Quentin Durward/Chapitre 26

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 19p. 343-360).


CHAPITRE XXVI.

L’ENTREVUE.


Lorsque les potentats se réunissent, les astronomes peuvent regarder cet événement comme un présage funeste qui ressemble à la conjonction de Mars et de Saturne.
Vieille Comédie.


Il serait difficile de dire positivement si c’est un privilège ou un inconvénient attaché à la souveraineté que, dans les relations qui existent entre eux, les princes soient contraints, par le respect qu’eux-mêmes doivent avoir pour leur rang et leur dignité, à régler leurs sentiments et leurs discours d’après les lois d’une étiquette sévère qui leur interdit toute manifestation d’émotion un peu vive. Cette conduite pourrait avec raison passer pour une profonde dissimulation, s’il n’était pas généralement reconnu qu’elle n’est qu’un pur cérémonial consacré par l’usage. Il n’est pourtant pas moins certain que, lorsqu’ils s’affranchissent de ces lois de l’étiquette pour permettre à leurs passions haineuses de s’exhaler librement, ils compromettent leur dignité aux yeux du public, ce qui a toujours des conséquences fâcheuses : c’est ce que firent deux illustres rivaux, François Ier et l’empereur Charles-Quint, qui, s’étant donné un démenti réciproque, voulurent vider leur querelle par un combat singulier.

Charles de Bourgogne, le plus impatient, le plus impétueux et, pour tout dire en un mot, le plus imprudent des princes de son siècle, se trouva cependant enfermé malgré lui dans un cercle magique, tracé par la déférence qu’il devait à Louis comme à son suzerain et à son seigneur lige qui daignait l’honorer, lui vassal de la couronne, de sa royale visite. Revêtu de son manteau ducal, et accompagné de ses grands officiers, des principaux seigneurs et chevaliers qui formaient autour de lui une brillante cavalcade, il marcha à la rencontre de Louis XI. Toute cette suite resplendissait d’or et d’argent, car les richesses de la cour d’Angleterre étant épuisées par les guerres d’York et de Lancastre, et les dépenses de celle de France étant fort limitées par l’économie parcimonieuse de son souverain, la cour de Bourgogne était à cette époque la plus magnifique de toutes celles de l’Europe. Le cortège de Louis, au contraire, était peu nombreux et d’une excessive mesquinerie, comparativement à celui du Bourguignon. Louis portait un habit râpé et son vieux chapeau à haute forme, garni d’images de plomb. Tout son extérieur formait avec celui de Charles un contraste frappant, voisin même du grotesque, lorsque le duc, paré de son manteau de cérémonie, sa couronne sur la tête, descendit de son noble coursier, et, mettant un genou en terre, se prépara à tenir l’étrier tandis que Louis descendait de son petit palefroi dont l’amble était le pas ordinaire.

Par une conséquence nécessaire, l’accueil que se firent réciproquement les deux potentats fut aussi rempli d’affection, d’amitié et de félicitations, qu’il était dépourvu de sincérité ; mais le caractère du duc lui rendait très-difficile de donner à sa voix, à ses discours et à sa contenance les apparences convenables, tandis que tous les genres de feinte et de dissimulation semblaient tellement inhérents à la nature du roi, que ceux qui le connaissaient le mieux n’auraient pu distinguer ce qui était affecté de ce qui était réel.

Pour se faire une idée de la situation respective de ces deux princes, il faudrait (si toutefois une telle comparaison n’était pas indigne de pareils potentats) il faudrait supposer le roi dans celle d’un étranger qui connaît parfaitement les habitudes et les dispositions naturelles de la race canine, et qui, par quelque motif particulier, désire se faire ami d’un gros mâtin hargneux qui l’inquiète, et qui est disposé à se jeter sur lui au moindre motif de mécontentement ou de méfiance. Le mâtin gronde tout bas, hérisse ses poils, montre les dents, et pourtant il n’ose s’élancer sur celui qui lui montre à la fois tant de bonté et de confiance : il souffre donc des avances qui sont loin de l’apaiser, et il épie la première occasion de pouvoir, en toute sûreté de conscience, sauter à la gorge de celui qui lui donne ces marques d’amitié.

Le roi s’aperçut sans doute, à la voix altérée, aux manières contraintes et aux mouvements brusques du duc, que le rôle qu’il avait à jouer était fort délicat, et peut-être se repentit-il plus d’une fois de l’avoir pris ; mais le repentir arrivait trop tard, et il ne lui restait d’autre ressource que cette politique profonde dans laquelle l’astucieux monarque était aussi habile que personne au monde.

Les manières que Louis prit à l’égard du duc ressemblaient à cette expansion, à cet abandon auquel le cœur se livre dans le premier moment d’une réconciliation sincère avec un ami éprouvé et estimé auquel, par suite de circonstances qui n’existent plus et que l’on a déjà oubliées, on est resté quelque temps étranger. Il se blâmait de n’avoir pas pris plus tôt le parti décisif de venir lui-même convaincre son bon et cher parent que les nuages passagers qui s’étaient élevés entre eux n’étaient rien dans son souvenir, quand il les mettait en comparaison avec les preuves d’amitié qu’il avait reçues de lui pendant son exil de France, lorsqu’il était sous le poids du ressentiment du roi son père. Il parla du duc de Bourgogne, Philippe le Bon, comme on nommait généralement le père du duc Charles, et rappela mille exemples de la bonté toute paternelle qu’il lui avait témoignée.

« Je crois, beau cousin, lui dit-il, que votre père, dans le partage de son affection, faisait peu de différence entre vous et moi ; car je me souviens que, m’étant égaré par accident dans une partie de chasse, je trouvai, à mon retour, le bon duc qui vous réprimandait pour m’avoir laissé dans la forêt, comme si vous eussiez été coupable de négligence relativement à la sûreté d’un frère aîné. »

Les traits du duc de Bourgogne étaient naturellement durs et sévères, et lorsqu’il essaya de sourire pour reconnaître poliment la vérité de ce que le roi lui disait, la grimace qu’il fit était vraiment diabolique.

« Prince des fourbes, » dit-il dans le secret de son âme, « que ne m’est-il permis de te rappeler ici la manière dont tu as payé tous les bienfaits de ma maison ! — Et en supposant, continua le roi, que les liens du sang et de la reconnaissance ne suffisent pas pour nous attacher l’un à l’autre, beau cousin, nous avons de plus ceux de la parenté spirituelle, car je suis parrain de votre fille, la belle Marie, qui m’est aussi chère que si elle était ma propre fille ; et lorsque les saints (que leur bienheureux nom soit béni !) m’envoyèrent un rejeton qui se flétrit et se dessécha en moins de trois mois, ce fut le prince votre père qui tint cet enfant sur les fonts baptismaux, et qui voulut que l’on célébrât cette cérémonie avec plus de pompe et de magnificence que la ville de Paris elle-même n’en aurait pu déployer. Jamais je n’oublierai l’impression profonde que la générosité du duc Philippe et la vôtre, mon cher cousin, firent sur le cœur à moitié brisé du pauvre exilé ; non, jamais elle ne s’effacera de mon cœur. — Votre Majesté, » dit le duc faisant un effort sur lui-même pour trouver une réponse convenable ; « Votre Majesté a reconnu cette légère obligation en termes qui ont surpassé en magnificence toute celle que la Bourgogne a pu déployer pour prouver qu’elle sentait comme elle devait le faire, l’honneur que vous aviez bien voulu accorder à son souverain. — Je me rappelle les termes dont vous voulez parler, beau cousin, » reprit le roi en souriant ; « c’était qu’en échange d’une si précieuse marque d’amitié, je n’avais autre chose à vous offrir, pauvre exilé que j’étais alors ! que ma personne, celles de ma femme et de mon enfant. Eh bien ! je crois que j’ai assez bien exécuté ma parole. — Je n’ai pas l’intention de contredire en rien ce qu’il plaît à Votre Majesté d’avancer, mais… — Mais vous demandez, » reprit le roi en l’interrompant, « comment mes actions ont répondu à mes paroles. Le voici : le corps de mon fils Joachim repose sous une terre bourguignonne ; j’ai placé ce matin, sans aucune réserve, ma personne en votre pouvoir ; et quant à celle de ma femme, en vérité, beau cousin, je crois que, vu le temps qui s’est écoulé depuis cette époque, vous n’insisterez pas pour que je remplisse rigoureusement mes engagements à cet égard. Elle est née le saint jour de l’Annonciation, » continua-t-il en faisant un signe de croix et en murmurant un ora pro nobis, « il y a quelques cinquante ans ; mais elle n’est pas plus loin que Reims ; et si vous tenez absolument à ce que ma promesse soit exécutée à la lettre, elle sera incessamment à votre bon plaisir. »

Quelque courroucé que fût le duc de l’hypocrisie avec laquelle le roi prenait à son égard le ton de l’amitié et de la plus étroite intimité, il ne put s’empêcher de rire de la réplique singulière de ce monarque, et cet accès de gaieté se manifesta par des accords aussi discordants que ceux de la colère à laquelle il se livrait si souvent. Après avoir ri beaucoup plus long-temps et d’une manière plus bruyante que la bienséance ne le permettrait aujourd’hui et ne le permettait même à cette époque, il répondit sur le même ton, mais d’une manière moins fine et moins piquante, qu’il ne pouvait accepter l’honneur que lui faisait le roi en lui proposant la compagnie de la reine, mais qu’en revanche il accepterait très-volontiers celle de sa fille aînée, dont partout on vantait la beauté.

« Je suis heureux, beau cousin, » répondit le roi avec un de ces sourires équivoques dont il faisait fréquemment usage, « que votre bon plaisir ne se soit pas fixé sur ma fille Jeanne ; car certainement vous auriez eu une lance à rompre avec mon cousin d’Orléans ; et s’il était arrivé malheur, soit d’un côté, soit de l’autre, j’aurais perdu ou un bon ami ou un cousin affectionné. — Non, non, Sire, reprit le duc Charles, d’Orléans n’a à redouter de ma part aucune rivalité, je ne veux en aucune façon traverser ses amours. Si jamais je romps une lance avec lui, ce sera pour une cause et plus belle et plus droite. »

Loin de prendre en mauvaise part cette allusion grossière à la difformité de la princesse Jeanne, Louis parut, au contraire, voir avec plaisir que le duc paraissait s’amuser de ces grossières plaisanteries, jeu d’esprit dans lequel il était lui-même fort habile, et qui, selon l’expression moderne, lui épargnait beaucoup d’hypocrisie sentimentale. En conséquence il mit la conversation sur un tel ton que Charles, quoiqu’il sentît l’impossibilité de jouer le rôle d’un ami véritable et franchement réconcilié avec un monarque dont il avait eu si souvent à se plaindre, et dont la sincérité en cette occasion lui paraissait si fortement douteuse, n’éprouva aucune difficulté à prendre celui d’un hôte bienveillant à l’égard d’un convive si facétieux : ce qui leur manquait réciproquement en sentiments affectueux fut remplacé par ce ton de cordialité et de gaieté qui existe entre deux bons vivants ; ce ton, qui était naturel au duc d’après la franchise et, on peut le dire, la grossièreté de son caractère, l’était également à Louis, parce que, quoiqu’il eût le talent de prendre à volonté tout genre de conversation qui lui paraissait convenable, le plus analogue à ses goûts et à son caractère était celui qui portait une empreinte marquée de grossièreté et de causticité.

Pendant tout le temps que dura le banquet, qui eut lieu à l’hôtel-de-ville de Péronne, les deux princes soutinrent fort heureusement et également bien le même style de conversation ; c’était pour eux un terrain neutre sur lequel ils semblaient prendre plaisir à s’exercer réciproquement, et plus propre que tout autre, comme le roi s’en aperçut aisément, à entretenir le duc de Bourgogne dans cet état de calme et de gaieté qu’il jugeait nécessaire à sa sûreté personnelle.

Il conçut cependant quelque alarme en apercevant autour du duc plusieurs seigneurs français, quelques-uns même du plus haut rang, que sa sévérité et son injustice avaient condamnés à l’exil, et qui occupaient près de Charles des emplois de haute importance. Ce fut donc pour se mettre à l’abri d’un ressentiment et d’une vengeance qu’il pouvait craindre, qu’il demanda, ainsi que nous l’avons déjà dit, à être logé dans la citadelle de Péronne, plutôt que dans la ville même. Le duc acquiesça sur-le-champ à cette demande, et l’on vit briller sur son visage un de ces sourires équivoques dont on n’aurait su dire s’il était de bon ou de mauvais augure pour celui qui l’avait excité.

Mais lorsque le roi, s’exprimant avec autant de délicatesse qu’il le pouvait, et de la manière qu’il jugeait la plus efficace pour détourner tout soupçon, demanda qu’il fût permis aux archers écossais d’avoir la garde du château de Péronne pendant tout le temps de sa résidence dans cette forteresse, au lieu de celle de la porte de la ville que le duc leur avait offerte, Charles répondit d’une voix rude et d’un ton brusque que rendait plus alarmants encore l’habitude qu’il avait prise de relever sa moustache en parlant, ou de porter la main à son poignard, dont il semblait prendre plaisir à tirer et retirer à chaque instant la lame du fourreau : « Non, Sire, de par saint Martin ! vous êtes dans le camp et dans la ville de votre vassal, car c’est ainsi qu’on me nomme à l’égard de Votre Majesté ; mon château et ma cité sont à vous, mes soldats sont les vôtres ; il est donc fort indifférent que ce soient eux ou les archers écossais qui gardent les portes extérieures ou les remparts du château. Non, de par saint George ! Péronne est une forteresse vierge ; elle ne perdra pas son honneur par suite de négligence de ma part. Les filles doivent être gardées avec soin, mon royal cousin, si l’on veut qu’elles conservent leur bonne réputation. — Sans doute, beau cousin, sans doute, je suis tout à fait d’accord avec vous, répondit le roi ; et d’ailleurs je suis, dans le fait, plus intéressé que vous-même à la réputation de la bonne ville de Péronne, qui, comme vous le savez, beau cousin, est l’une des places situées sur la Somme qui ont été engagées à votre père d’heureuse mémoire en garantie de certain argent qu’il nous a prêté, et que nous nous sommes réservé le droit de racheter en le remboursant. Et, à vous parler franchement, en débiteur honnête, et prêt à m’acquitter de mes obligations de toute espèce, j’ai amené ici quelques bêtes de somme chargées d’argent pour effectuer ce rachat ; et je crois, beau cousin, qu’il s’en trouvera assez pour subvenir aux dépenses de votre maison, pendant trois ans, malgré votre faste royal. — Je n’en recevrai pas un sou, » dit le duc en tordant ses moustaches ; « le jour du rachat est passé, mon royal cousin, et jamais on n’a eu, de part ni d’autre, l’intention sérieuse que ce droit fût exercé ; car la cession de ces villes est la seule récompense que mon père ait reçue de la France lorsque, dans un moment heureux pour votre famille, il consentit à oublier le meurtre de mon aïeul, et à échanger l’alliance de l’Angleterre pour celle de votre père. Par saint George ! s’il en eût agi autrement, votre personne royale, loin d’avoir des villes sur la Somme, aurait à peine su conserver celles qu’elle possède au delà de la Loire. Non ! je n’en rendrai pas une pierre, dussé-je recevoir pour chacune son pesant d’or. Grâce à Dieu, grâce à la sagesse et à la valeur de mes ancêtres, les revenus de la Bourgogne, quoiqu’elle ne soit qu’un duché, suffisent pour soutenir l’éclat de ma cour, lors même qu’un roi devient mon hôte, et cela, sans que je sois obligé de trafiquer de mon héritage. — Eh bien ! mon beau cousin, » répondit le roi avec un calme et une douceur dont la violence et l’emportement du duc ne le firent aucunement se départir, « je vois que vous êtes pour la France un ami si zélé, que vous ne voulez vous séparer de rien de ce qui lui appartient. Mais nous aurons besoin de quelque médiateur lorsqu’il sera question de traiter ces affaires en conseil. Que dites-vous de Saint-Pol. — Ni saint Paul, ni saint Pierre, ni aucun saint du calendrier ne me feront renoncer à la possession de Péronne. — Vous ne me comprenez pas, » dit Louis en souriant ; « je vous parle de notre fidèle connétable, Louis de Luxembourg, comte de Saint-Pol. Par sainte Marie d’Embrun ! il ne manque que sa tête à notre conférence ! la meilleure tête de France, celle qui serait la plus capable de rétablir entre nous une harmonie parfaite. — Par saint George de Bourgogne ! s’écria le duc, je suis étonné d’entendre Votre Majesté parler ainsi d’un homme qui s’est montré faux et parjure envers la France et la Bourgogne, d’un homme qui s’est toujours efforcé d’envenimer nos fréquentes querelles et d’allumer entre nous le feu de la discorde, et cela sous le voile de la médiation. Je jure par l’ordre que je porte que ses marais ne lui serviront pas long-temps de refuge. — Pas tant de chaleur, beau cousin, » dit le roi toujours souriant, et en baissant la voix ; « quand je disais que la tête du connétable pouvait servir à terminer nos légers différends, je ne voulais pas parler de son corps ; on peut le laisser à Saint-Quentin pour plus de commodité. — Ho ! oh ! je vous comprends, mon royal cousin, » s’écria Charles avec ce discordant éclat de rire que les plaisanteries grossières du roi lui avaient déjà arraché ; et il ajouta en frappant du pied la terre : « Je conviens que, dans ce sens, la tête du connétable pourrait nous être fort utile ici. »

Ces propos, et d’autres au moyen desquels le roi cherchait à répandre de l’enjouement sur une conversation qui avait rapport à des affaires fort sérieuses, ne se suivirent pas consécutivement, mais furent amenés adroitement pendant le banquet qui eut lieu à l’hôtel-de-ville et pendant l’entrevue qui eut lieu ensuite dans les appartements du duc, toutes les fois enfin que l’occasion parut s’y prêter tout naturellement.

Quelque imprudent que Louis se fût montré en faisant une démarche dont le caractère fougueux du duc et les motifs de haine qui existaient entre eux rendaient l’issue douteuse autant que dangereuse, jamais pilote abordant sur une plage inconnue ne se conduisit avec plus de prudence et de fermeté. On aurait pu comparer l’âme de son rival à une mer orageuse dont il sondait avec adresse et précaution les profondeurs et les bas-fonds ; et quoique le résultat de ses expériences lui ait prouvé qu’il devait y rencontrer beaucoup moins de bons ancrages que de rochers et d’écueils, il ne laissa paraître sur son visage aucun indice d’incertitude ou de crainte.

Enfin se termina une journée aussi fatigante pour Louis par les efforts continuels de vigilance et d’attention que sa situation lui commandait, qu’elle avait dû l’être pour le duc par la nécessité où il avait été à son tour de se contraindre et de réprimer les mouvements impétueux auxquels il était habitué à s’abandonner en toute liberté.

À peine Charles fut-il rentré dans son appartement, après avoir pris congé du roi pour la nuit avec le cérémonial ordinaire, que la colère qu’il avait si long-temps comprimée fit explosion, et que, comme le dit son bouffon, le Glorieux, il fit tomber un déluge de jurements et d’épithètes injurieuses sur des têtes auxquelles il ne destinait pas cette monnaie au moment où il la frappait ; car ce furent ses gens qui recueillirent cet amas d’invectives dont il ne pouvait décemment gratifier son royal hôte, même en son absence, mais qui était devenu trop considérable pour qu’il lui fût possible de le tenir renfermé plus long-temps. Les bons mots de son bouffon parvinrent pourtant à calmer sa mauvaise humeur ; il finit par rire aux éclats ; puis, lui jetant une pièce d’or, il se laissa déshabiller, but un énorme bol de vin épicé, se mit au lit, et dormit profondément.

Le coucher du roi Louis mérite plus d’attention que celui de Charles, car l’expression violente de l’impétuosité et de la colère, qui appartient à la partie brute plutôt qu’à la partie intellectuelle de notre nature, nous offre un faible intérêt en comparaison de celui que ne peuvent manquer d’exciter les efforts d’un esprit calme et vigoureux.

Louis fut escorté jusqu’au logement qu’il avait choisi dans le château ou citadelle de Péronne, par les chambellans et les maréchaux des logis du duc de Bourgogne, et il trouva à l’entrée une forte garde d’archers et d’hommes d’armes qui le reçurent.

Au moment où il descendait de cheval pour traverser un pont-levis jeté sur un fossé d’une largeur et d’une profondeur peu ordinaires, il regarda les sentinelles, et dit à d’Argenton, qui l’accompagnait avec quelques autres seigneurs bourguignons : « Ils portent la croix de Saint-André, mais ce n’est pas celle de mes archers écossais. — Vous les trouverez tout aussi disposés qu’eux à mourir pour vous défendre, Sire, » répondit d’Argenton dont l’oreille subtile avait deviné dans le ton de Louis l’expression d’un sentiment qu’il ne lui avait pas été possible de cacher entièrement. « Ils portent la croix de Saint-André, comme un des signes distinctifs de l’ordre de la Toison d’or de mon maître le duc de Bourgogne. — Ne le sais-je pas ? » reprit Louis en lui montrant le collier que lui-même portait par considération pour son hôte ; « c’est un des plus doux liens de fraternité qui existent entre le cher duc et moi. Nous sommes frères en chevalerie aussi bien que frères en Dieu ; cousins par le sang, et amis par tous les liens de la plus tendre affection et d’un bon voisinage… Vous n’irez pas plus loin que cette cour, nobles seigneurs ! je ne permettrai pas que vous me conduisiez plus loin : c’est assez d’honneurs ! — Nous étions chargés par le duc, reprit d’Hymbercourt, de conduire Votre Majesté jusqu’à son appartement. Nous osons espérer qu’elle nous permettra d’obéir aux ordres de notre maître. — Je pense, dit le roi, que dans une affaire de si peu l’importance, vous serez disposés vous-mêmes, quoique ses sujets liges, à reconnaître que mes ordres doivent l’emporter sur les siens. Je me sens un peu indisposé, messieurs, un peu fatigué. Le plaisir a ses fatigues aussi bien que la douleur. Demain je serai mieux préparé, je l’espère, à jouir de votre société, de la vôtre surtout, seigneur Philippe d’Argenton. Je sais que vous êtes l’annaliste de ce temps ; et nous qui désirons avoir un nom dans l’histoire, nous ne devons parler devant vous qu’avec justesse et précision, car on dit que, lorsque vous le voulez, votre plume est bien acérée. Bonne nuit, messieurs, bonne nuit à tous et à chacun de vous. »

Les seigneurs bourguignons se retirèrent très satisfaits des manières gracieuses de Louis, aussi bien que des paroles flatteuses qu’il leur avait adroitement distribuées, et le roi resta avec une ou deux personnes de sa suite sous la porte voûtée qui conduisait à la cour du château, dans l’un des angles de laquelle s’élevait une énorme tour qui ressemblait beaucoup à une prison d’état. Ce lourd, haut et sombre édifice se dessinait à la lueur des mêmes rayons de la lune qui éclairaient Quentin Durward entre Charleroi et Péronne, et qui, comme le lecteur le sait déjà, brillaient d’un éclat particulier. Il avait une grande ressemblance avec la tour blanche de la citadelle de Londres ; mais l’architecture en était encore plus ancienne, car sa construction remontait au temps de Charlemagne. Les murs en étaient d’une épaisseur formidable, les fenêtres très étroites et garnies de barreaux de fer ; sa masse énorme projetait sur toute la cour une ombre noire et lugubre.

Jetant un regard sur cette tour : « Ce n’est pas là que je vais loger ? » demanda le roi avec un frissonnement qui semblait de mauvais augure.

« Non, Sire, » répondit le vieux sénéchal qui se tenait à ses côtés, la tête découverte ; « à Dieu ne plaise ! Les appartements de Votre Majesté sont préparés dans le bâtiment moins élevé qui est auprès, et où le roi Jean coucha deux nuits avant la bataille de Poitiers. — Hem ! ce n’est pas encore-là un très heureux présage, murmura le roi. Mais qu’avez-vous à dire au sujet de la tour, mon vieil ami, et pourquoi priez-vous le ciel que je n’y sois pas logé ? — Gracieuse Majesté, répondit le sénéchal, je ne saurais dire du mal de cette tour ; seulement les sentinelles prétendent qu’on y voit des lumières et qu’on y entend des bruits étranges pendant la nuit ; et cela pourrait s’expliquer facilement, car elle servait jadis de prison d’état, et l’on raconte bien des histoires sur les choses qui se sont passées entre ses murailles. »

Louis s’abstint de faire d’autres questions, car nul prince n’était plus obligé que lui à respecter les mystères d’une prison d’état. À la porte des appartements qui lui étaient destinés, et qui, bien que d’une époque beaucoup plus moderne que la tour, présentaient encore un aspect gothique et sombre, il trouva un petit détachement de ses archers écossais à la tête duquel était leur vieux et fidèle commandant.

« Crawford ! mon brave Crawford ! s’écria le roi, où as-tu donc été aujourd’hui ? Les seigneurs bourguignons ont-ils assez peu d’hospitalité pour avoir négligé un des gentilshommes les plus braves et les plus nobles qui aient jamais paru dans les salons d’un roi ? Je ne t’ai pas vu dans la salle du banquet. — J’ai refusé l’invitation, Sire, répondit Crawford ; on change avec l’âge. — J’ai vu le temps où j’aurais risqué une carouse[1] avec le plus intrépide buveur de toute la Bourgogne, même avec le jus de ses propres treilles ; mais aujourd’hui, quatre malheureuses pintes suffisent pour me troubler la cervelle ; et j’ai cru, dans l’intérêt de Votre Majesté, devoir donner l’exemple de la tempérance aux hommes que je commande. — Tu es toujours prudent, Crawford ; cependant, cela est certain, tu as beaucoup moins de besogne aujourd’hui, n’ayant qu’un faible détachement à commander ; et un jour de fête n’exigeait pas une abstinence aussi rigoureuse qu’un jour de combat. — Sire, moins j’ai d’hommes à commander, et plus il est nécessaire que je maintienne le bon ordre parmi ces maroufles. Tout ceci finira-t-il par un festin, ou par un combat ? c’est ce que Dieu et Votre Majesté savent mieux que le vieux John de Crawford. — Vous ne prévoyez sans doute aucun danger ? » demanda le roi avec précipitation et à voix basse. — Non, Sire ; et je prie le ciel qu’il m’en fasse prévoir ; car, comme avait coutume de le dire le vieux comte Tineman[2], « Dangers prévus sont presque évités. » Le mot d’ordre pour cette nuit, s’il plaît à Votre Majesté. — Ce sera Bourgogne, en l’honneur de notre hôte et d’une liqueur pour laquelle vous n’avez aucun dégoût, Crawford. — Je n’aurai de querelle ni avec le duc ni avec le vin qui porte ce nom, pourvu que l’un et l’autre ne soient pas frelatés. Bonne nuit à votre Majesté. — Bonsoir, mon fidèle Écossais, » répondit le roi ; et il entra dans ses appartements.

À la porte de sa chambre à coucher, il trouva le Balafré en faction. « Suis-moi, » lui dit-il en passant devant lui ; et l’archer, semblable à une machine mise en mouvement par la main qui en a touché le ressort, le suivit dans son appartement, et, s’arrêtant sur le seuil de la porte, y resta immobile et en silence, attendant les ordres du roi.

« Avez-vous quelque nouvelle de ce paladin errant, votre neveu ? lui demanda le roi ; car il a été comme perdu pour nous depuis que, semblable à un jeune chevalier qui s’élance à la recherche de ses premières aventures, il nous a envoyé deux prisonniers pour gage de ses premiers exploits. — J’en ai entendu dire quelque chose, Sire, dit le Balafré ; mais j’espère que Votre Majesté daignera croire que s’il a mal agi, il n’y a été autorisé ni par mes préceptes ni par mon exemple : jamais je n’ai été un âne assez téméraire pour faire vider les arçons à un membre de l’illustre maison de Votre Majesté ; non, je connais trop bien mon humble condition, et… — Brisons là-dessus, Lesly ; votre neveu n’a fait que son devoir dans cette occurrence. — Oh ! quant à cela, je lui ai fait sa leçon : Quentin, lui ai-je dit, quoi qu’il puisse arriver, souviens-toi que tu appartiens à la garde écossaise, et fais ton devoir quel qu’en puisse être le résultat. — Je crois en effet qu’il avait reçu quelques instructions de ce genre ; mais répondez à ma question, cela me suffit. Avez-vous eu depuis peu quelques nouvelles de votre neveu ? Retirez-vous, messieurs, » ajouta-t-il en s’adressant aux gentilshommes de sa chambre ; « aucune autre oreille que la mienne ne doit s’interposer ici. — Oui, sûrement, sous le bon plaisir de Votre Majesté : j’ai vu ce soir Charlot, un des varlets que mon neveu avait emmenés avec lui : il l’a envoyé de Liège, peut-être de quelque château voisin appartenant à l’évêque, où il a conduit les dames de Croye. — Que Notre-Dame, reine du ciel, en soit louée ! Mais en es-tu bien sûr ? Es-tu bien sûr de ces bonnes nouvelles ? — Aussi sûr qu’il me soit possible de l’être, Sire ; je crois même que ce garçon est porteur de lettres des dames de Croye adressées à Votre Majesté — Cours les chercher. Donne ton arquebuse à l’un de ces drôles, à Olivier, à qui tu voudras, et pars… Maintenant, que Notre-Dame d’Embrun en soit louée ! je changerai en argent la grille qui entoure son maître-autel ! »

Dans cet accès de gratitude et de dévotion, Louis, selon sa coutume, ôta son chapeau, choisit parmi les figures dont il était orné celle qui représentait la Vierge, la plaça sur une table, et s’agenouillant, répéta avec ferveur le vœu qu’il venait de faire.

Le premier messager dépêché de Schonwaldt par Durward fut introduit alors, et présenta au roi les lettres dont les dames de Croye l’avaient chargé pour lui. Ces dames se bornaient à le remercier en termes froids de la courtoisie dont il avait usé envers elles pendant le temps qu’elles étaient restées à sa cour, et, avec un peu plus de chaleur, de la permission qu’il leur avait accordée d’en sortir, ainsi que des soins qu’il avait pris de les faire conduire en sûreté hors de ses états. Ce passage fit rire Louis de bon cœur, loin qu’il en conçût du ressentiment. Il demanda alors à Charlot, d’un air qui annonçait un véritable intérêt, si, pendant le voyage, on n’avait pas éprouvé quelque alarme, si l’on n’avait pas été attaqué.

Charlot, garçon naturellement stupide et qui devait à cette qualité le choix qu’on avait fait de lui, ne rendit au roi qu’un compte fort incertain et très-vague de l’alerte dans laquelle son camarade le Gascon avait été tué, et assura qu’il n’en savait pas davantage. Louis lui fit encore des questions minutieuses sur la route qu’ils avaient prise pour se rendre à Liège ; et son intérêt parut redoubler quand Charlot lui répondit qu’en approchant de Namur ils avaient suivi la route la plus directe en côtoyant la rive droite de la Meuse, au lieu de prendre la rive gauche, comme il leur avait été recommandé de le faire. Le roi le congédia après lui avoir fait donner une petite récompense, et s’efforça de donner pour prétexte à l’inquiétude qu’il avait d’abord manifestée, la crainte que la sûreté des dames de Croye n’eût été compromise.

Quoique ces nouvelles donnassent à Louis la certitude qu’un de ses plans favoris avait échoué, elles semblèrent lui causer plus de satisfaction intérieure qu’il n’en aurait ressenti peut-être à la nouvelle d’un succès brillant. Il soupira comme un homme dont le cœur est déchargé subitement d’un pesant fardeau, prononça à demi-voix, et avec un air de ferveur profonde, des oraisons et des actions de grâces, leva les yeux au ciel, après quoi il se livra à la combinaison de nouveaux plans dont la réussite pût être plus certaine.

Dans ce dessein, il fit appeler auprès de lui son astrologue Martius Galeotti, qui ne tarda pas à se présenter avec son air de dignité empruntée ; mais son front était chargé d’un nuage de vague inquiétude, comme s’il eût douté que le roi dût lui faire un bon accueil. Il en fut cependant accueilli favorablement et avec des démonstrations d’amitié plus vives que jamais. Louis le nomma son ami, son père dans les sciences ; lui dit qu’il était le miroir à l’aide duquel un roi pouvait lire dans l’avenir, et finit par lui glisser au doigt un anneau d’une valeur considérable. Galeotti ne connaissait pas les circonstances qui avaient si subitement rehaussé son mérite aux yeux de son patron ; mais il entendait trop bien son métier pour laisser deviner son ignorance. Il reçut les éloges de Louis avec une gravité modeste, répondit qu’elles n’étaient dues qu’à la noblesse de la science qu’il pratiquait, science d’autant plus digne d’admiration, qu’elle produisait des merveilles par l’intermédiaire d’un agent aussi faible que lui. Ils se séparèrent très-satisfaits l’un de l’autre.

Après le départ de l’astrologue, Louis se jeta dans un fauteuil, car il paraissait épuisé de fatigue, et congédia le reste de sa suite, à l’exception du seul Olivier qui, s’approchant de son maître d’un air empressé et sans bruit, pour remplir auprès de lui son service ordinaire, l’aida à se mettre au lit.

Pendant qu’Olivier s’acquittait ainsi de ses fonctions habituelles, le roi, contre sa coutume, resta tellement passif et silencieux, que ce zélé serviteur fut frappé d’un changement si extraordinaire. Les âmes dépravées ne sont pas toujours tellement dépourvues de tout bon principe qu’elles n’en conservent certains restes qui se développent dans les circonstances nécessaires : les bandits sont fidèles à leur capitaine, et il arrive parfois qu’un protégé, un favori, éprouve une lueur soudaine d’intérêt sincère pour le monarque auquel il doit son rang et sa fortune. Olivier le diable, ou quels que fussent les autres surnoms qu’on lui avait donnés pour exprimer ses mauvais penchants, ne s’était pas assez complètement identifié avec Satan pour ne pas sentir au fond de son cœur quelque mouvement de reconnaissance pour son maître : c’est ce qui arriva dans ce moment critique, où il le voyait accablé de fatigue et d’inquiétude. Après avoir pendant quelques instants rempli auprès du roi l’office de valet de chambre, il céda enfin à la tentation de lui dire avec la liberté que l’indulgence de son souverain lui permettait en pareille occasion :

— « Tête-Dieu ! Sire, on dirait que vous avez perdu une bataille et cependant moi qui ai été près de Votre Majesté pendant toute cette journée, je ne vous ai jamais vu combattre plus vaillamment et remporter d’une manière plus complète les honneurs du champ de bataille. — Le champ de bataille ! » répéta Louis en levant les yeux et en reprenant la causticité habituelle de son ton et de ses manières ; « Pâques-Dieu ! mon ami Olivier, dis plutôt que je suis resté maître de l’arène dans un combat contre un taureau ; non, il n’a jamais existé brute plus aveugle, plus opiniâtre, plus indomptable que notre cousin de Bourgogne, si ce n’est l’un de ces taureaux de Murcie que l’on élève pour les combats. N’importe, je l’ai harcelé de la bonne manière. Mais, Olivier, réjouissez-vous avec moi de ce que mes plans en Flandre ont échoué, ainsi que mes projets relativement à ces princesses vagabondes de Croye et à la ville de Liège. Vous m’entendez ? — Non, sur ma foi, Sire ; il m’est impossible de féliciter Votre Majesté sur le renversement de ses espérances, à moins qu’elle ne m’apprenne quel motif l’a fait changer de vues et de projets. — Sous un point de vue général, il ne s’est opéré aucun changement dans mes projets. Mais, Pâques-Dieu ! mon ami, j’ai appris aujourd’hui à connaître le duc Charles, beaucoup mieux que je ne l’avais fait encore. Lorsqu’il était comte de Charolais, au temps du vieux duc Philippe, et moi le dauphin de France banni, nous buvions, nous chassions, nous courions ensemble les aventures ; et il nous en est arrivé de passablement bizarres. J’avais à cette époque un avantage décidé sur lui ; celui qu’un esprit fort prend naturellement sur un esprit faible. Mais il a changé depuis : il est devenu opiniâtre, audacieux, arrogant, querelleur, dogmatique ; il nourrit évidemment le désir de pousser les choses à l’extrême quand il se croit à peu près sûr de la partie. J’ai été forcé de glisser légèrement sur tout sujet capable de l’irriter, comme si j’eusse marché sur un fer rouge. À peine lui ai-je eu fait entrevoir la possibilité que ces comtesses vagabondes de Croye fussent tombées entre les mains de quelque maraudeur des frontières avant d’avoir atteint la ville de Liège (car je lui avais avoué franchement qu’autant que je pouvais le présumer, c’était là qu’elles se rendaient), Pâques-Dieu ! vous auriez cru, à l’entendre, que je lui parlais d’un sacrilège. Il est inutile que je vous répète ce qu’il a dit à ce sujet ; il suffit que vous sachiez que j’aurais cru ma tête en grand péril si l’on était venu lui apporter la nouvelle du succès que ton ami Guillaume à la longue barbe a obtenu dans l’honnête projet conçu par lui et par toi pour améliorer sa fortune par un mariage. — Il n’est pas mon ami, n’en déplaise à Votre Majesté ; ni l’homme, ni le projet ne sont miens. — Tu as raison, Olivier ; ton plan avait été de faire la barbe à ce futur mari ; mais tu souhaitais à la comtesse un époux qui ne valait pas mieux que lui, quand tu pensais modestement à toi-même. Au surplus, Olivier, malheur à celui qui la possédera ! car être pendu, roué, écartelé, voilà le sort le plus doux que mon gracieux cousin promettait à quiconque serait assez téméraire pour épouser sa jeune vassale sans sa permission. — Et il ne serait guère moins mécontent, sans doute, s’il apprenait qu’il est survenu quelque trouble dans la bonne ville de Liège ? — Autant, et même beaucoup plus, comme ton intelligence te le fait si bien prévoir. Mais dès que j’eus pris la résolution de me rendre ici, j’envoyai des messagers à Liège, afin d’arrêter pour l’instant tout mouvement d’insurrection ; et j’ai donné ordre à mes remuants et turbulents amis, Ronslaer et Pavillon, de se tenir tranquilles comme des souris dans leur trou jusqu’après cette heureuse entrevue entre mon beau cousin et moi. — À en juger d’après ce que Votre Majesté vient de dire, ce qu’il y a de mieux à espérer de cette entrevue, c’est qu’elle n’empirera pas votre position. Cette aventure ressemble fort à celle de la cigogne, qui, après avoir enfoncé sa tête dans la gueule du loup, se trouva fort heureuse qu’il lui eût permis de l’en tirer. Cependant Votre Majesté, encore tout à l’heure, paraissait adresser des remercîments au sage philosophe qui l’a décidée à jouer un jeu qui faisait naître de si belles espérances ! — Je n’ai pas joué toutes mes cartes, » répondit le roi avec une expression de malice : « Il ne faut désespérer de la partie que lorsqu’elle est perdue, et je n’ai aucune raison pour craindre qu’il en advienne ainsi ; je la gagnerai, au contraire, j’en suis sûr, s’il n’arrive rien qui réveille la rage de ce fou vindicatif ; et bien certainement je n’ai pas peu d’obligations à la science qui m’a fait choisir pour agent, et pour escorter les dames de Croye, un jeune homme dont l’horoscope est en correspondance si directe avec le mien, qu’il m’a sauvé d’un grand danger, même en désobéissant à mes ordres exprès, c’est-à-dire, en prenant de préférence la route qui devait lui faire éviter l’embuscade de Guillaume de la Marck. — Votre Majesté trouvera sans peine beaucoup d’agents toujours prêts à la servir à de pareilles conditions. — C’est possible, Olivier, c’est possible : le poète païen parle de vota diis exaudita malignis[3], de vœux dont les saints permettent l’accomplissement dans leur colère ; et, dans les circonstances présentes, c’en est un de cette espèce que j’aurais adressé au ciel en faveur de Guillaume de la Marck, s’il eût été accompli pendant que je suis au pouvoir de ce duc de Bourgogne. C’est ce qu’a prévu mon art, fortifié de celui de Galeotti ; c’est-à-dire, j’ai prévu, non que de la Marck ne réussirait pas dans son entreprise, mais que l’expédition du jeune Écossais se terminerait favorablement pour moi ; et c’est ce qui est arrivé, quoique d’une manière différente de ce que j’avais pensé ; car les astres, tout en nous prédisant des résultats généraux, se taisent sur les voies par lesquelles ils sont amenés et qui sont souvent tout le contraire de ce que nous attendons ou même de ce que nous désirons. Mais à quoi bon te parler de ces mystères, Olivier, à toi qui es plus endurci que le diable dont tu portes le nom, puisqu’il croit et qu’il tremble, au lieu que tu n’as foi ni dans la religion, ni dans la science ; et tu resteras incrédule jusqu’à l’accomplissement de ta destinée, qui, comme m’en assurent ton horoscope et ta physionomie, se terminera par l’intervention du gibet[4] ? — Et si cela arrive, » reprit Olivier d’un air très-résigné, « ce sera parce que j’aurai été un serviteur trop reconnaissant pour ne pas exécuter les ordres de mon royal maître. »

Louis partit d’un de ces éclats de rire sardonique qui lui étaient habituels. « Bien répondu, Olivier ! s’écria-t-il ; et, de par Notre-Dame, ta riposte est méritée, car je t’avais attaqué. Mais parlons sérieusement : as-tu découvert dans les mesures que ces gens-là prennent à notre égard, quelque chose qui puisse faire soupçonner de mauvais desseins ? — Sire, répondit Olivier, Votre Majesté et son savant philosophe cherchent des augures dans les astres et dans l’armée céleste ; moi je ne suis qu’un reptile de ce bas monde et je ne dois m’occuper que des choses terrestres. Il me semble donc que vous ne trouvez pas ici toutes les attentions, tous les soins que devrait avoir pour Votre Majesté l’hôte auquel vous faites l’honneur de le visiter. Le duc, ce soir, a prétendu qu’il était fatigué ; il n’a reconduit Votre Majesté que jusqu’à la porte de la rue, laissant aux officiers de sa maison le soin de vous accompagner jusqu’à votre logis. Ces appartements ont été préparés à la hâte et sans aucune recherche. Regardez dans la chambre voisine ; vous y verrez la tapisserie suspendue tout de travers ; les figures sont presque renversées, l’on dirait qu’elles marchent sur la tête, et les racines des arbres sont tournées vers le plafond. — Bah ! c’est un accident et un effet de la précipitation. N’avez-vous jamais vu faire attention à de pareilles bagatelles ? — Elles ne méritent pas que vous y pensiez un seul instant, Sire, si ce n’est comme à un indice du degré de respect que les officiers de la maison du duc remarquent en leur maître pour Votre Majesté. Soyez bien assuré que s’il eût voulu que votre réception ne laissât rien à désirer, le zèle de ses gens eût fait en chaque minute la besogne d’une journée. Et depuis quand voit-on sur la toilette de Votre Majesté des vases qui ne soient pas d’argent ? » ajouta-t-il en montrant un bassin et une aiguière qui étaient dans sa chambre. — Cette dernière remarque, Olivier, » dit le roi avec un sourire forcé, « est trop dans le cercle de tes fonctions particulières pour que je prenne la peine d’y répondre. Il est vrai que durant mon exil en ces lieux, j’étais servi en vaisselle d’or par l’ordre de ce même Charles : alors il regardait l’argent comme un métal trop peu digne du dauphin, quoiqu’il semble à présent le regarder comme trop précieux pour le roi de France. N’importe, Olivier, nous allons nous mettre au lit. La résolution que nous avons prise, nous l’avons exécutée ; il ne s’agit plus maintenant que de remplir avec prudence le rôle que nous avons entrepris de jouer. Je sais que mon cousin de Bourgogne, semblable à un taureau sauvage, ferme les yeux quand il s’élance en avant ; je n’ai qu’à épier ce moment, comme je l’ai vu faire à un tauridor lorsque j’étais à Burgos, et son impétuosité le mettra bien certainement à ma discrétion. »



  1. Vieux mot qui signifie : une débauche de vin. a. m.
  2. Un des comtes de Douglas avait été surnommé ainsi parce qu’il perdait toujours beaucoup de monde dans ses batailles.
    (Note de l’auteur.)
  3. Vœux exaucés par des dieux ennemis. a. m.
  4. Cette prédiction fut réalisée. a. m.