Que devons-nous faire ?/16

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 122-129).
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XVI

J’avais eu de la peine à arriver à cette conception, mais une fois là, j’étais terrifié de l’erreur dans laquelle j’avais vécu. J’étais dans la fange jusqu’aux oreilles et je voulais en tirer les autres.

En effet, que voulais-je ? Je voulais faire le bien aux autres, faire que les hommes n’eussent ni froid ni faim, qu’ils pussent vivre comme des hommes. Je le voulais et je voyais que grâce aux violences, aux oppressions et aux diverses ruses auxquelles je participais, on prend le nécessaire à ceux qui travaillent, tandis que ceux qui ne travaillent pas, et auxquels j’appartiens, profitent avec excès de ce travail des autres hommes.

Je voyais que la jouissance du travail d’autrui se distribue de telle façon que, plus la ruse qu’emploie l’homme, ou qu’employa celui dont il a reçu l’héritage, est habile et compliquée, plus il profite du travail des autres, et moins il se donne lui-même de peine.

D’abord ce sont les Stiglitz, les Derviz, les Morozov, les Démidov, les Ussoupov, ensuite les gros banquiers, les marchands, les propriétaires fonciers, les fonctionnaires. Ensuite les banquiers moyens, les marchands, les fonctionnaires, les propriétaires fonciers, auxquels j’appartiens. Ensuite, plus bas, les petits marchands, les cabaretiers, les usuriers, les policiers, les professeurs, les chantres, les employés ; ensuite les portiers, les valets, les cochers, les porteurs d’eau, les marchands ambulants, et à la fin les travailleurs, les ouvriers de fabriques et les paysans dont le nombre est aux premiers comme dix est à un. Je vis que la vie des neuf dixièmes du peuple travailleur exige par la nature même de cette vie des efforts et du travail comme chaque vie normale, mais que, grâce aux ruses avec lesquelles on prend à ces hommes le nécessaire et les place dans des conditions difficiles, cette vie devient chaque année plus dure et plus difficile. Au contraire, notre vie, celle des gens qui ne travaillent pas, grâce au concours des sciences et des arts, dirigés exprès vers ce but, devient, d’année en année, plus luxueuse, plus attrayante, plus garantie. Je vois qu’en notre temps, bien des ouvriers et surtout des vieillards, des femmes, des enfants de la classe ouvrière se meurent par un travail accru qui ne correspond pas à la nourriture, que cette vie n’est pas même garantie dans ses premiers besoins, et qu’à côté de cela, la vie des classes non ouvrières, auxquelles j’appartiens, devient chaque année de plus en plus facile et luxueuse, de plus en plus assurée et arrive enfin, pour les élus à qui j’appartiens, à ce point de sécurité que les contes de fées nous présentaient jadis comme un rêve, c’est-à-dire à l’état de possesseur d’une bourse contenant un rouble inépuisable ; à cette situation dans laquelle l’homme, non seulement est complètement délivré de la loi du travail pour soutenir sa vie, mais reçoit la possibilité de profiter sans travail de tous les biens de la vie, et de transmettre à ses enfants, ou à qui il voudra, cette bourse avec le rouble inépuisable.

Je vois que les produits du travail des hommes passent de plus en plus de la classe ouvrière à la classe non ouvrière, que la pyramide de l’édifice social paraît se transformer de telle sorte que les pierres de la base montent au sommet, et que la rapidité de ce passage croît en certaine progression géométrique. Je vois qu’il se passe quelque chose de semblable à ce qui se passerait dans une fourmilière, si la société de fourmis perdait le sentiment de la loi générale, et si, de la base de la fourmilière, des fourmis traînaient les produits en haut, rétrécissaient sans cesse la base, élargissaient le sommet, et avec cela faisaient passer d’autres fourmis de la base au sommet. Je vois que devant les hommes, au lieu de l’idéal de la vie de travail, se pose celui de la bourse avec le rouble inépuisable. Les riches, et je suis de leur nombre, par diverses ruses se fabriquent ce rouble inépuisable, et, pour en profiter, ils vont en ville, dans ce lieu où l’on ne produit rien, et où l’on engloutit tout. Les pauvres travailleurs, dépouillés pour que les riches aient ce rouble inépuisable, aspirent à l’aller chercher à la ville, et là-bas ils s’attaquent aussi aux ruses ; alors, ou ils se font une situation telle, qu’ils peuvent, en travaillant peu, jouir de beaucoup et aggravent ainsi la situation des ouvriers, ou ils n’atteignent pas à cette situation et périssent et tombent au nombre de ces gens affamés et transis des asiles de nuit, nombre qui augmente avec une rapidité extraordinaire.

J’appartiens à cette catégorie de gens qui, par des ruses, prennent au travailleur le nécessaire, et se sont fait, par les dites ruses, ce rouble magique, inépuisable qui séduit les malheureux. Je veux aider les hommes et alors il est clair que je dois, avant tout, d’un côté, ne pas les spolier comme je le fais, et d’autre part, ne pas les séduire. Et, au lieu de cela, moi, par les ruses les plus habiles, les plus compliquées, les plus méchantes, élaborées par les siècles, je me suis fait la situation du rouble magique inépuisable, c’est-à-dire une situation dans laquelle je puis, sans jamais travailler, faire travailler pour moi des centaines et des milliers de gens. C’est ce que je fais. Et je m’imagine que je plains les gens et veux leur aider ! Je suis assis sur le cou d’un homme, je l’écrase et j’exige qu’il me porte, et sans descendre de son dos je me convaincs moi-même et je cherche à convaincre les autres que je le plains beaucoup et que je veux améliorer sa situation par tous les moyens possibles, excepté celui de descendre.

C’est pourtant simple ! Si je veux aider les pauvres, c’est-à-dire faire que les pauvres ne soient plus pauvres, je ne dois pas produire ces mêmes pauvres. Suivant mon caprice, je donne aux pauvres qui se sont égarés de la voie de la vie, des dizaines, des centaines de roubles, et, avec ces mêmes roubles, j’en prends des milliers aux gens qui ne sont pas encore égarés dans cette voie et par cela je les rends pauvres et, en plus, je les déprave.

C’est très simple, mais il m’était très difficile de le comprendre, de ne faire aucune réserve qui justifiât ma situation. Cependant je m’avouai ma faute et tout ce qui, auparavant, semblait étrange, compliqué, vague, insoluble, devint compréhensible et simple. L’orientation de ma vie, qui découlait de cette explication, au lieu d’être sombre, vague et tourmentée, est devenue simple, claire, agréable. Que suis-je, moi, qui veux aider les hommes ? Je veux aider les hommes, et je me lève à midi, après le whist à quatre bougies, fatigué, veule, exigeant l’aide et le service de centaines de personnes. Je veux aider qui ? Les hommes qui se lèvent à cinq heures du matin, dorment sur des planches, se nourrissent de chou et de pain, savent labourer, faucher, manier la hache, atteler, coudre ; les hommes qui par la force, l’endurance, l’art et l’abstinence, sont cent fois plus forts que moi. Et moi je viens les aider ! Que puis-je éprouver, sauf la honte, en entrant en relations avec ces gens ? Les plus faibles parmi eux, un ivrogne, un habitant de la maison Rjanov, celui qu’on traite de paresseux, sont cent fois plus laborieux que moi. Leur bilan, c’est-à-dire le compte de ce qu’ils prennent aux hommes et de ce qu’ils leur rendent, est mille fois plus avantageux que le mien, si je compte ce que je prends aux hommes et ce que je leur donne.

Et je veux secourir ces hommes. Je veux aider les pauvres ! Mais qui sont les pauvres ? Il n’y en a pas un seul plus pauvre que moi. Moi, un parasite tout faible, bon à rien, qui ne puis exister que dans les conditions les plus favorables, qui ne puis exister que quand des milliers de gens travaillent pour soutenir cette vie inutile à personne ; c’est moi, le pou qui dévore les feuilles de l’arbre, qui veux aider à la croissance, à la santé de cet arbre, c’est moi qui veux le guérir !

Toute ma vie se passe ainsi : je mange, cause, écoute ; je mange, j’écris ou je lis, c’est-à-dire, de nouveau, je parle ou j’écoute. Je mange, je m’amuse ; je mange, je parle de nouveau et j’écoute. Je mange et je me couche, mais chaque jour, et rien de plus, et je ne puis faire autre chose. Pour que je puisse vivre ainsi, il est nécessaire que du matin au soir le portier, le sommelier, le cuisinier, le valet, le cocher, la blanchisseuse travaillent. Encore je ne parle pas du travail des hommes qui est nécessaire pour que ce cocher, ce cuisinier, ce valet, etc., aient les outils et les objets avec lesquels ils travaillent pour moi : hache, tonneau, brosses, vaisselle, meubles, verres, cirage, pétrole, foin, bois, viande. Tous ces gens travaillent péniblement toute la journée et chaque jour, afin que je puisse causer, manger et dormir ; et moi, homme misérable, je m’imagine pouvoir aider les autres, ces gens qui me nourrissent.

Il n’est pas étonnant que je n’aie secouru personne et que j’aie senti la honte ; le plus étonnant c’est qu’il ait pu me venir une idée si inepte. Cette femme qui soignait le vieux malade, l’aidait ; cette femme qui coupait un morceau de son pain, gagné par un pénible travail des champs, aidait le mendiant. Siméon qui donna trois kopeks gagnés par son travail, aida le mendiant : parce que ces trois kopeks représentaient en effet son travail. Mais moi, je n’ai servi personne, je n’ai travaillé pour personne, et je sais bien que mon argent ne représente pas mon travail.

Et j’ai senti que dans l’argent lui-même, dans sa possession, il y a quelque chose de vilain et d’immoral, que mon argent, du fait que je l’ai, est une des causes principales de ces maux que j’ai vus, et je me demande : Qu’est-ce que l’argent ?