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Quentin Durward/Chapitre 01

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 19p. 41-48).

QUENTIN DURWARD


CHAPITRE PREMIER.

LE CONTRASTE.


Regarde ce portrait et puis cet autre, images non ressemblantes de deux frères.
Shakspeare, Hamlet, acte III, scène iv


La fin du quinzième siècle prépara une suite d’événements qui eurent pour résultat d’élever la France à cette apogée formidable de puissance qui a toujours été un sujet de jalousie pour les autres nations de l’Europe. Avant cette époque, elle eut à lutter pour sa propre existence contre les Anglais, déjà en possession de ses plus belles provinces ; et les plus grands efforts de son roi, la valeur de ses habitants, purent à peine la préserver du joug de l’étranger ; mais ce n’était pas là le seul danger qui la menaçait : les princes qui possédaient les grands fiefs de la couronne, et particulièrement les ducs de Bourgogne et de Bretagne, étaient parvenus à rendre si légères leurs chaînes féodales, qu’ils ne se faisaient aucun scrupule de lever l’étendard contre leur seigneur suzerain, le roi de France, sous les prétextes les plus frivoles. Lorsqu’ils étaient en paix entre eux et avec lui, ils gouvernaient en princes absolus ; et la maison de Bourgogne, maîtresse de la province de ce nom, ainsi que de la partie la plus belle et la plus riche de la Flandre, était par elle-même si opulente, si puissante, qu’elle ne le cédait à la couronne de France, ni en force, ni en puissance, ni en éclat.

À l’imitation des grands feudataires, chaque vassal inférieur de la couronne s’arrogeait autant d’indépendance que la distance qui le séparait du chef suprême, l’étendue de son fief et les fortifications du chef-lieu de sa résidence le lui permettaient : ces petits tyrans, auxquels il n’était plus possible de faire sentir le frein des lois, se livraient impunément à l’oppression la plus violente, et à la cruauté la plus capricieuse. Dans l’Auvergne seule on comptait plus de trois cents de ces nobles indépendants, pour qui l’inceste, le meurtre et le pillage n’étaient que des actions habituelles et familières.

Outre ces monstruosités, un autre fléau, qui prenait sa source dans les guerres prolongées entre les Français et les Anglais, ajoutait encore aux malheurs déjà si grands de ce royaume à demi ruiné, et que déchiraient les dissensions. De nombreux corps de soldats, réunis en bande sous le commandement d’officiers qu’ils choisissaient eux-mêmes parmi les aventuriers les plus braves et les plus heureux, s’étaient formés, dans diverses parties de la France, du rebut de tous les autres pays. Ces soldats mercenaires vendaient leurs épées au plus offrant pour un temps limité ; et quand ils ne trouvaient pas à les vendre, ils faisaient la guerre pour leur propre compte, s’emparant de châteaux et de tours dont ils se faisaient des places de retraite, faisant des prisonniers dont ils tiraient de fortes rançons, mettant à contribution les villages sans défense, ainsi que les campagnes qui les environnaient, et justifiant, par toute espèce de rapine, leurs droits aux épithètes de tondeurs et d’escorheurs, qui leur convenaient si bien.

Au milieu des horreurs et des calamités que produisait un état si déplorable des affaires publiques, il faut signaler les dépenses extravagantes et les prodigalités insensées auxquelles se livrait la noblesse d’un rang inférieur, jalouse de rivaliser avec les princes d’un rang plus élevé ; à leur exemple, elle dépensait au milieu d’un luxe magnifique, mais grossier, les richesses dont elle dépouillait le peuple. Un ton de galanterie romanesque et aventurière, que souvent encore déshonorait une licence effrénée, caractérisait les relations entre les deux sexes : on employait le langage de la chevalerie errante, on observait ses lois ; lorsque déjà le chaste sentiment d’un amour honorable, et le généreux esprit d’entreprise qu’elle inspire, avaient cessé d’en adoucir et d’en réparer les extravagances. Les joutes et les tournois, les fêtes et les divertissements qui avaient lieu dans chaque petite cour, invitaient à venir en France tout aventurier cherchant fortune, et il était rare qu’en y arrivant il ne trouvât pas l’occasion d’employer ce courage aveugle, cet esprit téméraire et aventureux auquel sa patrie plus heureuse n’offrait pas un assez vaste théâtre.

À cette époque, et comme pour sauver ce beau royaume des malheurs de toute espèce dont il était menacé, le trône chancelant reçut le roi Louis XI, dont le caractère, tout odieux qu’il était en lui-même, fit face aux malheurs du temps, les combattit et les neutralisa, de même que, s’il faut en croire les anciens livres de médecine, des poisons de qualités opposées ont la vertu d’empêcher réciproquement leur effet.

Assez brave lorsqu’il avait devant lui un but utile et politique, Louis n’avait pas la moindre étincelle de cette valeur hasardeuse, ni de cette fierté qui s’y allie ou dans laquelle elle prend sa source, et qui continue à combattre pour le point d’honneur quand le but d’utilité a depuis long-temps été atteint. Calme, artificieux, profondément attentif à son intérêt personnel, il savait fabriquer tout orgueil et toute passion qui pouvaient le compromettre. Il mettait le plus grand soin à déguiser ses sentiments et ses vues à tous ceux qui l’approchaient, et répétait souvent que « le roi qui ne sait pas dissimuler ne sait pas régner, » et que, « quant à lui, s’il pensait que son bonnet connût ses secrets, il le jetterait au feu. » Jamais personne, ni dans son siècle, ni dans aucun autre, ne sut mieux tirer parti des faiblesses des autres et éviter de donner aucun avantage sur lui en se laissant maladroitement dominer par les siennes.

Il était vindicatif et cruel, au point de trouver du plaisir aux fréquentes exécutions qu’il commandait ; mais, de même qu’aucun mouvement de pitié ne le portait jamais à épargner ceux qu’il pouvait en toute sûreté condamner, jamais aucun désir de vengeance ne l’excita à un acte prématuré de violence. Rarement il s’élançait sur sa proie avant qu’elle fût à sa portée et qu’elle eût perdu tout moyen de fuir : tous ces mouvements étaient déguisés avec tant de soin, que ce n’était presque jamais que par le succès qu’il avait obtenu, qu’on reconnaissait le but que ses manœuvres avaient voulu atteindre.

De même, l’avarice de Louis faisait place à une profusion apparente, lorsqu’il était nécessaire de corrompre le favori d’un ministre rival, afin de détourner une attaque dont il était menacé, ou pour rompre une confédération qui se formait contre lui. Il aimait le plaisir et les divertissements ; mais jamais ni l’amour ni la chasse, bien que ce fussent là ses passions dominantes, ne le détournèrent des soins qu’il donnait avec la plus constante régularité aux affaires publiques et à l’administration de son royaume. Il avait une profonde connaissance des hommes, et il l’avait obtenue en se mêlant au milieu de tous les rangs de la vie privée. Quoique naturellement fier et hautain, il avait un dédain marqué pour les distinctions arbitraires de la société, ce qui, dans ces temps, était regardé comme aussi étrange que peu naturel ; et il n’hésitait pas à choisir dans les rangs les plus bas, des hommes auxquels il confiait les emplois les plus importants ; mais il savait si bien les choisir, qu’il arrivait rarement qu’il se fût trompé dans l’appréciation de leurs qualités.

Cependant il y avait des contradictions dans le caractère de cet artificieux et habile souverain, car il est dans la nature humaine de ne pas toujours se ressembler à soi-même. Quoique Louis fût le plus faux et le plus astucieux des hommes, quelques-unes des plus grandes erreurs de sa vie vinrent de sa trop aveugle confiance dans l’honneur et dans l’intégrité des autres. Les erreurs de ce genre dans lequel il tomba semblent avoir eu pour cause un raffinement excessif de politique, qui le portait à feindre une confiance illimitée envers ceux qu’il se proposait de tromper ; car dans sa conduite ordinaire il était aussi jaloux et aussi soupçonneux qu’aucun tyran qui ait jamais existé.

Deux traits de son caractère peuvent encore être présentés, et ils compléteront l’esquisse du portrait de ce formidable personnage, dont la position, au milieu des souverains grossièrement chevaleresques de cette époque, ressemblait à celle d’un gardien au milieu de bêtes féroces qu’il dompte par sa prudence et son habileté supérieure, mais par lesquelles il serait mis en pièces, s’il ne savait leur distribuer à propos et la nourriture et les coups.

Le premier de ces traits caractéristiques de Louis était son excessive superstition, fléau dont le ciel afflige souvent ceux qui refusent d’écouter les préceptes de la religion. Jamais ce monarque ne chercha, en renonçant en rien à ses ruses machiavéliques, à apaiser les remords que ses mauvaises actions lui faisaient éprouver ; mais il s’efforçait, quoiqu’en vain, de les calmer et de leur imposer silence par des pratiques superstitieuses, des pénitences sévères, et des profusions en faveur du clergé. Le second, et il se trouve quelquefois bien étrangement associé au premier, était son penchant pour les plaisirs crapuleux et les débauches secrètes. Le plus sage, ou du moins le plus astucieux des souverains de son temps, Louis se plaisait singulièrement dans la vie privée ; et, homme d’esprit lui-même, il prenait plaisir aux bons mots et aux reparties de la conversation, plus qu’on n’aurait pu s’y attendre d’après quelques autres nuances de son caractère. Il s’engageait même dans des aventures comiques, dans des intrigues obscures, avec une facilité et un abandon qui ne s’accordaient guère avec sa méfiance habituelle et son caractère ombrageux. Enfin, il était tellement passionné pour ce genre de galanterie qui règne seulement dans les derniers rangs de la société, qu’il fit faire d’un grand nombre d’anecdotes, pour la plupart très licencieuses, un recueil bien connu des bibliomanes, aux yeux de qui, et l’ouvrage n’est pas fait pour d’autres, la bonne édition est extrêmement précieuse.

Ce fut par le moyen du caractère énergique et prudent, quoique nullement aimable, de ce monarque, qu’il plut au ciel, qui fait servir à ses desseins la tempête comme la pluie la plus douce, de rendre à la grande nation française les bienfaits d’un gouvernement civil qu’elle avait presque totalement perdu à l’époque de son avènement au trône.

Avant de succéder à son père, Louis avait donné des preuves de vices plutôt que de talents. Sa première femme, Marguerite d’Écosse, avait succombé sous les traits de la calomnie dans la cour de son époux, sans quelque encouragement duquel personne n’eût osé prononcer un seul mot injurieux contre cette aimable princesse. Il avait été fils ingrat et rebelle, tantôt conspirant pour s’emparer de la personne de son père, tantôt lui faisant une guerre ouverte. En punition de ce premier crime, il avait été exilé dans le Dauphiné, qui était son apanage, et qu’il gouverna avec beaucoup de prudence ; le second fut puni d’un exil absolu, qui le força de recourir à la merci et presqu’à la charité du duc de Bourgogne et de son fils, à la cour desquels il jouit, jusqu’à la mort de son père, arrivée en 1461, d’une hospitalité qui dans la suite fut assez mal récompensée.

Dès le commencement de son règne, Louis fut au moment de succomber sous les efforts d’une ligue formée contre lui par les grands vassaux de sa couronne, à la tête de laquelle était le duc de Bourgogne, ou pour mieux dire son fils, le comte de Charolais. Ils levèrent une puissante armée, bloquèrent Paris, livrèrent sous les murs même de cette ville une bataille dont le résultat, quoique douteux, mit la monarchie française à deux doigts de sa perte. Il arrive ordinairement en pareilles circonstances que le plus politique des deux généraux recueille le fruit, sinon l’honneur de la bataille. Louis, qui avait montré beaucoup de bravoure personnelle à la journée de Montlhéry, sut par sa prudence profiter de cet événement indécis, comme si la victoire lui était restée. Il temporisa jusqu’à ce que ses ennemis eussent rompu leur ligue, et sut avec tant d’adresse semer la jalousie entre ces grandes puissances, que leur ligue du bien public, ainsi qu’ils l’appelaient, mais qui, dans le fait, n’avait pour but que le renversement de la monarchie française, dont il ne serait resté que l’ombre, fut entièrement dissoute, et ne se renouvela jamais d’une manière aussi formidable. Depuis cette époque, et pendant plusieurs années consécutives, Louis, à l’abri de tout danger du côté de l’Angleterre, à cause des guerres civiles entre les maisons d’York et de Lancastre, s’occupa, en médecin impitoyable mais habile, à guérir les blessures du corps politique, ou plutôt à arrêter, tantôt par des remèdes, tantôt en employant le fer et le feu, les progrès de la gangrène mortelle dont il était attaqué, c’est-à-dire le brigandage des compagnies franches et l’oppression à laquelle la noblesse se livrait avec impunité. S’il ne put l’arrêter, il chercha du moins à y mettre des bornes, et peu à peu, à force de persévérance et d’attention, il donna une force nouvelle à l’autorité royale, tandis qu’il affaiblissait le pouvoir de ceux qui luttaient contre elle.

Toutefois le roi de France restait encore environné d’inquiétudes et de dangers ; car si les membres de la ligue du bien public n’étaient pas d’accord entre eux, cette ligue n’était pas dissoute, et les tronçons du reptile pouvaient se réunir et devenir de nouveau dangereux. Mais le péril le plus imminent pour lui consistait dans la puissance croissante du duc de Bourgogne, alors l’un des plus grands princes de l’Europe, et dont le rang n’était que bien faiblement diminué par la dépendance précaire où son duché se trouvait de la couronne de France.

Charles, surnommé le Hardi, ou plutôt le Téméraire, car son courage allait jusqu’à la témérité, jusqu’à la frénésie, portait alors la couronne ducale de Bourgogne, qu’il brûlait de convertir en couronne royale et indépendante. Le caractère de ce prince formait, sous tous les rapports, un contraste parfait avec celui de Louis XI.

Celui-ci était calme, réfléchi et artificieux, ne poursuivant jamais une entreprise désespérée, n’abandonnant jamais celle dont le succès paraissait probable, quelque éloigné qu’il pût être. Le génie du duc était diamétralement opposé : il se précipitait au milieu des dangers, parce qu’il les aimait, et des difficultés, parce qu’il les méprisait. Louis ne sacrifiait jamais son intérêt à ses passions ; Charles, au contraire, n’immolait jamais ses passions, ni même ses caprices, à aucune considération. Malgré les liens étroits de parenté qui les unissaient, et les secours que le duc et son père avaient donnés à Louis pendant son exil, lorsqu’il était dauphin, il régnait entre eux une haine et un mépris réciproques. Le duc de Bourgogne méprisait la politique astucieuse du roi ; il l’accusait de manquer de courage, lorsqu’il le voyait, par des traités, par la corruption, et autres moyens indirects, chercher à se procurer des avantages qu’à sa place il aurait enlevés à main armée ; et il le haïssait, non-seulement à cause de l’ingratitude dont il avait payé ses services passés et des injures personnelles qu’il lui avait faites, mais encore à cause des imputations que les ambassadeurs de Louis avaient osé élever contre lui du vivant même de son père, et, par dessus tout, à cause de l’appui qu’il prêtait en secret aux mécontents de Gand, de Liège, et autres grandes villes de Flandre. Ces cités turbulentes, jalouses de leurs privilèges et fières de leurs richesses, étaient fréquemment en état d’insurrection contre leurs seigneurs suzerains les ducs de Bourgogne, et ne manquaient jamais de trouver des encouragements secrets à la cour de Louis, qui saisissait toutes les occasions de fomenter des troubles dans les états d’un vassal devenu redoutable.

Le mépris et la haine que lui portait le duc, Louis les lui rendait avec une égale énergie, bien qu’il cachât d’un voile impénétrable ses secrets sentiments. Il était impossible qu’un monarque d’une sagacité si profonde ne méprisât pas cette inflexible obstination qui ne renonce jamais à ses desseins, quelques suites fatales que puisse amener une persévérance trop longue, et cette aveugle impétuosité qui s’élance dans la carrière sans prendre la peine de réfléchir sur les obstacles qu’elle peut y rencontrer. Cependant le roi haïssait Charles plus encore qu’il ne le méprisait, et son mépris ainsi que sa haine étaient d’autant plus violents qu’ils étaient mêlés de crainte, car il savait que le premier bond d’un taureau en fureur doit toujours être redoutable, quoique cet animal (auquel il comparait le duc de Bourgogne) s’élance les yeux fermés. Ce n’était pas seulement la richesse du duché de Bourgogne, la discipline de ses belliqueux habitants, et la masse de sa nombreuse population, que le roi craignait : les qualités personnelles du chef avaient par elles-mêmes de quoi les rendre formidables. Plein d’une bravoure qui allait jusqu’à la témérité, et même au delà, prodigue dans ses dépenses, splendide dans sa cour, dans sa personne, dans tout ce qui se rattachait à lui, déployant partout la magnificence héréditaire de la maison de Bourgogne, le duc Charles attirait à son service tous les esprits ardents de ce siècle dont le caractère était analogue au sien, et Louis ne voyait que trop bien ce que pouvait tenter et exécuter une troupe d’hommes déterminés, sous les drapeaux d’un chef dont le caractère était aussi indomptable que le leur.

Une autre circonstance nourrissait l’animosité de Louis contre son vassal devenu trop puissant ; il en avait reçu des services dont il n’avait jamais eu dessein de s’acquitter, et il était souvent contraint de temporiser avec lui, de supporter même ses éclats d’une pétulance grossière et injurieuse à la dignité royale, sans pouvoir le traiter autrement que comme son beau cousin de Bourgogne.

C’est vers l’an 1468, lorsque leur haine était parvenue au plus haut point d’exaspération, quoiqu’une trêve trompeuse et mal assurée, comme cela arrivait souvent, existât entre eux, qu’il faut placer le commencement de cette histoire. Le premier personnage qui va paraître en scène est, à la vérité, d’un rang et dans une position qui pourront faire considérer comme superflue la dissertation qui vient d’être faite sur la situation respective de deux puissants princes ; mais les passions des grands, leurs querelles, leurs réconciliations, intéressent la fortune de tous ceux qui les approchent ; et, à mesure que l’on avancera dans cette histoire, on reconnaîtra que ce chapitre préliminaire était indispensable pour bien comprendre les aventures du personnage dont nous allons nous occuper.