Quentin Durward/Chapitre 22

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 19p. 295-308).


CHAPITRE XXII.

L’ORGIE.


Cade. Où est Dick, le boucher d’Asford ?
Dick. Ici, monsieur.
Cade. Ils sont tombés devant moi comme des moutons et des bœufs, et tu t’es comporté toi-même comme si tu avais été dans ta boucherie.
Shakspeare Henri VI.


Il serait presque impossible de se figurer un changement plus étrange et plus horrible que celui qui était arrivé dans la grande salle du château de Schonwaldt depuis que Quentin y avait dîné : les traits hideux des hommes qui s’y trouvaient rassemblés présentaient la vive image des misères de la guerre, d’une guerre surtout faite par les plus redoutables des soldats, par les mercenaires d’un siècle barbare, hommes familiarisés par habitude et par métier avec ce que leur profession a de plus cruel et de plus sanguinaire, et privés de tout sentiment de patriotisme, de la moindre lueur de l’esprit romanesque de la chevalerie, vertus dont la première distinguait, à cette époque, d’une manière particulière, les braves paysans qui combattaient pour la défense de leur patrie ; la seconde, les galants chevaliers qui prenaient les armes pour l’honneur et l’amour de leurs dames.

Dans cette même salle où, quelques heures auparavant, des officiers civils et ecclésiastiques, assis autour de la table, prenaient un repas tranquille et décent, dans lequel le cérémonial permettait à peine une plaisanterie faite à voix basse ; dans ce même lieu où au milieu de la superfluité des mets et du vin, régnait jadis un décorum qui allait presque jusqu’à l’hypocrisie, on voyait alors une scène de débauche si farouche et si bruyante, que, Satan lui-même y eût-il présidé, le désordre n’aurait pu aller plus loin.

Au haut bout de la table, sur le trône superbe de l’évêque, que l’on avait apporté à la hâte de la salle du conseil, était assis le redoutable Sanglier des Ardennes, bien digne de ce nom terrible dont il affectait d’être charmé, et qu’il cherchait à justifier pleinement. Son casque ne couvrait point sa tête, mais il portait sa pesante et brillante armure, dont il se dépouillait rarement. Sur ses épaules était un vaste surtout fait de la peau apprêtée d’un énorme sanglier dont les pieds et les défenses étaient d’argent massif : la peau de la tête de cet animal était arrangée de manière que quand le baron la tirait sur son casque ou sa tête nue, en guise de capuchon, comme il se plaisait souvent à la placer (et en ce moment il la portait ainsi, ayant déposé son casque), elle lui donnait l’air d’un monstre ricanant d’une manière horrible. Ses traits n’avaient pas besoin de cet horrible ornement pour augmenter l’expression horrible qui leur était naturelle.

La partie supérieure du visage de Guillaume de la Marck, telle que la nature l’avait formée, pouvait presque tromper sur son caractère ; car quoique ses cheveux, lorsqu’ils étaient découverts, ressemblassent aux soies rudes et sauvages de l’animal sous la hure duquel il les cachait le plus ordinairement, un front élevé, découvert et mâle, des joues larges et colorées, de grands yeux vifs et un nez arqué comme le bec d’un aigle, annonçaient le courage et quelque générosité. Cependant l’effet de l’expression que devaient avoir de pareils traits était détruit par sa violence et son insolence accoutumées, qui, jointes à la débauche et à l’intempérance, les avaient marqués d’un caractère qui formait un contraste frappant avec la rude galanterie qu’ils auraient pu exprimer, s’il avait eu l’habitude de vaincre ses passions. Sa violence habituelle avait enflé les muscles de ses joues ; tandis que la débauche et l’intempérance avaient terni l’éclat de ses yeux, rougi la partie qui aurait dû en être blanche, et donné à toute sa figure une hideuse ressemblance avec le monstre auquel le terrible baron se plaisait à ressembler. Mais, par une contradiction bizarre, de la Marck, tout en affectant d’avoir quelque rapport avec le sanglier et de se plaire à en porter le nom, s’efforçait, par la longueur et l’épaisseur de sa barbe, de cacher la cause qui le lui avait fait donner dans l’origine, c’est-à-dire une bouche projetée en avant et une mâchoire supérieure extraordinairement épaisse, garnie de longues dents qui le faisaient ressembler à cet animal. Enfin, son ardeur passionnée pour la chasse avait contribué aussi à le faire nommer le Sanglier des Ardennes. Sa longue barbe, hideuse et jamais peignée, ne diminuait ni cette difformité ni l’horreur qu’elle faisait naître, et ne répandait aucune dignité sur la brutale expression de sa physionomie.

Les officiers et les soldats étaient assis autour de la table, mêlés avec des Liégeois dont quelques-uns étaient du rang le plus bas ; parmi ces derniers on distinguait Nikkel Blok, le boucher, placé à côté de de la Marck : ses manches retroussées laissaient à nu ses bras teints de sang jusqu’au coude ; son couperet, placé devant lui sur la table, en était également couvert. Plusieurs des soldats portaient des barbes longues et affreuses à l’instar de leur chef ; leurs cheveux tressés étaient ramenés sur leur tête de manière à augmenter la férocité naturelle de leur aspect. Ivres, comme le paraissait le plus grand nombre, et de leur triomphe et de leurs copieuses libations, ils présentaient un spectacle aussi hideux que dégoûtant. Leurs discours étaient tellement mêlés de blasphèmes, les chansons qu’ils chantaient, sans que l’un montrât la moindre intention d’écouter l’autre, étaient si licencieuses, que Quentin rendit grâce à Dieu de ce qu’un tel tumulte empêchait sa jeune compagne de les entendre.

Il nous reste à dire que les visages pâles et le maintien inquiet des bourgeois réunis aux soldats de Guillaume de la Marck dans cette terrible orgie, montraient le peu de plaisir qu’ils prenaient à cette fête et la crainte que leur inspiraient leurs compagnons ; tandis que les hommes du peuple, ayant des sentiments moins élevés, ne voyaient dans les excès de cette soldatesque qu’une ardeur martiale qu’ils s’efforçaient d’imiter, et au niveau de laquelle ils cherchaient à atteindre, en avalant à grands traits le vin et le scharzbier : c’est ainsi qu’ils excitaient leur courage en se livrant à un vice qui fut toujours trop commun dans les Pays-Ras.

La mauvaise ordonnance du festin répondait au mauvais choix des convives. Toute la vaisselle plate de l’évêque, et même les vases qui appartenaient à l’église, car le Sanglier des Ardennes se souciait peu d’être accusé de sacrilège, étaient pêle-mêle sur la table avec des brocs, des outres, et des gobelets de corne de l’espèce la plus commune.

Une circonstance horrible nous reste encore à décrire, et nous laisserons volontiers à l’imagination du lecteur le soin d’achever cette scène. Au milieu de l’affreuse licence à laquelle s’abandonnaient les soldats de de la Marck, un lansquenet qui s’était distingué dans le combat par son courage et son audace, n’ayant pas trouvé place à table, s’était emparé, avec une rare impudence, d’une grande coupe d’argent et l’avait emportée en disant qu’elle l’indemniserait de la perte qu’il faisait en ne prenant pas part au festin. Le chef rit de bien bon cœur à une plaisanterie si conforme au caractère de la compagnie ; mais lorsqu’un autre, probablement moins renommé pour son audace dans le combat, se hasarda à prendre la même liberté, de la Marck mit promptement un terme à une telle prétention, qui n’aurait pas tardé à dépouiller la table de tous les ornements les plus précieux.

« Par l’esprit du tonnerre ! s’écria-t-il, ceux qui n’osent être des hommes devant l’ennemi doivent-ils prétendre à être des voleurs avec leurs amis ! Quoi ! effronté poltron ! toi qui attendais que la porte fût ouverte et le pont-levis baissé lorsque Conrad Howt se frayait un chemin en franchissant le fossé et en escaladant les murailles, oses-tu être si impudent ? Attachez-le au haut de cette fenêtre ; il battra la mesure avec ses pieds, tandis que nous boirons rasade à la sûreté de son voyage chez le diable. »

Cet arrêt ne fut pas plus tôt prononcé qu’on le mit à exécution ; et un instant après, le malheureux, suspendu aux barreaux, luttait avec la mort. Lorsque Quentin et ses compagnons entrèrent dans la grande salle, son cadavre était encore à ce gibet, et interceptant les pâles rayons de la lune, il jetait sur le plancher une ombre incertaine et horrible qui faisait soupçonner la nature du corps qui la produisait.

Quand le syndic Pavillon entra, son nom passa de bouche en bouche dans cette tumultueuse réunion ; il s’efforça de prendre un air de suffisance et de calme convenable à son autorité et à son influence, mais un regard lancé sur le terrible objet suspendu à la croisée lui fit presque perdre toute sa résolution, en dépit des exhortations de Peter, qui lui murmurait dans l’oreille d’une voix agitée : « Courage, mon maître, ou nous sommes perdus. »

Quoi qu’il en soit, le syndic conserva sa dignité autant qu’il lui fut possible, et, dans un discours laconique, complimenta la compagnie sur la grande victoire qu’avaient remportée les soldats de de la Marck et les bons citoyens de Liège. « Oui, » répliqua de la Marck ironiquement, « nous avons enfin abattu le gibier, disait le petit chien de ma dame au chien courant. Mais, monsieur le bourgmestre, vous arrivez tel que Mars, accompagné de la beauté. Qui est cette belle ? écartez son voile, écartez son voile ; aucune femme ne peut dire cette nuit que sa beauté lui appartient. — C’est ma fille, vaillant capitaine, répondit Pavillon ; et je vous conjure de lui permettre de conserver son voile. C’est un vœu qu’elle a fait aux trois bienheureux Rois de Cologne. — Bientôt je la relèverai de ce vœu ; car, d’un coup de couperet, je vais tout à l’heure me consacrer évêque de Liège ; et je crois qu’un évêque vivant vaut mieux que trois rois morts. »

À ces mots les convives frissonnèrent, car la communauté de Liège, et même quelques-uns des farouches soldats du Sanglier des Ardennes révéraient les Trois-Rois de Cologne, comme on les nommait communément, quoique du reste ils ne respectassent rien.

« Je n’entends point offenser leurs défuntes majestés, reprit de la Marck, je suis seulement résolu à me faire évêque. Un prince tout à la fois séculier et ecclésiastique, qui a le droit de lier et de délier, est plus convenable pour diriger une bande de réprouvés tels que vous, à qui personne n’oserait accorder l’absolution. Mais approchez, noble bourgmestre ; asseyez-vous près de moi, vous verrez comme je m’y prends pour rendre vacante la place où je veux être élevé. Qu’on amène notre prédécesseur dans ce saint siège. »

Un murmure s’éleva dans la salle, tandis que Pavillon, refusant avec modestie la place d’honneur que de la Marck venait de lui offrir, s’assit à l’autre bout de la table ; ses acolytes se pressaient derrière lui, tel qu’on voit un troupeau de moutons se rassembler derrière un vieux bélier qui, par droit et par autorité, leur semble avoir un courage supérieur au leur. Tout près de la place qu’il occupait était un très-beau jeune homme : on le disait être fils naturel du féroce de la Marck, qui parfois lui témoignait de l’affection et même de la tendresse. La mère de ce jeune homme, femme d’une beauté parfaite, et concubine du Sanglier des Ardennes, avait péri d’un coup que ce chef odieux lui avait porté dans un accès d’ivresse et de jalousie. Son triste sort fit éprouver au tyran autant de remords que son cœur était capable d’en ressentir, et il est possible que son attachement pour le fils qui survécut à cette infortunée fût dû en partie à ce triste événement. Quentin, que le vieux prêtre avait instruit de cette particularité du caractère du commandant, se plaça aussi près qu’il le put du jeune homme en question, déterminé à s’en faire ou un otage ou un protecteur, s’il ne voyait pas d’autre moyen de salut.

Tandis que chacun attendait avec inquiétude le résultat des ordres que le tyran venait de donner, un des hommes de la suite de Pavillon dit tout bas à l’oreille de Peter : « Notre maître n’a-t-il pas dit que cette femme est sa fille ? Pour quel motif donc ? Ce ne peut être sa Trudchen : cette grande gaillarde a au moins deux pouces de plus ; et je vois une touffe de cheveux noirs s’échapper de dessous son voile. Par Saint-Michel de la place du Marché, on pourrait tout aussi bien dire que la peau d’une blanche génisse appartenait à un noir bouvillon. — Chut ! chut ! » répondit Peter, que sa présence d’esprit n’abandonna pas, « si notre maître veut dérober une pièce de gibier du parc de l’évêque, et à l’insu de notre bonne maîtresse, est-ce à toi ou à moi de nous inquiéter ? — Ce n’est pas mon intention, frère, répondit son camarade, mais je n’aurais jamais imaginé qu’à son âge il se fût mis dans la tête de dérober une telle biche. Tudieu ! quelle prude fée ! vois comme elle se tapit sur son siège, derrière nos gens, pour éviter les regards des marckers[1]. Mais regarde, regarde ; que vont-ils faire du pauvre vieil évêque ? »

En ce moment l’évêque de Liège, Louis de Bourbon, entrait dans la grande salle de son propre palais, traîné par une soldatesque en délire. Le désordre de ses cheveux, de sa barbe et de ses vêtements, attestait les mauvais traitements qu’il avait déjà essuyés ; quelques-uns de ses ornements sacerdotaux avaient été jetés sur lui à la hâte, probablement pour tourner en dérision son caractère sacré, ou pour se moquer de son pouvoir temporel. Par un heureux hasard, ainsi que Quentin fut porté à le croire, la comtesse Isabelle, dont les sentiments, en voyant son protecteur dans une telle situation, auraient sans doute trahi son secret et compromis sa sûreté, était placée de manière à ce qu’il lui fût impossible de voir ni d’entendre ce qui allait se passer ; et il se tint constamment devant elle, afin qu’elle ne pût rien observer, ni être observée elle-même.

La scène qui suivit fut courte et effroyable. Conduit devant le marchepied du trône du sanguinaire commandant, l’infortuné prélat, quoiqu’il n’eût été remarquable, dans toute sa vie, que par la douceur et la sensibilité de son caractère, déploya en cet affreux moment une dignité et une noblesse qui convenaient au noble sang dont il était issu. Lorsqu’il fut dégagé des mains brutales qui l’avaient amené, son regard devint calme et ferme, son maintien noble et résigné ; il y avait alors en lui quelque chose qui participait à la fois et d’un puissant prince et d’un martyr chrétien. De la Marck lui-même éprouva quelque émotion en voyant le calme héroïque de son prisonnier ; le souvenir des bienfaits dont ce prélat l’avait comblé le rendait irrésolu ; il baissa les yeux, et ce ne fut qu’après avoir vidé un grand verre de vin que ses regards et ses manières reprirent leur fierté et leur insolence habituelles. S’adressant ensuite à son malheureux prisonnier, il lui dit en respirant avec peine, lui montrant le poing, grinçant les dents, et cherchant par ses gestes à exciter et entretenir sa férocité naturelle : « J’ai recherché votre amitié, vous me l’avez refusée ; je vous ai offert la mienne, vous l’avez dédaignée : que ne donneriez-vous pas maintenant pour en avoir agi autrement ?… Nikkel, prépare-toi. »

Le boucher se leva, saisit sa hache, et, courant se placer derrière le siège du farouche de la Marck, il la tint levée d’un bras nerveux. »

— Vois-tu cet homme, Louis de Bourbon ? reprit le commandant ; que m’offriras-tu pour te soustraire au destin qui te menace en ce moment ?

L’évêque jeta un regard mélancolique mais ferme sur le terrible satellite, qui semblait prêt à exécuter les ordres du tyran, puis répondit avec fermeté : « Écoutez-moi, Guillaume de la Marck, et vous tous, hommes vertueux, s’il est ici quelqu’homme qui soit digne de ce nom ; entendez-vous ce que je puis offrir à cet infâme Guillaume de la Marck. Tu as poussé à la rébellion une ville impériale, tu as attaqué et pris d’assaut le palais d’un prince du saint Empire germanique ; tu as massacré ses sujets, pillé ses trésors, maltraité sa personne. Pour tous ces méfaits, tu as mérité d’être mis au ban de l’Empire, d’être déclaré proscrit et hors la loi, d’être privé de tes biens et de tes droits. Tu as fait pire encore, tu as fait plus que violer les lois humaines, plus que mériter la vengeance des hommes : tu as violé la maison du Seigneur, porté tes mains injustes sur un père de l’Église, souillé le sanctuaire de sang et de rapine, comme un brigand sacrilège. — As-tu fini ? » s’écria de la Marck l’interrompant avec fureur et frappant du pied. — « Non, reprit le prélat, car je ne t’ai pas encore dit ce que j’ai à t’offrir. — Poursuis donc, et puisse ta péroraison être plus de mon goût que ton exorde, ou malheur à ta tête grise ! » répondit de la Marck. Et il se jeta sur le dos de son siège en grinçant les dents, tandis que l’écume sortait de sa bouche comme de celle de l’animal sauvage dont il portait le nom et les dépouilles. — « Je t’ai dit quels sont tes crimes, » reprit l’évêque avec fermeté et résolution, « maintenant connais ce que je puis t’offrir. Comme prince miséricordieux, comme prélat chrétien, je mets de côté mes offenses personnelles, et te les pardonne toutes sans exception. Jette ton bâton de commandant, abdique un pouvoir usurpé, rends la liberté à tes prisonniers, restitue le produit de tes rapines ; distribue tes biens entre ceux que tu as faits orphelins, entre celles que tu as rendues veuves ; jette des cendres sur ta tête, revêts-toi d’un sac, et, un bâton en main, va à Rome en pèlerinage ; nous implorerons nous-même pour ta vie la miséricorde de la chambre impériale de Ratisbonne, et pour ton âme pécheresse celle de notre saint père le pape. »

Tandis que Louis de Bourbon proposait ces conditions d’un air aussi résolu que s’il eût été assis sur son trône épiscopal et que l’usurpateur eût été agenouillé en suppliant à ses pieds, le tyran se redressait lentement sur son siège. La surprise, qui d’abord s’était emparée de son esprit, cédait peu à peu à la rage. Enfin, lorsque l’évêque eut cessé de parler, il regarda Nikkel Blok, et, sans prononcer un mot, il leva un doigt. Le bourreau frappa comme s’il eût rempli son office habituel dans sa tuerie, et l’évêque tomba, au pied de son trône sans laisser échapper un gémissement.

Les Liégeois, qui n’étaient point préparés à une si horrible catastrophe, et qui espéraient que cette conférence se terminerait par un accommodement, se levèrent spontanément, jetant des cris d’horreur et de vengeance. Mais Guillaume de la Marck, agitant sa main fermée et son bras étendu, s’écria d’une voix terrible qui se fit entendre au-dessus du tumulte : « Eh quoi ! vils pourceaux de Liège ! vous qui vous vautrez dans la bourbe de la Meuse, vous oseriez lutter contre le Sanglier des Ardennes ? Allons, mes marcassins (expression dont lui-même et beaucoup d’autres se servaient pour désigner ses soldats) ! montrez vos défenses à ces porcs flamands. »

Tous les siens furent debout au même instant, et comme ils étaient mêlés avec leurs ci-devant alliés, qui ne s’attendaient guère à une telle surprise, chacun d’eux saisit son voisin au collet, tandis que de la main droite il brandissait sur sa tête un large coutelas sur lequel se réfléchissait la lueur des lampes et de la lune. Tous les bras étaient levés, mais personne ne frappait, car les Liégeois étaient trop surpris pour opposer quelque résistance, et il est même probable que de la Marck n’avait que l’intention d’effrayer ses confédérés.

Mais, grâce au courage de Quentin Durward, dont la présence d’esprit et la résolution étaient au-dessus de son âge, et qui était stimulé en ce moment par tout ce qui était le plus capable d’augmenter son énergie naturelle, la scène changea tout à coup. Imitant les soldats de de la Marck, il s’élança sur Carl Eberon, le fils du Sanglier des Ardennes, s’en rendit aisément maître ; et, lui appuyant la pointe de son poignard sur la gorge, il s’écria : « Est-ce donc là votre jeu ? hé bien ! je me mets de la partie. — Arrêtez ! s’écria de la Marck ; ce n’est qu’un jeu, une plaisanterie ! Croyez-vous que j’aie la pensée de menacer la vie de mes bons amis, de mes chers alliés de la ville de Liège ? Soldats, lâchez prise, et asseyez-vous ! Allons ! qu’on emporte cette charogne qui a été la cause de cette querelle entre amis, » poursuivit-il en poussant du pied le cadavre de l’évêque, « et faisons-en disparaître le souvenir en vidant de nouveau nos verres. »

Chacun obéit, et tous, soldats et Liégeois, se regardèrent les uns les autres, sachant à peine s’ils étaient amis ou ennemis. Quentin Durward saisit ce moment et s’écria :

— « Guillaume de la Marck, et vous, bourgeois et citoyens de Liège, faites silence ; quant à vous, jeune homme, ne bougez pas (car le jeune Carl essayait de lui échapper) : vous ne courez aucun risque, à moins que ces jeux piquants ne se renouvellent. — Qui es-tu, au nom du diable ! » dit de la Marck frappé d’étonnement, « qui es-tu, toi qui viens m’imposer des conditions et me prendre des otages… À moi qui en impose aux autres, et qui n’en donne à personne ? — Je suis un serviteur de Louis, roi de France, » répondit hardiment Quentin, « un archer de sa garde écossaise, comme mon langage et mon costume doivent vous le faire reconnaître. Je suis ici pour observer votre conduite et lui en rendre compte ; et je suis étonné de voir qu’elle est celle d’un païen plutôt que d’un chrétien, d’un fou plutôt que d’un homme sensé. Les troupes de Charles de Bourgogne vont marcher dans peu contre vous, et si vous voulez que la France vous envoie du secours, il faut que vous en agissiez autrement. Quant à vous, habitants de Liège, retournez sur-le-champ dans votre ville ; et si quelqu’un vient mettre obstacle à votre départ, je le déclare ennemi de mon maître le roi de France, Sa Majesté très-chrétienne. — France et Liège ! » crièrent les gens qui escortaient Pavillon, et plusieurs autres bourgeois dont le langage de Quentin commençait à relever le courage ; « France et Liège ! vive le brave archer ! nous vivrons et nous mourrons avec lui ! »

L’œil de Guillaume de la Marck brilla d’un sinistre éclat ; il saisit son poignard comme pour le plonger dans le cœur de l’audacieux orateur ; mais jetant un coup d’œil autour de lui, il vit dans les regards de ses soldats quelque chose qui l’obligeait au respect. Bon nombre d’entre eux étaient Français, et aucun n’ignorait les secours secrets, tant en hommes qu’en argent, que Guillaume avait reçus de ce royaume ; plusieurs même étaient épouvantés de l’action sacrilége et du meurtre que leur chef venait de commettre. Le nom de Charles de Bourgogne, prince dont la colère devait être excitée par les événements dont cette nuit avait été témoin, le peu de politique qu’il y avait à entrer en querelle avec les Liégeois et à mécontenter le roi de France, venaient effrayer leur esprit, malgré le trouble dans lequel leur raison était tombée. En un mot, de la Marck vit que s’il se portait à quelque nouvelle violence, il ne serait même pas secondé par les siens. Affaiblissant donc la sévérité de son front et la férocité de son regard, il déclara « qu’il n’avait aucun mauvais dessein contre ses bons amis de Liège, qui pouvaient en toute liberté, et quand il leur conviendrait, quitter Schonwaldt, quoiqu’il se fût flatté qu’ils resteraient au moins à table toute la nuit pour célébrer avec lui leur victoire. Il ajouta, avec plus de calme qu’à son ordinaire, qu’il serait prêt à entrer en arrangement touchant le partage du butin et touchant les mesures nécessaires pour assurer leur commune défense, soit le jour suivant, soit tout autre jour qu’il leur conviendrait d’assigner. Quant au jeune archer écossais, il espérait qu’il consentirait à passer le reste de la nuit à Schonwaldt, et à honorer son festin de sa présence. »

Quentin le remercia, mais lui dit que ses mouvements étaient subordonnés à ceux de mein herr Pavillon, auquel il lui était enjoint de s’attacher particulièrement ; mais que bien certainement il lui ferait compagnie la première fois qu’il retournerait aux quartiers du vaillant Guillaume de la Marck.

« — Si vos mouvements doivent être conformes aux miens, dit Pavillon, il est probable que vous quitterez Schonwaldt sans un seul moment de retard ; et si vous n’y revenez qu’avec moi, il est probable aussi que vous ne le reverrez pas de long-temps. »

L’honnête citoyen se contenta de prononcer entre ses dents cette dernière partie de sa phrase, effrayé qu’il était des conséquences que pourrait entraîner la manifestation de tels sentiments, et incapable cependant de les renfermer tout à fait dans son cœur.

— « Ne me quittez pas, mes braves enfants, » dit-il à ses gardes du corps, « et sortons aussi promptement que possible de cette caverne de voleurs. »

La plupart des Liégeois de la classe la plus distinguée semblaient être de l’avis du syndic, et ils n’avaient pas ressenti autant de joie lorsqu’ils s’étaient emparés du château, qu’ils en éprouvèrent lorsqu’ils eurent l’espoir d’en sortir sains et saufs. Ils quittèrent Schonwaldt sans aucun obstacle, et Quentin fut au comble du bonheur lorsqu’il se vit hors de ces murs formidables.

Pour la première fois depuis qu’ils étaient entrés dans cette terrible salle, Quentin se hasarda de demander à la jeune comtesse comment elle se trouvait.

— « Bien, bien, s’empressa-t-elle de répondre, parfaitement bien… Ne vous arrêtez pas pour m’adresser d’inutiles questions… Ne perdons pas un instant ; fuyons ! fuyons ! »

En prononçant ces paroles, elle s’efforçait de hâter sa marche, mais si infructueusement qu’elle serait tombée de faiblesse si Durward ne l’eût soutenue. Telle qu’une tendre mère qui sauve son enfant du danger, le jeune Écossais prit dans ses bras ce précieux fardeau ; et lorsqu’elle lui passa les siens autour du cou, sans autre pensée que de hâter leur fuite, Quentin n’aurait pas voulu avoir été exposé cette nuit-là à un seul danger de moins, puisque tel en était le résultat.

L’honnête bourgmestre, de son côté, était soutenu et pour ainsi dire traîné par son fidèle conseiller Peter et un autre de ses commis ; ce fut ainsi que, tout hors d’haleine, ils atteignirent le bord de la rivière, où ils rencontrèrent plusieurs groupes d’habitants de Liège, avides d’apprendre comment les choses s’étaient passées à Schonwaldt, et si en effet, comme le bruit en circulait déjà, les vainqueurs s’étaient querellés entre eux. Ils éludèrent du mieux qu’ils purent la curiosité de ces honnêtes citoyens, et, grâce aux soins de Peter et de quelques-uns de ses camarades, ils se procurèrent un bateau. Ce moyen leur permit de jouir d’un peu de repos, dont avaient si grand besoin et la comtesse Isabelle, presque inanimée dans les bras de son libérateur, et le digne bourgmestre, qui, après avoir adressé quelques remercîments sans suite à Durward, dont l’esprit était trop occupé en ce moment pour qu’il pût lui répondre, commença une longue harangue adressée à Peter, sur le courage que lui, Pavillon, avait déployé, sur la bienfaisance dont il avait fait preuve, et sur les dangers auxquels ses vertus l’avaient exposé tant dans cette occasion que dans beaucoup d’autres.

— « Peter ! Peter ! » dit-il en reprenant la litanie de la soirée précédente, « si je n’avais pas eu tant de courage dans le cœur, je ne me serais pas opposé à ce que les bourgeois de Liège payassent le vingtième, quand il n’y en avait pas un seul qui n’y consentît… C’est encore le même courage, et il n’en fallait pas moins, qui m’a conduit à cette bataille de Saint-Tron, où un soldat du Hainaut me précipita d’un coup de lance dans un fossé plein de boue, dont ni ma bravoure ni mes efforts ne purent me tirer qu’à la fin de l’action… Oui, c’est encore mon courage qui m’a porté à m’affubler de ce corselet dans lequel j’aurais étouffé sans le secours de ce jeune gentilhomme dont le métier est de se battre, ce à quoi je lui souhaite beaucoup de plaisir… Et ma bonté de cœur, Peter, elle est cause que je suis pauvre, c’est-à-dire que j’aurais été pauvre si je n’avais possédé assez de fortune pour faire mon chemin dans ce monde pervers… Et Dieu sait quels tourments me susciteront encore peut-être des dames, des comtesses, des secrets à garder ! Sans me présenter aucune chance de profit, tout cela peut me coûter la moitié de mes biens, et ma tête par-dessus le marché. »

Quentin ne put garder plus long-temps le silence, et il assura le digne bourgmestre que quelques dangers qu’il courût, ou quelque perte qu’il éprouvât par rapport à la jeune dame qui était sous sa protection, elle s’en montrerait reconnaissante et le récompenserait avec toute la libéralité possible.

— « Je vous remercie, monsieur l’archer, je vous remercie, » répondit le syndic de Liège ; « mais qui vous a dit que je désire être payé lorsque je remplis le devoir d’un galant homme ? Je suis fâché seulement qu’il puisse m’en coûter quelque chose, soit d’une manière, soit d’une autre ; et je pense qu’il m’est permis de parler de la sorte à mon lieutenant, sans que personne en conclue que je me plains des pertes et des dangers auxquels je reste exposé. »

Quentin conclut de ces paroles que son nouvel ami était de la nombreuse classe des bienfaiteurs qui se récompensent en grondant, sans autre motif que de faire valoir la peine qu’ils se sont donnée, afin d’augmenter l’importance de leurs bons offices. Il garda donc un silence prudent, et ne s’opposa pas à ce que le syndic étalât à son lieutenant les dangers et les pertes auxquels il avait été exposé, tant par son zèle pour le bien public que par sa bienfaisance désintéressée envers ses semblables : sujet dont il ne trouva le terme qu’en arrivant à la porte de sa maison.

La vérité est que l’honnête citoyen sentait qu’il avait laissé porter atteinte à son importance en souffrant que le jeune étranger prît la haute main dans la crise qui venait d’avoir lieu dans la salle du château de Schonwaldt ; et quoiqu’il eût été charmé dans le moment de l’heureux résultat produit par l’intervention de Quentin, il lui semblait, en y réfléchissant, que sa considération avait éprouvé un échec, et il cherchait à se dédommager en exagérant les droits qu’il croyait avoir à la gratitude de son pays en général et de ses amis en particulier, mais plus spécialement encore à la reconnaissance de la comtesse et de son jeune protecteur.

Cependant lorsque le bateau fut parvenu à l’extrémité de son jardin, et qu’avec l’aide de Peter le syndic Pavillon fut descendu sur le rivage, on aurait dit qu’en touchant le seuil de sa maison, ses idées d’amour-propre blessé et de jalousie se dissipaient, et que l’obscur et mécontent démagogue se transformait tout à coup en ami sensible et en hôte hospitalier. Il appela d’une voix forte Trudchen, qui parut aussitôt (car la crainte et l’anxiété n’avaient presque pas permis au sommeil de visiter la cité de Liège durant cette nuit de dangers), et il recommanda à sa fille de donner ses soins à la belle étrangère, encore à demi évanouie. La bonne Trudchen, admirant les charmes de la jeune comtesse et plaignant son infortune, remplit aussitôt auprès d’elle les devoirs de l’hospitalité avec le zèle et l’affection d’une sœur.

Quoiqu’il fût très-tard et que le syndic se sentît fatigué, ce ne fut pas sans beaucoup de difficultés que Quentin esquiva une bouteille d’un excellent vin, aussi vieux que la bataille d’Azincourt ; et il aurait été forcé d’en prendre sa part, quoique bien à contrecœur, si la mère de Trudchen, aux cris que poussait Pavillon pour avoir les clefs de la cave, n’était arrivée sortant de son lit. C’était une petite femme toute ronde : elle avait été jolie dans son temps, mais elle ne se faisait remarquer alors que par un nez pointu et rouge, une voix perçante, et une résolution bien arrêtée que le syndic, en compensation de l’autorité qu’il exerçait au dehors, serait soumis dans sa maison à une discipline sévère.

Aussitôt qu’elle eut appris la cause du débat qui venait de s’élever entre son mari et son hôte, elle déclara d’une manière péremptoire que le premier, loin d’avoir besoin de vin, n’en avait que trop pris ; au lieu donc de se servir, comme il l’en priait, de l’une des clefs dont un énorme trousseau pendait à son côté, soutenu par une chaîne d’argent, elle lui tourna le dos sans cérémonie, et conduisit Quentin dans un appartement si propre, si bien garni de tout ce qui peut rendre commode et agréable une chambre à coucher, que jusqu’à ce jour il n’en avait pas même conçu l’idée : tant, à cette époque, les riches Flamands l’emportaient sur les Écossais, et même sur les Français, dans tout ce qui contribue aux aises de la vie domestique !



  1. Marckers (marcassins) ; les gens du sanglier. a. m.