Quentin Durward/Chapitre 24

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 19p. 323-334).


CHAPITRE XXIV.

LA PRISONNIÈRE.


Qu’on me secoure ou non, sire chevalier, je suis votre captive ; Traitez-moi selon la noblesse de votre caractère. Pensez que les hasards de la guerre peuvent vous placer un jour au nombre des malheureux dont je suis condamnée à faire partie.
Anonyme.


L’escarmouche entre les schwarz-reiters et les hommes d’armes bourguignons dura à peine cinq minutes, tant ces mercenaires furent promptement mis en déroute par la troupe de Crèvecœur, qui avait sur eux la supériorité des armes, des chevaux, et surtout de la valeur. En moins de temps qu’il ne nous en a fallu pour le dire, le comte, essuyant son épée ensanglantée sur la crinière de son coursier avant de la remettre dans le fourreau, se retrouvait à l’entrée du bois, où Isabelle attendait l’issue du combat dont elle était restée spectatrice. Il était accompagné d’une partie de ses gens, tandis que le reste poursuivait l’ennemi en déroute.

« C’est une honte, dit-il, c’est une tache indélébile pour les armes de chevaliers et de gentilshommes d’être souillées du sang de ces vils pourceaux. »

En parlant ainsi il remit son épée dans le fourreau, puis il ajouta : « Voici, ma belle cousine, un accueil un peu brusque pour votre retour dans votre pays ; mais les princesses errantes doivent s’attendre aux aventures de cette espèce. Ma foi, je suis arrivé à temps, car je puis vous assurer que ces schwarz-reiters n’ont pas plus de respect pour la couronne d’une comtesse que pour la coiffe d’une paysanne ; et il me semble que votre suite n’était pas très-capable de faire une longue résistance. — Comte, répondit Isabelle, je vous demande, avant tout, si je suis prisonnière, et dans ce cas, où vous avez dessein de me conduire. — Vous savez bien, méchante enfant, répondit le comte, comment je voudrais résoudre cette question ; mais vous et votre folle de tante, avec ses projets de mariage, vous avez fait depuis peu un si mauvais usage de vos ailes, que je crains que vous ne soyez condamnées pendant quelque temps à ne les déployer que dans une cage. Quant à moi, mon devoir, et c’en est un bien pénible, sera accompli quand je vous aurai conduite à la cour du duc à Péronne ; et c’est dans ce dessein que je crois devoir remettre le commandement de ce détachement à mon neveu le comte Étienne, tandis que j’aurai l’honneur de vous y accompagner, car je pense que vous pourrez avoir besoin d’un intercesseur. J’espère que ce jeune étourdi s’acquittera de ses devoirs avec sagesse et prudence. — Avec votre permission, bel oncle, dit le comte Étienne, si vous doutez que je sois capable de commander vos hommes d’armes, vous pouvez rester avec eux ; je prendrai volontiers la charge de serviteur et de gardien de la comtesse Isabelle de Croye. — Sans doute, beau neveu, c’est vraiment renchérir d’une manière admirable sur mon dessein : mais à vous parler franchement, je l’aime autant tel que je l’ai conçu. Ayez donc la complaisance de vous rappeler que votre affaire ici n’est pas de donner la chasse à ces pourceaux noirs, occupation pour laquelle vous paraissiez, il y a peu d’instants, avoir une vocation toute particulière, mais de me rapporter des nouvelles certaines de ce qui se passe dans le pays de Liège, afin que nous sachions à quoi nous en tenir sur les bruits étranges que l’on fait courir. Je n’ai besoin à ma suite que d’une dizaine de lances ; les autres resteront sous ma bannière : je vous en donne le commandement. — Un instant, cousin Crèvecœur, dit la comtesse ; en me rendant prisonnière, que du moins il me soit permis de stipuler la sûreté de ceux qui m’ont secourue dans mes malheurs. Permettez à ce brave garçon, mon guide fidèle, de retourner librement dans la ville de Liège. »

Après avoir jeté un regard pénétrant sur la large et honnête figure de Glover, Crèvecœur répondit : « Ce brave garçon ne paraît nullement dangereux : il restera avec mon neveu, et l’accompagnera aussi loin qu’il pourra s’avancer sur le territoire de Liège ; il sera libre ensuite d’aller où bon lui semblera. — Ne manquez pas de me rappeler au souvenir de la bonne Gertrude, » dit la comtesse à son guide, « et, » ajouta-t-elle en lui présentant un collier de perles qu’elle tira de dessous son voile, « priez-la de porter ceci en mémoire de sa malheureuse amie. »

L’honnête Glover prit le collier, et baisa avec une galanterie toute campagnarde, mais avec une affection sincère, la belle main qui le récompensait d’une manière si délicate des fatigues et des périls auxquels il venait de s’exposer.

« Ah ! ah ! des signes et des gages d’amitié ! » murmura le comte d’un air mécontent. « Avez-vous encore quelque autre cadeau à faire, ma belle cousine ? » ajouta-t-il d’un ton railleur ; « il est temps que nous nous mettions en chemin. — Il ne me reste plus, » dit la comtesse en faisant un effort pour parler, « qu’à vous prier d’être favorable à… à… ce jeune gentilhomme. — Vraiment ! » répondit Crèvecœur en jetant sur Quentin le même coup d’œil pénétrant qu’il avait fixé sur Glover, mais, à ce qu’il parut, avec un résultat beaucoup moins satisfaisant. « Diable ! » ajouta-t-il en imitant d’une manière plutôt plaisante qu’offensante l’embarras de la comtesse, « voici une lame d’une autre trempe ! Je vous en prie, belle cousine, qu’a fait ce… ce jeune gentilhomme pour s’être rendu digne à ce point de votre intercession ? — Il m’a sauvé l’honneur et la vie, » répliqua la comtesse, sur le front de qui la modestie et le ressentiment firent monter une subite rougeur. Quentin rougit aussi d’indignation ; mais la prudence lui fit sentir qu’en s’y abandonnant il ne ferait qu’empirer les choses. — « Diable ! » répéta le comte de Crèvecœur ; « l’honneur et la vie ! Il me semble, belle cousine, qu’il aurait été plus convenable que vous ne vous fussiez pas mise dans le cas d’avoir de semblables obligations à ce jeune homme. Mais n’importe, il peut nous suivre, si sa qualité le lui permet, et je veillerai à ce qu’il n’ait à souffrir aucune injure. Quant à votre honneur et à votre vie, c’est moi qui me chargerai désormais du soin de les défendre ; et peut-être trouverai-je pour ce jeune homme quelque emploi plus convenable que celui d’écuyer-servant de damoiselles errantes. — Comte, » dit Durward, incapable de garder le silence plus long-temps, « de peur que vous ne parliez d’un étranger sur un ton plus léger que vous ne jugeriez convenable ensuite de l’avoir fait, je prends la liberté de vous apprendre que je suis Quentin Durward, archer de la garde écossaise du roi de France, corps dans lequel, ainsi que vous le savez fort bien, on ne reçoit que des gentilshommes et des hommes d’honneur. — Je vous remercie de l’information et je vous baise les mains, seigneur archer, » répondit Crèvecœur sur le même ton de raillerie. « Ayez la bonté de marcher près de moi, en tête du détachement. »

Au moment où Quentin s’apprêtait à obéir aux ordres du comte, qui avait alors sinon le droit, du moins le pouvoir de lui commander, il remarqua que la comtesse Isabelle suivait tous ses mouvements avec un air d’intérêt inquiet et timide, qui ressemblait presque à l’expression de la tendresse ; et cette vue l’émut si vivement que ses yeux se remplirent de larmes. Mais il se rappela qu’il avait le rôle d’un homme, et non celui d’un amant, à soutenir devant Crèvecœur, qui de tous les chevaliers de France et de Bourgogne était le moins propre à s’attendrir sur des chagrins d’amour. Il résolut donc de ne pas attendre plus long-temps pour lui parler, et d’entrer en conversation avec lui sur un ton qui le convainquît du droit qu’il avait d’être traité honorablement et avec plus d’égards que le comte ne semblait disposé à lui en accorder, peut-être parce que son orgueil offensé lui faisait voir avec déplaisir qu’un homme d’un rang peu élevé eût obtenu la confiance de sa riche et noble cousine.

« Comte de Crèvecœur, » lui dit-il avec politesse, mais d’une voix ferme, « puis-je vous demander, avant d’aller plus loin, si je suis libre, ou si je dois me regarder comme votre prisonnier ? — La question est adroite ! répondit le comte ; mais en ce moment, je ne puis y répondre que par celle-ci : Pensez-vous que la France et la Bourgogne soient en paix, ou en guerre ? — C’est ce que vous savez certainement beaucoup mieux que moi, seigneur comte ; je suis absent de la cour de France depuis quelque temps, et je n’en ai reçu aucune nouvelle. — Cela suffit, poursuivit le comte ; vous voyez combien il est aisé de faire des questions, mais combien aussi il est difficile d’y répondre. Moi-même, qui ai passé une semaine et plus à Péronne avec le duc, je ne suis pas plus en état que vous d’expliquer cette énigme. Et cependant, sire écuyer, c’est de la solution de ce problème que dépend la question de savoir si vous êtes libre ou prisonnier ; et quant à présent, je dois vous considérer en cette dernière qualité. Voilà ma réponse. Seulement, si vous avez été réellement et honorablement utile à ma parente, et si vous répondez avec sincérité à mes questions, vos affaires pourront prendre une tournure favorable. — La comtesse de Croye peut seule juger si je lui ai rendu quelque service, et c’est à elle que je vous renvoie à cet égard. Quant à mes réponses, vous en jugerez lorsque vous m’aurez questionné. — Hom ! Voilà un ton passablement hautain, murmura Crèvecœur ; il convient assez à celui qui porte à son chapeau le gage d’une belle, et qui croit pouvoir prendre les choses sur un ton élevé, par respect pour ce précieux chiffon de soie ou de brocard… Eh bien, monsieur l’archer, j’ose croire que, sans déroger à votre dignité, vous pourrez me dire depuis combien de temps vous êtes attaché au service de la comtesse Isabelle de Croye. — Comte de Crèvecœur, si je réponds à des questions qui me sont adressées sur un ton qui approche de l’insulte, c’est seulement de peur que mon silence ne soit interprété d’une manière injurieuse pour une personne que nous devons honorer également tous deux. J’ai servi d’escorte à la comtesse Isabelle depuis qu’elle a quitté la France pour se retirer en Flandre. — Oh ! oh ! c’est-à-dire depuis qu’elle s’est évadée du Plessis-lez-Tours ? Et, votre qualité d’archer de la garde écossaise rend assez probable que vous l’avez accompagnée d’après les ordres exprès du roi Louis ? »

Quoique Quentin se crût fort peu redevable envers le roi de France, qui, en imaginant de faire surprendre Isabelle par Guillaume de la Marck, avait probablement calculé que le jeune Écossais serait tué en la défendant, il ne se croyait pas en droit de trahir la confiance que Louis avait placée, ou avait paru placer en lui ; il répondit donc au comte qu’il lui suffisait pour agir d’avoir reçu les ordres de son officier supérieur, et qu’il n’en demandait jamais davantage.

« — En effet, cela suffit, dit le comte, mais nous savons que le roi ne permet pas que ses officiers envoient les archers de sa garde courir comme des paladins à la suite des princesses errantes, sans avoir pour cela quelque motif de politique. Il sera difficile au roi Louis de persister à soutenir hardiment qu’il ne savait pas que les comtesses Hameline et Isabelle de Croye fuyaient de la France, puisqu’elles devaient être escortées par un des archers de sa propre garde. Et de quel côté dirigiez-vous votre retraite, messire archer ? — Sur Liège, seigneur comte ; ces dames désiraient êtres mises sous la protection de feu l’évêque de cette ville. — De feu l’évêque ! Louis de Bourbon est-il donc mort ? le duc n’a point entendu parler de sa maladie : de quoi est-il mort ? — Il repose dans une tombe ensanglantée, monsieur le comte, si toutefois ses meurtriers en ont accordé une à ses restes. — Ses meurtriers ! Sainte Mère de Dieu ! Jeune homme, cela est impossible ! — J’ai vu le crime de mes propres yeux, et beaucoup d’autres encore. — Tu l’as vu ! et tu n’as pas secouru ce bon prélat ! tu l’as vu ! et tu n’as pas soulevé tout le château contre ses assassins ? Ne sais-tu pas qu’avoir été témoin d’un pareil forfait sans chercher à s’y opposer, c’est être coupable d’un odieux sacrilège. — Pour tout vous dire en peu de mots, avant que cet assassinat fût commis, le château avait été pris d’assaut par le sanguinaire Guillaume de la Marck, avec le secours des Liégeois insurgés. — C’est un coup de foudre ! Liège en état d’insurrection ! Schonwaldt pris ! l’évêque assassiné ! Messager de malheur ! jamais homme ne déroula le tableau de tant de crimes à la fois ! Mais parle, que sais-tu de cet assaut, de cette insurrection, de ce meurtre ? parle, tu es un des archers de confiance de Louis ; c’est sa main qui a dirigé cette flèche cruelle ! parle, te dis-je, ou je te fais écarteler par des chevaux indomptés. — Et quand vous le feriez, sire comte, vous n’arracheriez de moi rien dont un gentilhomme écossais eût à rougir. Je suis aussi étranger que vous à tous ces crimes, et j’étais si éloigné d’y prendre part, que je m’y serais opposé de tout mon pouvoir si mes forces avaient égalé la vingtième partie de mes désirs. Mais que pouvais-je faire ? ils étaient des centaines, et j’étais seul. Mon unique soin fut de sauver la comtesse Isabelle, et j’eus le bonheur d’y réussir. Si cependant j’eusse été assez près du vénérable vieillard lorsqu’il fut si cruellement assassiné, j’aurais sauvé ses cheveux blancs, ou je les aurais vengés. J’exprimai même assez haut l’horreur que m’inspira cet exécrable forfait, pour empêcher de nouveaux crimes. — Je te crois, jeune homme ; tu n’es pas d’un âge et tu ne parais pas d’un caractère à être chargé d’actions aussi sanguinaires, quelque habile que tu puisses te montrer comme écuyer de dames. Mais, hélas ! est-il possible que le bon, le généreux prélat ait été assassiné dans le lieu même où si souvent il déploya envers les étrangers la charité d’un chrétien et l’hospitalité d’un prince. Faut-il croire qu’il a été assassiné par un misérable, par un monstre de sang et de cruauté ? Est-il possible que ce tigre, élevé dans l’asile sacré, ait souillé ses mains du sang de son bienfaiteur ! Mais je ne connaîtrais pas Charles de Bourgogne et je douterais de la justice du ciel, si la vengeance n’était aussi prompte et aussi terrible que le crime a été atroce et inouï. Et si nul autre ne se chargeait de poursuivre le meurtrier… » Ici il arrêta son cheval, lâcha la bride, fit retentir sa cuirasse en se frappant la poitrine de ses mains garnies de gantelets, puis les levant vers le ciel, il continua d’un ton solennel : « Moi, moi, Philippe Crèvecœur des Cordes, je fais vœu à Dieu, à saint Lambert et aux trois Rois de Cologne, de n’occuper mon esprit d’aucune affaire terrestre, jusqu’à ce que j’aie tiré pleine vengeance des meurtriers du bon Louis de Bourbon, dans les forêts ou en champ clos, dans la ville ou en rase campagne, sur les montagnes ou dans les plaines, à la cour du roi ou dans l’église de Dieu, et j’y engage mes terres, mes biens, mes amis, mes vassaux, ma vie et mon honneur. Ainsi, me soient en aide Dieu, saint Lambert et les trois Rois de Cologne ! »

Après avoir prononcé ce serment, le comte de Crèvecœur parut un peu soulagé de l’accablement et de l’étonnement douloureux que lui avait fait éprouver le récit de la fatale tragédie jouée à Schonwaldt, et il pria Durward de lui donner des détails plus circonstanciés sur ce désastreux événement. Le jeune Écossais, qui n’éprouvait nul désir de calmer le ressentiment du comte contre Guillaume de la Marck, les lui donna volontiers, et de manière à satisfaire complètement sa curiosité.

— Quoi ! ces inconstants et aveugles Liégeois, ces brutes sans foi, ont pu se liguer avec ce brigand, cet impitoyable assassin ! ils ont pu, sans craindre d’irriter le ciel, mettre à mort leur prince légitime ! »

Ici Durward informa le Bourguignon indigné que les Liégeois, ou du moins la partie la plus respectable d’entre eux, quelle que fût la part que, dans leur témérité, ils eussent prise à la révolte qui avait eu lieu contre leur évêque, n’avaient cependant eu, d’après toutes les apparences, aucun dessein de tremper dans le forfait exécrable commis par de la Marck ; qu’au contraire ils l’auraient empêché de l’accomplir s’ils en avaient eu les moyens, et qu’ils n’en avaient été témoins qu’en témoignant la plus profonde horreur.

— « Ne me parlez pas de ces misérables plébéiens, de cette populace sans foi et sans honneur ! s’écria Crèvecœur. Quand ils prirent les armes contre un prince qui n’avait rien à se reprocher que d’avoir eu trop de bonté pour une race de vils et ingrats esclaves ; quand ils se révoltèrent contre lui et violèrent sa paisible demeure, quel était leur projet, si non le meurtre ? Quand ils s’unirent au Sanglier des Ardennes, le plus grand assassin qui existe dans toute la Flandre, quel autre dessein pouvaient-ils lui supposer, si ce n’est encore le meurtre ? Le meurtre n’est-il pas le métier qui le fait vivre ? Et d’après ce que vous venez de me dire, jeune homme, n’est-ce pas une de ces viles canailles qui a commis le forfait ? J’espère voir un jour, à la clarté de leurs maisons embrasées, le sang couler dans les canaux de leur ville ! Quel noble et généreux prince ils ont assassiné ! On a vu se révolter des vassaux accablés par les impôts et la misère ; mais ces Liégeois, au milieu de l’abondance et des richesses qui alimentent leur luxe et leur orgueil, commettre une telle horreur ! »

Il abandonna de nouveau les rênes de son cheval, et, avec l’expression d’une douleur amère, se tordit les mains malgré les gantelets dont elles étaient couvertes. Quentin s’aperçut aisément que le chagrin que le comte manifestait était augmenté par le souvenir pénible de l’amitié qui l’avait uni à l’infortuné prélat et il garda le silence, respectant une douleur qu’il ne voulait pas aggraver par de nouveaux détails, et qu’il se sentait incapable d’adoucir par aucune parole de consolation.

Mais le comte de Crèvecœur revint à plusieurs reprises sur le même sujet, le questionna de nouveau sur chacune des particularités de la prise de Schonwaldt et de la mort de l’évêque, et tout à coup, comme s’il se fût rappelé quelque chose qui lui avait échappé de la mémoire, il demanda ce qu’était devenue la comtesse Hameline, et pourquoi elle n’était pas avec sa nièce. « Ce n’est pas, » ajouta-t-il avec un air de mépris, « que je regarde son absence comme une perte pour la comtesse Isabelle ; car quoiqu’elle fût sa parente, et qu’elle eût, au total, de bonnes intentions, je puis dire que le royaume de Cocagne ne produisit jamais une telle folle ; et je tiens pour certain que sa nièce, que j’ai toujours regardée comme une jeune personne modeste et sage, n’a conçu le projet extravagant de s’enfuir de Bourgogne pour courir en France, que par les insinuations de cette vieille tête éventée et romanesque, de cette sotte surannée qui ne songe qu’à trouver des maris pour les autres et pour elle-même. »

Quel langage pour les oreilles d’un amant, lui-même passablement romanesque, et dans un moment surtout où il aurait été ridicule à lui de tenter ce qui alors était impossible, c’est-à-dire de convaincre le comte par la force des armes qu’il faisait l’injure la plus grossière à la comtesse Isabelle, à cette femme d’une beauté et d’un esprit incomparables, en la désignant comme « une jeune personne modeste et sage ! » Un tel éloge, selon lui, aurait beaucoup mieux convenu à la fille hâlée d’un paysan, dont l’occupation est d’aiguillonner les bœufs tandis que son père conduit la charrue. Puis la supposer assez faible pour se laisser dominer par une folle, pour se laisser guider par les conseils d’une vieille extravagante ! Avec quel plaisir il eût fait rentrer une telle calomnie dans la gorge du calomniateur ! Mais la physionomie ouverte, quoique sévère, du comte de Crèvecœur, le mépris souverain qu’il paraissait avoir pour les sentiments qui dans l’âme de Quentin l’emportaient sur tous les autres, lui en imposaient malgré lui : ce n’est pas qu’il redoutât la brillante renommée que le comte avait acquise dans les armes (cette circonstance n’eût fait qu’accroître son désir de l’appeler au combat) ; mais il était retenu par la crainte du ridicule, celle de toutes les armes que redoutent le plus les enthousiastes de tout genre, celle qui, par son influence sur leur esprit, réprime quelquefois des idées absurdes, quoique souvent aussi elle étouffe de nobles inspirations.

Influencé par la crainte de devenir un objet de raillerie plutôt que de ressentiment, Durward se borna donc, quoiqu’avec répugnance, à dire d’une manière assez confuse, que la comtesse Hameline était parvenue à s’échapper du château de Schonwaldt peu d’instants avant l’assaut. À la vérité, il ne pouvait entrer à ce sujet dans de bien longs détails, sans jeter du ridicule sur la proche parente d’Isabelle, et sans s’y exposer un peu lui-même, comme ayant été l’objet des espérances matrimoniales de la tendre et romanesque dame. Il ajouta à cette narration, tant soit peu obscure et embrouillée, qu’il avait entendu dire, d’une manière vague cependant, que la comtesse Hameline était tombée de nouveau entre les mains de Guillaume de la Marck. « Puisse saint Lambert lui inspirer l’idée de l’épouser ! dit Crèvecœur ; il est même assez probable qu’il le fera par amour pour ses sacs d’argent, et qu’il l’assommera aussitôt qu’ils seront en sa possession, ou, plus tard, lorsqu’il les aura vidés. »

Le comte fit alors tant de questions à Quentin sur la manière dont les dames s’étaient conduites pendant le voyage, sur le degré d’intimité qu’elles lui avaient accordé, et sur mille autres choses fort délicates, que le jeune homme, contrarié, confus et irrité, eut peine à cacher son embarras aux regards scrutateurs du vieux soldat courtisan qui, changeant tout à coup de manières, s’éloigna de lui en s’écriant : « Oui-da ! je vois que les choses en sont où je l’avais présumé, d’un côté du moins ; j’espère que de l’autre on me montrera plus de bons sens et de retenue. Allons, sire écuyer, un coup d’éperon, marchez à l’avant-garde, tandis que je causerai avec la comtesse Isabelle. Je pense que vous m’en avez assez appris pour que je puisse maintenant lui parler de toutes ces tristes aventures sans trop blesser sa délicatesse, bien que j’aie pu froisser un peu la vôtre. Mais un moment, jeune homme, un mot encore avant de vous éloigner. Vous avez fait, à ce que je vois, un heureux voyage dans le pays des féeries, voyage tout rempli d’aventures héroïques, de brillantes espérances et d’extravagantes chimères, telles que l’on en rencontre dans les jardins de la fée Morgane. Mais, jeune soldat, » ajouta-t-il en lui frappant sur l’épaule, « croyez-moi, oubliez tout cela : ne vous rappelez cette jeune dame que comme l’honorable comtesse de Croye, et perdez tout souvenir de la damoiselle errante et aventurière : ses amis (et je puis au moins vous répondre d’un) ne se souviendront que des services que vous lui avez rendus, et oublieront la récompense déraisonnable à laquelle vous avez eu la témérité de prétendre. »

Dépité de n’avoir pu cacher au pénétrant Crèvecœur des sentiments que ce dernier paraissait n’envisager que comme un sujet de raillerie et de ridicule, Quentin répliqua avec une expression de fierté offensée : « Comte, quand j’aurai besoin de vos avis, je vous les demanderai ; quand j’implorerai votre assistance, il sera assez temps de me la refuser ; et quand j’attacherai une valeur particulière à l’opinion que vous pouvez avoir de moi, il ne sera pas trop tard pour l’exprimer. — Oui-da ! s’écria le comte, me voici entre Amadis et Oriane, et je dois m’attendre à un défi ! — Vous parlez comme si cela était impossible. Quand j’ai rompu une lance avec le duc d’Orléans, j’avais pour adversaire un homme dans le sein duquel coule un sang beaucoup plus noble que celui de Crèvecœur ; et quand j’ai mesuré mon épée avec celle de Dunois, je combattais contre un guerrier qui lui est bien supérieur. — Que le ciel mûrisse ton jugement, mon bon jeune homme ! Si tu dis la vérité, tu as reçu une faveur singulière de la fortune ; et, en vérité, s’il plaît à la Providence de te destiner à de pareilles épreuves avant que tu aies de la barbe au menton, la vanité te rendra fou avant que tu puisses te dire un homme. Tu peux me faire rire, mais non me mettre en colère. Crois-moi, quoique, par un de ces caprices que la fortune montre quelquefois, tu aies combattu contre des princes et aies été le champion d’une comtesse, tu n’es nullement l’égal de ceux dont, par un effet du hasard, tu es devenu l’adversaire, et dont un hasard plus extraordinaire encore t’a fait devenir le compagnon. Je puis te permettre, comme à un jeune homme qui s’est nourri l’esprit de la lecture des romans jusqu’au point de rêver qu’il est un paladin, de continuer pendant quelque temps tes jolis songes, mais il ne faut pas te fâcher contre un ami bienveillant s’il te secoue un peu rudement par les épaules pour t’éveiller. — Ma famille, monsieur le comte… — Ce n’est pas de ta famille que je parle ; je parle de rang, de fortune, d’élévation, et de tout ce qui établit une distance marquée entre les hommes. Quant à la naissance, tous les hommes descendent d’Adam et d’Ève. — Mes ancêtres, les Durward de Glen-Houlakin… — Ma foi si vous prétendez à une généalogie qui remonte au delà d’Adam, je n’ai plus rien à dire ; Dieu nous soit en aide ! »

À ces mots, il arrêta son cheval pour laisser à la comtesse le temps de le rejoindre. Mais malgré ses bonnes intentions, les observations et les avis du comte furent encore plus désagréables à celle-ci qu’à Quentin, qui, tout en marchant en avant, murmurait à demi-voix : « Arrogant et froid railleur ! fat présomptueux ! je voudrais que le premier archer écossais qui aura son arquebuse pointée sur toi ne te laissât pas échapper aussi aisément que je l’ai fait. »

Ils arrivèrent dans la soirée à la ville de Charleroi sur la Sambre, où le comte de Crèvecœur se détermina à laisser la comtesse Isabelle, que la terreur et la fatigue de ce jour et du précédent (ils avaient fait un trajet de cinquante milles[1]), jointes aux sensations pénibles qui la poursuivaient sans cesse, avaient mise dans l’impossibilité d’aller plus loin sans compromettre sa santé. Le comte la confia, dans un état d’épuisement total, aux soins de l’abbesse d’un couvent de l’ordre de Cîteaux, dame de haute naissance, qui était alliée aux deux familles de Crèvecœur et de Croye, et sur la sagesse et l’affection de laquelle il pouvait se reposer en toute confiance.

Crèvecœur ne s’arrêta à Charleroi que pour recommander les plus grandes précautions au commandant d’une petite garnison bourguignonne qui occupait cette place, et pour le requérir de donner au couvent une garde d’honneur pendant tout le temps que la comtesse Isabelle de Croye y résiderait, mesure prise en apparence pour sa sûreté, mais qui probablement n’avait d’autre but que de rendre nul tout projet d’évasion si elle était disposée à en former quelqu’un. Le comte donna ordre à la garnison de redoubler de vigilance, se bornant à dire pour motiver cette mesure, qu’il courait un bruit vague de troubles survenus dans l’évêché de Liège : il avait résolu d’être le premier qui porterait au duc Charles les affligeantes et déplorables nouvelles de l’insurrection des Liégeois et du meurtre de leur évêque. S’étant procuré des chevaux frais pour lui et pour sa suite, il se remit donc en chemin, déterminé à se rendre à Péronne sans s’arrêter. En informant Quentin de la nécessité de le suivre, il lui fit, avec son ton railleur, ses excuses de le séparer de la belle et aimable compagne qu’il avait eue jusqu’alors, ajoutant qu’il espérait qu’un écuyer dévoué aux dames trouverait un voyage au clair de la lune plus agréable qu’un lâche sommeil, auquel il n’est permis qu’à des mortels ordinaires de s’abandonner.

Quentin, déjà suffisamment contrarié en se voyant séparé d’Isabelle, brûlait de répondre à ce sarcasme par un défi ; mais convaincu que le comte ne ferait que rire de sa colère et mépriserait ses provocations, il se décida à attendre du temps l’occasion favorable pour obtenir satisfaction de cet orgueilleux seigneur, qui lui était devenu, quoique pour des raisons bien différentes, presque aussi odieux que le Sanglier des Ardennes. Il consentit donc à obéir aux ordres de Crèvecœur, puisque la résistance était impossible ; et ils firent de compagnie et avec la plus grande célérité le chemin de Charleroi à Péronne.



  1. Environ seize lieues. a. m.