Que devons-nous faire ?/15

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 112-121).
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XV

Je me mis à examiner l’affaire d’un troisième côté, purement personnel.

Parmi les faits qui me frappaient particulièrement au cours de mon activité bienfaisante, il y en avait un très étrange que, pendant longtemps, je ne pouvais m’expliquer. Voici ce que c’était. Chaque fois qu’il m’arriva, dans la rue ou à la maison, de donner à un pauvre, sans lui parler, une petite pièce quelconque, j’ai vu, ou il m’a semblé voir, le plaisir et la reconnaissance sur le visage du pauvre, et moi-même, j’éprouvais, par cette forme de la bienfaisance, un sentiment agréable : je voyais que je faisais ce qu’un homme désirait et attendait de moi. Mais si je m’arrêtais avec le pauvre et l’interrogeais avec bienveillance sur sa vie ancienne et actuelle, si j’entrais plus ou moins dans les détails de sa vie, je sentais que je ne pouvais plus donner trois ou vingt kopeks, je me mettais à chercher de l’argent dans ma bourse en me demandant combien il fallait donner. Je donnais toujours plus et je voyais chaque fois, que le pauvre s’éloignait de moi mécontent. Si ma connaissance avec le pauvre était encore plus avancée, mon incertitude sur ce qu’il fallait lui donner, augmentait encore plus, et, combien que je donnasse, le pauvre devenait encore plus sombre et mécontent. C’était général : si, après m’être rapproché d’un pauvre, je lui donnais trois roubles et plus, presque toujours, je le voyais s’assombrir, même le mécontentement et la colère passaient sur son visage, et il arrivait qu’après avoir reçu dix roubles, il s’éloignait sans même dire merci, comme si je l’avais offensé ; et moi dans ces cas, je me sentais toujours gêné, honteux et coupable. Si pendant des semaines, des mois, des années, je suivais le pauvre, je l’aidais, lui exprimais mes avis et me rapprochais de lui ; alors ce rapprochement devenait une souffrance. Je voyais que le pauvre me méprisait, et je sentais qu’il avait raison.

Quand je passe dans la rue, et que lui, qui se tient là, me demande, comme aux autres passants, trois kopeks, si je les lui donne, alors je suis pour lui, un passant bon, généreux, qui donne le fil dont on tisse la chemise pour un homme nu[1]. Il n’attend rien de plus que le fil, et si je le lui donne il me bénit sincèrement. Mais si je m’arrête et cause avec lui comme avec un homme ; si je lui montre que je veux être plus qu’un passant ; si, comme il arrive souvent, il pleure en me racontant ses peines, alors il ne voit plus en moi un passant, mais ce que je désire lui paraître : un homme bon. Et si je suis un homme bon, ma bonté ne peut s’arrêter à vingt kopeks, à dix roubles, ni à des milliers de roubles. On ne peut être un homme à demi bon. Supposons que je lui donne beaucoup, que je l’habille, le remette sur pied, de sorte qu’il puisse vivre sans aide. Puis n’importe comment, par malheur ou par faiblesse, il perd tout, de nouveau il n’a plus ni pardessus, ni linge, ni l’argent que je lui ai donné. De nouveau, il a froid et faim ; de nouveau, il vient chez moi. Pourquoi lui refuserais-je ? Le motif de mon activité étant d’atteindre un but défini, matériel, donner tant de roubles, ou un pardessus, je pourrais, les ayant donnés, rester tranquille, mais le motif de mon activité n’est pas celui-ci, il est d’être bon, c’est-à-dire de me voir en chacun de mes semblables. Chaque homme comprend la bonté de cette façon et non d’une autre, par conséquent, même s’il dépense au cabaret vingt fois ce que vous lui avez donné et que de nouveau il ait faim et froid, si vous êtes un homme bon, vous ne pouvez pas ne pas lui donner encore, vous ne pouvez jamais cesser de lui donner si vous avez plus que lui. Si vous reculez devant cela, vous montrez que tout ce que vous avez fait n’est pas dû à votre bonté, mais à ce que vous avez voulu passer pour un homme bon aux yeux des autres.

Et voilà, j’éprouvais une honte douloureuse avec de pareils hommes, devant lesquels il me fallait reculer, cesser de donner, et ainsi renoncer à la bonté.

Qu’était cette honte ? Cette honte je l’ai éprouvée à la maison de Liapine, et avant et après à la campagne, quand il me fallait distribuer de l’argent ou autre chose aux pauvres, et dans mes visites chez les pauvres de la ville.

Une occasion récente m’a rappelé vivement cette honte et m’a conduit à l’explication de la cause de la honte que j’éprouvais en donnant de l’argent aux pauvres.

C’était à la campagne. Il me fallait vingt kopeks pour donner à un chemineau. Je les envoyai chercher par mon fils. Il apporta vingt kopeks au chemineau et me dit qu’il les avait empruntés au cuisinier. Quelques jours après, des chemineaux passaient de nouveau ; j’avais besoin de vingt kopeks, mais je n’avais qu’un rouble. Je me suis rappelé que je devais de l’argent au cuisinier. J’allai à la cuisine, espérant y trouver de la petite monnaie. J’ai dit : « Je vous ai emprunté vingt kopeks, voici un rouble. » J’achevais à peine que le cuisinier appelait sa femme dans l’autre chambre : « Paracha, prends, » dit-il. Supposant qu’elle avait compris ce que je voulais, je lui donnai un rouble. Il faut remarquer que le cuisinier était chez nous depuis une semaine, que j’avais vu sa femme, mais ne lui avais jamais parlé. Comme je m’apprêtais à lui dire de me donner de la petite monnaie, elle se pencha rapidement vers ma main pour la baiser. Elle pensait évidemment que je lui donnais le rouble. Je murmurai quelque chose et sortis de la cuisine. J’avais honte comme je n’avais eu de longtemps. J’étais crispé ; je sentais en sortant de la cuisine que je grimaçais et gémissais de honte. Cette honte inattendue et, comme il me semblait, imméritée, me frappait particulièrement parce que, depuis longtemps, je n’en avais éprouvé, et parce qu’il me semblait que moi, un vieillard, je ne la méritais pas. Cela me frappa beaucoup. Je le racontai à mes familiers, à mes connaissances ; tous convinrent qu’ils auraient éprouvé le même malaise. Je me mis à me demander pourquoi j’avais honte ? La réponse me fut donnée par un cas qui m’était arrivé autrefois à Moscou.

J’y ai réfléchi, et j’y ai trouvé l’explication de la honte que j’avais éprouvée dans le cas de la femme du cuisinier, et de toutes les sensations de honte que j’avais éprouvées pendant mon activité bienfaisante à Moscou et que j’éprouvais chaque fois qu’il m’arrivait de donner quelque chose de plus que cette petite aumône aux mendiants et aux chemineaux à qui je suis habitué de donner, ce que je considère non comme une œuvre de bienfaisance, mais comme un acte de convenance, de politesse. Si un homme vous demande du feu, il faut lui allumer une allumette, si on en a ; si un homme vous demande trois ou dix kopeks, ou même quelques roubles, il faut les lui donner si on les a. C’est affaire de politesse et non de bienfaisance.

Voici quel cas m’était arrivé : J’ai déjà parlé de deux paysans avec qui, deux ans avant, j’avais scié du bois. Un jour, un samedi soir, à la nuit tombante, j’allai avec eux en ville. Ils allaient chez le patron toucher leur salaire. Près du pont Dragomilovsky nous rencontrâmes un vieillard. Il demandait l’aumône ; je lui donnai vingt kopeks. Je pensai faire ainsi bonne impression sur Siméon avec qui j’avais causé choses religieuses. Siméon, ce paysan de la province de Vladimir, qui avait, à Moscou, sa femme et deux enfants, s’arrêta aussi, retourna le pan de son caftan, tira sa bourse et, en y cherchant, prit trois kopeks. Il les donna au vieux et demanda deux kopeks de monnaie. Le vieux montra dans sa main deux pièces de trois kopeks et une d’un kopek. Siméon regarda, voulut prendre un kopek, mais, réfléchissant, il souleva son bonnet, se signa et partit en laissant au vieux ses trois kopeks. Je connaissais bien la situation matérielle de Siméon ; il n’avait ni maison, ni propriété. Jusqu’à ce jour, quand il donna ces trois kopeks, il avait économisé six roubles cinquante ; alors, six roubles cinquante, c’était toute sa fortune. Moi, j’avais environ six cent mille roubles ; j’avais femme et enfants, Siméon aussi. Il était plus jeune que moi et avait moins d’enfants, mais les siens étaient petits et moi, j’avais déjà deux enfants en âge de travailler, de sorte que nos positions, sauf la situation économique, étaient égales ; la mienne était peut-être plus avantageuse. Il avait donné trois kopeks, moi vingt, à quoi correspondait ce que nous avions donné chacun ? Que devais-je donner pour faire ce qu’avait fait Siméon ? Il avait six cents kopeks, il en avait donné un, puis deux ; moi j’avais six cent mille roubles. Ainsi, pour donner ce que Siméon avait donné, il m’eût fallu donner trois mille roubles et demander deux mille d’appoint, puis laisser aussi ces deux mille au vieillard, me signer et m’en aller en causant tranquillement de la vie des ouvriers aux fabriques et du prix du foie au marché de Smolensk. Je réfléchis aussitôt à cela, mais ce fut seulement longtemps après que j’en pus tirer la conclusion qui en découle forcément. Cette conclusion est si extraordinaire et paraît si étrange que, malgré son exactitude mathématique, il faut beaucoup de temps pour s’y habituer. Il semble toujours qu’il y a quelque erreur, mais il n’y en a point. Il n’y a que les terribles ténèbres d’erreurs dans lesquelles nous vivons. C’est cette conclusion où j’arrivai, et dont je reconnus l’indiscutabilité, qui m’expliqua ma honte devant la femme du cuisinier et devant tous les pauvres auxquels je donnais et donne de l’argent.

En effet, qu’était-ce que cet argent que je donnais aux pauvres et que la femme du cuisinier pensait que je lui donnais ? Le plus souvent c’était une si minime partie de mon argent qu’il était même impossible de l’exprimer par un chiffre pour Siméon et la femme du cuisinier. C’est, en général, un millionnième ou à peu près ! Je donne si peu que l’argent que je distribue ne peut m’être une privation : c’est seulement un plaisir qui m’amuse à mes heures. La femme du cuisinier l’avait compris ainsi. Si je donne un rouble ou vingt kopeks à celui qui vient de la rue, alors pourquoi ne lui donnerais-je pas également un rouble ? Pour la femme du cuisinier cette distribution d’argent est la même chose que la distribution de pain d’épices que font les seigneurs au peuple. C’est l’amusement de gens qui ont un argent fou. J’avais honte parce que l’erreur de la femme du cuisinier me montrait nettement cette opinion qu’elle et tous les gens pauvres doivent avoir sur mon compte : « Il jette un argent fou ! c’est-à-dire de l’argent qui n’est pas acquis par le travail ».

En effet, d’où vient mon argent, comment est-il chez moi ? J’en ai reçu une partie des terres qui me viennent de mon père : le paysan a vendu sa dernière brebis, sa vache pour me le donner ; une autre partie de mon argent me vient de mes œuvres, de mes livres. Si mes livres sont nuisibles, alors on ne les achète que par la séduction, et l’argent que j’en reçois est mal acquis. S’ils sont utiles, c’est encore pire. Je ne les donne pas gratuitement aux hommes, mais je leur dis : donnez-moi dix-sept roubles et je vous les donnerai. Là-bas le paysan vend sa dernière brebis ; ici le pauvre étudiant, le professeur, chaque homme pauvre se privent du nécessaire pour me donner cet argent. Et voilà, j’ai ramassé ainsi beaucoup d’argent et qu’en ai-je fait ? J’apporte cet argent en ville et je le donne aux pauvres seulement quand ils remplissent mes caprices et viennent ici, en ville, nettoyer pour moi le trottoir, les réverbères, les bottes, travailler pour moi aux fabriques. En échange de cet argent, je marchande chez eux tout ce que je puis, c’est-à-dire je tâche de leur donner le moins possible et de recevoir d’eux le plus possible. Tout à coup, à l’improviste, je me mets à donner de l’argent aux pauvres, pas à tous, mais seulement à qui bon me semble. Comment donc chaque pauvre n’attendra-t-il pas que sur lui tombe aussi un peu de la chance d’être un de ceux à qui je m’amuse à distribuer mon argent fou ? C’est ainsi que tous me considèrent. C’est ainsi que me considérait la femme du cuisinier.

J’étais tellement égaré que, spolier d’une main des milliers de roubles aux pauvres, et de l’autre jeter des kopeks à qui bon me semblait, j’appelais cela : le bien. Il n’est donc pas étonnant que j’eusse honte.

Oui, avant de faire le bien, je dois me placer moi-même en dehors du mal. Je dois me placer en de telles conditions que j’y cesse de faire le mal, autrement toute ma vie est le mal. J’aurais beau donner cent mille roubles, je ne serais pas encore dans cette situation où l’on peut faire le bien, parce qu’il m’en restera encore cinq cent mille. Quand je n’aurai rien, alors je pourrai faire un peu de bien, au moins celui que faisait la prostituée en soignant pendant trois jours la malade et son enfant. Et cela me semblait si peu ! Et moi j’osais rêver du bien ! Ce que du premier coup m’a dit la vue des affamés et des gens glacés de la maison de Liapine, à savoir que j’en suis coupable et qu’on ne peut pas, qu’on ne peut pas vivre comme j’ai vécu, que c’est impossible, impossible ; c’était là la seule vérité.

Alors que faut-il faire ?

  1. L’auteur fait ici allusion au proverbe russe que voici : « Si chacun donne un fil, l’homme nu sera vêtu. » (N. d. T.)