Quentin Durward/Chapitre 04

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 19p. 68-83).


CHAPITRE IV.

LE DÉJEUNER.


Juste ciel ! quelles dents ! quel pain !
Sterne, Voyage sentimental.


Nous avons laissé notre jeune étranger en France, dans une situation plus agréable que toutes celles où il s’était trouvé depuis qu’il avait posé le pied sur le territoire de l’ancienne Gaule. Le déjeuner, ainsi que nous l’avons donné à entendre à la fin du chapitre précédent, était splendide. Il y avait un pâté de Périgord, sur lequel un gastronome aurait désiré pouvoir vivre et mourir, comme les mangeurs de lotus dont parle Homère[1], oubliant parents, patrie, et toutes les obligations sociales : sa croûte magnifique semblait s’élever comme les remparts d’une opulente capitale, emblème des richesses qu’ils sont destinés à protéger. Il y avait un ragoût délicieux, avec cette petite pointe d’ail que les Gascons aiment et qui n’est pas indifférente aux Écossais ; et en outre un jambon délicieux qui avait naguère appartenu à un noble sanglier dans la forêt voisine de Montrichard. Le pain très-blanc, des plus délicats, était façonné en boules (d’où les Français ont créé le mot boulanger), et la croûte en était si appétissante, que, même avec de l’eau seule, elle eût été une friandise. Mais l’eau n’était pas seule destinée à l’humecter : sur la table s’élevait un de ces flacons de cuir, appelés botrines, contenant environ deux pintes d’un vin de Beaune exquis. Tant de bonnes choses auraient donné de l’appétit à un moribond lui-même. Quel effet donc ne devaient-elles pas produire sur un jeune homme à peine âgé de vingt ans, qui dans les deux jours précédents, (car, après tout, il faut dire la vérité) n’avait pour ainsi dire rien mangé que les fruits à demi mûrs que le hasard lui avait permis de cueillir, et une ration bien modique de pain d’orge. Il se jeta d’abord sur le ragoût, et le plat fut bientôt vide ; puis il dirigea sur le superbe pâté plusieurs attaques successives, dont chacune pénétra jusqu’au cœur de la place ; et, pour soutenir ses forces, il arrosait chaque morceau d’un verre de vin, au grand étonnement de l’aubergiste, et au grand amusement de maître Pierre.

Ce dernier surtout, probablement parce qu’il se trouvait avoir fait un acte de bienfaisance plus grand qu’il n’avait pensé d’abord, paraissait charmé de l’appétit du jeune Écossais ; et lorsqu’enfin il remarqua que son activité commençait à se ralentir, il chercha à le porter à de nouveaux efforts en faisant servir des confitures, des darioles et toutes les autres friandises qu’il put imaginer pour prolonger le repas. Pendant que maître Pierre tenait ainsi occupé son vigoureux convive, sa physionomie exprimait une sorte de bonne humeur qui était presque de la bienveillance, et qui s’écartait de son caractère habituellement piquant, caustique et sévère. Les vieillards sympathisent avec les jouissances et les exercices de la jeunesse, toutes les fois que leur esprit, dans son état naturel d’équilibre, n’est dérangé ni par une secrète jalousie, ni par une sotte émulation.

Quentin Durward, de son côté, tout en s’occupant d’une manière si agréable, ne put s’empêcher de s’apercevoir que la physionomie de l’homme qui le régalait, et qu’il avait d’abord trouvée si peu prévenante, devenait beaucoup moins désagréable lorsque celui qui l’observait se trouvait sous l’influence du vin de Beaune : il se laissa donc aller à reprocher à maître Pierre, d’un ton de cordialité, de rire de son appétit et de ne rien manger lui-même.

« Je fais pénitence, répondit maître Pierre, et il ne m’est permis de rien prendre avant midi, excepté un peu de confitures et un verre d’eau. Dites à la dame de là-haut de m’en apporter, » ajouta-t-il en se tournant vers l’aubergiste.

L’aubergiste sortit, et maître Pierre continua : « Eh bien, ai-je tenu parole relativement au déjeuner que je vous avais promis ? — C’est le meilleur repas que j’aie fait depuis que j’ai quitté Glen-Houlakin, répondit le jeune homme. — Glen, quoi ? demanda maître Pierre ; allez-vous faire paraître le diable avec des mots d’une telle longueur ? — Glen-Houlakin, c’est-à-dire la vallée des moucherons : c’est le nom de notre antique patrimoine, mon cher monsieur. Vous avez acheté le droit de rire en l’entendant prononcer, si cela vous plaît. — Je n’ai pas la moindre intention de vous fâcher ; mais je me disposais à vous dire, puisque vous êtes content du repas que vous venez de faire, que les archers écossais de la garde en reçoivent un aussi bon, sinon meilleur, chaque jour. — Il n’y a rien d’étonnant à cela ; car, s’ils sont enfermés toute la nuit dans ces nids d’hirondelles, ils doivent avoir un terrible appétit le lendemain. — Et de quoi le satisfaire amplement. Ils n’ont pas besoin, comme les Bourguignons, d’aller le dos nu pour avoir l’avantage de se remplir le ventre ; ils sont vêtus comme des comtes, et font bombance comme des abbés. — Grand bien leur fasse ! — Et pourquoi ne pas prendre du service ici, jeune homme ? Votre oncle pourrait, je n’en ai aucun doute, vous faire inscrire sur le contrôle dès qu’il surviendrait une place vacante. Approchez, que je vous dise un mot à l’oreille : j’ai moi-même quelque crédit, et je pourrais vous être de quelque utilité. Je m’imagine que vous savez monter à cheval, aussi bien que tirer de l’arc ? — Tous les Durward sont aussi bons écuyers que qui que ce soit qui ait jamais placé son soulier ferré dans un étrier d’acier ; et je ne dis pas que je refuse votre offre obligeante. La nourriture et le vêtement sont deux choses de première nécessité ; mais, voyez-vous, à mon âge, on pense à l’honneur, à l’avancement, à de hauts faits d’armes. Votre roi Louis… que Dieu le protège, car il est ami et allié de l’Écosse… mais il se tient sans cesse renfermé dans son château, ou ne monte à cheval que pour aller d’une ville fortifiée à une autre : il gagne des villes et des provinces par des ambassades politiques, et non par de bonnes batailles. Eh bien ! quant à moi, je suis de l’avis des Douglas, qui étaient toujours en campagne, parce que, disaient-ils, ils aimaient mieux entendre le chant de l’alouette que le cri de la souris[2]. — Jeune homme, ne jugez pas si témérairement des actions des souverains. Louis cherche à épargner le sang de ses sujets, et est très-peu ménager du sien. Il s’est montré homme de courage à Montlhéry. — Oui, mais il y a de cela une douzaine d’années, ou davantage. Moi, j’aimerais à suivre un maître qui voulût conserver son honneur aussi brillant que le poli de son bouclier, et toujours se jeter le premier au plus fort de la mêlée. — Pourquoi donc n’êtes-vous pas resté à Bruxelles avec le duc de Bourgogne ? Chaque jour, il vous mettrait à même de vous faire rompre les os ; et plutôt que de vous leurrer d’un vain espoir, il vous les romprait lui-même, surtout s’il apprenait que vous avez frappé son garde-chasse. — Cela est vrai ! Ma mauvaise étoile m’a fermé cette porte. — Au reste, il ne manque pas de gens turbulents qui braveraient le diable en personne, et auprès de qui de jeunes étourdis peuvent trouver du service. Par exemple, que pensez-vous de Guillaume de la Mark ? — Quoi ! l’homme à la longue barbe !… le Sanglier des Ardennes ! Vous me parlez de servir un capitaine de pillards et d’assassins, un scélérat qui ôterait la vie à un homme pour sa casaque, et qui tue les prêtres et les pèlerins comme si c’étaient des lanciers et des hommes d’armes ! Ce serait une tache indélébile, faite à l’écusson de mon père. — Eh bien, mon jeune et pétulant ami, si vous pensez que le Sanglier est trop scrupuleux, pourquoi ne pas suivre le jeune duc de Gueldre ? — Autant vaudrait suivre le grand diable. Je veux vous le dire à l’oreille : c’est un fardeau trop pesant pour la terre… l’enfer s’ouvre pour l’engloutir… On m’a dit qu’il tient son père en prison, et même qu’il l’a frappé ! Pouvez-vous le croire ? »

Maître Pierre parut un peu déconcerté par l’horreur naïve avec laquelle le jeune Écossais parlait de l’ingratitude filiale, et lui répondit : « Vous ne savez pas, jeune homme, combien peu les liens du sang ont de force entre les hommes d’un rang élevé. » Puis quittant aussitôt ce ton sentimental, il ajouta en riant : « D’ailleurs, si le duc a battu son père, je réponds que son père l’a battu autrefois ; ainsi ce n’est qu’un compte soldé. — Je suis étonné de vous entendre parler de la sorte, » dit l’Écossais rougissant d’indignation : « lorsque l’on a des cheveux gris comme les vôtres, on devrait mieux choisir ses sujets de plaisanterie. Si le vieux duc a battu son fils dans son enfance, il ne l’a pas battu suffisamment ; car il aurait mieux valu qu’il fût mort sous les verges que d’avoir vécu pour faire rougir le monde chrétien qu’un tel monstre ait jamais été baptisé. — À ce compte, et de la manière dont vous critiquez le caractère des princes et des chefs, je crois qu’il ne vous reste rien de mieux que de vous faire capitaine vous-même ; car où un homme aussi sage trouvera-t-il un chef digne de le commander ? — Vous vous moquez de moi, maître Pierre, » répondit le jeune homme d’un ton de bonne humeur, « et peut-être avez-vous raison. Mais vous n’avez pas encore prononcé le nom d’un vaillant chef qui commande non loin d’ici à un corps d’excellentes troupes ; et sous lequel on aimerait assez à prendre du service. — Je ne devine pas qui vous voulez dire. — Eh ! mais, celui qui est comme le cercueil de Mahomet (maudit soit le faux prophète !) suspendu entre deux aimants ; celui qu’on ne peut appeler ni Français ni Bourguignon, mais qui sait maintenir la balance entre eux, et se faire craindre et servir par l’un et par l’autre, tout grands princes qu’ils sont. — Je ne devine pas qui vous voulez dire, » répondit de nouveau maître Pierre d’un air rêveur. « Eh ! de qui pourrais-je parler, si ce n’est du noble Louis de Luxembourg, comte de Saint-Pol, grand connétable de France ? Il sait se maintenir dans son poste avec sa brave petite armée, portant la tête aussi haut que le roi Louis ou le duc Charles, et se balançant entre les deux comme l’enfant qui se tient debout au milieu d’une planche à bascule, tandis que deux autres en font monter et descendre tour à tour les extrémités. — C’est celui des trois qui court risque de faire la chute la plus dangereuse. Mais écoutez-moi, mon jeune ami, vous qui regardez le pillage comme un si grand crime, savez-vous que votre habile comte de Saint-Pol est celui qui le premier a donné l’exemple d’incendier les campagnes pendant la guerre, et qu’avant les honteuses dévastations qu’il a commises, les villes ouvertes et les villages qui ne faisaient pas de résistance étaient épargnés par les divers partis. — Ah, ma foi ! s’il en est ainsi, je commencerai à croire qu’il n’y a pas un de ces grands hommes qui vaille mieux qu’un autre, et que faire un choix parmi eux n’est autre chose que choisir un arbre pour y être pendu. Mais ce comte de Saint-Pol, ce connétable, a su se mettre en possession de la ville qui tire son nom de celui de mon très-saint et très-honoré patron, saint Quentin (ici il fit un signe de croix), et il me semble que si j’étais là, mon cher patron aurait soin de moi ; car il n’a pas autant de protégés que vos saints populaires, dont un si grand nombre de personnes prennent le nom… Il faut cependant qu’il ait oublié le pauvre Quentin Durward, son filleul spirituel, puisqu’après m’avoir laissé un jour sans nourriture il m’abandonne le lendemain à la protection de saint Julien et à la courtoisie d’un étranger, achetée par un plongeon dans la fameuse rivière du Cher, ou dans un de ses ruisseaux tributaires. — Ne blasphème pas les saints, mon jeune ami. Saint Julien est le patron des voyageurs, et peut-être le bienheureux saint Quentin a-t-il fait pour toi plus et mieux que tu ne penses. »

Comme il parlait, la porte s’ouvrit, et une jeune personne, plutôt au-dessus qu’au dessous de quinze ans, apporta un plateau couvert d’une serviette damassée, sur lequel était placée une petite soucoupe remplie de ces prunes sèches qui de tout temps ont ajouté à la réputation de la ville de Tours. On y voyait aussi une de ces coupes d’argent artistement ciselées, que les orfèvres de cette ville exécutaient à cette époque avec une délicatesse de travail qui les distinguait des ouvriers des autres villes de France, et même de ceux de la capitale. La forme de ce vase était si élégante que Durward ne songea pas à examiner s’il était d’argent, ou bien, comme le gobelet dont il venait de se servir, d’un métal moins précieux, mais si bien bruni qu’on pouvait s’y tromper au premier aperçu.

Mais la vue de la jeune personne qui apportait ce nouveau service attira l’attention de Durward beaucoup plus que les objets dont il était composé.

Il reconnut promptement qu’une profusion de longues tresses de cheveux noirs, parmi lesquels, de même que les jeunes Écossaises, elle avait entrelacé pour tout ornement une légère guirlande de feuilles de lierre, formait un voile autour d’une figure dont les traits réguliers, les yeux noirs et l’air pensif pouvaient la faire comparer à celle de Melpomène ; mais il y avait sur sa joue une teinte de rougeur, et sur ses lèvres ainsi que dans son œil un sourire plein de finesse qui faisait sentir que la gaieté n’était pas étrangère à une physionomie si expressive, quoique peut-être elle ne s’y montrât pas habituellement. Quentin crut même distinguer que des circonstances malheureuses étaient la cause pour laquelle une figure aussi jeune et aussi aimable était plus sérieuse que ne l’est ordinairement la beauté dans ses premières années ; et comme l’imagination romanesque d’un jeune homme est prompte à tirer des conclusions de données légères, il prit plaisir à inférer de ce qui va suivre que le destin de cette belle inconnue était enveloppé de silence et de mystère.

« Eh bien ! Jacqueline, » dit maître Pierre lorsqu’elle entra dans l’appartement, « que signifie ceci ? n’avais-je pas demandé que dame Perrette m’apportât ce dont j’avais besoin ? Pâques-Dieu ! est-elle ou se croit-elle trop grande dame pour me servir ? — Ma mère ne se trouve pas bien, » répondit Jacqueline avec quelque précipitation, mais d’un ton respectueux ; « elle est indisposée, et elle garde la chambre. — Elle la garde seule, j’espère, » répliqua maître Pierre en appuyant sur le mot ; « je suis un vieux routier, et nullement du nombre de ceux auprès de qui les maladies de feinte passent pour des excuses. »

Jacqueline pâlit, chancela même en entendant cette réplique ; car il faut avouer que la voix et le regard de maître Pierre, toujours durs, caustiques et désagréables, avaient, lorsqu’ils exprimaient la colère ou le soupçon, une expression tout à la fois sinistre et alarmante.

La galanterie montagnarde de Durward prit subitement l’éveil ; et avec un empressement plein de courtoisie, il s’approcha de Jacqueline pour la débarrasser du plateau qu’elle portait, et qu’elle lui remit d’un air froid et pensif, tandis que d’un regard timide et inquiet, elle observait les yeux du bourgeois courroucé. Il n’était pas dans la nature que l’on pût résister à la vive expression de ces yeux qui semblaient implorer la pitié, et maître Pierre continua, non seulement d’un ton qui prouvait que son mécontentement était apaisé, mais encore avec autant de douceur que sa figure et ses paroles pouvaient en exprimer : « Ce n’est pas toi que je blâme, Jacqueline, et tu es trop jeune pour être ce qu’il est cruel de penser que tu dois être un jour, c’est-à-dire fausse et perfide comme le reste de ton sexe frivole : personne n’est parvenu à l’âge d’homme sans avoir eu l’occasion de vous connaître. Voici un cavalier écossais qui te dira la même chose. »

Jacqueline jeta un coup d’œil sur l’étranger, comme pour obéir à maître Pierre ; mais tout rapide qu’il fut, ce coup d’œil parut à Durward un appel à sa protection et à sa sympathie. Avec une promptitude naturelle à un jeune homme et le respect romanesque pour le beau sexe que lui avait inspiré son éducation, il s’empressa de répondre qu’il jetterait le gant à tout antagoniste de son rang et de son âge qui oserait dire qu’une figure telle que celle qui était maintenant devant ses yeux pouvait être animée par autre chose que l’âme la plus pure et la plus sincère.

Le visage de la jeune personne se couvrit d’une pâleur mortelle ; elle jeta un regard craintif sur maître Pierre, à qui la bravade du jeune galant parut n’inspirer qu’un sourire de mépris plutôt que d’approbation. Quentin, dont la seconde pensée corrigeait ordinairement la première, bien que ce ne fût quelquefois qu’après l’avoir exprimée, rougit fortement d’avoir prononcé quelques mots qui pouvaient être regardés comme une vaine fanfaronnade, en présence d’un vieillard dont la profession était toute pacifique ; et comme pour offrir une juste réparation, proportionnée à son étourderie, il résolut de se soumettre avec résignation au ridicule qu’il avait encouru. Il présenta la coupe et le plateau à maître Pierre, avec un air confus et humilié qu’il s’efforçait vainement de déguiser par un sourire qui faisait ressortir encore son embarras.

« Vous êtes un jeune fou, lui dit maître Pierre, et vous connaissez aussi peu les femmes que vous connaissez les princes, dont Dieu, » ajouta-t-il en faisant dévotement un signe de croix, « tient les cœurs dans sa main. — Et qui donc tient ceux des femmes ? » répondit Quentin résolu, s’il pouvait l’éviter, à ne pas se laisser subjuguer par la supériorité qu’exerçait sur lui ce vieillard extraordinaire, dont les manières hautaines et familières prenaient une influence dont il se sentait humilié. — Je crois que vous devriez faire cette question à un autre que moi, » répondit maître Pierre avec un grand sang-froid.

Quentin ne fut cependant pas entièrement déconcerté par cette nouvelle rebuffade. « Sûrement, » dit-il en lui-même, « ce bourgeois de Tours n’a pas droit que je lui témoigne une si grande déférence pour la misérable obligation d’un déjeuner, quelque bon et substantiel qu’ait été ce repas. L’on s’attache les chiens et les faucons en leur donnant la nourriture, mais c’est de la bienveillance qu’il faut montrer à l’homme si l’on veut se l’attacher par les liens de l’affection et de la reconnaissance. Ce personnage est vraiment extraordinaire !… Et cette charmante vision qui bientôt va disparaître !… sûrement un être aussi parfait n’a pas pris naissance en si bas lieu, il ne peut même être sous la dépendance absolue de ce marchand gorgé d’or, quoiqu’il semble exercer sur elle une sorte d’autorité, comme probablement il en exerce sur tous ceux que le hasard amène dans son petit cercle. Il est étonnant quelles idées d’importance ces Flamands et ces Français attachent à la richesse ! idée tellement au-dessus de ce qu’elle mérite, que sans doute ce vieux marchand attribue à son argent la déférence que je lui témoigne à cause de son âge… moi, gentilhomme écossais, d’une race antique et sans mélange, et lui un marchand de Tours ! »

Telles furent les idées qui se succédèrent rapidement dans l’esprit du jeune Durward, pendant que maître Pierre disait à Jacqueline, en souriant et en passant la main sur les longues tresses de ses cheveux : « Ce jeune homme me servira, Jacqueline ; tu peux te retirer. Je dirai à ta négligente mère qu’elle a tort de t’exposer sans nécessité aux regards du premier venu. — C’était uniquement pour vous servir, répondit la jeune fille ; j’espère que vous ne serez pas fâché contre votre parente, puisque… — Pâques-Dieu ! » s’écria le marchand en l’interrompant, mais sans dureté, « allez-vous discuter avec moi, petite fille ; ou bien restez-vous ici pour regarder ce jeune homme ? Sortez. Il est noble, et ses services me suffiront. »

Jacqueline sortit, et Durward était tellement occupé de sa disparition soudaine, que le fil de ses réflexions se rompit, et qu’il obéit machinalement lorsque maître Pierre, du ton d’un homme accoutumé à être obéi, et en se jetant nonchalamment dans un grand fauteuil, lui dit : « Posez ce plateau devant moi. »

Le marchand laissa alors retomber ses sourcils noirs sur ses yeux vifs et perçants, de telle sorte qu’à peine étaient-ils visibles ; seulement, de temps à autre, il s’en échappait un rayon rapide et brillant comme ceux du soleil qui se couche derrière un sombre nuage, à travers lequel il scintille par intervalles.

— « C’est une charmante créature, » dit enfin le vieillard en levant la tête, et jetant un regard ferme et pénétrant sur Quentin tout en lui adressant ces paroles ; « une aimable fille, pour une servante d’auberge, n’est-ce pas ? Elle figurerait bien à la table d’un honnête bourgeois ; mais cela est mal élevé, cela est de basse origine. »

Il arrive quelquefois qu’un mot jeté au hasard démolit un brillant château bâti sur les nuages ; et, en pareille circonstance, l’architecte sait peu de gré à celui qui a porté le coup fatal, quoiqu’il n’ait pas eu la moindre intention de l’offenser ou de lui nuire. Quentin fut déconcerté, et se sentait disposé à se mettre en colère (sans trop pouvoir se rendre compte du motif) contre ce vieillard, pour l’avoir instruit que cette charmante créature n’était ni plus ni moins que ce que ses occupations annonçaient, une servante d’un ordre supérieur, à la vérité, probablement une nièce de l’aubergiste, ou quelque parente à un degré plus éloigné, mais une servante enfin, obligée de se conformer à l’humeur des habitués de la maison, et particulièrement à celle de maître Pierre, qui probablement avait assez de caprices, et assez de richesse pour exiger qu’ils fussent satisfaits.

Une pensée qui ne cessait de se présenter à son esprit, c’était qu’il devait faire comprendre au vieillard la différence qui existait entre leurs conditions, et lui faire remarquer que, quelque riche qu’il fût, sa richesse ne pouvait le mettre sur le pied de l’égalité avec un Durward de Glen-Houlakin. Cependant, quand il portait la vue sur maître Pierre, il découvrait en lui, malgré ses regards baissés, ses traits amaigris, et ses vêtements qui annonçaient la bassesse et l’avarice, quelque chose qui l’empêchait de mettre à exécution son dessein de faire sentir au marchand la supériorité qu’il se figurait avoir sur lui. Au contraire, plus Quentin le regardait avec attention, plus il sentait redoubler sa curiosité de savoir quel était cet homme et quel était son rang, et alors il se persuadait intérieurement avoir affaire au moins à un syndic, ou à un membre de la haute magistrature de la ville de Tours ; en un mot, à un homme qui, d’une manière ou d’une autre, était habitué à exiger et à obtenir le respect.

Le marchand, de son côté, paraissait plongé dans une rêverie dont il ne sortit que pour se signer dévotement avant de se mettre à manger quelques prunes sèches et un morceau de biscuit ; après quoi il fit signe à Quentin de lui donner la coupe. Mais, au moment où celui-ci la lui présentait, il ajouta : « Vous êtes noble ? — Bien certainement je le suis, répondit l’Écossais, si quinze générations peuvent me rendre tel ; je vous l’ai déjà dit. Cependant, que cela ne vous retienne pas, maître Pierre : on m’a toujours appris qu’il est du devoir du plus jeune de servir le plus âgé. — Excellente maxime ! » répondit le marchand tout en prenant la coupe des mains du jeune homme et la remplissant au moyen d’une aiguière qui paraissait être du même métal, sans se montrer aucunement ému par ces scrupules sur les convenances que Quentin s’était peut-être attendu à faire naître en lui. — « Au diable soit l’aisance et la familiarité de ce vieux bourgeois ! » se dit encore Durward ; « il se fait servir par un noble écossais avec aussi peu de cérémonie que je le ferais à l’égard d’un rustre de Glen-Isla. »

Toutefois le marchand, ayant vidé sa coupe, dit à son compagnon : « D’après le goût que vous avez paru avoir pour le vin de Beaune, je m’imagine que vous seriez peu disposé à me faire raison avec cette liqueur plus commune. Mais j’ai sur moi un élixir qui peut changer en vin le plus délicieux de France l’eau de roche elle-même. »

En parlant ainsi il tira de son sein une grosse bourse de peau de loutre de mer, et fit tomber dans la coupe, qui au reste n’était pas grande, une pluie de petites pièces d’argent, jusqu’à ce qu’elle fût plus d’à moitié pleine.

— « Jeune homme, ajouta maître Pierre, vous devez à votre patron saint Quentin et au bienheureux saint Julien plus de reconnaissance que vous ne paraissiez le croire il y a un instant. Je vous conseille de faire des aumônes en leur nom. Restez dans cette hôtellerie jusqu’à ce que vous voyiez votre parent le Balafré, qui sera relevé de garde dans l’après-midi. Je le ferai avertir qu’il peut vous trouver ici, car j’ai affaire au château. »

Quentin Durward aurait voulu dire quelque chose pour s’excuser d’accepter la prodigue libéralité de son nouvel ami ; mais maître Pierre, fronçant ses sourcils noirs, et relevant son corps courbe pour lui donner une attitude de dignité plus imposante que celle qu’il avait déployée jusqu’alors, lui dit d’un ton d’autorité : « Point de réplique, jeune homme ; faites ce qu’on vous ordonne. » À ces mots il quitta l’appartement en faisant signe à Quentin qu’il ne devait pas le suivre.

Le jeune Écossais resta pétrifié, ne sachant que penser de tout ce qui lui arrivait. Son premier mouvement le plus naturel, mais le plus noble peut-être, fut de regarder dans la coupe, qui était assurément plus d’à moitié pleine de pièces d’argent : le nombre en était tel, que jamais peut-être, dans le cours de sa vie, il n’en avait eu la vingtième partie à sa disposition. Mais n’était-ce pas compromettre sa dignité de gentilhomme que d’accepter l’argent d’un riche plébéien ? Cette question était embarrassante ; car, quoiqu’il eût fait un copieux déjeûner, cette somme ne pouvait lui suffire, soit pour retourner à Dijon, dans le cas où il voudrait, bravant le courroux du duc de Bourgogne, entrer au service de ce prince, soit pour se rendre à Saint-Quentin, s’il se déterminait en faveur de celui du comte de Saint-Pol ; car c’était à l’un de ces deux grands vassaux qu’il avait résolu d’offrir ses services, s’il n’entrait pas à celui du roi de France. Le parti auquel il s’arrêta, comme lui paraissant le plus sage dans les circonstances, fut de se laisser guider par l’avis de son oncle. En attendant, il mit les pièces d’argent dans son sac de velours, et appela l’hôte pour lui faire retirer la coupe d’argent, et en même temps pour lui faire quelques questions au sujet de ce marchand qui se montrait si libéral et si impérieux.

Le maître de la maison se présenta bientôt ; et s’il ne fut pas plus communicatif, au moins se montra-t-il moins avare de paroles qu’il ne l’avait été jusqu’alors. Il refusa positivement de reprendre la coupe d’argent ; elle ne lui appartenait pas, dit-il, mais bien à maître Pierre, qui en avait fait présent à son convive. Il avait, à la vérité, quatre hanaps[3] que lui avait léguées sa grand’mère d’heureuse mémoire, mais qui ne ressemblaient pas plus à ce beau morceau de ciselure qu’un navet ne ressemble à une pêche. Celui-ci était une de ces fameuses coupes de Tours, travaillées par Martin Dominique, lequel pouvait défier tout Paris.

« Et, s’il vous plaît, qui est ce maître Pierre qui fait de si riches présents à des étrangers ? » lui demanda Durward en l’interrompant. — « Qui est ce maître Pierre ? » répéta l’hôte en laissant tomber de sa bouche ces paroles une à une, comme s’il les eût distillées. — « Oui, » répliqua Durward d’un ton impatient et impératif, « qui est ce maître Pierre qui se montre si libéral et si prodigue ? et qui est cette espèce de boucher qu’il a envoyé en avant pour commander le déjeuner ? — Oh ! oh ! mon beau monsieur, quant à savoir ce qu’est maître Pierre, vous auriez dû lui adresser cette question à lui-même ; et quant à celui qui a fait préparer le déjeuner, Dieu vous préserve de le connaître d’une manière plus intime. — Il y a quelque mystère dans tout cela. Ce maître Pierre m’a dit qu’il est marchand. — S’il vous l’a dit, vous devez l’en croire. — Quels sont les objets de son commerce ? — Oh ! ce sont des objets de prix. Entre autres, il a établi ici des manufactures de soieries qui rivalisent avec les riches étoffes que les Vénitiens apportent de l’Inde et du Cathay. En venant ici, vous avez dû voir de belles allées de mûriers : ils ont été plantés par ordre de maître Pierre pour nourrir les vers à soie. — Et cette jeune personne qui a apporté des confitures, qui est-elle, mon bon ami ? — Ma locataire : elle est ici avec sa tutrice, une tante ou autre parente, je m’imagine. — Et êtes-vous dans l’usage d’employer vos locataires à se servir les uns les autres ? J’ai remarqué que maître Pierre n’a rien voulu prendre de votre main ni de celle de la personne qui vous accompagnait. — Les gens riches ont leurs fantaisies, car ils peuvent payer pour les satisfaire. Ce n’est pas la première fois que maître Pierre a trouvé le moyen de satisfaire un de ses caprices en se faisant servir par des gens d’une classe élevée. »

Le jeune Écossais se sentit un peu offensé de cette observation ; mais, cachant son dépit, il demanda s’il pourrait avoir un appartement dans l’auberge, pour un jour, ou pour plus long-temps peut-être.

« Certainement, répondit l’aubergiste, et pour aussi long-temps qu’il vous plaira de rester ici. — Et me sera-t-il permis, continua Durward, de présenter mes respects aux dames dont je vais devenir très-proche voisin ? — Je n’en sais rien. Elles ne sortent pas, et ne reçoivent personne. — À l’exception de maître Pierre, j’imagine ? — Il ne m’est pas permis de nommer d’exception, » répondit l’aubergiste d’un ton ferme mais respectueux.

Quentin portait assez haut l’idée qu’il se faisait de son importance, quoiqu’il fût dépourvu des moyens de la soutenir. Un peu mortifié de la réplique de l’aubergiste, il n’hésita pas à se prévaloir d’un usage assez commun dans ce siècle. « Portez à ces dames, dit-il, un flacon de vernat[4] ; présentez-leur mes très-humbles respects, et dites-leur que Quentin Durward, de la maison de Glen-Houlakin, honorable cavalier écossais, et qui vient de prendre un logement dans cette hôtellerie, leur demande la permission de leur présenter ses hommages en personne. »

Le messager partit, et revint presque aussitôt : les dames refusaient d’accepter le rafraîchissement, et offraient au cavalier écossais leurs remercîments ; elles regrettaient que la vie retirée qu’elles menaient les mît dans l’impossibilité de recevoir sa visite.

Quentin se mordit les lèvres, et prit un verre de vernat qu’on avait refusé et que l’hôte avait posé sur la table. « Par la messe ! » dit-il en lui-même, « voici un pays bien étrange ! Des marchands et des ouvriers s’y donnent les manières et exercent la munificence des nobles, et de petites filles qui tiennent leur cour dans un cabaret, affectent un grand ton, comme si elles étaient des princesses déguisées. Il faut cependant que je revoie cette belle aux sourcils noirs, ou je serais bien empêché ! » Ayant pris cette sage résolution, il demanda à être conduit à l’appartement qu’il devait occuper.

L’aubergiste le fit monter par un escalier placé dans une tourelle : au bout de cet escalier il se trouva dans une galerie sur laquelle ouvraient plusieurs portes, comme dans le dortoir d’un couvent. Cette ressemblance n’excita pas une grande admiration chez notre jeune héros, qui se souvenait avec beaucoup d’ennui de l’avant-goût qu’il avait eu autrefois de la vie monastique. L’aubergiste s’arrêta à l’autre extrémité de la galerie, choisit une clef dans un gros trousseau pendu à sa ceinture, ouvrit une porte, et fit entrer son hôte dans une chambre que formait l’intérieur d’une tourelle : cette chambre était petite, à la vérité, mais propre et écartée des autres ; on y voyait un petit lit et quelques meubles rangés dans un excellent ordre ; et, tout bien considéré, elle parut à Durward un petit palais.

« J’espère, mon beau monsieur, lui dit l’aubergiste, que vous trouverez cet appartement agréable. Je me fais un devoir de contenter tous les amis de maître Pierre. — Quel heureux plongeon j’ai fait ! » s’écria Quentin en battant un entrechat dès que son hôte se fut retiré. « Jamais semblable bonheur ne résulta d’une telle immersion. En vérité, c’est un déluge des faveurs de la fortune. »

En parlant ainsi, il s’approcha de la petite fenêtre, d’où, attendu que la tourelle s’avançait considérablement hors de la ligne principale du bâtiment, la vue s’étendait non-seulement sur un joli et assez vaste jardin qui était une dépendance de l’auberge, mais encore sur un charmant bosquet de ces mûriers que l’on disait que maître Pierre avait fait planter pour servir à la nourriture des vers à soie. De plus, si détournant les yeux de ces objets plus éloignés, on les dirigeait le long du mur, on voyait une seconde tourelle dont une des fenêtres correspondait à celle que Durward occupait en ce moment. Or il serait difficile à un homme de vingt ans plus âgé que Quentin de dire pourquoi cette localité l’intéressait plus que le joli jardin ou le bosquet de mûriers ; car, hélas ! des yeux de quarante ans et plus regardent avec indifférence une tourelle dont la fenêtre et la jalousie sont entr’ouvertes pour laisser entrer l’air, tandis que le volet reste à moitié fermé pour intercepter les rayons du soleil, ou peut-être un regard trop curieux, un luth à demi caché par un léger voile de soie verte fût-il même suspendu auprès de cette fenêtre. Mais à l’âge heureux de Durward, de pareils accidents, comme un peintre les appellerait, sont une base suffisante pour élever cent visions aériennes et former ces vagues conjectures mystérieuses au souvenir desquelles l’homme d’un âge mûr sourit et soupire, soupire et sourit tout ensemble.

Comme on peut supposer que notre ami Quentin désirait apprendre quelque chose de plus relativement à sa belle voisine, la propriétaire du luth et du voile ; comme on peut supposer du moins qu’il avait quelque désir de savoir si elle n’était pas par hasard la même personne qu’il avait vue servir maître Pierre d’une manière si humble, on doit supposer d’abord qu’il ne mit pas la tête et la moitié du corps à la fenêtre, dans l’attitude d’une indiscrète curiosité. Durward connaissait mieux l’art de l’oiseleur. En effet, il s’effaça de manière à ne pouvoir être aperçu du dehors, se contentant de regarder au travers de la jalousie ; et, grâce à cette précaution, il eut le plaisir de voir un beau bras parfaitement blanc, parfaitement rond, décrocher l’instrument ; et bientôt après ses oreilles eurent aussi leur part dans la récompense que méritaient ses habiles dispositions.

La dame qui habitait la petite tourelle, la dame à qui appartenaient le voile et le luth, chanta précisément un de ces petits airs qui, selon la croyance reçue, coulaient des lèvres des nobles dames au temps de la chevalerie, tandis que les chevaliers et les troubadours les écoutaient en soupirant. Les paroles n’avaient pas assez de sentiment, d’esprit et d’imagination pour détourner l’attention de la musique, et la musique n’était pas assez savante pour couvrir le vide des paroles et en détruire l’effet. La chanson et la musique semblaient tellement avoir été faites l’une pour l’autre, que si les vers eussent été récités sans les notes, ou l’air joué sans les paroles ; ni la chanson ni la musique, ainsi prises séparément, n’auraient mérité la moindre attention. Nous devrions donc nous justifier du reproche qu’on pourrait nous faire de consigner ici des vers qui n’ont été faits ni pour être récités, ni pour être lus, mais seulement pour être chantés ; cependant, comme les lambeaux d’ancienne poésie ont toujours eu pour nous un attrait irrésistible ; comme, d’ailleurs, l’air est perdu pour toujours, à moins que Bishop[5] n’en retrouve par hasard la musique, ou que quelque rossignol n’enseigne à Stephens[6] à la gazouiller, nous ne reculons pas devant le risque de compromettre notre crédit et le goût de la dame du luth, en conservant ces vers, quelque simples et quelque dépourvus d’ornement qu’ils puissent paraître.


LE COMTE GUY.

Ah, comte Guy ! l’heure est prochaine,
Le soleil a fui l’horizon ;
La fleur de l’oranger parfume le vallon,
La brise court sur la limpide plaine ;
L’alouette, qui tout le jour
A gazouillé son lai d’amour,
Auprès de sa compagne est muette et s’endort.
L’oiseau, la fleur, la brise, obéissent à l’heure ;
Mais loin de moi le comte Guy demeure :
Où donc est-il ? quel peut être son sort ?
La jeune fille du village
Furtivement se glisse sous l’ombrage ;
Pour écouter un langoureux berger ;
Près d’une jalousie, à la beauté timide,
Un chevalier courtois qu’amour sut engager,
Vient chanter et sa flamme et l’astre qui le guide.
L’étoile de Vénus, sur la terre et les airs,
Règne du haut des cieux entre les feux divers.
Le riche et l’indigent ressentent sa puissance.
Mais l’heureux comte Guy, dont je crains l’inconstance,
Où donc est-il pour ouïr mes concerts ?

Quoi que le lecteur puisse penser de cette chanson si naïve, elle produisit un effet magique sur Quentin, lorsqu’il l’entendit chanter par une voix douce et mélodieuse, dont les célestes accords lui étaient apportés par le doux zéphyr avec les parfums du jardin, tandis que le visage de celle qui chantait pouvant à peine être aperçu, cette scène semblait couverte d’un voile mystérieux.

Lorsque le chant eut cessé, Quentin ne put s’empêcher de se montrer plus à découvert, en essayant imprudemment de voir plus qu’il n’avait encore pu découvrir. La musique cessa à l’instant, la croisée se ferma ; et un sombre rideau, baissé en dedans, arrêta le cours des observations de l’habitant de la tourelle voisine.

Aussi mortifié que surpris des suites de sa précipitation, il se consola cependant par l’espoir que la dame du luth n’abandonnerait pas si facilement un instrument qui paraissait lui être très-familier, et ne pousserait pas la cruauté jusqu’à renoncer au plaisir de respirer un air pur et d’ouvrir sa croisée, dans l’intention peu généreuse de garder exclusivement pour son oreille les doux sons qu’elle créait. Peut-être un léger sentiment de vanité personnelle vint-il se mêler à ces réflexions consolatrices. Si, comme il le soupçonnait fort, une belle jouvencelle, à tresses longues et noires, habitait l’une des tourelles, il ne pouvait s’empêcher de sentir qu’un jouvenceau bien fait, de bonne mine et à blonde chevelure, occupait l’autre ; et les romans, ses sages instituteurs, avaient appris à sa jeunesse que, si les damoiselles étaient réservées, elles n’étaient cependant dépourvues ni d’une certaine curiosité qui les portait à pénétrer dans les affaires de leurs voisins, ni d’une certaine disposition à s’y intéresser.

Tandis que Durward s’abandonnait à ces réflexions, un garçon de l’auberge vint lui dire qu’un cavalier demandait à lui parler.



  1. Odyssée. Les Lotophages, peuple qui habitait la côte septentrionale d’Afrique. Le lotus est une espèce de jujubier. a. m.
  2. Vieux proverbe écossais. a. m.
  3. Vieux mot français qui signifie coupe. a. m.
  4. Sorte de liqueur usitée du temps de Louis XI. a. m.
  5. Compositeur anglais. a. m.
  6. Cantatrice d’un des théâtres de Londres. a. m.