur offre. La principale personne à qui je m’adressai me dit qu’on ne pourrait faire beaucoup, parce qu’on avait peu de moyens, parce que les gens riches de Moscou étaient très limités et qu’on leur avait déjà demandé à tous tout ce qu’on pouvait demander ; qu’on avait déjà donné à tous ces bienfaiteurs des grades, des médailles et autres honneurs, que, pour la réussite matérielle, il fallait obtenir des autorités de nouveaux honneurs, que c’était le seul moyen efficace, mais qu’il était très difficile…

Ce jour-là, en rentrant chez moi, je me suis couché non seulement avec le pressentiment qu’il ne sortirait rien de mon idée, mais avec la honte et la conscience d’avoir fait, tout ce jour, quelque chose de très vilain, de honteux.

Mais je n’abandonnai pas mon œuvre : 1o elle était commencée et une fausse honte m’empêchait de reculer ; 2o non seulement le succès de cette affaire, mais le fait de m’en occuper, me donnait la possibilité de continuer à vivre comme je vivais, et l’insuccès me jetait dans la nécessité de renier ma vie et de chercher une nouvelle voie. C’est ce dont j’avais peur, inconsciemment. Je ne me fiai pas à la voix intérieure et continuai l’œuvre commencée.

Je donnai à imprimer mon article[1], je le lus après, en épreuves, à l’Hôtel-de-Ville. Je le lus en rougissant jusqu’aux larmes et, en balbutiant tant, que j’en étais gêné. Je vis que mes auditeurs ne l’étaient pas moins.

Après avoir terminé ma lecture, je demandai si ceux qui dirigeaient le recensement acceptaient ma proposition de garder leurs places pour être intermédiaires entre la société et les besogneux. Il se fit un silence gênant. Ensuite deux orateurs eurent la parole. Leurs discours parurent délivrer l’auditoire de la gêne causée par ma proposition. On m’exprima de la sympathie, mais on me montra combien peu pratique était l’idée encouragée par tous. Tous se sentirent soulagés. Mais après, désirant à tout prix atteindre mon but, je demandai aux organisateurs en particulier, s’ils consentaient, au cours du recensement, à étudier la misère et à garder leurs places pour être intermédiaires entre les pauvres et les riches ; tous se sentirent de nouveau gênés. Leurs regards semblaient me dire : « Par respect pour toi, on a étouffé ta sottise, et tu la sors de nouveau ! » Telle était l’expression de leurs visages, mais en paroles, ils me dirent qu’ils consentaient, et deux d’entre eux, chacun à part, parurent se mettre d’accord et me dirent dans les mêmes termes : « Nous nous considérons comme moralement obligés de le faire. » Même impression fit ma proposition aux étudiants recenseurs quand je leur dis que, pendant le recensement, outre le but direct, nous poursuivrions aussi celui de la bienfaisance. Pendant que nous causions de cela, je remarquais qu’ils avaient honte de me regarder dans les yeux, comme on a honte de regarder dans les yeux un brave homme qui dit des bêtises. Mon article produisit la même impression sur le directeur du journal, quand je le lui remis ; sur mon fils, sur ma femme, sur les gens les plus divers. Tous se sentaient gênés, mais tous croyaient nécessaire d’encourager l’idée elle-même, et tous, après cette approbation, commençaient à exprimer leur doute quant au succès et (tous sans exception) à clamer l’indifférence et l’apathie de notre société et de tous les hommes ; soi excepté bien entendu.

Au fond de mon âme je continuais à sentir que tout cela n’était pas ce qu’il fallait, et qu’il n’en sortirait rien, mais l’article était inséré, j’avais promis de participer au recensement, j’avais mis l’affaire en train, et déjà elle m’entraînait.

  1. Sur le recensement à Moscou, 1882, voir l’appendice.